Couverture de COHE_206

Article de revue

Prendre soin de ses parents

Pages 67 à 71

Notes

  • [1]
    D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 99.
  • [2]
    D. Garnett, La femme changée en renard, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », trad. fr., 1924.
  • [3]
    O. Douville, article inédit, 2010.
  • [4]
    S. Germain, Les personnages, Paris, Folio, 2004.

1Notre expérience analytique personnelle, étayée par celle auprès des enfants et des adultes, nous invite à souligner et à déplorer aujourd’hui les forces pulsionnelles rageuses d’ordre politique, qui visent à contrecarrer voire à annuler la dimension psychique langagière, dimension propre à l’espèce humaine.

2Chaque être humain dès sa naissance apporte avec lui l’incommensurable de notre condition humaine, rivée à l’ordre de la parole et du langage. Les potentialités de créativité infinies du nouveau-né rappellent à ceux qui lui ont transmis la vie que sa vie, et la leur, ne prendront sens et consistance ensemble que d’avoir pu se reconnaître et reconnaître l’autre comme sujets habités et déterminés par ce savoir phylogénétique de notre appartenance au monde de la langue.

3Les enfants, les artistes, les fous, les psychanalystes et la féminité vivent leur rapport au monde de plain-pied avec cette vérité primordiale et fondatrice. La masculinité rend cet accès plus improbable.

4Quelles que soient ses dispositions de départ, le petit humain se détermine à désirer ou à devoir faire reconnaître à ses interlocuteurs privilégiés son humanité langagière suspendue à leurs paroles.

5« L’enfant est le père de l’homme », écrit Winnicott [1], car l’enfant ne cessera pas de prendre soin de ses géniteurs pour qu’ils adviennent à une place honorable de parents. En charge d’une éducation citoyenne, ceux-ci se doivent de lui donner les possibilités de parvenir à trouver sa place dans sa double filiation, dans le corps social, et qu’il ne renonce pas à soutenir son désir. Ses manifestations somatiques, corporelles – vocales ou gestuelles – mais aussi celles de son humeur et de sa motricité, ne vont pas cesser de vouloir initier ou féconder les capacités d’entendement et donc de traduction de ses premiers autres, à qui elles s’adressent. Les manifestations spontanées d’expression comme les symptômes créés par l’enfant sont des lettres adressées à ses parents – lettres en attente d’interprètes ou de traducteurs réceptifs à l’inouï, à l’inaugural, au non-pensé/non-parlé jusqu’alors. C’est dire que, paradoxalement, pour réussir à se positionner comme « lieu d’adresse », ils ont aussi à pouvoir « se » quitter ou quitter leur assise narcissique.

6L’écoute bienveillante, c’est-à-dire non stigmatisante, de ces lettres restées en souffrance, souligne combien chaque enfant insiste et bataille ou a bataillé, jusqu’à s’exténuer parfois, pour rencontrer, par la médiation de l’écart, le destinataire désiré. Et la clinique psychanalytique nous enseigne combien la témérité de l’enfant en demande peut le pousser parfois au-delà de ses forces vitales, quand celui auquel il s’adresse se révèle évanescent, sourd ou trop injonctif ! Si l’enfant échoue ou a échoué à donner accès à ses interlocuteurs quotidiens privilégiés, à l’entendement de ses lubies ou de ses phobies, de ses inhibitions ou de sa démesure, s’il n’a pas réussi à opérer une entame autre que plaintive ou réprobatrice, ou une ouverture « en bonne intelligence », il en restera affecté voire meurtri. Cette affectation invalidera durablement son sentiment d’estime de soi, sa capacité à se lier aux autres donc autant son insertion sociale que son devenir amoureux.

7Le roman anglais La femme changée en renard, écrit par David Garnett en 1922 [2], sera évoqué ici succinctement. Cette fiction littéraire met en scène puissamment la propension de l’être humain (ici une jeune femme : Silvia Fox) à pouvoir se laisser déposséder de son appartenance à l’espèce humaine langagière pour répondre au besoin vital de l’autre aimé et désiré (ici le mari : Richard Tebrick). Cet amoureux extasié devant sa femme ne soutient son lien à son « autre » qu’en prescrivant des règles outrancières ; celles qui président à son assise narcissique, à sa « maintenance ». Chacun est esseulé : elle est orpheline, donc « porteuse de mort » ; lui ne fait pas bon ménage avec les autres – qui le considèrent comme « fou » –, il est un être menacé.

8Chacun s’accroche à l’autre amoureusement pour tenir à la vie ou pour que la vie se tienne à eux. Leur relation se vit dans une continuité homogénéisante. L’écart qui les singularise cependant est porté par leur rapport respectif à la chasse. La mise à mort du vivant les porte à éprouver des émotions contraires. Richard aime la chasse. Silvia la redoute et la fuit. Enfant, à l’âge de 10 ans, elle fut « traumatisée » par la mise à mort d’un renard – vecteur principal de la rage, d’une part, et concurrent notoire, d’autre part, des chasseurs. La poursuite du renard par des « chiens furieux » dirigés par des hommes qui en voulaient à sa vie…, la terrorisa. Sa détresse méconnue par les chasseurs n’a pu que se trouver majorée lorsque, selon leur coutume initiatique, les chasseurs barbouillèrent son visage avec le sang de l’animal tué.

9Soudain, lors d’une promenade amoureuse dans un bois avec son bien-aimé, Silvia perçoit un coup de fusil et entend les aboiements d’une meute puis, plus tard, « le cor d’un piqueur ». Ces perceptions – pour une part probablement hallucinatoires – vont venir réagencer les traces mnésiques du trauma resté, faute de destinataire, en poste restante… En effet, grâce à l’appui, d’une part de son état amoureux qui l’ouvre à recommencer l’expérience du commencement, et d’autre part, de son nouveau lien d’alliance symbolique, qui l’inscrit dans une nouvelle lignée en la séparant de son nom « Fox » (renard en anglais), elle va devenir réellement ce qu’elle perd symboliquement. Elle pousse un cri et se métamorphose en renard. La forme présentifie ici le fond ou le passé traumatique qui remonte à la surface et prend la figure de l’animal traqué. Rappelons ici que le renard est un animal qui donne de la voix, en nuançant ses émissions vocales de façon excessivement diversifiée : cris aigus, gémissements…, ce qui n’est pas sans évoquer les cris gutturaux du petit humain.

10Ce surgissement de l’inédit ne produira jamais chez son mari, à notre grande stupeur, ni étonnement ni questionnement du type : « Comment cela est-il arrivé ? » Richard s’accommode, s’adapte, s’organise « comme un automate » pour maintenir sans aucun vacillement son lien de dépendance amoureuse. Il persévère à dorloter son unique objet de jouissance, « chair de sa chair ». Jamais il ne se déprendra, sous couvert de maternage et d’attendrissement, des modalités d’appropriation de son objet d’amour, dans un vouloir en faire sa chose. L’aimer aurait été qu’il puisse concevoir se séparer d’elle et qu’il accepte qu’elle soit « heureuse » sans lui !

11Le texte déplie l’imaginaire de la tyrannie d’appropriation narcissique, ombiliquée dans la surdité psychique à l’endroit de la détresse extrême de Silvia : enfant, sans protection, livrée jadis à la brutalité cruelle des hommes ; adulte, livrée sans aucun discernement à la possessivité dévorante d’un homme. Le narrateur nous donne à entendre les résonances traumatiques entre les deux époux. Des lignes de fuite suggèrent plus qu’elles ne révèlent la dimension traumatique à l’œuvre aussi chez Richard, en tant qu’elle édicte les règles de l’impossible prise en compte de l’altérité : sa haine des autres ; son refus de sociabilité ; son propre enfermement sur lui-même ; sa capacité à se révéler dans l’ivresse « un sauvage ».

12Silvia, dans sa position d’animal captif, privé de la parole, est étonnamment bien plus humaine que son mari. Lui continue à prendre soin d’elle comme si de rien était. Nous la sentons à l’écoute de son autre qu’il est devenu pour elle, excessivement émue par l’acharnement qu’il manifeste à dénier un réel qui fait outrage à son besoin vital de complétude. Nous nous la représentons tels ces tout jeunes enfants qui écarquillent leurs yeux et sont tout tendus vers ce qu’ils voient et entendent pour donner sens à un réel dont ils n’ont pas idée. Elle lui offre une voie d’affranchissement mais il ne peut/veut pas se laisser entamer. Elle va donc vouloir essayer de contenter, d’épauler ou d’étayer le besoin qu’a Richard de ne pas la perdre ; elle se plie à son vouloir aliénant pour lui assurer sa sécurité d’ancrage, jusqu’au moment où sa nature de dit « animal » (mais qui ne métaphoriserait, comme la mort, qu’une figure de l’altérité radicale) va la déterminer à s’en aller vivre ailleurs… Donc à le laisser tomber.

13« Fou de douleur », Richard s’abandonne à cette douleur en reconduisant sa passion dans une adresse à Dieu. Il ne pourra bien évidemment pas soustraire Silvia à la logique de son fatum. Nous pressentons qu’elle court à sa perte. Retourner sur les traces de sa déflagration intérieure, retrouver le signifiant de son choc traumatique : le coup de fusil qui l’avait partiellement meurtrie psychiquement et privée de son devenir humain va revenir la tuer.

14S’il convient de pouvoir reconnaître ou subjectiver, par l’entremise d’un lien d’écoute et de parole, les effets de destruction et d’assignation à résidence propres au trauma, avant de pouvoir (se) réparer, nous pensons ce texte comme un éclairage savant. En effet, cette fiction métaphorise ce qu’il nous en coûte de dénier l’état de mort intérieure qu’inscrit en soi l’impact traumatique qui rive le sujet dans une posture narcissique.

15Les défenses orchestrées en miroir par l’économie narcissique de nos deux personnages d’une part illustrent fort à propos l’ampleur de leur solitude respective et, d’autre part, nous portent aussi à considérer l’extraordinaire ingéniosité propre à l’exaltation liée à ce déni de la mort et donc à l’altérité radicale.

16La lecture de ce texte convoquerait la résurgence de traces mnésiques de l’infans que nous fûmes. Temps des appels itératifs, mélodieux ou rageurs, avec sa panoplie de créations originales et inattendues, symptomatiques et singulières, dans le but de tisser une subjectivation partagée. « Que saurions-nous de la puissance des déterminants singuliers s’ils n’étaient pas portés par le langage ? » Subjectivation à devoir être produite, entre ce qui se donne à entendre et insiste à devoir être inscrit (donc lisible ou énonçable) et ce qui se donne à voir, quoique recouvert ou déformé. « La mère, écrit Olivier Douville, n’est pas celle qui donne la langue comme on donne le lait. La mère est celle qui ouvre le cœur de son enfant à l’amour du déplacement dans la langue [3]. » Résurgence de souvenirs aussi des « devenu-devenant-grands » que nous sommes, résistant parfois, souvent ou systématiquement, à se laisser dériver, déséquilibrer par la demande d’un autre « aimé » auquel on ne peut/veut concéder aucun écart d’avec soi.

17Se débattre avec la posture radicalement fermée de l’autre, qui vient néanmoins puiser dans votre présence au monde, une jouissance sans l’ombre d’un doute, qui vampirise votre présence corporelle pulsionnelle purement et simplement, sans l’ombre d’un principe de causalité à l’œuvre, c’est s’éprouver dans l’angoisse, parfois méconnue. Assigné ou consigné à une réduction « métamorphosante » et délétère : celle d’être en place de mammifère. Humiliation comme signe de dépossession de sa pertinence d’espèce. Humilité de la servitude ou brutalité sans nom pour tenter d’effacer l’insupportable humiliation de la non-rencontre initiale. Mammifère privé de l’histoire ou de la transmission de l’évolution de son espèce autant que de ses capacités créatrices de liens et de sens, de jugement autorisant des choix, et condamné à revenir de façon maladive et obstinée sur les traces de sa détresse d’infans.

18Ce beau texte nous donnerait donc à retraverser ou à reconstruire l’impact, à jamais effaçable, de la densité passionnelle des premiers éprouvés corporels, vécus dans notre premier lien de dépendance affective avec l’autre maternant. Ses modalités très archaïques d’agrippement réciproque, non médiatisées par l’écart qu’offre une parole « divisée », opéreraient dans une fixité à demeure. Fixité nouvellement induite pour le nourrisson et secondairement redoublée pour l’adulte tutélaire, tous deux englués dans et par le comblement de l’espace donné par notre appartenance à l’espèce humaine.

19Ainsi, faute d’un bon entendeur, s’orchestreraient à notre insu de façon gelée ou détruite les coordonnées propres à notre espèce langagière. Coordonnées qui prédisposent pourtant, dès l’origine, à l’ouverture pour accueillir l’autre en soi, en temps que représentant de l’altérité radicale, altérité qui nous fonde et nous sépare les uns des autres.

20Les cures analytiques menées assez loin retrouvent et témoignent comment et combien le petit humain, dans sa relation de dépendance absolue à l’autre maternant, est déterminé par une motion désirante énigmatique à prendre soin de sa mère puis de son père, pour les mener vers l’entendement de ce que parler veut dire, et ce, quoi qu’il puisse lui en coûter.

21Prendre soin de l’autre/des autres en tant que sujet d’une parole qui divise, c’est être placé dans la justesse de sa responsabilité personnelle. C’est donner à entendre l’espace réel d’un différentiel entre « avec toi » et « sans toi ». Cet indice, écrit Sylvie Germain, « qui de génération en génération et sous toutes les latitudes, se transmet, transmet une faille, une griffe d’incertitude, une plaie d’incomplétude, la piqûre d’un manque que rien ne peut combler. Cette faille, cet inconnu, ce vide inscrit en chacun de nous, il semblerait qu’on en redoute le potentiel de violence [4] ».


Mots-clés éditeurs : traumatisme et répétition, économie narcissique et blessures narcissiques, écoute analytique, solitude et altérité

Date de mise en ligne : 09/11/2011

https://doi.org/10.3917/cohe.206.0067

Notes

  • [1]
    D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 99.
  • [2]
    D. Garnett, La femme changée en renard, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », trad. fr., 1924.
  • [3]
    O. Douville, article inédit, 2010.
  • [4]
    S. Germain, Les personnages, Paris, Folio, 2004.

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