Notes
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[1]
J.-B. Pontalis, Traversée des ombres, Paris, ©Gallimard, coll. nrf, 2003, p. 19.
-
[2]
E. Orsenna, « Chassécroisé, L’écriture et la mer », Télérama, juillet 2009.
-
[3]
D. Eddé, La lettre et la mort d’André Green, Paris, Denoël, p. 10.
-
[4]
P. Fédida, « Géologies de l’air », Ralentir travaux, 1997.
-
[5]
E. Gomez Mango, « Un muet dans le langage » dans apf, Le Primitif, Paris, puf, 2007, p. 68.
-
[6]
S. Germain, Magnus, Paris, Albin Michel, 2005, p. 133.
-
[7]
P. Celan, « Le discours de Brême » (1958), Revue de Belles Lettres, 1972.
-
[8]
S. Mallarmé, « Don du poème », dans Œuvres complètes, Paris, ©Gallimard, 1945, p. 516.
-
[9]
E. Gomez Mango, op. cit., p. 63.
-
[10]
J. Conrad, Au cœur des ténèbres, Paris, ©Gallimard, 1985, p. 123.
-
[11]
S. Germain, op. cit., p. 157.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid., p. 14.
1Lorsqu’on me demande « c’est quoi, la psychanalyse ? » – ce genre de questions qui, par l’exigence d’une réponse, tue la question et du coup notre objet –, on se dit qu’il est nécessaire d’aller chercher en soi une formule saisissante pour redonner toute la profondeur et la créativité propres à notre champ. Ainsi, j’ai pour habitude de dire : « La psychanalyse, c’est une science poétique, mais c’est aussi une poésie scientifique. » Je ne pensais pas qu’un jour, ma formulation trouverait sa place dans un colloque, pour un sujet aussi audacieux et délicieusement analytique.
2Et si nous questionnions la pertinence de la création, au cœur du processus analytique, d’un « royaume intermédiaire » entre ces deux champs pour rendre compte des formidables forces et des défenses déployées par le sujet à la recherche de l’originaire ?
3Penser cette articulation « science-poésie », n’est-ce pas revenir à l’origine des concepts freudiens qui ont, selon moi, cette particularité de ne jamais être définissables, en soi ils sont un défi à l’opératoire, ils demeurent toujours ouverts et à double sens ?
4Rappelons à cet égard que la notion de « Übertragung », que nous traduisons par « transfert », veut dire également dans sa langue d’origine « contagion » ; c’est-à-dire que Freud, tout en étant un homme de science, se méfie de la science rigoureuse, il fait appel à une épistémologie ouverte qui réunit « image et concept » ; nous sommes bien là dans le sujet de notre colloque. Dans la cure, ça se manifeste sous la forme d’une invasion du passé dans le présent, d’une maladie artificielle, actuelle qui accueille les blessures de l’histoire infantile pour en revenir et constituer une histoire à venir. Nous pourrions également envisager cette lecture biface des concepts pour des notions comme « Konstruktion », « Trieb » (pulsion) ou encore pour la notion « d’après-coup ».
5Cette articulation psychanalyse (que ce soit du côté de l’analyste ou de l’analysant) et son auteur, poète ou littéraire, est bien sous le signe d’une œuvre ouverte, que je qualifierais volontiers de « négativité ouverte », au service d’un analytique qui accepte l’idée de l’originaire. Pourquoi l’originaire ? L’originaire est, à mon sens, ce qui se désigne sous la forme d’une expérience limite, d’une émergence représentative, aux limites du savoir, des inscriptions représentatives manquantes de l’irreprésentable des origines.
Pourquoi ce titre ?
6C’est une métaphore poétique et analytique certes empruntée à la marine, mais aussi à l’écoute d’un analysant, restaurateur de vieux gréements, qui inventait à sa façon la métapsychologie en séance. J’ai découvert en écoutant cet homme que les « œuvres vives », contrairement à ce que j’aurais pu imaginer, représentent la partie du bateau qui se trouve en dessous de la ligne de flottaison, invisible, directement au contact des éléments marins, qui, tour à tour, sont favorables ou furieux au point d’engloutir, et le bateau, et le marin. Les « œuvres mortes » constituent cette partie visible au contact de l’air, des embruns, qui permettent au marin de se sentir au contact de son embarcation, de sa maîtrise, et de regarder au loin la ligne d’horizon.
7L’analyse ne serait-elle pas cette « ligne de flottaison » entre les œuvres vives, ici pour notre sujet, la créativité poétique en séance, et les « œuvres mortes », certes ô combien vivantes, soit l’outil, la technique analytique et la métapsychologie ?
8Et qu’est-ce que représenterait cette « ligne d’ombre » ? J.-B. Pontalis évoque cette très belle fable de Pline où il est question d’une jeune fille sur le point d’être séparée de l’homme qu’elle aime : cet homme, en partant courir des dangers, pourrait mourir. Cette jeune fille :
« arrête par des lignes les contours du profil de son amant sur le mur à la lumière d’une chandelle [1] ».
10Elle garde ainsi auprès d’elle une ligne d’ombre qui rend à jamais présent l’absent, et qui en le représentant conjure la mort et annule le temps. Et cette ligne dans l’univers marin de Joseph Conrad, ne serait-elle pas à entendre comme ce sillage particulier dans la navigation qui emporte avec lui ce que nous n’avons plus ?
11Ligne d’ombre depuis la lueur fluette et fugitive d’une chandelle pour conjurer l’éphémère. Paul Morand, cité par Erik Orsenna, lui-même à la croisée de l’écriture et de la navigation, ne dit-il pas que :
« la première chose qui tombe à l’eau quand on prend la mer, c’est le temps [2] » ?
13Nous sommes, grâce à certains patients qui nous ouvrent vers un plus d’inconnu à accepter en soi, un voyage entre Joseph Conrad, Mallarmé, Sylvie Germain et Freud … Rien que ça. Vous allez dire qu’entre littérature, poésie et psychanalyse, il faut trancher, il faut choisir son camp … Et si nous prenions le parti de maintenir un double cap, comme le propose la romancière libanaise Dominique Eddé : l’analyste et l’auteur, tel un marin à la Joseph Conrad entre deux rivages :
« l’un à proximité, au pied de la lettre, l’autre au large, aux abords de l’inconscient et de son double indomptable, le ça [3] » ?
15Entre les œuvres vives et les œuvres mortes, une « ligne d’ombre » …
16N’est-ce pas, avec cette « image-concept », l’émergence d’un opérateur négatif comme source de créativité poétique en séance, à la recherche de cette dialectique objet « perdu-imperdable » ? Nous serions alors sur les rivages d’une négativité ouverte.
17L’analyste et son auteur, et le patient, ne feraient qu’un seul homme : l’un absorbé à rêver et l’autre à comprendre en soi le rêve, comme deux pièces œuvrant à cette négativité ouverte.
D’une scène analytique
18Je me poserai ces questions depuis une scène analytique avec un patient qui, à chaque fois qu’il est confronté à l’inconnu en soi, en passe par une douce mélancolie esthétique et séductrice pour se, nous protéger de ce que lui ferait vivre la confrontation inquiétante à l’objet de l’Œdipe. A contrario, je me poserai également la question de savoir si cette langue poétique qui surgit dans la cure ne vient pas raviver la primitivité psychique de l’infans lorsqu’il écoutait le muet dans la langue de l’autre.
19Edmundo Gomez Mango, en hommage à Pierre Fédida [4], nous dit combien le poète est :
« un clandestin, un apatride emporté par le courant de la langue, qui se blesse contre les mots pour faire résonner la musique silencieuse de la parole poétique [5] ».
21« Je voudrais aller plus loin que ceux qui vont plus vite … » Cette très belle phrase, digne des poètes surréalistes – André Breton, par exemple –, émerge au cours d’une séance chez cet homme, en analyse depuis six ans, et qui contrecarre avec la demande abrupte qu’il m’avait faite au départ en me disant : « Je veux faire une analyse, j’aimerais que vous donniez réponse à mes problèmes. »
22Il me parle, dès la première rencontre, de ces moments où il va se réfugier accroupi sous les fondations de sa maison, dans le vide sanitaire. Il me dit : « Et là, j’attends. »
23Quoi ? Je ne sais pas, lui non plus. Il prend du sable alternativement dans chacune de ses mains et le laisse s’écouler et ainsi de suite … Activité sans fin … Et puis cette phrase énigmatique : « Je suis enterré à 6 ans. » Le sablier est un trou sans fond et le temps est suspendu. Nombreuses sont les séances où il est emmuré dans une gangue de silence.
24Je pense, dans ces moments, à des lectures, à Magnus de Sylvie Germain, quand elle écrit :
« Il n’est ni patient ni impatient, il est là, simplement, là comme un funambule faisant la pause au milieu de son fil tendu au-dessus d’un désert. Il lui faut beaucoup d’immobilité pour garder l’équilibre [6]. »
26Derrière cette mise en suspens, ne serait-ce pas la mise à mort du temps, de l’histoire, de la constitution du sujet œdipien ? Six ans, c’est l’âge qui était le sien lorsqu’il a perdu son père, et en même temps qu’il me parle, il me dit : « Je ne sais pas si je sais de quoi il est mort, si je l’ai su, si je ne sais plus [ …] je suis perdu avec ce vide en moi. »
27C’est cette zone en soi, ce « je ne sais pas si je sais » au cœur de la et des séances, qui constitue l’objet de ce qu’il déploie dans ses premières années d’analyse.
28Au fil des séances, il y a comme une condensation, je n’arrive pas à discerner si, pour lui, 6 ans est l’âge d’une mort ou l’âge d’une naissance ; entre les deux, il n’y a pas d’écart.
29En tout cas, c’est l’enfance qui est écrasée.
30De l’imprécision des représentations à la clarté des descriptions des images, il me parle de cette « mémoire aussi poudreuse et volatile que du sable » et de cette nécessité à présent à vouloir lui donner une solidité minérale. Il me dit : « J’ai grandi dans une tombe à l’image de la maison grise de mon enfance. »
31Ne parle-t-il pas de la partie de son moi enterrée avec la dépression maternelle, de l’ensevelissement de sa vitalité érotique et de la séparation mal accomplie d’avec la mère primitive ? Cette maison grise ne serait-elle pas également l’ombre projetée qui lui permet de mettre à distance une mère colorée, reine de ses désirs œdipiens ? … Seule la voiture familiale, « la fameuse Dauphine bleue aux fauteuils rouges » conduite par son père, dernière image de son vivant, dénote de la grisaille. Cet homme, ne me dit-il pas : mieux vaut être identifié à la position d’orphelin, fils d’un père « défunt » plutôt que d’accepter d’être le « dauphin » dans la relation œdipienne ?
32Ce recours à une pensée poétique chez l’analysant comme chez l’analyste semble traduire un deuil impossible qui incorpore mélancoliquement l’objet perdu, ou plutôt en dénie la perte par un fétichisme de relique. L’objet n’est pas, parce qu’il est « au-delà », mort-vivant, il est pourtant là mais sous une forme « surréaliste » donc inutilisable.
33La métaphore poétique, tel un objet de « création-séduction esthétique » dans la séance, ne pourrait-elle pas s’entendre également comme une forme d’expulsion à l’extérieur de l’objet perdu au-dedans ?
34Cette langue et cette activité poétiques ne seraient-elles pas également à entendre, dans la suite de Fédida, comme une « géologie du langage » où le patient amène l’analyste à écouter ce que j’appellerais « le dedans du dedans », c’est-à-dire le primitif dans la cure ? Ces mots émergeant à fleur de poésie chez l’analysant, l’analyste, rendraient compte d’une tentative de figuration de l’impensable primitivité de l’être, cet homme-enfant préhistorique en soi qui, comme le dit joliment Paul Celan, « tapisse la caverne des mots [7] ».
35L’une des fonctions de l’écoute analytique ne serait-elle pas d’entendre ce cœur primitif en soi qui ne demande qu’à battre, là où la morale adulte tend à étouffer les bruits rythmés de l’infantile ? L’écriture pour l’analyste, après-coup de l’écoute, ne serait-elle pas également une façon de chercher, « ligne d’ombre sur papier blanc », les voies figuratives de ce primitif en soi, en l’autre ?
36Alors qu’il se débrouille régulièrement pour ne pas venir à l’une de ses séances de la semaine, je lui rappelle l’impératif des trois séances. Il ne moufte pas, mais il me reprécise, comme pour faire face à la régression et la passivité que ma position et la situation lui font vivre, son attente et son but à travers l’analyse d’« être plus performant ». Être performant pour celui qui souffre de ne pas avoir été formé par son père.
37Cet homme à la mémoire volatile me cite Mallarmé :
« J’ai commis le péché de voir le Rêve dans sa nudité idéale tandis que je devais amonceler entre lui et moi un mystère de musique et d’oubli. »
39Et ensuite, il perd ses mots, il me dit : « J’ai un trou, je ne sais plus, il me manque la phrase qui suit. » Le soir même, je vais chercher dans les Œuvres complètes et je retrouve cette phrase :
« Et maintenant, arrivé à la vision horrible d’une œuvre pure, j’ai presque perdu la raison et le sens des paroles les plus familières [8]. »
41Avec la poésie en séance, il voile le trou incomblable du sexuel traumatique par ses « images-concepts », suture fétichisée pour dire et refuser le vide obscur de l’inachèvement de son savoir sur lui-même, c’est-à-dire sa propre négativité. Je sors de cette séduction grâce à la subversion analytique et poétique en me demandant : Mallarmé, comment l’entendre ?
42– « Mal armé » : il associe sur un épisode « terrible » de sa vie dont il n’a jamais pu parler. Il a 13 ans, sa mère reçoit régulièrement des plaintes des voisins car leurs deux chiens, la mère et son fils, Rita et Napoléon, aboient dans le chenil accolé à la maison. La violence est dans ses propos, la formule esthétique n’est plus du voyage : « Rita, cette chienne qui ne ressemble à rien … Personne n’en voudrait … Et son fils de 18 mois, Napoléon, excité comme un poux [ …] il n’aurait pas fallu qu’il y ait un petit, je ne vous explique pas la gueule du bâtard. »
43Dix-huit mois pour un chien, c’est aussi l’adolescence. Il va récupérer un pistolet dans le grenier et tue les deux chiens. Il jette l’arme et les deux cadavres dans un grand trou, dans les galeries de « mines désaffectées. Comme ça, on en parlera plus [ …] on est débarrassé ».
44Peut-on se débarrasser comme ça du trauma œdipien sans sommation ? Depuis, c’est lui qui est troué et désaffecté.
45Je comprends qu’il est venu me voir au moment où ses deux enfants, 12 et 15 ans, sont dans le vif de l’adolescence … Comment faire taire la culpabilité par les armes pour élaborer ce qui lui fait défaut, un « trou incomblable », me dira-t-il dernièrement ?
46N’y aurait-il pas au fond de lui déchirure, entre l’enfant coupable de la relation amoureuse à la mère, « enfant tout-puissant Napoléon », meurtrier du père, et entre l’enfant qui triomphe d’avoir été un enfant sans père, avec son pendant : un nourrisson savant qui se protège ainsi de sa désespérance ?
47– « Mal larmé » : pour entendre celui qui n’a pas pu être en deuil …
48Il parle de la coexistence en lui d’un même « objet-non-objet », de l’excitation liée à ce deuil et de celle imputable à la carence maternelle capturée dans un deuil blanc : « Je réalise que quand je pleure, j’ai les larmes que ma mère n’a pas pu avoir [ …] c’est moi qui pleure et elle qui a pris l’eau [ …] et pourtant, elle m’a toujours donné le sentiment qu’elle restait imperméable. Elle était sidérée par les chiffres, l’argent, il fallait que ça coule à flot [ …] je me revois enfant seul … »
49Puis cette phrase qui nous parle métapsychologiquement : « Moi tout seul avec ça. » Nous pourrions rajouter « moi écrasé par tout ça », identifié totalement, mélancoliquement au père et à l’objet maternel introuvable. Lorsque l’impuissance et la détresse sont au rendez-vous sur la scène transférentielle, la désaide flirte avec le désêtre.
50– « Mâle armé » : il est « surarmé » mais sans pour autant assuré d’être un mâle tout court, et c’est chez lui tout le processus de subjectivation qui est mis à mal.
51Le recours à la poésie en séance pourrait être une façon de convoquer des images qui recréent une réalité intérieure en forme d’un passé introuvable. Ces images poétiques écrans vont lui permettre d’aborder une partie primitive de soi qui ne peut se dire que sous la forme d’une certaine crudité, voire cruauté, qui parle de cette ligne de crête entre vie et mort, création originaire. Je pense à un moment clé de son analyse où il s’est absenté. Il est en colère : « Vous, vous faites chier … Vous soulignez toujours mes absences … Oui, mais je sais qu’il faut que tout soit dit ici [ …] je dois en passer par là … » Mais les mots lui manquent, il me laisse suspendu à cette bouche sans mot … Je lui propose l’idée suivante : « Être malade et ne pas venir aux séances, maintenir une chape de silence entre vous et moi, peut être une façon de me conserver mort à l’abri des mots vivants qui pourraient me et vous toucher ? »
52Une nappe de silence se pose entre nous, puis il se demande comment je pourrais l’accepter tel qu’il est. Il dit : « C’est moi qui suis terriblement touché, au fond. » Ses phrases deviennent hachées, courtes, réduites à leur minimum : « Dans mon adolescence, je suis passé par les armes … Cette envie de destruction … Ce que vous dites, comme une façon de vous tenir à l’abri de tout ça et en même temps renoncer à ce que j’ai été [ …] peut-être ce que je suis … J’aurais pu tuer … J’avais envie de puissance [ …] comme une envie de jouer avec la mort … J’ai fabriqué des bombes. » Il évoque ses liens de l’époque avec des groupes terroristes qui pourraient nous faire penser à Action directe … De cette période honteuse et d’identification masochique, il en prend pour quatre ans de prison : « Vous allez porter un autre regard sur moi … J’ai vécu d’une drôle de façon [ …] à l’écart de la vie et là j’ai découvert la poésie et l’écriture, mais toujours à l’écart de la vie. »
53Nous revivons ensemble un silence qui nous réunit et nous sépare. Suspendu à ce fil étroit, en funambule d’une écoute entre images, sensations et mots, je lui propose l’idée suivante : « Comme vous, vous m’avez condamné au silence pendant quatre ans, à propos de quatre années de votre vie ? » Il évoque combien il lui a fallu quatre années pour en revenir : « revenir des limbes », comme il le dit joliment.
54Est-ce du temps de l’analyse, du traumatisme carcéral qu’il me parle ? Je dirai « à la croisée des deux ». Le temps est particulier, jours et nuits se confondent dans la noirceur de la honte et le repli mélancolique. Il évoque ce moment de bascule entre le peu de lumière du jour et l’envahissement de la nuit qui jette sur les formes du jour un velours qui va jusqu’à lui en faire perdre son drapé : « Ce moment où les formes et les couleurs disparaissent » et où il est jeté dans le désarroi et la terreur. Pendant la journée, pour revenir des ténèbres de la nuit, il écrit pour lui, pour les autres détenus. « Peut-être un trait noir sur blanc pour revenir parmi les hommes, écrire l’ineffable ». (Mieux qu’un poète.)
55Récemment il me dit : « Peut-être que l’écriture m’a permis d’en revenir … Je trouvais une forme, autrement je restais avec cette certitude d’être entre les mains d’une cause, et non entre celle des hommes. » Il évoque la souffrance à revenir d’une illusion, d’une cause : « Ça ne tenait pas [ …] ça m’a tué. » (La métapsychologie est convoquée par la poésie.)
56L’écoute de cette écriture qui cherche sa forme, n’est-ce pas une façon de rendre compte d’un texte originel, de me faire partager analytiquement cette détresse originelle, celle de l’infans, d’une parole qui a été le lieu d’une absence primordiale ?
57Il s’agirait d’une parole qui tend à réunir dans ce jeu subtil le signe d’une présence du passé, traces sensorielles ; parole primitive qui en appelle à une irrémédiable absence de mots pour en rendre compte. La mort du père, le deuil blanc entrent en résonance avec cette détresse infantile, les moyens défensifs de survivance, le primitif en soi, l’origine de la vie psychique :
« Le disparu, comme une ombre, comme une apparition, se rend instamment présent pour fuir et à nouveau disparaître [9]. »
59L’analyste dans ces moments féconds, en écoute d’une forme de mots qui cherchent leurs formes, devient un muet qui écoute la langue de l’autre, à la recherche de cette « chose muette ». Ne serions-nous pas dans l’interrogation de Joseph Conrad lorsqu’il écrit :
« Allons-nous soumettre la chose muette ou être soumis par elle [10] ? »
61Je pense à Sylvie Germain :
« Il tend ainsi par la poésie à briser la gangue d’ombre et de givre qui en durcit les mots de la langue, à lui donner un son neuf [11]. »
63Cet analysant-poète me permet de comprendre la nécessité pour lui d’une bascule nécessaire du dedans vers le dehors, en un lieu où s’hallucine un combiné ambivalentiel de l’autre et du soi, et ce sur fond de négatif … « Négativité ouverte », disais-je.
64Je pense à cette phrase poétique : « Je voudrais aller plus loin que ceux qui vont plus vite. » Nous pourrions entendre ce qui s’est transformé en lui dans la relation, nous passons de l’action de décharge, « l’Action directe », à la conquête de l’intériorité …
« Dans sa mutité il a goûté la saveur amère du silence intérieur où le langage se dénoue, chaque mot prenant alors un poids nouveau, une résonance élargie. Et son silence était vivant. Dans sa cécité il a découvert une autre façon de voir ; de voir au revers du visible [12] »,
66écrit Sylvie Germain.
67« L’action directe » au péril de sa vie pour me dire et nous faire vivre ce qui n’a pas pu, à la disparition de son père, se constituer sous la forme d’un inceste heureux avec l’objet œdipien. « Je n’étais qu’un être de tête sans corps », dit-il.
68Seul sans le corps maternel, il ne lui reste que la séduction par les mots pour taire la douleur secrète qu’il ne pouvait entendre. Il me dit combien il n’y a pas eu de filtrage par l’influence du Préconscient, et c’est alors tout l’appareil psychique qui est privé de la zone tiercéisante.
69Nous sommes ici dans le sillage des processus tertiaires repérés par Green et qui, selon ma compréhension, ne sont ni les processus primaires de l’inconscient (libre décharge et plaisir absolu), ni les processus secondaires de la conscience (logiques, symboliques) mais l’articulation entre les deux, grâce au couple « image-affect », à l’intérieur du phénomène de la résonance fantasmatique.
70Il me semble que l’émergence poétique va remettre en jeu la circulation des fantasmes et des registres, et pourquoi pas, ouvrir de nouvelles voies à la métapsychologie. Et puis, il y a encore un autre opérateur aujourd’hui qui nous permet de transmettre nos questions : c’est la question de l’écriture et j’emprunterai à Sylvie Germain cette phrase si profonde pour notre conclusion :
« Écrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots [13]. »
72Nous pourrions, ce jour, remplacer le mot écrire par « écouter le voyage analytique entre poésie et psychanalyse ».
73Et pour en finir, cette « ligne d’ombre », figure du sillage, mais aussi trait de l’écriture noir sur blanc, ne serait-elle pas à entendre du côté du reste, fruit des imprévisibles faillites du savoir sur soi, que l’analysant, le poète, l’analyste par le secours de la séance, de l’écriture, tente d’énoncer depuis ce qui n’a pas pu s’élaborer suffisamment dans l’intimité de sa vie psychique ?
Mots-clés éditeurs : chose muette, suture fétichisée, ligne d'ombre, poésie scientifique, œuvres vives, négativité ouverte, œuvres mortes, primitif, originaire
Date de mise en ligne : 04/03/2011
https://doi.org/10.3917/cohe.204.0056Notes
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[1]
J.-B. Pontalis, Traversée des ombres, Paris, ©Gallimard, coll. nrf, 2003, p. 19.
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[2]
E. Orsenna, « Chassécroisé, L’écriture et la mer », Télérama, juillet 2009.
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[3]
D. Eddé, La lettre et la mort d’André Green, Paris, Denoël, p. 10.
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[4]
P. Fédida, « Géologies de l’air », Ralentir travaux, 1997.
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[5]
E. Gomez Mango, « Un muet dans le langage » dans apf, Le Primitif, Paris, puf, 2007, p. 68.
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[6]
S. Germain, Magnus, Paris, Albin Michel, 2005, p. 133.
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[7]
P. Celan, « Le discours de Brême » (1958), Revue de Belles Lettres, 1972.
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[8]
S. Mallarmé, « Don du poème », dans Œuvres complètes, Paris, ©Gallimard, 1945, p. 516.
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[9]
E. Gomez Mango, op. cit., p. 63.
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[10]
J. Conrad, Au cœur des ténèbres, Paris, ©Gallimard, 1985, p. 123.
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[11]
S. Germain, op. cit., p. 157.
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[12]
Ibid.
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[13]
Ibid., p. 14.