Couverture de COHE_200

Article de revue

Que reste-t-il de nos amours ? Entre deuil et mélancolie, le rêve…

Pages 61 à 68

Notes

  • [1]
    Ce texte est la conférence remaniée exposée à la Journée du IVe Groupe « La singularité de la transmission ».
  • [2]
    Rapport du Congrès des psychanalystes de langue française « L’idéal transmis » (J. Mauger, L. Monette, « L’idéal transmis », RFP, tome LXIV, Paris, puf, 2000).
  • [3]
    L. Aragon, Les collages, Éd. Hermann, coll. « Savoir », 1980, p. 131-132.
  • [4]
    Cf. Bion et Meltzer ; J. Canestri, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, La Babel de l’inconscient : Langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1994.
  • [5]
    Études freudiennes, n° 36, « Être psychanalyste d’enfants après Freud », janvier 1995.
  • [6]
    D.W. Winnicott (1962), « Les visées du traitement », dans Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1983.
  • [7]
    R. Puyuelo, « Postures individuelles, groupales et institutionnelles pour adolescents abusés narcissiques, dits “délinquants”. Réflexions analytiques », L’omnipotence, rfp 4, tome LXXI, Paris, puf, 2007, p. 1131-1149.
  • [8]
    R. M. Rilke, ixe Élégie de Duino, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1994.
  • [9]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1975, p. 21.
  • [10]
    R. Puyuelo, « De la créativité des impasses des traductions », Colloque interne de la spp sur « L’inquiétante étrangeté », 2007, inédit.
  • [11]
    J. Caneti, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, op. cit.
  • [12]
    A. Green, « Une autre traduction », dans Les chaînes d’Éros, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • [13]
    J. Altounian, « Les héritiers et les traducteurs », Libres cahiers de psychanalyse, 16, Parler de la mort, Paris, In Press, 2007.
  • [14]
    N. Zaltzman, « L’impact des mots », Topique n° 96, Ed. L’Esprit du temps, p. 88-89, 2006.
  • [15]
    R. Puyuelo, Figures typiques de l’enfant mort-vivant, Groupe Méditerranéen de la spp, 2007, à paraître.
  • [16]
    Cf. Compte rendu et commentaires des Journées scientifiques du IVe Groupe, Bulletin d’information n° 43, automne 2007.
  • [17]
    M. Fain, D. Braunschweig, La nuit, le jour, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1975.
  • [18]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve, Paris, Dunod, 2002.

1Deux citations [2] ne cessent de m’interroger :

2

« Perlaborer, ce pourrait bien être d’analyser nos compulsions : compulsion à analyser comme s’il n’existait pas de l’extrapsychique ; compulsion à interpréter en prêtant un surpouvoir à la quête de sens ; compulsion à agrandir le champ d’application de la psychanalyse laissant derrière du supposé acquis devenu propre à soi, lieu de notre résistance ; compulsion à nous reproduire augmentant le nombre de sociétaires indépendamment de la pratique. » (p. 1453-1454)
« Pourquoi nous inquiéter de nos modes de transmission de la psychanalyse ? En voie de devenir des psychanalystes sans patient, à quelles conceptions de ce qui ne “passe” plus allons-nous devoir nous exposer ? Inquiétant étranger, mais inquiétant familier tout autant. Y aura-t-il entre les deux une aire marginale pour réinscrire la pensée de l’étrangeté de l’un et de l’autre, en deçà et au-delà des territoires du vraisemblable auxquels nous sommes depuis longtemps habitués ? » (p. 1458)

3Je démarre mal… Par deux citations. De quel « collage », je témoigne là ? Aragon dit que le collage est le désespoir du peintre. Le peintre reconnaît là l’inimitable et le point de départ de ce que le peintre renonce à imiter. Mais par là le monde peut être repensé. Transposé à l’écriture, c’est l’ouverture à la poésie cubiste, où la citation peut être à la fois le désespoir de l’inimitable du poète ou de l’écrivain, mais aussi la proclamation de la personnalité du choix, préférée à la personnalité du métier comme quand Marcel Duchamp signait des objets usuels [3].

4Je préfère le terme de collage à celui de citation. L’introduction de la pensée d’un autre, d’une pensée déjà formulée, dans ce que j’écris, prend ici la valeur non plus de reflet, mais d’acte conscient, de démarche décidée, pour aller au-delà de ce point d’où je pars, qui était le point d’arrivée d’un autre.

5Quelle va être ma posture dans cette exposition ? De quelle façon mon corps, ma pensée et l’acte d’écrire et d’être là m’engagent dans un présent d’où passé et futur sont en attente ? Être analyste, n’est-ce pas être engagé ? Mais à quelles impostures doit-on échapper ?

6L’argument de « La singularité d’une transmission » évoquait en conclusion « l’expérience de psychanalystes appartenant à différentes sociétés ». Je ne peux représenter ma société. Le « ma » en dit long de mes projections entre assujettissement et possession, et… Tout au moins puis-je parler de mes engagements qui « profitent » du bouillon de culture de mon milieu analytique. Suis-je là pour partager, échanger, tenter de me déloger de mes certitudes masquées par mes incertitudes affirmées ?

7Je me dis aussi : quelle tour de Babel allons-nous construire, dramatisant l’intraduisible et l’intransmissible [4] ? Je pense également que l’intégration croissante des modèles théoriques a influencé l’accroissement de la diversité et de la flexibilité observées dans les pratiques cliniques individuelles.

8J’oubliais enfin une spécificité de ma pratique analytique : la psychanalyse de/avec l’enfant, badge reconnu dernièrement par l’ipa, mais qui achoppe sur les questions de formation dans la majorité des sociétés de psychanalyse et n’est plus sujet de débat depuis 1994 [5].

9Cherchant un titre à mon intervention, surgit le motif d’une chanson, un air dans ma tête… « Que reste-t-il de nos amours ? » ? « mes » ou « nos », je ne me souviens plus… Je songe alors que je me dois de préciser : deuil, mélancolie et rêve s’imposent à moi. Soulagé, je passe à autre chose… Mais on me presse de clarifier le contenu de mon texte.

10Je relis l’argument de cette journée, je retourne à mon titre et je ne m’y retrouve plus…, jusqu’au moment où enchâssé dans le temps et le mouvement pulsionnel de mon titre m’apparaît le « reste » qui remet tout en question… Qui me met en mouvement. Je me dis que « je ne veux pas être en reste… » Et pourtant « nous sommes toujours en reste » dans un double mouvement au sujet et à l’objet.

11Devenir, être psychanalyste et… le rester (j’allais dire le demeurer ? demeure : maison familiale et familière : inquiétante étrangeté)… Être psychanalytiquement non psychanalyste. Et tout ceci se modifie, se « transforme » suivant les âges de la vie.

12Winnicott écrit dans « Les visées du traitement [6] » :

13

« Rester vivant… Rester en bonne condition… Rester éveillé… Être moi-même, me comporter comme il faut, enfin, dans la mesure où l’on entreprend une cure, comment y survivre et la mener à son terme… »
Écho de rester en vie et se conserver soi-même de « Deuil et mélancolie » (Freud, 1915). Mais il paraît s’agir d’autre chose dans les « restes ».

Comment rester exposé à l’expérience de l’inconscient ?

14Trois situations viennent à mon esprit, aucune ne fait référence directement à la cure. Ces situations ont été ces derniers temps sources de penser et d’écriture pour moi, variations témoignant que notre fond le plus intime est tissé de l’autre, qu’il est fait en bonne partie de lui. Nous devons reconnaître que nous sommes des chimères : unité fragile, originale et unique. Mon fil rouge sera ces mouvements d’inquiétante étrangeté, issus de la réflexion de Freud entre 1913 et 1919, véritable passerelle entre les deux topiques freudiennes. S. Freud quitte alors la clinique pour la théorie. Il propose le déni en place du refoulement. On pourrait dire que le transfert de pensée est à la deuxième topique ce que le transfert était à la première.

Ma rencontre avec un chef de village en Afrique [7]

15« Mon analyse prendra fin quand je ferai mon âge », disait Winnicott avec humour. Je vais vous raconter une histoire personnelle, mon âge me le permet.

16Je suis né et j’ai vécu en brousse en Afrique jusqu’à l’adolescence. Les imprévus de ma naissance ont amené mes parents à me confier à une jeune mère africaine qui m’a nourri au sein avec son bébé. Cet épisode de ma vie n’a jamais fait question pour moi jusqu’au jour où…

17On me propose d’aller en Afrique pour travailler durant des périodes d’une dizaine de jours sur plusieurs années, dans des lieux où j’ai vécu enfant, avec une équipe éducative qui accueille en séjour rupture sur quatre mois des ados de la métropole dits « délinquants », relevant du ministère de la Justice et de la pjj (cer Ades Europe). Ces ados font des travaux humanitaires dans un village agricole, en brousse, et vivent dans des conditions difficiles chez les habitants. C’est pour eux une ultime alternative éducative à la prison. J’accepte cette proposition en précisant le cadre de mon intervention dans le dispositif. Je n’étais jamais retourné dans ce pays d’Afrique où j’avais vécu enfant.

18Je retrouve odeurs, couleurs, sensations… Arrivé à Samandénie, on me présente aussitôt au chef du village. À l’ombre d’un arbre, assis sur une natte, à même le sol, un homme sans âge, aveugle me prend aussitôt les bras, les avant-bras qu’il secoue vigoureusement et qu’il garde longuement entre ses mains. Il me parle de tout et de rien, une de ses filles traduit : la saison des pluies qui ne s’achève pas, les oiseaux qui ne savent où aller et les eaux de la rivière qui n’arrivent pas à rejoindre leur lit…

19Il me demande des détails sur ma vie. Je lui raconte ma naissance. Le chef « s’étonne » alors que je n’aie jamais recherché cette mère et cet enfant pour leur manifester ma reconnaissance et leur faire honneur. Un sentiment de dette me submerge soudainement. Je sentis aussi brutalement que ma présence devenait problématique pour le village. Une inquiétante étrangeté ne me quitta pas de la soirée. Une présence là, à côté, en moi…

20Le lendemain, une sœur du chef demande à me rencontrer. Elle avait recueilli le fils de sa sœur qui venait de mourir et elle venait prendre conseil auprès de moi ayant appris que je m’occupais d’enfants. Cette rencontre me déconcerte, m’apaise… Y succédera une attente informulée. Je reverrai le chef à sa demande, qui, après avoir pris conseil auprès de l’assemblée des vieux du village (certainement aussi auprès de sa sœur que j’avais rencontrée) et mis en place certains rituels, me dit que je pouvais rester au village et que j’y avais ma place. Il m’appellera le « vieux » et me dit aussi que n’étant ni blanc ni noir, je pourrai aider les villageois à comprendre les Blancs. Je ressentis une profonde reconnaissance (dans tous les sens de ce terme). Mon passé était détoxiqué. Une transaction sans exclusion s’était mise en place qui me permettait de travailler maintenant avec les ados et l’équipe éducative pluri-ethnique dans le village.

21Chaque matin des villageois m’attendent pour m’exposer leurs incompréhensions face aux agissements des « Blancs », et parfois leurs mauvais rêves avant d’aller sacrifier un poulet.

22Mon regard scrute parfois des hommes de mon âge, il y en a peu en Afrique, et mon frère de lait apparaît. Ce compagnon étrange et aussi familier désormais. Tout ceci dépasse la pure anecdote… Ma place est là et je la retrouve à chacun de mes séjours. Elle me permet d’être aussi psychanalytiquement non psychanalyste si cela est nécessaire. Dans mes moments de liberté, j’écris des poèmes, travail de nomination (« dire vraiment ce que les choses simples elles-mêmes jamais ne pensèrent être dans leur intimité [8] »), de reconnaissance des sensations et de leur mise en harmonie, me conférant une légitimité de l’être et une réappropriation de la part invisible qui est en nous.

23Dans ces jeux de mises en mots au plus près du corps, je me retrouve, je me trouve… Mais je n’oublie pas non plus que je suis sur le « terrain de chasse » de mon père ! Cohésion identitaire et conflictualité œdipienne sont au rendez-vous de mon auto-analyse retrouvée.

24Le risque de l’auto-analyse est de favoriser la complaisance narcissique ou la rumination obsessionnelle. Elle ne saurait être une activité psychique purement solitaire. Elle est féconde, à la condition de ne pas négliger transfert-contre-transfert. La solution serait ? mais y en a-t-il vraiment une ? ? l’introjection de l’image de l’analyste comme objet idéal avec lequel poursuivre un dialogue intérieur.

25Un certain nombre de mots-clés sont contenus dans ce récit et ouvrent des portes à notre rencontre.

26Pour Piera Aulagnier, tous les humains ont dû, dans un « avant » de l’usage des mots, se trouver dans la situation de n’avoir qu’une seule forme d’activité psychique qui use d’un matériau exclusif, l’image de la chose corporelle, et entretient une relation avec un psychisme – celui de la mère – totalement hétérogène à sa forme d’activité.
De cet originaire, à jamais forclos de la pensée consciente : « Il est au pouvoir de l’analyste d’entrevoir certains de ses effets et de tenter d’en construire un modèle connaissable par le Je. […] Le propre de l’être vivant est sa situation de rencontre continue avec le milieu physico-psychique qui l’entoure. […] Devoir séparer l’inséparable. […] Condamné à investir [9]. »

Ma rencontre avec un collègue anglais [10]

27Je rencontre un collègue anglais, Michael Parsons. Je suis son discutant. Le thème du colloque est « L’inquiétante étrangeté ». Le titre de son intervention est une phrase en patois agenais : « Als estrangers tan pao que valgan » (« Aux étrangers tant peu qu’ils vaillent »)…

28Comment se « dépatouiller » de tout ceci ? Cela se dit « des mains de quelqu’un, de quelque chose »… Il va donc s’agir de mémoire du corps et de savoir corporel.

29? Au fait, tout le monde n’est pas d’accord avec la traduction de l’allemand en « inquiétant ». L’étranger n’est que latent dans le terme allemand.

30? Discuter, c’est traduire, associer, déplacer…, transférer. C’est aussi, pour moi, se mettre au service d’une pensée étrangère… Ceci passe par une certaine néantisation de soi (travail du négatif).

31La traduction de l’anglais en français : comment saisir le texte dans le contexte de ses traditions ? Je pense au patois, ce déverbal de l’ancien français qui signifie : « Agiter les mains, gesticuler pour se faire comprendre. » Selon une autre hypothèse, il dérive du latin patria : c’est un dialecte particulier à une localité, dialecte rural ; dialecte qui ne s’écrit plus. En ne s’écrivant plus, il se diversifie en multiples variétés attachées à des lieux. Ceci m’évoque le texte de Freud de 1891 : « Contribution à la conception des aphasies », où il est question du passage d’une langue à une autre langue et déjà du rapport entre représentations de choses et représentations de mots. Les représentations de choses changent-elles, ou non, avec les nouvelles représentations de mots, ou renvoient-elles à deux représentations de choses distinctes ? Une nouvelle langue, non maternelle, établit un nouveau rapport libidinal avec le mot et la chose à laquelle il renvoie. Ce sont les vicissitudes personnelles du sujet qui vont déterminer si l’autre langue est au service de la résistance (clivage, isolation, refoulement…) ou permettre, au contraire, une plus grande plasticité intrapsychique perlaborative. De toute façon, chez le sujet unilingue doit aussi s’opérer une traduction [11]… Ceci m’évoque une pensée pour l’histoire de la psychanalyse où Freud accueillait sur le quai de la gare ses patients étrangers, et son travail en anglais, dans les cures…

32Ce collègue anglais est notre hôte. L’hôte a un double sens et voisine avec hospitalité et hostilité.

33

« Avoir un ami intime et un ennemi détesté a toujours été une nécessité pour ma vie affective. Je suis toujours arrivé à m’en créer et assez souvent mon idéal infantile s’est trouvé si proche que l’ami et l’ennemi ont fusionné dans la même personne. » (S. Freud)

34Mais revenons à « traduire ». Pour nous, quelle serait l’hypothèse d’une traduction fécondant toute l’œuvre de Freud ? On peut proposer l’idée d’un enregistrement pluriel étalé dans le temps, dans diverses instances, de différents systèmes de signes. Une manière d’actualiser les données de la première topique présente dans la lettre 52 du 06/12/1896 en les traduisant dans celles de la deuxième topique de 1923 :

35

« Ici le processus de traduction ne se borne pas à une simple transcription d’une langue en une autre (de la perception à la représentation, de l’inconscient au préconscient et au conscient) mais bien de différents systèmes de signes, c’est-à-dire dans une perspective véritablement sémiologique, impliquant une hétérogénéité véritable entre des systèmes de signes sans compatibilité, c’est-à-dire sans traduction possible a priori [12]. »

36D’où l’importance de systèmes de signes intermédiaires qui débitent la traduction « en petite monnaie ». Les médiations vont conjuguer force et sens, moyennant des déformations qui vont de l’incompréhensible au véritable malentendu.

37Ne pouvons-nous pas penser que le texte de Freud sur « l’inquiétante étrangeté » élaboré entre 1913 et 1919, où il est beaucoup question d’étymologie, de dictionnaires de langues étrangères et de polysémies sémantiques, est un moment charnière de pensée auto-analytique entre la première et deuxième topique…, source de « nouveau » ? Le « nouveau » est d’ailleurs un terme qui parcourt tout le texte sur l’inquiétante étrangeté. En 1938, Freud s’interroge sur la nouveauté de sa dernière conception, « le clivage du moi dans les processus de défense » :

38

« Je me trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi ou comme tout à fait nouveau. »

39La fonction synthétique du moi se trouve soumise à perturbation tant que l’analyste n’a pu inventer un nouveau concept pour mettre en ordre, en sens, l’étranger et le déconcertant.

40Enfin, méfions-nous des formes dégradées de l’inquiétante étrangeté, témoignant de notre lutte contre le nouveau. L’idéologie du natal et non sa poétique amène à l’apologie de la préférence nationale en se renversant dans la haine destructrice de l’étranger et de toute forme d’altérité. Cette dérive narcissique est tapie au cœur du socius, au cœur de l’humain.
À propos des « restes » et de leur traitement par déplacement dans la traduction comme dans le travail analytique, je viens de découvrir un écho de N. Zaltzman au texte de J. Altounian, « Les héritiers et les traducteurs [13] » :

« L’interprétation privilégie les restes […] Ce qui intéresse sa vigilance [J. Altounian], c’est leur mobilité, leur circulation […] Ce qu’elle privilégie rétroactivement comme son efficace, c’est un inédit du reste, non sa fidèle répétition [14]. »

Mon intérêt pour la répétition des « rêves typiques » dans les supervisions individuelles et collectives de collègues en formation [15]

41Troisième rencontre avec la formation dans le cadre de « supervisions individuelles et collectives » telles qu’elles sont pratiquées à la spp : ici, plus de frère de lait, plus de collègue étranger, mais des collègues en situation de formation… Nouvelle posture analytique que celle que j’« endosse » là, où il va s’agir à la fois d’apprentissage, d’enseignement et de transfert-contre-transfert. La supervision est plus qu’un apprentissage et moins qu’une thérapie personnelle. Le travail du négatif est au rendez-vous. En effet, nous devons accepter d’être exclu de ce qui se passe sur la scène de la cure racontée par l’analyste en formation, d’être pareillement exclu de l’analyse personnelle de celui-ci, de ne pas maîtriser le cours des séances de supervision, de ne pas donner de conseils propédeutiques, ne pas interpréter, ne pas anticiper la fin du travail engagé. L’« utilisation » de l’analyste formateur ? au sens de D.W. Winnicott ? par l’analyste en formation est révélatrice d’une négativité inélaborée dans l’analyse personnelle.

42Comment aborder le négatif inanalysé et inanalysable, c’est-à-dire le reste ? Idéologie, phénoménologie, surmoi, dramatisation, idéalisation, simple acceptation…, sont alors des possibles [16].

43Le nombre de « rêves typiques » intervenant au cours des supervisions, et racontés par des collègues en formation, me conduit à m’interroger sur la question de la transmission. Freud les expose aux chapitres v et vi de L’interprétation des rêves. Ils mettent en jeu des figurations symboliques ancrées dans la culture qu’on retrouve également dans les contes, le folklore, les mythes. Il s’agit de symboles « analogues aux signes sténographiques pourvus, une fois pour toutes, d’une signification précise, auxquels s’ajoutent des déterminations spécifiques aux rêveurs ».

44Les rêves typiques ont été peu étudiés depuis M. Fain et D. Braunschweig en 1975 dans La nuit et le jour[17], qui les abordent sous l’angle de la castration et du noyau hystérique, et ensuite par René Kaës en 2002 dans La polyphonie du rêve[18], sous l’angle des rêves, à la fois création individuelle et profondément tissés dans l’intersubjectif. Comment penser le travail onirique lorsque les rapports des rêveurs à leurs rêves sont traversés par ceux d’autres rêveurs dans les groupes et les institutions ? Il y aurait beaucoup à ajouter sur ce chapitre vi où il est question, pour la première fois, de la légende d’Œdipe, Shakespeare, Macbeth et le thème du « devenir grand » chez l’enfant.

45Le rêve qui suit a été fait la veille du groupe de supervision collective par un collègue qui revient ponctuellement parler d’une patiente après la fin de sa supervision :

46

« Je suis dans ce qui me semble être une salle de classe, avec d’autres personnes. Au bureau est assis un éminent psychanalyste qui ressemble à A. Green. Assise un peu en avant et sur ma droite, une femme entre 30 et 40 ans, ni jolie ni laide, plutôt neutre. Elle reproche assez vivement au psychanalyste d’avoir abandonné (ou revendu) les terres ou propriétés qu’il avait achetées. Ce dernier, se tournant vers le reste du groupe, fait une remarque du genre : “Ah, ces lacaniens !” Dans cette remarque se mêlent patience, remontrance et compréhension. Puis surgit brusquement dans la salle mon père en colère ? mort depuis une quinzaine d’années. Il m’engueule en me reprochant très fortement de ne pas avoir assez tenu compte de lui… Je suis surpris, étonné, culpabilisé. »

47Notre collègue associe à la fois sur la mort du père de sa patiente qui occupe les séances ces derniers temps, la fin de sa supervision, avec sa difficulté à quitter le groupe et son superviseur, et l’évocation de ses difficultés tout au long de cette supervision où trac, angoisse de castration et culpabilité étaient au rendez-vous, à l’origine d’une impression d’imposture, elle-même fallacieuse, et qui se présente comme un symptôme avec ses deux versants : réalisation d’un désir de supplanter un rival, et punition, insurrection du surmoi… J’associe sur le sentiment d’imposture qui s’attache à l’impression qu’a le sujet d’avoir usurpé une place qui ne lui était pas due ou d’avoir emprunté certaines caractéristiques d’une personne admirée et convoitée.
Rêves de morts de personnes chères, rêves d’examen, rêves d’embarras d’être dénudé… Autant de figures typiques dans leurs aspects narcissiques et objectaux de l’infantile, attracteurs d’inquiétante étrangeté mettant en jeu les doubles.

Des « restes » de mes rencontres et collages

48Ces trois situations, frère de lait, collègue étranger, collègues en formation, questionnent le motif du double, issu du narcissisme originaire. J’y ajouterai ma nécessité de « collages » que j’évoquais plus haut.

49L’objet primaire ne cesse jamais, dans la figure du double, d’être un objet narcissique qui habite toujours le sujet, le double témoin de notre fragilité narcissique quand l’excitation du corps enfantin côtoie la menace de son anéantissement. C’est le surgissement de l’inquiétante étrangeté au sein de l’infantile. Le clivage du moi permet de traiter de la même façon l’angoisse de castration produite chez l’enfant par la découverte, acceptée/non acceptée, vue et non vue de l’absence de pénis dans l’organe génital de la fille et l’angoisse de mort devant la perte d’un être cher. L’état psychique dans lequel s’installe cette dynamique du double courant contradictoire quand le moi oscille entre perception et non-perception, entre tenir compte du jugement de réalité ou le dénier, produit l’inquiétante étrangeté qui chancelle entre vivant et inerte.

50Ces trois situations où il est fait appel à la sensorialité primaire, la traduction, la transmission, les restes, mettent à l’ouvrage notre posture analytique, certes, dans le quotidien de nos cures, mais elles traversent également celles-ci dans notre inscription obligée dans les groupes et les institutions. Elles dramatisent « fonction » et « personne » de l’analyste.

51Nathalie Zaltzman (1983) nous interroge : en quoi le candidat analyste, au cours de son analyse, est-il tenté par une identification mélancolique à la fonction analytique qui viendrait en lieu et place du travail de deuil, travail de mise à mort sur le plan psychique de l’objet initial que l’analyste, dans le transfert, ne manque pas de devenir ? Analyste et analysant sont sollicités par une identification idéalisante à la fonction et à sa transmission, au détriment de l’analyse du désir d’être analyste.

« Que reste-t-il de nos amours ?… »

52Si l’objet d’amour initial, ravivé dans l’actualisation transférentielle, doit être mis à mort sur la scène psychique, cela nécessite la mobilisation d’une violence contre l’objet mise au service de la rupture du lien à celui-ci. Pour sa part, le projet identificatoire, dans la mesure où il s’attache plus à la fonction qu’à la personne de l’analyste, risque de transformer une occasion de deuil en sauf-conduit mélancolique.

53« Que reste-t-il de nos amours ?… » Amour et haine de l’objet et du sujet. Vacuité et vide. Douleur et plaisir de penser… Mais aussi, dans notre compulsion à répéter, ces « restes » à portée de voir, d’écouter et de sens, à maintenir vivaces, témoins d’une intrication pulsionnelle continue et toujours inachevée. Ainsi, le mouvement prend le pas sur la finalité.

54Devenir ce que l’on est serait faire de notre inachèvement une richesse et non une amputation. Comment être l’héritier tout en étant le fondateur de nous-même ? Laisser agir en nous le reste qui nous meut, alors même qu’il nous échappe à jamais. Ce qui se transmet n’est-il pas en fait cette odeur de mère, ces traces d’investissements affectifs du corps de la mère ?

55N’est-ce pas d’une construction sans fin d’une féminité originaire, source profonde de notre créativité dont j’ai voulu témoigner dans ce texte, dans ses répétitions et ses après-coups ? C’est-à-dire cette part qui échoue à se pulsionnaliser, à se sexualiser, échec des premières formes de tiercéité.

56Rester vulnérable, rester exposé à l’expérience de l’inconscient, en mesurant l’analyse à autre chose qu’elle-même, la confronter sans cesse à ce qui lui est étranger afin qu’elle redécouvre sa propre étrangeté, qu’elle soit pour elle-même, si l’on peut dire, un « corps étranger ».

57Tout analyste est profane en ceci qu’il ne peut jamais s’identifier à un savoir, ni le sacraliser, le savoir analytique ne faisant pas exception.


Mots-clés éditeurs : inquiétante étrangeté, traduction, restes, transmission, sensorialité primaire, transfert de pensée, rêves typiques, auto-analyse

Date de mise en ligne : 15/03/2010

https://doi.org/10.3917/cohe.200.0061

Notes

  • [1]
    Ce texte est la conférence remaniée exposée à la Journée du IVe Groupe « La singularité de la transmission ».
  • [2]
    Rapport du Congrès des psychanalystes de langue française « L’idéal transmis » (J. Mauger, L. Monette, « L’idéal transmis », RFP, tome LXIV, Paris, puf, 2000).
  • [3]
    L. Aragon, Les collages, Éd. Hermann, coll. « Savoir », 1980, p. 131-132.
  • [4]
    Cf. Bion et Meltzer ; J. Canestri, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, La Babel de l’inconscient : Langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1994.
  • [5]
    Études freudiennes, n° 36, « Être psychanalyste d’enfants après Freud », janvier 1995.
  • [6]
    D.W. Winnicott (1962), « Les visées du traitement », dans Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1983.
  • [7]
    R. Puyuelo, « Postures individuelles, groupales et institutionnelles pour adolescents abusés narcissiques, dits “délinquants”. Réflexions analytiques », L’omnipotence, rfp 4, tome LXXI, Paris, puf, 2007, p. 1131-1149.
  • [8]
    R. M. Rilke, ixe Élégie de Duino, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1994.
  • [9]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1975, p. 21.
  • [10]
    R. Puyuelo, « De la créativité des impasses des traductions », Colloque interne de la spp sur « L’inquiétante étrangeté », 2007, inédit.
  • [11]
    J. Caneti, J. Amati-Mehler, S. Argentieri, op. cit.
  • [12]
    A. Green, « Une autre traduction », dans Les chaînes d’Éros, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • [13]
    J. Altounian, « Les héritiers et les traducteurs », Libres cahiers de psychanalyse, 16, Parler de la mort, Paris, In Press, 2007.
  • [14]
    N. Zaltzman, « L’impact des mots », Topique n° 96, Ed. L’Esprit du temps, p. 88-89, 2006.
  • [15]
    R. Puyuelo, Figures typiques de l’enfant mort-vivant, Groupe Méditerranéen de la spp, 2007, à paraître.
  • [16]
    Cf. Compte rendu et commentaires des Journées scientifiques du IVe Groupe, Bulletin d’information n° 43, automne 2007.
  • [17]
    M. Fain, D. Braunschweig, La nuit, le jour, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1975.
  • [18]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve, Paris, Dunod, 2002.

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