Couverture de COHE_206

Article de revue

Prendre soin de sa technè

Pages 33 à 47

1Soin, prendre soin, soigner sont des mots anciens qui semblent promis à une nouvelle jeunesse, dans des domaines qui débordent largement l’univers du soin de santé dans lequel ils sont également remobilisés. Ces mots entrent dans des configurations sémantiques qui portent et sont portées par des discours ayant pour vocation de décrire à nouveaux frais l’état du monde et d’inciter à penser et entreprendre des actions réorientées. Ainsi, on trouvera par exemple le (prendre) soin à côté de « souffrance (psychique) », de « victime », ou d’« inadaptation » dans les registres du « traumatisme » ou de la « vulnérabilité » (guerre, catastrophe naturelle, agression sexuelle, inégalités sociales). En médecine, (prendre) soin est volontiers couplé à « humanisme », « empathie », dans des discours qui déplorent la mécanisation de l’hôpital, l’allégeance de la thérapie aux biotechnologies, pour revaloriser les soins de base, de support, de confort, et la dimension relationnelle sans laquelle l’action soignante serait dénaturée.

2L’expansion florissante du (prendre) soin pose question : s’agit-il d’une perspective nouvelle pour appréhender l’être-au-monde d’aujourd’hui comme une disposition soignante : soin de soi, soin de l’autre singulier, soin collectif (la politique ou l’agir social comme soin), soin de la terre, etc. ? Alternativement, on dira que le monde a réellement changé, qu’il est devenu plus dur, et que le soin est la réponse nécessaire et ajustée à ce diagnostic de réalité. Dans les deux cas toutefois, la notion de soin déborde de la seule description des choses pour le champ normatif : « il faut », « nous devons » prendre soin. Dans les deux cas, c’est une notion très ancienne qui se trouve actualisée, revisitée, et qui entre dans différents jeux de langage : redécouverte d’un essentiel oublié, ou nouvelle mise en forme destinée à promouvoir d’autres idéologies ? Il reviendra à d’autres de décrire l’archéologie et de tracer la généalogie de la pensée du soin, mais on ne manquera pas d’être attentif au paysage au sein duquel le (prendre) soin occupe aujourd’hui une place discursive importante.

3Cette importance peut aller toujours croissant, si le (prendre) soin est le socle des relations entre les hommes. Quand le philosophe saisit, à un niveau théorique fondamental, que « toute relation éthique à l’autre est une relation de soin » (Barrier, 2010), ou que le médical est une catégorie anthropologique primordiale (Levinas, 2004), alors la terre du soin est sans frontières. Frédéric Worms suggère que l’idée de soin aujourd’hui est « peut-être la seule à pouvoir assurer une unité » : unité entre des champs divers (de l’acte médical précis au politique et à l’éthique) où se manifestent les enjeux « d’un présent éclaté et vulnérable » ; unité également au sein de chaque champ/domaine pour qu’y puissent être rassemblées des exigences contradictoires (Worms, 2010). À le suivre, tous les enjeux du présent pourraient être saisis dans une perspective thérapeutique ; et dans son champ propre, la médecine se trouverait enrichie par l’ouverture de l’acte médical technique à ses dimensions relationnelle et collective, l’ensemble pouvant être unifié par le soin.

4Ceci suppose d’admettre pour le soin une perspective d’emblée morale et politique : soulagement des maux et constructions justes. Les théories du care ont voulu promouvoir une nouvelle approche des rapports sociaux et de l’action politique, avec des coordonnées affectives, émotionnelles, concrètes et locales, plutôt que rationnelles, abstraites, universelles. Elles ont stimulé de nombreuses publications dans le champ médical témoignant de la fertilité du concept de soin pour la réflexion sur la pratique (par exemple : Lombard et coll., 2009 ; Benaroyo et coll., 2010 ; Crignon-De Oliveira et coll, 2010 ; Doron et coll., 2011). Il ne s’agit donc plus aujourd’hui de proposer l’exploration de son extension, mais de naviguer dans les marges, d’examiner certaines zones de turbulences, donc de tester la consistance de la notion telle qu’elle est actuellement diffusée. On se gardera ainsi de souscrire sans y regarder à deux fois, à l’idée que la veille, le soin, le souci sont à prendre comme des indices d’une « maturité de la civilisation ». Si on prête à ces termes une valeur morale positive qui confère aux actions qu’ils décrivent une légitimité solide (Lordon, 2007), on peut s’interroger sur ce qui se trouve concomitamment ou consécutivement dévalorisé.

Le sujet du soin mis en contexte

5Cette expression est à entendre dans ses multiples acceptions : le sujet du soin est sans conteste un thème fédérateur, un motif discursif qui se disperse tout en structurant (ou prétendant le faire) les agendas, nous l’avons déjà signalé. Dans les degrés de l’agir, le sujet du soin est l’agent du soin, le soignant. Mais on veut parfois aussi désigner par « sujet du soin » son destinataire, le soigné, précisément pour souligner que le soin est ou devrait être subjectivant et se distinguer d’un agir qui réifie ou objective… son objet, quand ce dernier est une personne. Prendre soin d’une personne, c’est alors prendre soin d’un sujet. Ces ambiguïtés d’une langue encombrée de la « querelle philosophique du sujet » peuvent être levées aisément en recourant au système actanciel du verbe transitif « soigner », verbe divalent, qui admet deux actants (Descombes, 2004). Par contre, ce qui reste équivoque tient aux représentations qu’on se fait de la notion de soin : le soigné est-il passivement entre les mains du soignant ?

6En médecine, le retour à une pensée du soin peut être vu comme le rappel de son origine : le soin d’une souffrance. On parle du soin aujourd’hui, notamment dans les critiques de la médecine contemporaine, parce que le soin est mis en crise : il serait urgent de ressaisir ce que veut dire « prendre soin » en médecine, parce que la médecine est en train de l’oublier. Ainsi Benaroyo déploie-t-il la thèse herméneutique de la pratique médicale, pour unir éthique et clinique de l’exercice quotidien, dont le point de départ est une condition contingente, qui rend nécessaire une attention au singulier, à l’expérience vitale propre au malade. La médication doit être intégrée dans l’ensemble plus vaste du soin, acte fondamentalement discursif et langagier qui rassemble les registres de la relation clinique, de la sagesse pratique et de la responsabilité éthique du soignant (Benaroyo, 2010, p. 36). Pour le médecin, cela suppose des décentrements : passer de l’observation à l’écoute, de l’objectif au subjectif, du jugement déterminant au jugement réfléchissant (Draperi, 2010). Toutefois, mettre l’accent sur le soin d’une souffrance pour décrire la nature profonde de la médecine ne devrait pas faire oublier d’autres traits de son essence, que ce soit dans la dimension du contrôle de l’hubris corporelle ou de l’accroissement des puissances de santé (Weber, 2011a). D’autre part, si le soin permet d’unifier des pratiques diverses, d’autres frontières s’en trouvent estompées : traitement de la maladie et promotion de la santé comme bien-être. La thématique de la souffrance brouille aussi la division entre normal et pathologique. Ainsi, dans le domaine de l’assistance à la procréation, la souffrance de ne pas pouvoir avoir d’enfants tient lieu de légitimation de la mise en œuvre de technologies sophistiquées pour y remédier : si ce n’est pas une maladie, c’est toutefois une vraie souffrance.

7Si le soin désigne une modalité particulière de relation entre deux individus humains, alors la généralisation de la notion bute sur un obstacle : dira-t-on de la planète (l’écologie responsable comme le « prendre soin » de la Terre) qu’elle est une personne ? Dira-t-on du collectif (la politique comme soin) qu’il est un sujet ? Il est vrai que chez Platon déjà, imprégné de la pensée hippocratique, la technè politikê est une forme de thérapie pour la Cité malade. Si on précise qu’on devrait en prendre soin comme on prend soin d’une personne, faire fonctionner l’analogie dans l’autre sens ne va pas sans difficultés : on peut traiter les hommes comme des choses, des ressources (humaines) que l’on gère. Nous avons souligné ailleurs les pièges de la « bientraitance » (Weber, 2010). L’humanisation de la nature double la naturalisation de l’humain et réalise une réduction de l’humain au vivant qui accompagne le tournant contemporain de la biopolitique (Brossat, 2010) : multiplication des soins (sous contrôle) du vivant au détriment du soin porté aux conditions sociales et politiques du vivre. Ainsi, la « veille sociale » et l’« action renforcée » se règlent sur des niveaux de température extérieure au-delà desquels il est tout à fait possible de laisser des familles avec enfants dormir dans la rue. Valorisation de la vie biologique et négligence des autres dimensions de l’existence peuvent coexister. Cette mise en concurrence des objets du soin et des modalités du (prendre) soin doit nous alerter : le « prendre soin » pourrait facilement devenir un mot d’ordre qui hypnotise les critiques en l’enrobant d’une douceur propre à faciliter un discours de légitimation (Lordon, 2007).

8Pour soutenir cette mise en alerte, signalons brièvement d’autres éléments contextuels qui accompagnent la valorisation contemporaine du (prendre) soin. Didier Fassin décrit la morale du temps présent comme fortement orientée par la « raison humanitaire », laquelle inscrit comme une évidence consensuelle que certaines postures et actions sont a priori bonnes et servent des causes justes (Fassin, 2010). Écoute, assistance, reconnaissance, compassion : ne peut-on pas regrouper cela sous le nom de « soin » ? En politique, la campagne présidentielle de 1995 a été marquée par l’expression « fracture sociale ». Une fracture appelle un soin. Les inégalités, la pauvreté, ont été requalifiées en souffrance, sociale, avec un ressort essentiellement psychologique. La souffrance psychique a été diagnostiquée partout avec comme conséquence la nécessité d’un soin (des lieux d’écoute par exemple) (Vinot, 2005). Cette réponse ne masque-t-elle pas le défaut d’un autre « traitement » ? De même, le thème de la souffrance au travail s’est imposé, générateur de nouvelles nécessités de soins : cette reconnaissance n’est cependant pas sans poser problème si le soin est adressé à la victime souffrante (à besoin pressant, soins d’urgence) sans que soient prises en compte les causes (politiques, gestionnaires, managériales par exemple) qui en sont responsables. La notion unifiante de soin peut faciliter une dilution successive du politique dans le social, du social dans le psychique, du psychique dans le moléculaire. On remplacera alors une politique de l’emploi par un antidépresseur. Si la politique est « comme un soin », n’en vient-on pas insensiblement à considérer le soin comme tenant lieu de toute politique ? Le revers de la perspective généralisée du soin serait que le soin prenne la place de la politique, de l’action sociale, de l’écoute d’une parole. J’ai dit « revers », car il me semble que c’est l’impuissance du politique qui s’avoue à travers le concept du soin, plutôt que son accomplissement mature.

9Qui soigne-t-on ? Des victimes de souffrances. La généralisation du soin est le corrélat de la généralisation de la souffrance, ou du moins d’une sensibilité croissante à la souffrance comme modalité relativement nouvelle d’expression et d’appréhension des réalités mondaines et subjectives. Il n’est pas étonnant, si elle sert de critère polyvalent pour appréhender le monde, qu’elle soit aussi perceptible pour soi. Marcel Gauchet y lit un des symptômes de l’individualisme qui caractérise notre époque (Gauchet, 2010), celui d’un « soi » préoccupé de son identité, en quête de reconnaissance, attentif à son vécu singulier, à son expérience intime, dont il faut prendre soin ! D’ailleurs, les soignants eux-mêmes sont en souffrance, comme si la compassion à l’égard des souffrances rendait ces dernières contagieuses, comme si « l’empathie était pathogène » (Fassin, 2010). Prendre soin de l’autre considéré comme vulnérable expose à sa propre vulnérabilité. Mais la perception de la souffrance, pour construite qu’elle puisse apparaître, se donne précisément comme une perception, un éprouvé, une épreuve dont la réalité ne prête pas au doute. Alain Badiou s’est élevé naguère contre cette attitude nihiliste qui voit dans l’être humain avant tout une victime à soigner, plutôt qu’un immortel (Badiou, 1993, p. 14). Car l’épreuve subjective indubitable (qui rend alors un soin nécessaire) peut être au rendez-vous de la résignation au nécessaire : on a d’autant plus besoin de soins qu’on se reconnaît sans capacité d’agir. Il y aurait une étroite corrélation entre le sentiment d’être démuni et impuissant, et la souffrance du soignant, de l’écoutant, du travailleur social (Dejours, 2009). Si cette sensibilité affecte par contagion celui qui écoute l’expression de la souffrance, le risque est que le soin devienne une manière précipitée de répondre pour ne pas entendre, ou de chercher à agir sur les conséquences pour ne pas traiter les causes. Cette perspective sombre, qui appelle le soin comme consolation ultime, qui en appelle au soin comme dernier recours dans un monde brutal, n’est-elle pas portée (aussi) dangereusement par l’idéologie du (prendre) soin ?

10En médecine, le traitement étiologique est jugé supérieur au traitement symptomatique. Il est vrai qu’on a pu négliger le traitement du symptôme, qui manque de noblesse par rapport au traitement de la maladie. Cela a été stigmatisé amplement. Cette dénonciation participait aussi du mouvement de sensibilisation à la douleur, qui était alimenté et qui alimentait en retour un mouvement de protestation contre la déshumanisation des soins. Il faut aussi en marquer les corrélats : cette perspective ne faisait pas que décrire et dénoncer, elle assurait de manière performative la construction d’une humanité douloureuse, d’un homme souffrant (avant tout), et devant être soulagé prioritairement avant d’être traité pour une maladie. Les théories politiques du care qui ont contribué à l’extension de la notion étaient porteuses d’une volonté émancipatrice qui avait une autre ambition (Tronto, 2009). Elles ont été longuement analysées et nous n’y reviendrons pas, sauf à dire que le (prendre) soin, en tant que tel, n’implique pas que des conséquences heureuses. C’est pourquoi il convient de rester prudent quant à sa valorisation unanime. Loin de nous réjouir de l’inflation du « prendre soin », nous nous demandons ce qui vient à en être occulté. Deux hypothèses ont été esquissées plus haut : le prendre soin tient lieu de politique, faute de politique ; la généralisation du prendre soin fait la paire avec l’extension de la souffrance, qui pour construite qu’elle soit, n’en est pas moins réellement ressentie. Toutefois, il est délicat de porter la critique sur ce terrain sans passer pour un monstre moral, tant le soulagement de la souffrance ne peut apparaître que comme la base sans laquelle toute action médicale est suspecte. Nous avons nous-même, en nous appuyant sur Canguilhem, défendu que le soin est une condition de base qui ne devait pas être oubliée (Weber, 2011a). Aujourd’hui, nous voulons explorer une autre hypothèse, toujours centrée sur la médecine. Certes, si on parle tant de (prendre) soin aujourd’hui, c’est que d’une certaine manière le (prendre) soin est en situation critique. Mais contrairement à la pensée du soin comme réponse à la crise de la médecine, nous interrogeons le « discours du (prendre) soin » comme le symptôme même de cette crise.

11L’idée d’une crise de la médecine n’est pas cependant pas nouvelle (Foucault, 1976). Notre hypothèse n’aurait guère de portée si elle ne faisait qu’entonner cette chanson-là, d’autant que son refrain devient une ritournelle voire une scie, qui tend à séparer deux zones peuplées respectivement de froids techniciens de maintenance de la machine corporelle et d’humanistes empathiques. Cette ségrégation pourrait se trouver renforcée par les discours sur le (prendre) soin, qui accentuent la polarité entre les extrêmes que seraient le cure et le care. Si nous voulons maintenir l’unité de la pratique médicale, il revient à l’analyse critique de dégager les lignes de force qui peuvent étayer la trame du tissu qu’elle réalise, plutôt que de se focaliser sur les apories qui la disloquent. Ainsi, il serait dommageable, à nos yeux, que l’idéologie du (prendre) soin soit mise en concurrence avec le savoir scientifique, et fructueux au contraire, d’examiner comment et en quoi une pratique médicale incorpore des savoirs certifiés pour (mieux) prendre soin de son objet propre. Il serait également ruineux pour la pensée médicale de confondre dans le (prendre) soin le souci de soi tel qu’en a parlé Michel Foucault (1984), avec le soin du Moi (freudien), lequel, s’il se vit menacé et précaire dans un solipsisme vulnérable, pourrait bien être un des ressorts de la vigueur du mot d’ordre soignant. Aussi, nous nous efforcerons, dans la suite de ce travail, d’apporter quelques éléments de nature à déplacer la discussion sur un terrain moins polémique, mais, nous l’espérons, plus convaincant.

Le soin entre contrôle et émancipation

12Le dictionnaire donne des arguments solides pour la généralisation de la notion de soin au-delà du champ médical et même relationnel. On ne pourra donc s’en servir utilement pour opposer le soin à la « déshumanisation » de la médecine. En effet, pour le lexicographe qui suit l’histoire du mot (Trésor de la langue française), la première acception de soin est le souci, la préoccupation. Il exprime dans un registre devenu désuet l’attachement de l’esprit pour une chose, l’intérêt et l’attention pour quelqu’un, l’effort qu’on se donne pour aboutir. Les locutions verbales « prendre soin (de quelque chose ou de quelqu’un) » et « avoir soin de » expriment un état de veille, de vigilance, d’effort et de priorité donnée, relatif à un objet, une situation, un projet auquel on s’intéresse. La seconde acception renvoie à l’occupation, la responsabilité que l’on doit assumer, ou que l’on confie à quelqu’un qui devra accomplir la tâche si on lui en « laisse le soin ». Dans ce sens qui met l’accent sur les pratiques plus que sur les dispositions, on retrouvera « avoir soin » et « prendre soin » pour désigner le fait de s’occuper de la santé ou du bien-être matériel ou moral de quelqu’un, mais aussi pour dire que l’on veille au bon état, à l’entretien d’une chose, qui peut être immatérielle (prendre soin de sa réputation). Au pluriel, les soins sont des actes de sollicitude et de prévenance envers quelqu’un, les actions par lesquelles on « prend soin » d’une personne, voire les attentions délicates et les menus services que l’on rend à quelqu’un pour lui être agréable (« les petits soins »). Mais là encore, les soins peuvent concerner des objets, ou des vivants non humains (les soins journaliers des plantes du jardin). Les soins corporels entretiennent l’hygiène, la propreté, l’esthétique, la forme sportive, et parmi eux les soins de santé s’efforcent de la conserver ou de la rétablir. Le quatrième sens rassemble les deux premiers (dispositions et pratiques, attitudes et actions) dans une appréciation normative, en nommant « soin » l’application ordonnée et minutieuse dans l’effectuation d’une tâche. Prendre soin, c’est faire quelque chose avec soin, soigneusement. Aujourd’hui, l’accent est mis sur les attitudes plutôt que sur les pratiques effectives. Penser le soin amène à souligner des traits communs entre l’ensemble des relations (bienveillantes et bienfaisantes) à autrui, et un ancrage nécessaire dans les relations ordinaires. Sans ce socle, toute relation « spécialisée » de soin, y compris sous couvert de sa qualification nouvelle de « bientraitance », apparaît comme falsifiée (Spranzi, 2010). Il semble toutefois important, sous peine de manquer un pan important des enjeux, de ne pas omettre les pratiques effectives. Le soin de ces dernières n’est apprécié qu’à l’aune de quelques critères de qualité à mille lieux du « soigneusement ».

13Dans la perspective de Être et temps, prendre soin de quelque chose renvoie d’abord au mode d’être-au-monde fondamental qu’est la préoccupation (besorgen) (Heidegger, 1927). En allemand, ce terme – en proximité lexicale avec Sorge (le souci) que Heidegger fait dériver du concept antique de cura : effort, soin et dévouement – renvoie à de multiples significations, qu’on ne retrouve pas toutes en français : régler une affaire ; se procurer quelque chose ; craindre. Mais ce mode d’être ne convient pas dans le rapport à autrui, qui n’appelle pas la préoccupation mais la sollicitude (Fürsorge) (ibid., § 26). Fürsorge est traduit aussi par « assistance », ou « soins ». Dans ses modalités positives (car la Fürsorge peut s’exprimer sous les façons d’être contre, ou sans les autres), la sollicitude revêt deux possibilités presque opposées. En effet « elle peut ôter pour ainsi dire le “souci” à l’autre, et, dans la préoccupation, se mettre à sa place, se substituer à lui » ; mais elle peut aussi devancer l’autre « non point pour lui ôter le “souci”, mais au contraire et proprement pour le lui restituer ». Dans le premier cas, l’autre est pris en charge, soigné au point d’être expulsé de sa place. « Dans une telle sollicitude, l’autre peut devenir dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée. » Dans le second cas, il s’agit du souci authentique, celui de l’existence de l’autre, qui ne vise pas « quelque chose dont il se préoccupe », mais « aide l’autre […] à devenir libre pour (son souci propre) ». Le quotidien de l’être-l’un-avec-l’autre se tient entre ces deux extrêmes : « La sollicitude substitutive dominatrice et la sollicitude devançante-libérante. » On peut se guider « par l’égard et par l’indulgence », pour que la sollicitude ne bascule pas dans l’indiscrétion, ni que la tolérance ne voisine avec l’indifférence pure.

14Extrapolons pour notre propos ces extraits. S’il importe de saisir, dans la pensée médicale, la base de souci et de sollicitude pour autrui qui constitue une modalité de l’être-avec et de l’être-pour, toute une gamme d’attitudes reste ouverte, allant de la domination (sous couvert de soins bienveillants) au soin émancipateur. La relation de soin n’a pas de vertu par elle-même. Nous avons mentionné plus haut l’unité de la pratique médicale. Cela ne signifie pas l’absence de tension, et même d’un hiatus irréductible au cœur même du noyau dur de la médecine (Weber, 2011a). Redit dans les termes du (prendre) soin, cela se formule ainsi : la visée de la médecine est tiraillée entre un (prendre) soin qui vise l’apaisement des tensions générées par la douleur et la maladie, et un (prendre) soin qui libère le corps (et l’âme) pour l’exploration jouissive de dépenses improductives. Selon que la santé est envisagée comme un équilibre harmonieux ou comme la possibilité de courir le risque de transgresser des normes, le (prendre) soin de la santé sera orienté diversement.

15Dès lors, il est loin d’être évident que l’opposition technique/soin (ou cure/care) soit la plus pertinente, d’autant qu’elle croise une autre critique faite à la médecine, celle du paternalisme. Ces deux critiques sont d’ores et déjà en conflit : en effet, accentuer le reproche du paternalisme au nom de l’autonomie risque de se solder par un surcroît d’indifférence ; et réclamer le soin au nom de la vulnérabilité souffrante risque de se solder par un surcroît de surveillance. C’est d’ailleurs ce qu’on ne manque pas d’observer : au nom d’une autonomie pensée sur un mode solipsiste, on réclame à la médecine sa tutelle experte. Elle ne peut se dérober, puisqu’elle est sollicitée sur le mode de la souffrance, laquelle performe la légitimité du soin, et catégorise son impératif. Sortir de ce paradoxe est néanmoins possible, si on se place sous un autre régime de pensée, en révisant la technè médicale dans ses rapports au savoir et au pouvoir.

Le soin : une technè

16En effet, les discours du (prendre) soin accompagnent aussi une critique du pouvoir : le service et la sollicitude contestent la tutelle et la domination. Deux issues contradictoires générées par le donné d’une situation asymétrique. La contestation du pouvoir médical par le droit (des usagers du système de soin) ou la morale (le respect de l’autonomie) se trouvent complétées dans les registres anthropologique et éthique. Adopter un tel point de vue est trop simpliste cependant. Michel Foucault, dans les développements qu’il consacre à la gouvernementalité, déploie par exemple une pensée plus contrastée à travers la figure du pouvoir pastoral (Foucault, 2004). Comme le berger, le médecin est soucieux du bien-être individuel et collectif, il accomplit avec zèle (avec soin !) des tâches de soin, mais la contrepartie est une tutelle, un assujettissement. Il suffit de songer au poids actuel des contrôles et de la surveillance dans le (bon) soin des maladies chroniques pour être au cœur de la problématique. Face aux risques de la dépendance qui peut se mutualiser au bénéfice secondaire des deux protagonistes, les sentiments éveillés sont ambigus, tant la bienveillance peut faire fonds sur des pulsions agressives et sadiques (Gaille et Foureur, 2010). Le soin peut aussi être corrélatif de la peine, sous forme d’injonctions de soins (violences sexuelles) (Doron, 2011). On saisit alors que la force du (prendre) soin peut aussi avoir un côté obscur et qu’il est devenu parfois difficile de distinguer une médecine qui s’impose d’une médecine qui s’offre en réponse à une demande. À la déshumanisation de la médecine on peut opposer la nécessité de « tempérer le zèle à faire du bien » (Fagot-Largeault, 2001).

17Si on s’inscrit dans le cadre de pensée de la technè platonicienne pour réfléchir à la médecine (Resweber, 2003 ; Weber, 2011b), l’accent est mis sur un agir rationnel qui vise un bien dans un régime de contingence où tout ne peut être connu à l’avance. Le « prendre soin » s’en trouve dé-psychologisé : il n’est pas question des émotions compassionnelles mais de l’excellence de la technè. Cette dernière suppose des connaissances, une pratique assidue, un rapport à la vérité. Les connotations actuelles du « prendre soin » suggèrent son ressort dans la personnalité, dans la psychologie de l’agent. De fait, on insiste souvent sur les dispositions morales et affectives de l’acteur du soin : sollicitude, empathie, attention, bienveillance pour autrui. « L’attention à l’autre, comme disponibilité sensible, doit être réaffirmée comme une part décisive du soin » (Marin, 2010). Ressaisir la notion à partir de ses sources antiques invite à souligner d’autres traits : prendre soin de l’objet n’a pas besoin d’être mis en exergue, au contraire du prendre soin de l’excellence de sa technè. Ce qui ne veut pas dire prendre soin de soi (en tant qu’individu psychologique), mais prendre soin des modalités par lesquelles la technè peut être améliorée. Nous avons vu que le prendre soin généralisé est le corrélat d’une politique qui cible son action sur le corps, et d’une médicalisation sans précédent de la vie quotidienne. Dans des « états médicaux ouverts » (Foucault, 1976), où on constate une médicalisation de l’intime, du social, du politique, prendre soin de sa technè, ce pourrait être alors paradoxalement résister à l’extension de son champ de compétences, « souffrir » qu’on ne peut pas tout médicaliser, défaire l’emprise du corrélat souffrance-soin.

18L’objet explicite du dialogue Le Politique est de définir correctement la science politique (technè politikê) et l’homme qui l’exerce (Platon, 2008, p. 1367-1433). La figure du médecin y est convoquée à plusieurs reprises, en raison des traits communs fondamentaux que partagent les technè, savoirs pratiques aptes à appréhender un domaine de la réalité pour le modifier. La technè, en effet, est une activité de production (à l’instar de la sculpture pour le sculpteur), d’usage (un bateau pour le capitaine du navire) ou de soin (avec des enjeux vitaux : le corps pour le médecin, la cité pour le politique). Cette activité est étroitement couplée à un savoir. La connaissance requise est celle de la nature de l’objet spécifique, et des soins qui lui conviennent (que ce soit pour fabriquer une flûte, conduire sa propre vie, gouverner la cité ou soigner un corps malade). Ces soins appropriés ne sont pas l’addition de modalités ultra-techniques et d’une attitude empathique soignante indifférenciée. La technè véritable ne repose ni sur la flatterie pour convaincre, ni sur des recettes ou des routines.

19La première partie du dialogue emploie la méthode de division propre à la dialectique, pour « serrer » au plus près la technè politikê, et aboutit à cette définition « pastorale » de la politique comme science cognitive (ayant rapport avec le savoir) et directive (donnant des ordres) qui a pour objet l’élevage en commun des hommes, définition que des commentateurs ont jugée grotesque (Sloterdijk, 2010, p. 56) ou inutile (Castoriadis, 1999, p. 53). Dans le dialogue, cette définition ne convient pas, pour plusieurs raisons mais nous n’en mentionnons qu’une ici, parce qu’elle a trait à notre propos. Par rapport à l’activité caractéristique des pasteurs qu’est le soin (epimeleia), le politique doit être un therapeutes. Image médicale convoquée ici pour spécifier, sur ce fond générique de l’epimeleia, une activité qui s’en détache. En effet, epimeleia désigne un ensemble d’activités de veille, de surveillance, d’administration, qui suppose des compétences quasi naturelles. La therapeia est un soin nouveau, lié à une connaissance et une pratique spécialisées, celles du médecin (Lombard, 2006). De plus, en contraste avec celui du berger, le soin politique est librement offert et librement accepté (Platon, 2008, p. 1393). Malgré ces précisions apportées, le paradigme du berger est abandonné au profit de celui du tisserand : le politique doit articuler différents arts nécessaires à la vie de la cité, diriger différents auxiliaires, rassembler des tempéraments opposés. Dans le dialogue, une incidente est consacrée à la juste mesure, qui ne relève pas d’une appréciation quantitative, mais de ce qui convient… au cas particulier (Delcomminette, 2005). Si l’art de la juste mesure est nécessaire au politique, il ne l’est pas moins au médecin. La therapeia est aussi un art de la juste mesure, qui ne se déduit ni d’une mesure quantitative, ni d’une mesure qualitative universelle qui vaudrait pour tous.

20Une part importante du dialogue est consacrée aux rapports entre l’homme politique véritable (décrit comme un homme royal) et les lois écrites. Ces dernières ne sont utiles qu’en l’absence du politique « idéal », et sont un pis-aller, une imitation du meilleur régime. Pourquoi les lois écrites ne conviennent-elles pas ? La diversité des individus et leur nature changeante objectent à la possibilité d’une loi générale ou universelle. Or la loi tend à imposer partout et à travers toutes les circonstances la même règle. Le véritable homme politique, c’est l’epistemon, celui qui sait, et celui qui sait ce que chacun doit faire parce qu’il possède le vrai savoir. La science nécessaire ne peut jamais être adéquatement déposée dans des lois, ou représentée par elles (Castoriadis, 1999, p. 141). C’est ici un savoir ordonné au particulier. Le parallèle avec la médecine est explicite. Son expertise est pratique et la tâche du politique est décrite avec des termes médicaux : prostattein (prescrire), et aussi ordonner parakathèmenos (en étant à son chevet) à chacun, à chaque individu qui participe à la société, ce qu’il est juste de faire et de ne pas faire. L’inadéquation de la loi à recueillir la science vraie du politique rappelle l’inadéquation des procédures à recueillir l’agir soignant. Être au-dessus des lois ne signifie pas pour autant donner des ordres arbitraires (le rapport à la rationalité est toujours présent, comme la visée de ce qui est bon). La loi écrite, tout comme l’ordonnance médicale à laquelle Platon la compare, reste cependant nécessaire, même si le médecin, constatant un changement de l’état de son malade, n’hésite pas à la modifier, en fonction des circonstances nouvelles.

21Toutefois, cet homme politique idéal n’existe pas, pas plus que le médecin qui se tiendrait à chaque instant à côté de chacun pour lui dire comment agir pour le bien de son corps : car le savoir épistémique absolu, qui saurait à chaque instant et pour chacun, est inaccessible. On peut se saisir alors des apories du dialogue pour penser l’aporie du (prendre) soin idéal. Il nécessite un savoir inaccessible, qui articulerait à chaque instant et pour chacun l’ensemble des connaissances dans la visée du meilleur. Il est au-dessus des protocoles, des recommandations, mais ces lois écrites sont pourtant inévitables. Il justifie son extrême directivité par la technique royale, mais personne ne la possède. L’écart avec la réalité fait place à l’initiative du malade (comment agir en l’absence du médecin ?) et au jugement réflexif, mais ne supprime pas l’insistance du lien entre l’exercice d’une technè et une connaissance spécialisée. Cette dernière n’est pas synonyme, bien au contraire, de l’application aveugle d’un schéma technique ; elle est nécessairement conjonction du savoir général et des circonstances particulières dans toute intervention sur un cas précis, elle accepte de se modifier en vue d’un meilleur résultat. Autrement dit, elle n’oppose pas mais elle associe la vertu et la science (Lombard, 1999). Ainsi, il n’est nul besoin de dévaloriser la science pour valoriser le soin, et il faut maintenir la spécificité de la technè médicale sans la diluer dans un prendre soin généralisé.

Le désir du soin

22Nous prendrons appui sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » de Lacan (1966a). Si Platon se sert amplement de la figure du médecin pour éclairer celle du politique, qu’est-ce qui justifie l’appui sur Lacan pour penser la médecine ? Trois arguments complémentaires peuvent être proposés. Quand Lacan s’est adressé explicitement à des médecins (non psychiatres), il a souligné que l’originalité de la fonction médicale ne pouvait être tenue sans poursuivre l’œuvre de Freud dans sa pratique. Il entendait par là un certain rapport à la vraie nature du corps et une modalité de réponse à la demande (Lacan, 1966b). Canguilhem soulignait l’obligation, pour accomplir la rationalité médicale, de changer de registre, afin de pouvoir prendre en compte la subjectivité du malade, ce qui est un des enjeux véhiculés par le « symptôme » du soin (Canguilhem, 1978). Il me semble que le champ freudien est de nature à éclairer utilement la réflexion médicale à ce propos. Enfin, si le soin est une relation, elle s’origine d’une demande adressée à un autre supposé savoir y répondre, et bien le vouloir. Autrement dit, il y a du transfert en médecine. Dès lors, il est légitime, pour penser la médecine, de s’intéresser à ce qui a été élaboré quant au transfert, dans un dispositif qui lui accorde une place centrale, tant dans sa doctrine que dans sa pratique. Des ressorts originaux peuvent y être trouvés concernant une réflexion sur la relation de soin.

23Lacan écarte, pour l’analyste, l’usage du savoir référentiel et une visée commune du bien qui se mesurerait à l’aune de l’adaptation de l’individu au terme de la cure. Sur ces deux points, il y a une divergence apparente avec ce que propose Platon. Néanmoins, il y a des points de convergence importants : pour chacun des deux auteurs, il s’agit du traitement du particulier, avec cette précision qu’il ne pourrait s’agir de la simple mise en œuvre d’une technique applicable à tous sans devoir s’accommoder à ce qui fait cas, singulièrement. De même, la technè politikê comme la cure analytique sont des pratiques directives (épitactiques) qui interrogent directement les rapports de pouvoir. Lacan prévient d’ailleurs que faute de pouvoir soutenir une praxis (nous dirions quant à nous technè, telle que nous l’avons proposée plus haut), on se rabat sur l’exercice d’un pouvoir, entendu ici au sens d’une domination. Quels sont alors les points saillants que nous pouvons retenir de ce texte (principalement sa première section) pour notre propos ?

24Lacan fait une distinction sévère entre diriger la cure et diriger le patient. Dans les deux cas, le pouvoir dont est investi le médecin par le transfert peut être mobilisé. Mais diriger le patient, c’est œuvrer pour sa rééducation émotionnelle en vue de son adaptation, ce qui renvoie, pour la médecine, à la normalisation des comportements, à la pastorale bienveillante qui met les comportements sous tutelle normative. À sa dénonciation on a opposé le risque qu’il y avait à concevoir le malade comme devant être seul décideur dans les choix parfois cruciaux qui sont à faire. L’insistance relevée dans les discours contemporains sur le soin, sur les dispositions bienveillantes (sollicitude, empathie), en sonne le rappel. Soulignons aussi l’association souffrance-inadaptation qui peut orienter la visée du soin vers l’adaptation à la réalité, si dure soit-elle, plutôt que de chercher à la modifier… Mais les remarques de Lacan invitent à une autre lecture que celle de l’opposition entre bienveillance et autonomie. En effet, ce qui est délibérément mis de côté, c’est de diriger le patient, et ce qui est pleinement assumé, c’est la direction… de la cure – « le psychanalyste assurément dirige la cure ». Si on essaye de transposer cette distinction à la médecine, on pourrait imaginer que le soin médical nécessite une direction (et peut-être autre chose qu’une seule disposition bienveillante) mais que diriger la cure médicale, le traitement médical, est à distinguer de la direction du malade. La directivité concerne un processus, une méthode, la technè elle-même. « Prendre soin » procède d’une méthode dont le médecin doit garder les commandes. Mais la direction de la cure n’est pas une direction de conscience.

25Un des modes de cette directivité dans la cure analytique est l’énoncé de la règle fondamentale, mais celui-ci n’est pas « neutre ». En effet, « ces directives sont dans une communication initiale posées sous forme de consignes dont, si peu que les commente l’analyste, on peut tenir que jusque dans les inflexions de leur énoncé, ces consignes véhiculeront la doctrine que s’en fait l’analyste au point de conséquence où elle est venue pour lui ». De la même façon en médecine, garder les commandes de la méthode et la direction de la cure, suppose des prises de parole, des énoncés dans les inflexions desquels se traduit le point où en est le médecin de l’incorporation de sa doctrine. Autrement dit, ce qui va être important n’est pas seulement le fait, par exemple, d’informer le malade de ce qui lui est proposé comme soin (s’en tenir à l’obligation formelle n’atteint pas la pointe de ce qui est en jeu), mais les mots choisis pour lui parler.

26« L’analyste aussi doit payer » sa quote-part « dans la mise de fonds de l’entreprise commune. » L’écot de l’analyste se décline en trois volets : payer de mots qui soient élevés à « leur effet d’interprétation » ; payer de sa personne, qu’il prête comme support au transfert ; payer « de ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime », car il ne saurait rester hors du jeu, alors qu’il se mêle « d’une action qui va au cœur de l’être ». Là encore, nous pouvons tirer profit de ces remarques pour la médecine. Dans la dimension narrative du soin, les paroles du médecin supposent de faire usage de tact, c’est-à-dire, porter à la libération du sens plutôt qu’à la fixation du symptôme : l’effet d’interprétation ne saurait être confondu avec une explication psychologisante. Prêter sa personne comme support au transfert signifie réellement payer de sa personne, en tant qu’elle est support du transfert, ce qui suppose un certain pas de côté, une duplication subjective, et non le sacrifice de l’engagement qui culmine dans le burn-out. La troisième déclinaison de la « mise » de l’analyste indique qu’il ne « saurait rester hors du jeu ». Que l’action du médecin porte au cœur de l’être du malade n’est pas douteux, si on songe aux enjeux vitaux et existentiels mobilisés. Mais comment comprendre ce qui s’esquisse pour le médecin lui-même : y être sans y être vraiment ? Notons que Lacan évoque « ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime » : cela fait lien à notre sens avec la mise en œuvre du jugement réflexif, tel qu’il apparaît dans la troisième critique chez Kant. C’est le type de jugement approprié au cas, toujours contingent, multiple, particulier. Il est proche de la phronesis (sagesse pratique plutôt que prudence) d’Aristote, vertu intellectuelle qui est celle de la praxis précisément (Lories, 2008). Or la praxis transforme l’être du praticien. On n’est pas loin non plus, dans une autre direction, de l’incorporation dans un habitus, que l’on peut entendre, avant ses développements bourdieusiens (qui ne sont pas si éloignés cependant), comme une modalité d’être façonnée par les acquisitions de la pratique (Resweber, 2006). Autrement dit, et de manière plus schématique au risque d’être simpliste, le médecin impliqué dans le (prendre) soin ne saurait se détacher de son action, se réduire à la seule mise en œuvre machinale d’une conduite à tenir. Sa technè est aussi une praxis. Que l’on saisisse son acte par la phronesis, le jugement réflexif ou les dispositions à l’agir ajusté de l’habitus, le médecin y est inter-essé, dans son être même.

27Sur ce terrain glissant de l’être, Lacan prévient la conclusion fautive qu’il suffirait de s’en remettre à la bonté de l’analyste. Par contre, il note un possible embarras : plus l’analyste est intéressé dans son être, moins il est sûr de son action. Voilà qui ne manquera pas d’être suspect, pour une pensée du soin médical, à l’heure de l’evidence-based medicine. Je rapprocherai cette notation de Lacan d’une phrase de Canguilhem : « On ne soigne qu’en tremblant » (Canguilhem, 1959). Car soigner (médicalement au moins) garde une dimension expérimentale : l’urgence des situations rend malaisée la certitude tranquille de la science, mais aussi et surtout, on ne sait pas à l’avance où passe la limite, pour ce malade que je dois soigner, entre le bienfaisant, l’innocent et le nocif. Autrement dit, la proximité des savoirs de la science ne confère pas pour autant la sûreté dans l’action.

28« Les sentiments de l’analyste n’ont qu’une place possible, celle du mort ; à le ranimer, le jeu se poursuit sans qu’on sache qui le conduit. » La doxa du (prendre) soin comporte une réflexion sur les sentiments, volontiers présentés comme la base du soin. Ici Lacan insiste sur les risques. Une indication précieuse sur leur place effective est à trouver dans une séance du séminaire proche de la première publication de « La direction de la cure ». Lacan y prend le contrepied d’une théorie répandue du contre-transfert, thématisé à partir des sentiments de l’analyste, particulièrement comme un résidu non analysé faisant obstacle à « l’ascèse » requise. Pour Lacan, l’analyste n’est pas mis « hors de la portée des passions » par une analyse menée à son terme, mais il est « possédé d’un désir plus fort » (Lacan, 1961). Autrement dit, intéressé dans son être comme l’est le praticien de toute technè véritable, ce n’est pas une affaire de sentiment. C’est le désir plus fort de mener son action (la cure, le soin médical) dans les règles de l’art (pourrait-on dire) qui doit être la boussole de sa politique. C’est là que la possession d’une technè trouve sa limite : le praticien de la technè est lui-même possédé, animé d’un désir : marque en creux dans l’être, manque-à-être, que Lacan signale comme le repère le plus indiqué pour sa politique.

29Le principe du pouvoir de la cure, c’est le transfert. Mais son maniement est délicat, car plane son double, celui de la suggestion. Prendre soin de sa technè, c’est alors aussi un art d’usage, un savoir-faire avec le transfert, pour qu’il puisse se développer sans s’encombrer des effets de la suggestion. Contrairement au pouvoir associé au savoir référentiel (Platon), ici c’est un pouvoir qui naît du transfert (qui met en œuvre un savoir non référentiel et de plus supposé). En médecine, l’alliance des deux est un alliage d’autant plus délicat qu’on répond aussi dans l’ordre des besoins de soins, sous des modalités volontiers directives : ordonnance, prescription, conseil. Prévenir les effets massifs de la suggestion inévitable ne saurait être traduit par l’indifférence à la souffrance dont les témoignages se multiplient (Spranzi, 2010). Mais prendre soin de la demande au-delà ou en deçà du besoin suppose quand même de la laisser se déployer sans se précipiter dans le soin. L’insistance sur le soin ne doit pas venir masquer l’absence de traitement des questions en souffrance, ou pire, ouvrir les vannes à son administration moléculaire. On aurait alors le soin au détriment du traitement. Il ne faut pas renoncer au cure pour le bénéfice du care.

30J’ai laissé de côté bien d’autres indications qui pourraient être tirées des textes de Platon et de Lacan. À chacun de les parcourir pour son propre compte. Mon but sera atteint si le lecteur de cet article trouve quelque accord avec sa conclusion : si le « prendre soin » participe de l’essence de la médecine, de sa philosophie propre, dans une tradition de longue durée, il ne saurait être posé comme son seul fondement ; sa technè spécifique tisse des savoirs, des savoir-faire, dans une pratique qui comporte des gestes et des paroles ajustées au cas particulier, action sans garantie ultime ; son pouvoir s’étend au-delà de l’entretien soigneux ; à cause de ce pouvoir (dont une part résulte de l’investissement transférentiel), il importe avant tout que le médecin prenne soin de sa technè, pour qu’il puisse se tenir, inter-essé, à cette place, sans s’y confondre.

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