Couverture de COHE_202

Article de revue

De la bienveillance à la paranoïa. Psychanalyse et cinéma

Pages 126 à 136

Notes

  • [1]
    B. Bertolucci, The Dreamers (Les innocents), film franco-italo-britannique, 2003.
  • [2]
    http ://www.etudes.ecp.fr/ physique/illustrations/dualite.htm
  • [3]
  • [4]
    Ce père est logiquement identique au père de la horde. Même s’il ne couche pas avec toutes les femmes de la terre, il en prive néanmoins ses enfants sans que ceux-ci s’en plaignent nécessairement.
  • [5]
    N’oublions pas que déjà les parents de ces jeunes avaient pris un tournant hédoniste au lendemain de la guerre.
  • [6]
    Les femmes (mlf), les homosexuel(le)s, le fhar et les prisonniers (gip).
  • [7]
    Freud a pensé la vie par opposition à la mort, Lacan a pensé le mouvement par opposition à l’image spéculaire.

1Ce texte fait suite à une discussion qui a eu lieu entre Claude Brodeur, psychanalyste, Jean-Marc Duru, psychologue, Christian Roy, historien, et Karim Jbeili, psychanalyste, après le visionnage du film Les innocents de Bertolucci [1], dans le cadre d’un séminaire de psychanalyse et d’histoire sur le xxe siècle en général, et les événements de Mai 68 en particulier. C’est Karim Jbeili qui a repris l’enregistrement de la discussion pour en produire le texte ci-dessous.

De l’écoute au cinéma

2C’est un fait peu connu, mais Freud n’aimait pas du tout le cinéma. Lorsqu’on lui a demandé de lire et de commenter le scénario que Sartre avait écrit sur sa vie, il a refusé. En ajoutant qu’il n’avait, en revanche, aucune objection à ce qu’on fasse autant de films, sur lui ou la psychanalyse, qu’on voudrait, pour peu qu’il n’ait pas à s’en mêler.

3Il est vrai que le cinéma est resté muet jusqu’en 1933 et que Freud avait peu d’attrait pour ces images qui se voulaient parlantes alors que la science qu’il avait fondée recherchait les paroles en souffrance pour les offrir en pâture à son innovation majeure : l’écoute. Jusqu’à Freud, la parole s’intégrait toujours dans un processus d’échange entre interlocuteurs. L’écoute n’était alors qu’un fait passager et instrumental qui préparait la réponse du locuteur. Avec la « talking-cure », il y a une différence radicale qui s’instaure entre locuteur et écouteur ; une dissymétrie essentielle.

4L’aspect échangiste de la parole, qui faisait adhérer chaque locution à un locuteur ayant une identité donnée, est totalement subverti. La parole est désormais libre de locuteur. Elle est citation d’un événement passé, elle est sonorité dépourvue de sens, elle est rêve ou acte manqué, bref, elle quitte le champ de l’interlocution et devient matière à observation. Rien ne doit être écarté du champ de cette observation. Aucune sélection ne doit se faire, tout doit être dit selon la règle.

5Sur l’autre versant, dans l’écoute, tout doit être entendu. Ce n’est plus la parole qui provoque l’écoute, c’est l’écoute qui va chercher la parole la plus intime, celle qui n’avait jamais cours lors des échanges traditionnels de parole. Cette parole intime qui, jusque-là, ne se disait que pour soi, va désormais se proférer pour le grand Entendeur.

6Tel est le terreau sur lequel va venir prendre place le cinéma parlant. Certes, de nombreux auteurs vont s’inspirer de la psychanalyse pour réaliser leurs scénarios en s’efforçant d’illustrer celle-ci d’une façon ou d’une autre. Pourtant, l’illustration de la psychanalyse par le cinéma est loin d’épuiser leurs rapports. Elle n’en est que la partie la plus apparente, voire la plus superficielle. Leurs rapports sont de loin plus complexes.
Sans prétendre être exhaustif, nous allons explorer ces rapports à travers l’analyse d’un film qui nous a paru particulièrement pertinent à cet effet. Il s’agit du film de Bertolucci, Les innocents, qui analyse les événements de Mai 68 ainsi que le rôle que le cinéma a joué durant lesdits événements et ce, bien entendu, en langage cinématographique. Pour analyser le film et l’amener à dégager son opinion sur le rôle du cinéma dans la mutation psychologique de Mai 68, nous emprunterons aux instruments hérités du structuralisme.

Résumé du film

7Le film débute par une scène qui contient déjà tous les éléments de l’intrigue et, d’ailleurs, va nous servir de clé pour la compréhension de la suite. La cinémathèque du palais de Chaillot vient d’être fermée par les autorités pour des raisons qui ne sont pas dites, mais dont on apprend qu’elles concernent Henri Langlois, le fondateur de celle-ci. Une voix off nous décrit alors l’atmosphère culturelle qui y règne. Les fidèles y viennent tous les jours, le plus tôt qu’ils peuvent, pour s’asseoir au plus près de l’écran et avoir ainsi un accès quasi exclusif à celui-ci. On voit alors les spectateurs agglutinés au pied de l’écran fumant moult cigarettes, avec la tête levée comme s’ils buvaient des biberons d’images.

8Puis, nous voyons une jeune fille enchaînée aux grilles fermées de la cinémathèque, avec une cigarette au bec à la Gainsbourg. Survient un jeune Américain, un peu hors du coup ; la jeune fille lui demande de lui retirer la cigarette, ce qu’il fait. « Vous êtes enchaînée ? » « Non », dit-elle souriante. Et elle soulève les bras sans difficulté. Les chaînes étaient factices et ne tenaient que pour l’apparence. Nous saurons par la suite que la jeune fille a un frère jumeau siamois. Ils ont chacun une tache identique à l’épaule, trace de l’endroit par lequel ils étaient collés l’un à l’autre.

9Les deux jumeaux, dés œuvrés par la fermeture de la cinémathèque, adoptent le jeune Américain et partent en balade avec lui sur les bords de la Seine. En rentrant chez lui, le jeune Américain écrira à sa mère pour lui raconter son agréable rencontre. Et nous le verrons se masturber de la main gauche tout en écrivant de la main droite, comme si, tout à coup, une femme pouvait avantageusement remplacer sa mère.

10Les jumeaux le présenteront à leurs parents, qui sont des intellectuels éclairés, mais pas suffisamment au goût du frère jumeau, qui aura une altercation avec son père en lui disant qu’il ne voudrait pour rien au monde en arriver à lui ressembler. En revanche, le jeune Américain s’entend bien avec les parents de ses nouveaux amis et leur racontera, durant le repas, ses réflexions géométriques autour des dimensions de sa boîte d’allumettes par rapport aux carreaux de la nappe. Ce qui en dit long sur sa perception de la réalité à travers un cadre ; le cadre de la caméra, on le comprendra plus tard.

11Puis, les parents partent opportunément en vacances pour deux semaines, en laissant quelques chèques pour la subsistance des enfants. Le jeune Américain en profite pour emménager avec les jumeaux. C’est là que s’enclenche vraiment l’intrigue.

12L’Américain découvre par hasard un spectacle qui le trouble au plus haut point : les deux corps nus et endormis des deux jumeaux dans des positions où la luminosité érotique l’emporte sur la candeur fraternelle. Ce regard sera le point tournant qui, progressivement, verra les liens « innocents » du frère et de la sœur se transformer en liens sexuels et donc, les forcer l’un et l’autre à les exercer ailleurs, avec d’autres.

13Quelques moments forts dans ce processus : d’abord, lorsque la sœur exige de son frère qu’il fasse en public ce qu’il fait habituellement en privé. Celui-ci s’exécute devant eux et se masturbe sur une photo de Marlène Dietrich dans L’ange bleu ; ensuite, lorsque la sœur fait l’amour avec l’Américain devant son frère. Là, à la surprise générale, on s’aperçoit que contrairement à ce que nous avions supposé (tant les spectateurs que l’Américain), la fille était vierge et se trouvait donc innocente de toutes les turpitudes qu’on lui avait prêtées avec son frère. Enfin, point d’orgue qui dénoue tous les fils de l’intrigue et permet d’éclairer rétroactivement tout le film, la dernière scène se passe dans le salon. La fille a construit une immense tente nomade dans laquelle elle convie son frère et son amant à dormir avec elle. Pendant que ceux-ci sont assoupis, elle se munit d’un très long tuyau, branché sur le gaz, qu’elle entreprend d’inhaler dans la tente/l’attente de la mort pour elle et pour ses deux acolytes.
Au lieu de mourir, ils sont cependant sauvés par le gong. Un pavé, lancé opportunément sans doute par un manifestant, brise la vitre et atterrit dans le salon. Les trois protagonistes, au lieu de mourir dans leur sommeil, répondent à l’appel du pavé et descendent dans la rue s’attaquer aux crs malgré les réticences de l’Américain. Celui-ci souhaite seulement sortir l’intimité des jumeaux dans la rue au grand jour, sans nécessairement participer à la violence de l’insurrection étudiante.

Premier niveau d’analyse

14On pourrait comprendre ce film, à un premier niveau, comme étant le récit d’une séparation, ou d’un décollement de deux jumeaux qui, jusqu’à présent, vivaient une relation très intime au sein d’une famille bienveillante. Pour peu que le regard paternel se détourne et parte en vacances, voilà que la relation narcissique innocente s’ouvre à la sexualité. La masturbation, ou l’acte sexuel devant le partenaire gémellaire, tente pour un temps de sauver le narcissisme initial, mais en vain. Il faut se résoudre à aller au-delà, et descendre dans la rue, pour prendre le risque de nouvelles rencontres.

15Cette analyse a un caractère convaincant et semble vraie au niveau phénoménologique. C’est effectivement ce qui se passe sous nos yeux de spectateurs. Pourtant, si on est un tant soit peu exigeant, il faut bien avouer que l’analyse est bien superficielle. Les éléments qu’elle met ensemble forment une gestalt, certes satisfaisante, mais qui, en revanche, en néglige une grande quantité d’autres qui finissent par se perdre en arrière du décor ; le film en est réduit à une banale intrigue psychologique sans envergure. On ne comprendra pas pourquoi Mai 68 sert d’arrière-plan à cette intrigue et en quoi il la soutient.

La suspicion

16Il faut percer la couche phénoménologique, aller au-delà de l’évidence. Mais peut-être que cette phrase que je viens d’écrire m’a été inspirée par le film lui-même, et que c’est précisément de ça qu’il s’agit dans le film. Le moment si important où l’Américain découvre le corps nu des jumeaux dans le même lit pourrait l’inciter, soit à consentir à l’évidence et à penser qu’ils sont couchés côte à côte en tout bien tout honneur, soit à aller au-delà de cette évidence en s’interrogeant sur cette troublante intimité.

17D’ailleurs, beaucoup d’indices dans le film vont dans le sens d’une réflexion sur le regard. Dès la première scène, il y a cette mise en rapport de la fermeture de la cinémathèque avec la question du décollement. Le décollement du frère et de la sœur n’est donc pas juste une question psychologique, il fait obligatoirement partie d’une réflexion sur le regard et sur le cinéma.

18Il faut donc suivre tous les indices qu’il nous donne sur le regard et le cinéma et leur trouver une cohérence. Peut-être que cette cohérence aura alors une valeur explicative de l’évidence précédente que nous avons mise en doute. Le film nous donne la fermeture de la cinémathèque comme indice majeur et nous indique ce qu’elle représentait pour les cinéphiles : une sorte de vie familiale avec une mère généreuse, l’écran, qui dispensait sa visibilité à tous ses enfants agglomérés autour d’elle, toujours avec la bénédiction bienveillante du père Langlois. La manifestation devant la cinémathèque a lieu après que Langlois eut été discrédité et congédié par Malraux, ministre de la Culture, parce qu’il était un peu trop brouillon et menait sa barque d’une façon un peu trop personnelle.

19Autre indice, le jeune Américain surgit à ce moment précis de l’histoire des jumeaux, comme s’il venait se substituer à l’habituation que les jumeaux avaient de la cinémathèque. Est-ce un hasard ?, à la place de Langlois surgit l’Américain.

20Le collage relatif vient parsemer tous ces événements. Au collage que j’ai évoqué plus haut (cigarettes, chaîne et épaule) viennent s’ajouter l’intimité relative du cinéphile avec l’écran et l’intimité érotique que vivent les deux jumeaux. Cette dernière est brisée par le départ des parents en vacances et l’arrivée de l’Américain.

Deuxième niveau d’analyse

21Nous avons ainsi deux situations d’intimité « licites » qui sont traitées par le film comme collage relatif. Ces deux cas de collage sont brisés par l’absence d’un père discrédité et le surgissement de l’Américain.

22Il y a là un deuxième niveau d’analyse qui embrasse plus d’éléments que le précédent. Ce ne sont plus seulement les jumeaux qui sont impliqués mais tous les éléments qui tournent autour de la cinémathèque. Il nous désigne deux liens candides et innocents, aussi longtemps que le père bienveillant et un peu brouillon est présent. Dès que le père s’absente, le lien candide se brise inéluctablement et engendre une perte tragique, et tant les cinéphiles frustrés que les jumeaux finissent dans la rue, attristés d’avoir perdu leur paradis initial.

23C’est seulement quand le paradis est perdu qu’il apparaît comme paradisiaque. Un idéal perdu, contrastant avec la souffrance du manque actuel. Différence de potentiel dépressive, qui va animer, par la suite, le circuit de la fureur de vivre. À moins qu’il ne se résolve dans un court-circuit qui ramène à la mort et évite ainsi le passage par la souffrance de la vie.

24À ce deuxième niveau d’analyse, le regard porté par l’Américain sur les corps dénudés des jumeaux ressemblerait à ces tableaux d’Adam et Ève, découvrant leur nudité et, du coup, chassés du paradis. Le corps y a une coloration qui démontre sans nul doute possible que la candeur a cédé le pas à l’érotisme. Tout à coup, Adam et Ève ont le sentiment d’être regardés, se découvrent découverts. Un regard s’est posé sur la nuit de leur candeur et en a fait disparaître les étoiles comme un soleil levant.

25Le rassemblement des cinéphiles autour de la cinémathèque dans cette ultime manifestation est l’image spéculaire de l’ensemble des cinéphiles. Aussi bien que l’image des deux jumeaux couchés côte à côte est celle de l’ensemble que constituent les jumeaux. Ces images spéculaires constituent des moments marquants après lesquels plus rien n’est pareil.
Arrivés en ce point de l’analyse, on s’aperçoit que le deuxième niveau d’analyse, même s’il charrie plus d’éléments que le premier, demeure lacunaire. Nous venons de voir s’ouvrir une réflexion sur l’intimité, la pudeur et le regard, qui transcende notre deuxième niveau d’analyse, celui-ci ayant seulement ajouté une dimension de psychologie collective au niveau précédent.

Troisième niveau d’analyse

26Nous entrons ici dans une réflexion sur le regard, qui vient expliquer que la présence de la cinémathèque, dans le film, n’est pas du tout le fruit du hasard. Il s’agit d’un troisième niveau d’analyse, où la question centrale serait : que se passe-t-il quand un père bienveillant s’absente et qu’un regard étranger se porte sur l’intimité innocente qu’il garantissait ?

27La première conséquence en est que l’intimité sombre dans une déchirante inaccessibilité dont il ne reste à flot que la nostalgie. Ce qui était candide jusque-là devient objet de soupçon. Le geste le plus innocent devient coupable. On peut supposer que le sentiment de culpabilité viendrait de la disparition du père. Comme si on avait exclu le père pour pouvoir jouir d’un état dont, paradoxalement, on jouissait déjà avant sa disparition.

28Jusqu’ici, rien de bien original que la psychanalyse n’ait déjà formulé d’innombrables fois. Ce que le film met en valeur, c’est que sur ce terreau d’un père absent puis exclu, sur le sentiment de culpabilité qui met fin à l’innocence, vient se greffer le regard de l’autre. Le regard de l’Américain va être celui pour lequel vont désormais se passer les choses.

29À l’origine, lorsque l’intimité a libre cours, le cinéma est un récit conçu pour le public dont les cinéphiles boivent les paroles imagées. Puis, cette opportunité étant close, il ne leur reste qu’à se masturber sur l’image d’une femme, ou à faire l’amour. Ce plaisir, cependant, n’a de valeur que s’il s’accomplit sous le regard d’autrui. On se rappelle la formule hégélienne : le désir humain est désir du désir de l’autre. Mais ici déjà, le premier désir est en attente d’être désiré.

Du récit au regard, le cinéma bascule

30À la place du cinéma comme récit unilinéaire, s’écoulant dans le temps, prend place le spectacle du spectacle. Imaginaire forcément dédoublé. On peut dès lors dire que, dans un premier temps, le cinéma est un récit qui vient transcender le théâtre du quotidien. Puis le récit se tait lorsque s’en va le père. Et c’est là que le cinéma s’installe au centre de la vie et entreprend de débusquer toutes les intimités qui deviennent tout à coup honteuses, puisqu’elles ne sont plus « couvertes » par la bienveillance du père. Le cinéma entreprend ainsi, partout où il les rencontre, de les refouler dans le réel pour mettre à leur place le spectacle du sexe et de l’avidité.

31Il est clair que ce montage, centré sur le regard de l’Américain, n’a plus aucun rapport avec l’intimité originelle. Celle-ci obéit à des règles familiales ou personnelles de type symbolique, alors que le spectacle qui est toujours forcément spectacle du spectacle obéit à des règles de lisibilité imaginaires fort différentes. Il faut tout montrer, y compris montrer qu’on montre tout, même si ce qui est montré n’a plus grand rapport avec l’intimité originelle sacrifiée.

32Le regard cinématographique compose avec l’intime, tant que l’obscurité est encore possible, c’est-à-dire tant que le père bienveillant n’est pas parti. Mais dès qu’il part, le regard cinématographique change de nature ; au lieu d’être au service de la jouissance de son public il asservit le public pour le soumettre à sa propre jouissance voyeuriste. Il devient dominant et scrutateur, comme l’œil de Dieu qui regardait Caïn. Il devient CRS-SS et amène les intimes à se séparer, à se masturber, et à faire l’amour l’un devant l’autre, à sacrifier leur virginité et, enfin, à descendre dans la rue lancer des pavés. Éjecter du sperme, du sang ou des pavés semble relever de la même catégorie.

33Au lieu d’être alterné – on regarde un temps, on est regardé à d’autres –, le regard s’installe dans la dissymétrie. Un regard central, la caméra, est continuellement désir de voir qui soumet sans cesse des espaces nouveaux qui découvrent opportunément qu’ils désirent être vus. Un œil sourcilleux et culpabilisant qui rencontre des gens prêts à s’offrir à lui, à admettre leur culpabilité et à faire leur autocritique. Un œil stalinien en somme.

34Ce troisième niveau d’analyse a porté fruit, mais les résultats sont mystérieusement disparates et, par là même, suscitent un doute sur leur validité. Peut-être que si nous trouvions le moyen de confirmer ces résultats, ils seraient plus assurés.

De la bienveillance à la paranoïa : la physique quantique

35Nous allons faire appel, à cet effet, à une expérience de physique assez connue (Fig. 1) où des particules successives sont lancées sur un écran photosensible (comme un papier-photo) en passant par un écran percé de deux trous très rapprochés. Chaque particule émise passe par les deux trous percés dans le premier écran avant d’atteindre le deuxième écran. Ce dernier conserve la trace de l’impact de chaque particule successivement.

Fig. 1
Fig. 1
Aux deux extrémités de la flèche d, deux trous permettent aux particules, émises par la source, de traverser l’écran de gauche pour aller percuter et s’imprimer sur l’écran de droite.

36Il s’agit d’une vieille expérience du début du xixe siècle faite par Young et Fresnel [2]. À cette époque, ce n’était pas une particule qui était émise par la source mais un rayon lumineux monochromatique. On obtenait alors sur l’écran la figure d’interférence ci-desssous (Fig. 2).

Fig. 2
Fig. 2
Figure d’interférence où alternent des bandes sombres et des bandes lumineuses.

37Fresnel avait alors réussi à démontrer que Newton avait tort lorsqu’il soutenait que la lumière était faite de particules. Manifestement, la lumière était une onde puisque cette onde pouvait, d’une part, s’ajouter à elle-même et donner les parties claires, et d’autre part, se soustraire d’elle-même pour donner les parties sombres [3].

38Plus d’un siècle et demi plus tard, on a repris l’expérience en envoyant une seule particule à la fois. On a alors obtenu le résultat tout à fait étonnant : les impacts des particules successives émises à des intervalles de temps constituent des figures d’interférence exactement comme si toutes les particules avaient passé en même temps et qu’elles avaient interféré entre elles (Fig. 3).

Fig. 3
Fig. 3
On distingue les impacts de particules sur le papier photosensible. De plus en plus nombreux de l’image a à l’image e, ils finissent par dessiner une figure d’interférence très nette sur l’image e.

39Nous avons affaire ici à une solidarité collective entre des particules, solidarité qui transcende le temps. Aussi longtemps que l’expérimentateur accepte l’idée que chaque particule est passée par les deux trous à la fois, la solidarité persiste.

40Dès que, cependant, l’expérimentateur ne tolère plus cette incertitude, et que, pris d’une envie de savoir, il installe un œil (un mouchard) à l’embouchure des deux trous, la solidarité entre les particules, représentée par la figure d’interférence, disparaît. Les deux trous observés par le mouchard n’ont plus le même lien logique entre eux. Dans l’incertitude initiale, chacun des trous se contente de ne pas être l’autre. Alors qu’avec le mouchard, quand le savoir de la certitude prend place, chaque trou acquiert une identité qu’il va falloir nommer (A et B, par exemple), ne serait-ce que pour pouvoir dire par quel trou la particule est passée.

41Curieusement, la distinction logique qui s’opère entre les deux trous a pour effet de transformer radicalement l’expérience. Désormais, au lieu d’avoir une figure d’interférence, on obtient, très nettement, deux paquets d’impact : le paquet de particules ayant passé par le trou A et le paquet de celles qui sont passées par le trou B.
Cette expérience de physique quantique va conférer une teneur nouvelle à l’analyse de troisième niveau, en de cristalliser l’opinion du film sur Mai 68, qui sera notre quatrième niveau d’analyse.

Quatrième niveau d’analyse

42L’expérimentateur qui se contente de son incertitude, c’est Henri Langlois, qui se préoccupe peu de savoir si ces cinéphiles entretiennent des rapports incestueux avec l’écran qu’il leur prodigue quotidiennement. C’est aussi le père des jumeaux qui ne veut pas savoir ce qu’ils font ensemble, tout nus dans leur lit.

43Les deux trous, ce sont les deux jumeaux qui, au début du film, n’ont pas plus d’identité que celle d’être l’un différent de l’autre. On pourrait même dire que leur identité sexuelle demeure incertaine, oblitérée qu’elle est par leur rapport différentiel. Ce rapport les oblige à être différents l’un de l’autre mais aucunement d’être d’un sexe particulier. Ils peuvent demeurer angéliques aussi longtemps que le père-sévère ne s’en est pas mêlé. La figure d’interférence, ce sont tous les souvenirs de leur culture cinématographique qu’ils peuvent rappeler à tout instant de leur vie quotidienne.

44Puis, le père-sévère arrive. C’est André Malraux dans le cas de la cinémathèque. Celui qui veut savoir ; ce qui se passe dans l’obscurité des salles ; ce qui se passe entre les deux jumeaux ; par quel trou est passée la particule. Ce savoir trop minutieux a un effet destructeur désastreux. La cinémathèque est fermée, les jumeaux sont séparés l’un de l’autre et deviennent sexués. Il n’y a plus d’espace clos, d’espaces intimes. Le savoir a écarté l’érotisme intime des alcôves pour dénuder le sexe et le jeter dans la rue.

Le secret de Mai 68

45Tel est, au fond, le secret de Mai 68. Un père bienveillant est parti, un père-sévère l’a remplacé, armé d’un savoir qu’il va administrer avec rigueur dans le plein sens du terme.

46Le père bienveillant, c’est le père qui gère la sexualité de ses enfants et les maintient dans l’a-sexuation [4]. C’est le bon père de famille qui empêche ses enfants d’avoir des pratiques sexuelles trop précoces. Avec l’invention de la pilule contraceptive en 1956 et son implantation progressive jusqu’en 1967, le père n’a plus de réelles obligations de contrôle. Il a aussi ses propres orientations hédonistes à soutenir [5]. Telle serait une des causes du départ du père bienveillant durant les années 1960.

47Puis le père-sévère arrive avec son savoir rigoureux. Pour expliquer sa survenue, il suffit de dire que le départ du père bienveillant fait disparaître la protection naturelle qu’il assurait ; ce qui sème l’inquiétude. Tout peut devenir une menace, et il faut faire jouer le savoir pour conjurer les incertitudes et surveiller ses frontières.

48Ce savoir de l’inquiétude exerce sa virulence tant dans le champ du spectacle que dans celui de la sexualité. Il rompt les liens candides entre les spectateurs et le spectacle, ainsi que ceux existant entre l’homme et la femme. Il faut surveiller le spectacle. Il faut surveiller la sexualité. Ne rien laisser dans l’ombre pour ne pas importuner l’œil paranoïaque. Il faut offrir à cet œil, pour le rassurer, le spectacle du spectacle et le spectacle de la sexualité. Au tout dire de la cure analytique freudienne, va correspondre le tout montrer du sexe, de la violence et du spectacle. L’intimité des alcôves ou des salles de spectacle sera la plus grande victime de Mai 68. Le dire de l’intime sera progressivement remplacé par la lisibilité évidente du montrer.

49Le spectacle de la grogne révolutionnaire et de l’émotion sexuelle va devoir descendre dans la rue sur les tréteaux des barricades de la rue Gay-Lussac ou bien dans les gigantesques happenings style Woodstock. Il faut sans cesse montrer et surtout montrer qu’on montre. Il n’est dès lors pas étonnant que la sensibilité des situationnistes de Guy Debord ait « révélé » la société de spectacle et que celle des maoïstes (ceux de Vive La Révolution) en soit venue à une réorientation de la sexualité du côté de la transparence revendicative.

50Un des effets du savoir de l’inquiétude en physique est, dans notre expérience, la disparition de la figure d’interférence. Chaque particule « inquiétée » n’est plus déterminée alors que par le hasard du trou qu’elle a traversé. Dans notre film, la figure d’interférence, c’est la connivence entre les deux jumeaux, leur capacité d’évoquer intensivement des scènes de film au moindre stimulus verbal. La disparition de cette connivence laisse chacun déterminé par le hasard de son sexe. Avant la rupture ils pouvaient jouer de leur différence sexuelle tout en ayant l’intime conviction d’être au fond identiques. Après la rupture, chacun est enfermé dans son sexe et leur gémellité n’est plus qu’un lointain souvenir. Être homme ou être femme est désormais une détermination extérieure au sujet à laquelle il doit pourtant s’accrocher comme si elle était vitale. Un triage s’opère, extérieur à l’essence du sujet. D’où le succès de la formule de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Une dimension essentielle de Mai 68 sera, du reste, l’apparition des particularismes : femme, homme, homosexuel, immigré, déporté, prisonnier, etc. Le journal Tout sera parmi ceux qui traduiront le mieux l’essence de 68, en mettant en valeur dans des numéros spéciaux chacun de ces particularismes [6].
Au lieu de mourir de désespoir d’avoir perdu des liens essentiels avec la disparition de l’incertitude, on va revendiquer frénétiquement un statut inessentiel en s’attaquant au savoir trop minutieux, en stigmatisant l’état « policier » qui veut trop en savoir. Et si ce sont les étudiants qui sont descendus dans la rue, c’est parce qu’ils étaient les victimes privilégiées de ce savoir honni ; alors que les ouvriers, moins directement concernés, à part peut-être à l’égard des cadences frénétiques des chaînes de montage, n’ont fait que suivre.
C’est un hasard étonnant qu’on retrouve la différence entre bienveillance et paranoïa à des niveaux si différents que peuvent l’être la physique quantique, d’une part, et la dimension humaine et sociale, d’autre part. La surprise est, en elle-même, intéressante et mériterait d’être explorée plus avant.

Le stade du miroir

51Freud a défini son éthique de l’écoute en parlant de « neutralité bienveillante » alors que Lacan a commencé sa carrière intellectuelle en étudiant la paranoïa dans son doctorat de médecine. C’est dire combien chacun d’eux était de son temps et sensible aux enjeux de son époque. Freud a connu le déclin du temps de la bienveillance à la veille de la Première Guerre mondiale, alors que Lacan a connu l’aube des temps paranoïaques au moment de sa thèse en 1932.

52Avant que Mai 68 n’introduise l’œil paranoïaque au cœur du savoir, Lacan l’avait déjà mis en valeur avec le stade du miroir. On y voit un corps s’unifier dans le futur grâce au regard qui est posé sur lui, la vertu première de ce regard étant de traiter toutes les parties de l’image de ce corps avec un égal intérêt (elles sont toutes sorties par le même trou). Il les incite à faire ensemble, à faire groupe et les fige dans l’instantané immobile de l’image spéculaire. En réaction à ce forçage du côté de l’immobilité, le corps se met alors en mouvement sous le regard d’autrui. Ainsi peut-on dire que, bien malgré lui, le regard paranoïaque crée le mouvement coordonné du corps.

La révolte contre l’image

53Comme le regard hitlérien crée le Juif et le regard stalinien crée le traître, ces regards sont essentiellement dissymétriques. En tant que regardant, il crée des regardés qui sont figés dans le statut de déportés ou de traîtres objectifs à la grande révolution prolétarienne pour satisfaire enfin le regard inquisiteur. Ils meurent tous ensemble dans les camps et dans le goulag pour que vive le grand paranoïaque. Les jeunes de 68 vont se révolter contre l’apparente passivité de leurs parents, contre l’immobilité de la mort et deviendront tous des Juifs allemands en révolte, ou des traîtres, et fiers de l’être, aux divers partis communistes. Ils vont inaugurer le statut de victime rétroactive qui s’est révoltée contre son statut pour ne pas mourir.

54Ce nouveau statut va venir recouvrir le statut nostalgique et dépressif de la perte de l’objet que nous avons évoqué précédemment. La différence jouissive de potentiel ne sera plus entre un état paradisiaque passé et un état actuel de manque déchirant. Lorsque le manque déchirant a été expérimenté comme potentiellement mortel il devient le point d’appui pour une sortie thérapeutique et salutaire. La différence jouissive de potentiel devient entre le passé victimaire mortel et honni, et le présent révolté et salutaire. Ce changement dans la différence de potentiel est en fait un refoulement massif de la période antérieure.

55La mort et l’immobilité sont une seule et même chose [7]. Pour résister à l’une et à l’autre il faut se mouvoir sous le regard d’autrui et prendre le risque de la vie. Le cinéma est là le symbole de la victoire sur la mort et l’immobilité. Il incarne le mouvement et son contraire, l’absence de mouvement. La série d’images immobiles donne in fine l’impression de la mobilité.
Il dit l’inverse des paradoxes de Zénon d’Élée lorsqu’il affirmait que tout mouvement se réduit en définitive à une série infinie d’images immobiles. Alors que le cinéma dit que ces images immobiles peuvent être ressuscitées dans une impression de mouvement. En ce sens le cinéma est aussi une victoire sur le statut de victime.

Pour conclure

56Nous avons vu le cinéma jouer tous les rôles à la fois : celui qui dispense maternellement des paroles imagées à un peuple de cinéphiles avides, celui qui observe et qui suspecte et, enfin, celui qui libère du statut de victime. Nous avons vu la parole polarisée par l’écoute, le regard polarisé par l’œil paranoïaque. Il existe une troisième polarisation qui est plus propre à notre époque, elle concerne un appareil perceptif qui est orienté, lui, du côté du réel. Il s’agit de la peur.

57La peur est un sixième sens qui permet sans cesse de mesurer les risques que l’on prend. Elle apparaît la plupart du temps dans un rapport de réciprocité, comme la guerre par exemple. En ce moment, elle a subi, comme la parole et le regard, un processus d’unilatéralisation. Elle est devenue dissymétrique. La peur est devenue le privilège de quelques-uns à l’exclusion des autres qui, eux, sont réduits au statut de terroristes, ceux qui ont pour tâche de provoquer la jouissance de la peur. Même s’il est peut-être aujourd’hui sur son déclin, il y a là un mouvement de civilisation. Une partie de celle-ci semble asservie à la jouissance de l’autre. Ce mouvement a surgi en même temps que la vidéo en 1980. Mais ce sera l’objet d’un travail ultérieur.


Mots-clés éditeurs : révolte, révolution, neutralité bienveillante, Malraux, cinéma, immobilité, structuralisme, Langlois, Psychanalyse, Freud, paranoïa, Bertolucci, Lacan, Mai 68

Mise en ligne 02/11/2010

https://doi.org/10.3917/cohe.202.0126

Notes

  • [1]
    B. Bertolucci, The Dreamers (Les innocents), film franco-italo-britannique, 2003.
  • [2]
    http ://www.etudes.ecp.fr/ physique/illustrations/dualite.htm
  • [3]
  • [4]
    Ce père est logiquement identique au père de la horde. Même s’il ne couche pas avec toutes les femmes de la terre, il en prive néanmoins ses enfants sans que ceux-ci s’en plaignent nécessairement.
  • [5]
    N’oublions pas que déjà les parents de ces jeunes avaient pris un tournant hédoniste au lendemain de la guerre.
  • [6]
    Les femmes (mlf), les homosexuel(le)s, le fhar et les prisonniers (gip).
  • [7]
    Freud a pensé la vie par opposition à la mort, Lacan a pensé le mouvement par opposition à l’image spéculaire.
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