Notes
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[1]
D. Maingueneau, Sémantique de la polémique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.
-
[2]
Gorgias, « Éloge d’Hélène », dans Les Présocratiques, éd. établie par Jean-Paul Dumont avec la coll. de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1988, p. 1034.
-
[3]
Gorgias, « Éloge d’Hélène », cité d’après J. Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 132.
-
[4]
A. Bolzinger, « Psychothérapie », dans Y. Pélicier (sous la direction de), Les objets de la psychiatrie, Dictionnaire de concepts, Paris, L’esprit du temps, 1997, p. 495-498.
-
[5]
I. Blondiaux, Psychiatrie contre psychanalyse, Débats et scandales autour de la psychothérapie, Paris, Le Félin, 2009, p. 72-77.
-
[6]
La philosophie distingue une troisième forme du don : le don ontologique ou don de l’être qui impose de présupposer l’existence de Dieu (G. Richard, Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000).
-
[7]
J. T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, Paris, La Découverte/Poche, 2000, p. 13.
-
[8]
Ibid., p. 11.
-
[9]
I. Blondiaux, Pour une éthique de la parole en psychiatrie, thèse de doctorat en philosophie, université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2007.
-
[10]
M. Mauss, « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie (1950), Paris, puf, coll. « Quadrige », 8e édition, 1999, Paris, 1950, p. 267.
-
[11]
J. T. Godbout, op. cit., p. 15.
-
[12]
J. Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 23.
-
[13]
E. Levinas, Le temps et l’autre (1946-1947), Paris, puf, coll. « Quadrige », 1998, p. 17.
-
[14]
H. Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard, 2004, p. 166-167.
-
[15]
C. Perrault, « La belle au bois dormant », dans Contes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.
-
[16]
J. Derrida, « La pharmacie de Platon », dans La dissémination, op. cit..
-
[17]
P. Jakob, « Le rythme donne le temps », communication à l’université des sciences et techniques de Lille, 1997.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
G. Richard, op. cit., p. 18.
-
[22]
Ibid., p. 38.
-
[23]
Ibid., p. 37.
-
[24]
S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1954, 11e éd., 1982, p. 86-87.
-
[25]
G. Richard, op. cit., p. 135.
-
[26]
Ibid., p. 12.
-
[27]
Ibid., p. 64.
-
[28]
S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, puf, 1953, 11e éd., 1994, p. 57-58.
-
[29]
M. Mauss, op. cit., p. 173.
1Condition de la dualisation polémique des discours à partir de l’interdiscours – par exemple, ceux qui régissent les pratiques psychothérapiques à prétention scientifique et la psychanalyse –, l’équivocité fondamentale de la parole permet au linguiste de postuler une « interincompréhension [1] » au principe de toute situation de communication. D’un autre point de vue, elle conduit le psychanalyste lacanien à définir l’inconscient comme ce qui se manifeste dans l’échange entre quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il dit avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il entend.
Aux sources du logos-zôon-pharmakon
2L’équivocité de la parole fonde ainsi, dans tous les sens du terme, son pouvoir de séduction. À ce titre, elle est inséparable d’une ambivalence qui lui confère la double particularité d’être indissociablement remède et poison, thérapeutique et traumatique. Il s’agit là de caractéristiques reconnues et pensées depuis l’Antiquité grecque, laquelle considérait le discours comme une puissance de la nature, du registre du vivant (zôon), imprévisible et inquiétante, maléfique aussi bien que bénéfique, relevant, littéralement, de la pharmaco-logie. « Il existe, écrit Gorgias, une analogie entre la puissance du discours (logos) à l’égard de l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues (pharmaka) à l’égard de la nature des corps [2]. » Aussi est-ce parce que le discours est pour elle un logos-zôon-pharmakon que la philosophie naissante se veut une méthode thérapeutique dont la visée est de remédier aux maladies de l’âme.
3Mais si le logos-zôon-pharmakon des présocratiques est un vivant sauvage témoignant de la structure divisée du langage, qu’un Gorgias se propose de dompter « en donnant de la logique (logismon) au discours (toi logoi) [3] », il devient chez Platon un organisme, structure vivante et engendrée, inscrite à ce titre dans une filiation qui, par la médiation de la méthode dialectique, permet de remonter du logos vers son père, le noûs, vers ce qui ne pouvant se dire n’en est pas moins à l’origine de ce qui peut être dit. Ainsi, tandis que le logos-zôon-pharmakon du sophiste est un outil à manipuler en belle manière grâce à la maîtrise d’une tékhnè nommée rhétorique, chez Platon l’inscription de cet organisme dans une filiation impose de le repenser à la lumière du don, cette autre puissance vivante et ambivalente, manifeste dans le lien à l’autre.
4Toujours actuelle, cette ligne de partage réapparaît dans les dernières années du xixe siècle caractérisées par l’entrée du mot « psychothérapie », par exemple, dans le titre du livre de Hyppolyte Bernheim paru en 1891 : Hypnotisme, suggestion, psychothérapie, posant explicitement les enjeux d’une controverse engagée à propos des particularités de l’hystérie lors des fameuses leçons du mardi de Charcot, et, bien sûr, par l’invention de la psychanalyse. Elle permet de distinguer les pratiques qui utilisent la parole comme un instrument thérapeutique à manipuler selon les règles de l’art, et celles qui la comparent à une « molécule [4] ». Le principe actif des premières réside soit dans la suggestion : l’influence exercée par la parole et par la personne qui la profère, soit dans la persuasion : le recours à la logique du raisonnement, à l’argumentation. Le principe actif des secondes est lié au transfert et à son analyse [5].
5Identifiée au remède lui-même dont elle est à la fois le « transporteur » et le « transporté » (comme s’il était possible d’exclure ou, plutôt, d’isoler sa dimension de poison alors même qu’il n’est pas de remède dépourvu d’effets dits « secondaires » ou « indésirables »), la parole assimilée à une molécule renvoie aujourd’hui comme dans l’Antiquité à la question du don et, pour commencer, à l’interrogation des rapports existant entre eux. Elle pose la question de la parole comme forme indissociable du don ontique ou don de quelque chose (le « transporté »), la définition élémentaire du don, et du transfert comme forme du don non ontique ou don du rien (le « transporteur »), dont le modèle philosophique est donné par l’éducation, où le donataire est acheminé vers soi-même par le donateur [6].
Le don comme dimension de la parole
6En effet, si parler est souvent considéré comme un don – « le premier peut-être [7] », constate Jacques T. Godbout qui invite le lecteur à s’en étonner davantage –, le don pour être don, et non pas échange ou transaction, requiert le non-dit. L’une des conclusions principales de la littérature théorique sur le don est ainsi que la magie du don nécessite pour opérer que ses règles demeurent informulées. « Sitôt qu’elles sont énoncées, le carrosse redevient citrouille, le roi se révèle nu, et le don équivalence [8]. » Tel est le paradoxe soulevé. Si parler est considéré comme un don, pour être don la parole doit dire ce qu’elle dit sans dire qu’elle le dit, du moins de manière explicite. La parole identifiée au don serait donc cette parole qui, requérant l’implicite et le non-dit régissant l’univers du don, ne se réduirait pas à la seule logique de la communication, dont la fonction véhiculaire est celle de l’échange et de l’explicitation (la transmission d’informations). Elle relèverait ainsi d’un autre registre du langage, référé à une rationalité autre que la rationalité usuelle, et que j’ai proposé de nommer rationalité poétique en raison de sa fonction poïétique, littéralement, productrice de sens [9].
7Force est de le constater. La logique de la parole-don – qui consiste à dire ce qu’on dit sans dire qu’on le dit – relève non seulement de la dimension performative implicite du langage mais encore de la logique signifiante telle qu’elle se déploie, par exemple, dans les figures rhétoriques bien connues que sont le calembour ou la paronomase. Ainsi, dans la logique de la parole-don, le donner est au donné ce que l’énonciation est à l’énoncé. En d’autres termes, parole et don ont tous deux à voir avec l’efficace de la parole ; à moins que le don ne soit précisément le mot immémorial pour dire la dimension performative implicite du discours ?
8Marcel Mauss évoque lui aussi cette logique proprement « pharmacologique » du don lorsque, recourant aux termes « présent », « cadeau » et même « don » pour la décrire, il précise que ces termes ne permettent pas de dire la signification du don, ils en désignent seulement une référence approximative [10]. Si donc le terme « cadeau » introduit la notion de plaisir, il est surtout porteur de la double signification du pharmakon, véhiculée par l’expression française « cadeau empoisonné », dont Jacques Godbout trouve l’équivalent dans l’Antiquité : « timeo Danaos et dona ferentes [Je crains les Grecs quand bien même ils apporteraient des cadeaux] [11]. » C’est en raison du lien qu’il crée avec le donateur, littéralement, de l’obligation qu’il engendre, que le don est un cadeau qui, dans un second temps, peut s’avérer dans sa dimension de poison.
9Le terme « présent » introduit, quant à lui, une référence à la temporalité. L’assimilation du don au présent invite à questionner le rapport du don au temps. Jacques Derrida parle ainsi de l’« événement de don [12] ». Elle conduit à se demander ce que le présent rend présent, c’est-à-dire ce que le don actualise et, encore, s’il est possible de penser le don comme ce qui donne une forme matérielle au temps, un temps dont Levinas écrivait justement qu’il « n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais qu’il est la relation même du sujet avec autrui [13] », une relation de don.
10Parce que dans la parole comme dans le don tout a toujours déjà commencé, le don possède ceci de commun avec elle qu’il délivre son sens, se révèle dans sa dimension de don, seulement dans l’après-coup. Ainsi que le montre le conte de Charles Perrault, La Belle au bois dormant, c’est dans la mesure où ils relèvent de cette logique de l’après-coup que la parole et le don ont le pouvoir de nous introduire à cet ordre de la temporalité défini comme accès à la conscience de notre condition mortelle ; une logique rendue possible par l’implicite et le non-dit qui les régissent, et dont Henri Meschonnic fait la définition même du rythme :
« Le rythme comme organisation du mouvement de la parole dans l’écriture, socialité et subjectivité du discours, son historicité, n’a plus rien à voir avec cet accessoire formel qu’on trouve dans les dictionnaires au mot rythme. Généralement relégué à la versification, au magasin des symétries, sans rapport avec le sens, sinon dans les cas d’expressivité. Le rythme dans le discours n’est plus le rythme platonicien de la langue, mais le rythme héraclitéen des mouvements du sujet dans son langage. Le rythme dans le discours est coextensif au discours. Nécessaire à une théorie du discours. Autant que le discours et le discours seul est l’actualisation du rythme. Pas la langue. Le discours [14]. »
La parole-don/pharmakon comme forme du don ontique
12En illustrant le caractère indissociablement parole, don et pharmakon du discours, La Belle au bois dormant permet de mettre en évidence l’ambivalence de la parole et du don, qui les apparente tous deux au pharmakon et, ce faisant, de décrire un cas-type de parole-don/pharmakon. Si elle est vengeance de n’avoir pas reçu le même don, cadeau, présent que ses compagnes – un magnifique couvert en or, orné de rubis et de diamants –, la malédiction proférée par la fée oubliée apparaît comme « ce terrible don [qui] fit frémir toute la compagnie [15] » et déchaîna les pleurs de l’assemblée. La malédiction de la fée, inséparablement parole et don, est une parole-don, au même titre que les dons – de la beauté, de l’esprit, de la grâce… – des autres fées invitées au baptême à cet effet (dans le don, une nouvelle fois, tout a toujours déjà commencé) sont des paroles-dons : « On donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu’on put trouver dans le Pays (il s’en trouva sept), afin que chacune d’elles lui faisant un don, comme c’était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables. »
13La parole-don de la vieille fée se distingue cependant des autres paroles-dons par un caractère particulier : elle est venimeuse. Prédiction tout autant que promesse de mort, la parole-don de la fée âgée est poison mortel. « Elle dit, en branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse, que la Princesse se percerait la main d’un fuseau, et qu’elle en mourrait. » Poison mortel, elle est indissociablement parole, don et pharmakon. Mais ce n’est pas un contre-don ou un contre-poison qui permet de remédier à la parole-don/pharmakon de la vieille. Il n’est pas d’anti-don ou de contre-don (non plus que d’anti-parole ou de contre-parole) pour annuler sa parole-don. De même que seule une parole peut répondre à une parole, peut répondre d’une parole ; seul un don doit pouvoir répondre au don, doit pouvoir répondre du don. Parce qu’il est de la nature du pharmakon en général d’être « avant toute discrimination, ce qui, se donnant pour remède peut (se) corrompre en poison, ou ce qui se donnant pour poison peut s’avérer remède, peut apparaître après-coup dans sa vérité de remède [16] », seule une autre parole-don/pharmakon peut aussi s’avérer remède.
14Le remède, prédiction tout autant que promesse de vie, est ici la parole-don d’une jeune fée qui, douée de jugement et de prudence, se réserve l’opportunité de parler la dernière : « La vieille crut qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes Fées qui se trouva auprès d’elle l’entendit, et jugeant qu’elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite Princesse, alla dès qu’on fut sorti de table se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu’il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait. »
15Par ailleurs, si la fée ne peut pas annuler la malédiction mais seulement l’atténuer, ce n’est pas non plus, ainsi qu’une lecture superficielle pourrait le laisser croire, parce que sa parole-don est un pharmakon moins puissant que celui de la vieille : « Rassurez-vous, Roi et Reine, votre fille n’en mourra pas ; il est vrai que je n’ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La Princesse se percera la main d’un fuseau ; mais au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un Roi viendra la réveiller. »
16La véritable nature du rapport de pouvoir existant entre les deux fées réside, en effet, dans leur rapport au temps ; un rapport plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. L’aînée tire sa puissance de son ancienneté. Celle-ci est la marque de son inscription dans la durée, dans la chronicité. « On n[e l]’avait point priée parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’était sortie d’une Tour et qu’on la croyait morte, ou enchantée. » Cette ancienneté lui vaut également le privilège de parler en dernier, après coup, ce qui explique que sa parole-don soit si redoutable et si redoutée. La moindre puissance de la benjamine s’explique, quant à elle, par sa plus grande jeunesse. Et, c’est par ce qu’il signifie d’inscription dans la durée que le sommeil de cent ans dont elle gratifie la Princesse est marque d’obédience au pouvoir de l’ancienne.
17La jeune fée en donnant la vie à la Princesse condamnée à mort réussit pourtant à inverser le rapport, initialement en sa défaveur, de puissance à puissance. Elle y parvient par une décision qui consiste à choisir de se réserver l’opportunité de parler la dernière. Ce faisant, la jeune fée choisit d’intervenir dans l’après-coup de la parole-don de la fée âgée. Parce qu’elle se réserve cette opportunité, la jeune fée substitue la seule logique de l’après-coup à la logique temporelle (celle de la durée mais aussi de l’origine et de son développement) qui prédominait jusqu’alors et participait de la puissance de la vieille fée. Notons au passage qu’à partir de cette rupture, comme on s’en rendra compte là encore après coup, le sommeil de cent ans va s’avérer également suspension de l’écoulement du temps.
18Indication de la limite du pouvoir de la fée, la soumission du remède à la chronicité, parce qu’elle s’avère simultanément suspension de l’écoulement du temps, ne cesse d’insister sur le rapport du don au temps. Le don de la fée, alors même qu’il emprunte la forme de la chronicité, est en réalité don du présent. Il est ce don qui actualise le présent. Il est ce présent qui rend présent le présent. La parole-don/pharmakon de la jeune fée est très précisément cette forme matérielle donnée au temps – sous la forme du sommeil de cent ans – où la chronicité est l’apparence d’éternité du présent. Lorsque, le moment venu, le Prince pénètre dans le château enchanté, il voit donc « sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu’il eût jamais vu : une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin ».
19Plus : cette chronicité, qui emprunte l’apparence d’éternité du présent, n’est elle-même rien d’autre que la forme même de l’attente. Avec le don de la fée, quelque chose s’ouvre qui est suivi d’un temps d’attente avant que quelque chose vienne conclure cette attente. « La Princesse s’éveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres qu’une première vue ne semblait le permettre : “Est-ce vous, mon Prince ? lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre.” » La pérennité de cette logique de l’après-coup, dans laquelle est inscrit le don, est ici signifiée par la notion d’attente, laquelle ne prend sens qu’à partir de la reprise des événements passés, seuls à justifier une manifestation de tendresse qui serait sinon déplacée. Présent qui rend présent le présent, parce qu’il est cette « reprise d’un passé à partir d’une anticipation et d’une attente [17] », le don de la fée n’est rien d’autre que le rythme. En ce sens, parce qu’il se manifeste « dès que je récupère un passé qui n’a peut-être pas été réel et que j’anticipe un avenir [18] », le rythme est ce qui « donne le temps [19] ». Le temps du rythme, le temps du don de la fée, ce n’est pas le temps du tempo mais bien le temps de l’accès à la temporalité. Parce que le rythme est pris dans le rappel de ce qui n’est plus et qui, au moment où ça s’est passé (tout comme pour la Princesse du conte le jour de son baptême), m’était indifférent, le don du temps est cet événement où le passé prend sens, et où le futur prend sens par rapport à ce passé.
20Si la psychanalyse se définit comme ce trajet qui vise à rejoindre l’entretien préliminaire, en reconnaissant le Prince comme celui qui s’est bien fait attendre, la Belle apparaît comparable à l’analysant(e) prenant soudain conscience (et dont la prise de conscience est simultanément réveil et éveil) que, dès le premier entretien, tout était déjà dit. Le temps, semble nous dire le conte de Perrault, est l’enfant du récit. Il est une apparence sécrétée par le don, une apparence sécrétée par la parole-don/poison qu’est le don de la mort, une apparence sécrétée par la parole-don/remède qu’est le don de la vie. Apparence suspendue entre la vie et la mort, le don du temps est cet événement qui, en me faisant prendre conscience que je suis mortel(le), me donne accès, après coup, à la logique temporelle. La logique temporelle, incarnée initialement par la fée âgée et rejointe, dans l’après-coup, par la jeune fée, est celle qui me contraint à penser « un impossible temporellement défini et non pas logiquement défini [20] ». Dans la mort, comme dans le sommeil de cent ans, les choses impossibles, ce sont les choses les plus possibles : boire, manger, dire bonjour. Ce sont ces choses-là qui sont suspendues. Elles sont impossibles temporellement tout en restant possibles logiquement. En témoigne, par exemple, l’impatience de la Dame d’honneur au réveil de la Princesse : « Ils mouraient de faim ; la Dame d’honneur, pressée comme les autres, s’impatienta, et dit tout haut à la Princesse que la viande était servie. » De fait, si le don de la jeune fée nous semble rejoindre celui de la fée âgée, c’est que leurs parole-don/poison et parole-don/remède constituent les deux facettes d’une seule et indissociable parole-don/pharmakon, aussi inséparable que le sont le don de la vie et celui de la mort. Tout comme les deux fées ne sont qu’une seule et unique fée, dont le dédoublement est la conséquence artificielle de la coupure temporelle instaurée par la parole-don/pharmakon.
Le transfert comme forme même du don non ontique
21Si pour la philosophie contemporaine le don est, au même titre que le prêt ou l’échange, un mode de transfert, il est toutefois permis de douter que celui-ci soit le plus petit dénominateur commun de ces notions. En effet, si le don ontique se définit comme le « transfert de l’étant d’un individu [ou groupe d’individus] à un autre [21] », alors cette modalité désigne avant tout non pas ce quelque chose que quelqu’un donne à quelqu’un mais plutôt un quelque chose, ou quelqu’un, qui passe d’un lieu à un autre (de « transférer », transferre, « porter au-delà »).
22De fait, le transfert est d’abord ce qui se pense à partir du déplacement. Übertragung, le mot utilisé par Freud, a explicitement ce sens. Si donc « le don a précisément pour concept ou pour sens de placer l’autre en position de centre, par rapport à quoi tout se définit [22] », ce n’est pas tant du donataire « que le don doit recevoir absolument toutes ses déterminations [23] » que du lieu de l’autre. Défini comme l’attitude qui trouve en l’autre le point de départ et le but de son mouvement, le don apparaît dès lors comme ce qui ne peut se penser qu’à partir du lieu, de la place de l’autre. Et la question devient : en quoi et comment le transfert est-il une modalité du don ?
23Pour y répondre, il convient de revenir à Platon. À la perspective contemporaine qui détermine la parole et le don comme deux modalités du lien social, Platon ajoute un supplément qui fait que le don surplombe la parole (son caractère divin) tout en en étant simultanément et indissociablement une modalité interne, inhérente à sa division structurale et au caractère ambivalent du pharmakon. Cette particularité du logos-zôon-pharmakon non seulement fait de la parole vive platonicienne une parole-don, mais encore de toute parole-don, notamment à prétention oraculaire, un pharmakon. À rebours, cette particularité du don d’être inséparablement en surplomb de la parole et d’en constituer une modalité interne est ce qui fait de la parole vive ou agissante une parole-don/pharmakon. Et c’est en raison de ces spécificités que le don est de manière tout aussi inséparable la modalité d’accès à la connaissance (epistémè) et la connaissance elle-même à laquelle il est identifié (Critias, 106b).
24Ainsi, parce que la connaissance est inséparablement don et pharmakon, la question rouverte par la psychanalyse se formule indifféremment : comment accéder à la connaissance, comment se donner à soi sa propre histoire ? À cette question, elle répond que le don à soi de soi, le don de sa propre histoire, l’accès à la connaissance – « savoir avec » – passe par cette modalité du don nommée transfert, laquelle vient interroger ce qu’il en est du lieu de l’autre, laquelle vient nous interroger en nous retournant notre question (ou demande) à partir du lieu de l’autre – l’autre étant ici à entendre dans sa dimension universelle et abstraite de grand Autre. Ainsi désigné, le lieu de l’Autre apparaît comme cette place vide que le psychanalyste (petit autre à la ville) accepte et assume d’occuper en se faisant le destinataire du transfert. Le transfert serait donc cette modalité non ontique du don qui, en actualisant la dimension de don ontique de la parole-pharmakon, permettrait de se donner à soi sa propre histoire, permettrait d’accéder à la connaissance.
25L’actualisation dans le transfert de la dimension de don ontique de la parole-pharmakon – plus précisément, comme nous l’avons vu en lisant La Belle au bois dormant, de la portée prophétique mais également dialectique de toute parole-don/pharmakon – fait encore apparaître le transfert comme cette capacité de conférer à un élément indifférent toutes les vertus et capacités d’un élément non indifférent. Cette actualisation est la manifestation de ce que la parole rend présent dans le transfert, à savoir la manifestation d’un travail de réimpression, voire de réécriture : « Que sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients par les progrès de l’analyse, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin. Autrement dit, un nombre considérable d’états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais comme rapports actuels avec la personne du médecin. Il y a des transferts qui ne diffèrent en rien de leur modèle quant à leur contenu, à l’exception de la personne remplacée. [… D’autres transferts sont] des éditions revues et corrigées, et non plus des réimpressions [24]. »
26De fait, dans la situation de la cure analytique, le transfert se définit d’abord comme un mouvement, celui d’un déplacement d’affects d’un lieu en un autre. Et parce que le mouvement, le déplacement inauguré par le transfert analytique doit finir par coïncider avec le don à soi de soi, il nécessite, pour ne pas s’égarer, un passeur, ou donateur, qui accepte de faire de soi-même le moyen de la coïncidence de l’autre avec lui-même. Il ne peut donc pas y avoir transfert sans la présence d’un autre identifié, dans la situation mouvante du transfert, à la personne qui occupe cet autre lieu vers lequel entraîne le mouvement du transfert et qui, dans la citation de Freud, est la personne du médecin. Le transfert analytique, c’est donc tout d’abord ce qui passe du lieu de cet autre qu’est le donataire-analysant vers la place occupée par l’analyste, celui-ci étant dès lors identifié à un tenant-lieu de tout ce qui lui sera désigné par le mouvement du transfert et qu’on appellera, à son tour, le lieu de l’Autre, un lieu aussi mouvant que les déplacements qui le désignent.
27De la même manière, la personne qui accepte d’occuper ce lieu, bien que présente et, même, très présente à cette place, n’est là que comme persona, c’est-à-dire, littéralement, comme ce à travers quoi cela résonne. Ainsi envisagé, le transfert est bien une modalité du don non ontique qui, grâce à la médiation d’un donateur acceptant d’occuper la place de l’Autre, permet de se donner à soi sa propre histoire, ce que d’aucuns appellent l’avènement du sujet. « Le don se présente ainsi, désormais, comme un acheminement de l’autre à lui-même, un approfondissement de l’autre en lui-même ou encore une conversion de l’autre à lui-même [25]. »
28Autrement dit, c’est parce qu’il vise « l’être en tant qu’il est pour lui-même une fin à atteindre [26] » que le transfert apparaît comme la modalité même du don non ontique ; c’est parce qu’il est ce qui manifeste la nature médiate du rapport de l’être avec lui-même – l’être comme devenir, qu’il apparaît comme ce processus susceptible de réaliser la visée freudienne de l’avènement du je en lieu et place du ça. Le don, on le voit maintenant clairement, ne saurait être une forme particulière de transfert. Tout au contraire, c’est le transfert qui, forme même du don non ontique, est une forme particulière de don. Plus : c’est à ce titre qu’il rend possible le processus ascendant dialectique (la remontée vers, ou anabase associative). Soyons explicite. Si le transfert n’était pas une modalité du don, il n’y aurait pas de mouvement dialectique possible. En effet, le don est le seul et unique mode de rapport à l’autre considéré dans son altérité. « Le don ne peut s’adresser qu’à un être fin en soi, et réciproquement, on ne peut s’adresser à un être fin en soi, comme tel, que sur le mode du don [27]. »
29Modalité du don non ontique, le transfert réside encore dans ce que la thérapie persuasive a méconnu et dont la parole-pharmakon, si elle prétend à la guérison ou à la vérité – ce qui pour la psychanalyse, comme pour la philosophie socratique, est la même chose – ne peut pas faire l’économie : l’amour et la haine, la célèbre « hainamoration » de Lacan. C’est en ce sens que le transfert et son maniement sont pour Freud la manifestation de la suggestion dans la cure analytique : « Nous admettons volontiers que les résultats de la psychanalyse se fondent sur la suggestion, toutefois il convient de donner au terme de suggestion le sens que Ferenczi et moi-même lui avons attribué : la suggestion est l’influence exercée sur un sujet au moyen des phénomènes de transfert qu’il est capable de produire. Nous sauvegardons l’indépendance finale du patient en n’utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir le travail psychique qui l’amènera nécessairement à améliorer durablement sa condition psychique [28]. »
30Le transfert, c’est donc aussi le mouvement incessant de conjonction, de disjonction et de renversement de l’un en l’autre, de l’amour et de la haine, soit encore du poison et du remède. C’est à ce titre que, médiateurs de la parole-pharmakon, le psychanalyste et la fée du conte de Perrault sont des figures du pharmakeus dont Éros, créature intermédiaire, constitue le parangon (Le Banquet, 203d).
31Indissociable du processus dialectique, le transfert est inséparablement le mécanisme même d’action de la parole-pharmakon en mouvement (pharmakon contre pharmakon) et le déplacement ou retournement du mouvement opéré par la parole-pharmakon vers/sur la personne de l’analyste-pharmakeus dont le destin dialectique est, comme le montre le parcours de Socrate, de faire retour dans l’après-coup sous la forme d’une parole de vérité. Le transfert, enfin, c’est ce qui manifeste que la parole, à l’instar du don, ce « mélange d’âmes et de choses [29] », n’est pas inerte. Il est ce qui montre que la parole, même une fois énoncée, à l’instar du don abandonné à l’autre, demeure quelque chose de celui qui la profère. Il est ce qui manifeste que la parole-pharmakon est indissociablement parole, pharmakon et don. Manifestation mystérieuse de la puissance occulte du logos-zôon-pharmakon, le transfert est ce qui, en clinique, nous ramène aux sources de la parole vive pensée par Platon. Il est ce qui rend manifeste la dimension vivante de la parole-don/pharmakon.
Mots-clés éditeurs : discours, don non ontique, pharmakon, psychiatrie, philosophie, pharmakeus, parole thérapeutique, transfert, Perrault, Platon, psychanalyse, Freud, don ontique, dialectique
Mise en ligne 09/11/2011
https://doi.org/10.3917/cohe.206.0048Notes
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[1]
D. Maingueneau, Sémantique de la polémique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.
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[2]
Gorgias, « Éloge d’Hélène », dans Les Présocratiques, éd. établie par Jean-Paul Dumont avec la coll. de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1988, p. 1034.
-
[3]
Gorgias, « Éloge d’Hélène », cité d’après J. Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 132.
-
[4]
A. Bolzinger, « Psychothérapie », dans Y. Pélicier (sous la direction de), Les objets de la psychiatrie, Dictionnaire de concepts, Paris, L’esprit du temps, 1997, p. 495-498.
-
[5]
I. Blondiaux, Psychiatrie contre psychanalyse, Débats et scandales autour de la psychothérapie, Paris, Le Félin, 2009, p. 72-77.
-
[6]
La philosophie distingue une troisième forme du don : le don ontologique ou don de l’être qui impose de présupposer l’existence de Dieu (G. Richard, Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000).
-
[7]
J. T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, Paris, La Découverte/Poche, 2000, p. 13.
-
[8]
Ibid., p. 11.
-
[9]
I. Blondiaux, Pour une éthique de la parole en psychiatrie, thèse de doctorat en philosophie, université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2007.
-
[10]
M. Mauss, « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie (1950), Paris, puf, coll. « Quadrige », 8e édition, 1999, Paris, 1950, p. 267.
-
[11]
J. T. Godbout, op. cit., p. 15.
-
[12]
J. Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 23.
-
[13]
E. Levinas, Le temps et l’autre (1946-1947), Paris, puf, coll. « Quadrige », 1998, p. 17.
-
[14]
H. Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard, 2004, p. 166-167.
-
[15]
C. Perrault, « La belle au bois dormant », dans Contes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.
-
[16]
J. Derrida, « La pharmacie de Platon », dans La dissémination, op. cit..
-
[17]
P. Jakob, « Le rythme donne le temps », communication à l’université des sciences et techniques de Lille, 1997.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
G. Richard, op. cit., p. 18.
-
[22]
Ibid., p. 38.
-
[23]
Ibid., p. 37.
-
[24]
S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1954, 11e éd., 1982, p. 86-87.
-
[25]
G. Richard, op. cit., p. 135.
-
[26]
Ibid., p. 12.
-
[27]
Ibid., p. 64.
-
[28]
S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, puf, 1953, 11e éd., 1994, p. 57-58.
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[29]
M. Mauss, op. cit., p. 173.