Couverture de COHE_199

Article de revue

Rénovation : quelle formation des enseignants à la relation ?

Histoire d'un groupe de soutien au soutien

Pages 78 à 85

Notes

  • [1]
    Actes du colloque « Perspectives de réussite au-delà de l’échec scolaire », Bordeaux, 1984.

1Vers 1979, un psychologue a émis l’hypothèse que les hauts gestionnaires de l’Éducation nationale étaient frappés, depuis presque toujours, par un syndrome très particulier : l’hallucination positive.

2Lorsque, dans le jargon psychologique, nous disons d’un enfant à l’école qu’il fait de « l’hallucination positive », cela ne signifie nullement qu’il sombre dans quelque délire passible de l’hôpital psychiatrique. Le mécanisme est beaucoup plus banal : piégé par son illusion d’omnipotence, emporté par son désir de nier les obstacles, il est persuadé qu’il lui suffit de lire une fois sa leçon, tout en jouant de la guitare, pour qu’elle pénètre magiquement en lui. Autrement dit, l’hallucination positive consiste à tenir pour réalisé ce qui reste à faire.

3La dérision est que cette croyance de type animiste est exactement celle qui a longtemps caractérisé la plupart des propositions de réforme. L’égalisation ultraprécoce des chances et la réduction des handicaps socioculturels dès la maternelle ? La lecture entre 5 et 8 ans ? La lutte contre l’analphabétisme en 6e ? Le renforcement des activités d’éveil ? Le soutien pour les élèves suivant mal ? Le sauvetage dans les gapp, la remise sur pied dans les cmpp ? « Fastoche ! » On fait des circulaires et c’est réglé. Quelle est la nature exacte des problèmes à affronter, des techniques à utiliser, des mentalités parentales à modifier, de la formation à donner aux formateurs d’enfants et aux formateurs de formateurs ? « No problem ! », « Y a qu’à ! »

4Ce psychologue si critique, que dirait-il de la situation actuelle ?

5– Il verrait que, de-ci, de-là, germe l’idée qu’enseigner c’est autre chose que ce qu’on a cru jusqu’à présent. Mais, en surface, c’est le statu quo. Et probablement cela vaut-il mieux si les troupes enseignantes ne sont pas prêtes.

6Par contre, il observerait que, dans certaines zep, on fait aller les enseignants au charbon sans les y avoir suffisamment préparés. On crée des classes d’adaptation, on renforce les gapp, on recommande de nouveaux rythmes d’apprentissage de la lecture, mais on a oublié l’essentiel : former ces enseignants, psychologues scolaires, rééducateurs, à accueillir avec compétence – car ça ne s’improvise pas – les 25 % d’enfants qui connaissent l’échec dès leur entrée au cp.

7– Il se réjouirait toutefois qu’un troisième scénario soit en cours : des volontaires, appliquant le mot d’ordre « Libérer les enseignants ! », élaborent à l’intérieur de leurs établissements leur propre projet de rénovation. Comme ils ont conscience que presque tout est à inventer, ils procèdent par étapes, sans pavoiser, sans confondre expérimentation en cours dans certains secteurs et rénovation généralisée.
Bref, le péril de l’hallucination positive n’est pas totalement écarté, et là où il l’est, la nécessité s’impose d’une réflexion rigoureuse sur un sujet passionnant mais on ne peut plus difficile : quel visage donner à la pédagogie de l’hétérogénéité, quelle formation pour les enseignants qui la pratiquent ?

Former à quoi ?

8Ce problème central de la formation pour la rénovation, c’est par la médiation d’une pratique concrète que je l’aborde ici : le soutien au soutien (S. au S.) appelé ainsi, il y a huit ans, un peu par dérision pour la conception d’alors du soutien.

9Le point essentiel qui rassemble, dans des groupes de huit à dix personnes, des enseignants et, dans d’autres groupes, des rééducateurs, des psychologues, des orienteurs, des iden, c’est leur désir de s’occuper au moins autant des enfants en difficulté que des autres. Le principe avant la lettre, du soutien et du tutorat, est central pour eux et ils cherchent à en finir avec un travail dans une solitude intolérable et anachronique de nos jours. Ces groupes fonctionnent donc comme « souteneurs » collectifs d’enseignants, eux-mêmes « souteneurs » de « soutenus ».

10Ce qui a le plus surpris les participants, notamment ceux des enseignants qui ont maintenant huit ans d’expérience de S. au S., c’est le caractère assez extraordinaire de leurs trajectoires : un véritable changement de mentalité s’est opéré en eux. Et comme il correspond exactement au changement de mentalité dont devrait s’accompagner tout passage à une véritable pédagogie de l’hétérogénéité, il me paraît indispensable d’en analyser le processus. Je retiendrai les six points qui suivent.

Un autre regard sur la composition de la classe et sur le désir d’enseigner

11Rapidement le groupe a dû convenir que la croyance en l’homogénéité de la classe était l’un des mythes les plus dangereux qui soient. Lorsqu’on fait « la classe à la classe », une anesthésie se produit : on a l’impression que la classe fonctionne bien, on s’en satisfait, pendant que des situations d’échec s’installent à bas bruit. Il a donc fallu donner un nom plus précis aux fossés qui séparent les enfants. En prenant « un par un » les cas des élèves, nous nous sommes aperçus que des distances planétaires les séparaient : différence de maturité intellectuelle, divergence des directions socioculturelles dans lesquelles chacun recherche du pouvoir dans la vie, multiples formes de non-adhésion au cognitif, incapacité de trop d’enfants à contrôler les mal-vécus qui rongent leur inconscient. La distinction bon, moyen, mauvais, ou redoublant, édulcorait trop ces différences. Petit à petit, il nous est devenu évident que toute classe – dès la maternelle pour les petits de 2-3 ans – se scinde en trois groupes qualitativement hétérogènes : les dirigeants, les suivistes, les marginalisés. Sans verser dans le fatalisme, on peut dire que les premiers, sauf crise ultérieure d’hyperangoisse et d’identité, ont de bonnes chances de rester dirigeants jusqu’au bout, les autres risquent d’être largués, soit entre la 6e et la 3e, soit dès le cp.

12C’est donc face à cette situation largement négative, puisqu’elle sous-entend que le parcours scolaire va être insuffisamment positif, voire stérilisant pour deux tiers des enfants, que le groupe devait déterminer ses objectifs.

13Apparemment, la question posée était claire et quelqu’un lui a donné un nom précis : « Comment positiviser le négatif ? Comment positiviser un enseignement qui pointe prioritairement le négatif ? Comment développer de façon aussi optimale que possible et dans le non-échec ces différents enfants, en tenant compte de leurs potentialités non utilisées, de leurs besoins relationnels et aussi de leurs attitudes d’opposition ? »

14« Aussi optimale que possible », cela signifiait que nous refusions d’être utopiques ou naïfs. Car c’était sur du vieux que nous devions plaquer du neuf. Les « tyrannies » scolaires demeuraient : la rigidité des âges prévus pour chaque classe, et surtout l’impérialisme du langage livresque abstrait qui fait que seuls comptent – pour les contrôles, les passages de classe, les examens décisifs – les résultats en français et en calcul, enseignés comme ils le sont. Le paradoxe actuel, pour qui veut positiviser les suivistes et les marginalisés, est en effet qu’il doit le faire dans des structures qui ne conviennent qu’aux dirigeants.
On ne s’étonnera donc pas si je dis que le désir d’enseigner, au moment où il prenait ce sens nouveau, s’est trouvé mis et remis en question des quantités de fois, et qu’il aurait craqué chez plusieurs si le groupe n’avait pas fonctionné à la façon d’une famille solidaire où l’on se ressource…, et si l’iden de la circonscription n’avait entièrement approuvé notre existence.

Un autre regard sur les stratégies du soutien

15L’urgence a fait que le groupe s’est occupé en priorité des enfants en grande difficulté, alors qu’en principe il a à s’occuper de tous, y compris des dirigeants et des difficultés « légères ». C’est d’autant plus regrettable que nous avons observé que c’est à propos de ces difficultés légères, qui se transforment souvent en difficultés graves, que notre action avait le plus valeur préventive et était la plus spectaculairement efficace.

16Le soutien, et ce qui devait s’appeler par la suite le tutorat et les niveaux-matière, était donc notre pain quotidien. Nous avons rapidement réalisé combien ce sont des appareils délicats à manier et il nous a fallu rompre avec le leurre selon lequel il n’y a qu’une seule stratégie de soutien. Il y en a au moins trois :

  • lorsque le Moi social de l’enfant est assez solide et les bases scolaires non lézardées, le rattrapage de type scolaire est suffisant. Surtout lorsque l’enseignant a l’art de repérer les chaînons manquants, sait élargir les leçons à un dialogue sur les problèmes de la vie, utiliser le ton, la manière, la fantaisie, le « presque rien » qui redonnent confiance ;
  • par contre, la pédagogie de « l’échange » est nécessaire pour que les éternels « pourraient-mieux-faire » travaillent moins artificiellement et soient mieux motivés. Car ils approfondissent très bien ce qu’ils ont à faire lorsqu’ils sont dans leur mode bien à eux d’approche de la réalité. En général, le langage livresque abstrait ne leur convient pas, alors qu’ils sont à l’aise avec les modes de pensée mal aimés de l’école : la pensée factuelle, corporelle, pratique, gestion-nelle, métaphorique. C’est dans les activités de réalisation, de prise de décision, d’inventivité, que ces enfants développent leurs qualités spécifiques. Si on sait les repérer, elles constituent des « plateformes de réussite » à partir desquelles peut émerger un intérêt plus authentique pour le cognitif traditionnel ;
  • pour d’autres enfants, suivistes ou marginalisés, c’est un tutorat au sens le plus large qui devient la pièce maîtresse. Car un enfant sur trois vit dans une famille dissociée, se trouve agressé par des décès, la maladie, le chômage d’un parent, doit assumer une identité minoritaire, ou encore arrive à l’école avec l’idée qu’il est rejeté chez lui, mal compris, que quelque chose est cassé. C’est « l’image de soi » qui est atteinte. L’idée qu’il est plus ou moins honteusement différent des autres s’interpose entre le cognitif et lui.
Cette catégorie d’enfants a été notre principal point de butée : les enseignants du groupe allaient-ils pour autant se transformer en apprentis psychanalystes ? Devaient-ils s’en tenir au Moi scolaire, même lorsqu’il est très difficilement mobilisable, avec un grand ras-le-bol de la psychologie ? Ou bien fallait-il s’engager dans une voie qui tienne compte, à la fois de ce que vit l’enfant et du besoin de transmission du savoir ? C’est ce dernier pari que nous avons essayé de tenir en élaborant des procédures précises pour rester dans le cadre de la pédagogie.

17Au cours de cette étape, nous nous sommes donc aperçus que l’art du rattrapage scolaire ne pouvait pas tout à lui tout seul et, petit à petit, il nous a fallu pénétrer dans ce qui pouvait être un art de la remotivation et de la réhabilitation du Moi.

Se modifier pour modifier

18Pour mieux comprendre comment on fabrique ce que nous appelions pompeusement des stratégies de soutien, nous avons voulu prendre conscience des leviers que, comme M. Jourdain, nous utilisions sans le savoir, au cours des séances de S. au S.

19Le premier, c’est le besoin absolu, pour l’enseignant, de dire l’irritation ou l’impuissance qu’il ressent lorsqu’il ne sait pas quoi faire face à un enfant en difficulté. Ce n’est qu’après avoir développé une litanie de griefs contre l’enfant, ses parents ou lui-même, qu’il peut se désobstruer de ce vécu négatif et s’ouvrir à d’autres perceptions de la situation.

20Deuxième temps, les questions des collègues : « Pourquoi tu t’y es pris comme ça ? Et la mère ? Le père ? Décris-nous mieux ce gosse… » C’est la phase de « recherche de l’intelligibilité » où l’on passe du « il » au « je ». Précédemment, l’enfant était situé par rapport au projet de l’enseignant : on essaie maintenant de se demander ce qui se passe dans sa tête ; comment, si on était dans sa peau et issu de son milieu, on vivrait la classe, sa famille. C’est la phase où l’on laisse libre cours à nos fantasmes sur le cas de l’enfant pour le rendre vivant. L’objectif est que notre perception de l’enfant bouge suffisamment pour qu’en ricochet, l’enfant le sentant, cela fasse bouger son rapport à lui-même et à la classe.

21C’est là que se situe l’une des tâches du psychanalyste du groupe : utiliser son expérience de cas semblables pour cerner les sources du malaise de l’enfant dont on parle. Il s’appuie, à chaque fois que c’est possible, sur les dessins ou textes libres de l’enfant (qu’il ne voit jamais directement). La situation l’oblige à aller à l’essentiel. « Je fais l’hypothèse que cet enfant arrogant est en réalité honteux et angoissé que son père, dont il n’a pas le droit de parler, ait quitté la maison ; il a peur que ses camarades lui posent des questions », « C’est parce que cet autre enfant se vit contesté jusque dans son droit d’exister qu’il s’instaure justicier, vole pour reprendre ce qu’on lui a volé, considère que personne n’est fiable et se refuse à la communication. »

22On ne s’étonnera pas si je dis que les enseignants ont tendance à privilégier les facteurs scolaires techniques pour expliquer les difficultés, là où le psychanalyste cherche du côté des blessures du Moi familial ou de la croissance première. En général, les moments de tension débouchent sur une interprétation qui rassemble les deux séries de facteurs. Le groupe ne la retient que si elle est éclairante, rend brusquement cohérentes et logiques les conduites de l’enfant.

23La « recherche du modifiable » constitue le troisième temps. Elle comporte plusieurs plans : la recherche systématique des plates-formes de réussite utilisables en classe, le travail à faire avec les parents, et, sur le plan relationnel, selon ce qu’on a cru comprendre de cet enfant, la conduite à suivre. Comment va-t-il pouvoir lire sur notre visage que nous avons confiance dans sa capacité à retrouver un Moi plus vivable, moins englué dans les problèmes familiaux, plus tourné vers un futur bien à lui et non bouché comme il le croit ?
Comment, dans le même temps, allons-nous lui transmettre un message de rappel à la réalité : sa vie est ce qu’elle est, il est ce qu’il est, ce n’est que s’il veut être réaliste et constructif qu’il peut être heureux. Pour faire passer ces messages de positivisation, nous avons dû élaborer un langage corporel et verbal aussi simple et aussi restructurant que possible, en tout cas très différent de celui de l’interprétation psychanalytique.

Un autre regard sur la technologie pédagogique

24Pour les suivistes et marginalisés, nous l’avons vu précédemment, un outillage pédagogique moderne et diversifié est essentiel :

  • outils plus vivants d’accès au cognitif (demain l’informatique, aujourd’hui contacts avec l’environnement, pratiques autocorrectives) ;
  • outils de valorisation des potentialités concrètes (réalisation de projets collectifs, de films, de voyages, d’échanges coopératifs, autre abord de la musique et des arts) ;
  • outils d’expression du Moi et de ses problèmes (causettes du matin, bilans régulateurs sur l’état de la classe, textes et peintures libres, etc.).
La difficulté a été de nous débarrasser du leurre que cette technologie serait « automatiquement » opérante. Nous savons aujourd’hui que ce qu’on a observé pour les mathématiques modernes risque de se répéter pour l’informatique à l’école. Si l’on n’a pas le souci de l’usage très différencié que chaque enfant en fait, elle peut autant augmenter les clivages qu’opérer des miracles.

25Le cœur du problème, c’est la nature des finalités scolaires qu’on se fixe. Si nous fantasmons qu’en l’an 2000 il y aura de moins en moins de petits métiers inintelligents, l’apport essentiel des outils précédents, grâce aux confrontations concrètes avec les réalités, doit être le développement de la lucidité, l’esprit d’entreprise, l’adaptation à l’imprévisible, le contrôle de l’agressivité, la verbalisation des sentiments. Mais cela ne peut aller dans ce sens que si l’enseignant en a le réel et conscient désir.

Une nouvelle conception de la place du Moi par rapport au cognitif

26Les psychologues du cognitif devraient admettre que leur définition du cognitif égare les enseignants. Déformant la pensée de Piaget et de Wallon, ils ont scotomisé la place – énorme – qu’y tient le Moi. Ils ont isolé une fonction et l’ont coupée du pilote de la fonction : le sujet. La relation scolaire est fondée sur la même idée fausse, à savoir que le Moi de l’enfant doit se mettre au service du cognitif, sinon il est de mauvaise volonté et suspect. La pratique des enfants en difficulté montre au contraire que le cognitif n’a de sens pour eux que s’il est au service de leur Moi, leur sert à obtenir le genre de pouvoir qu’ils recherchent, à valoriser l’image de soi qu’ils veulent avoir, à se territorialiser selon leurs projets qui ne sont pas forcément les nôtres.

27L’école fait également comme si le plus urgent pour l’enfant était d’apprendre. Le groupe a récusé cette idée. Le plus urgent pour l’enfant est de « compter », tant à ses propres yeux que pour les autres. Et pour beaucoup c’est par la force, la débrouillardise, les qualités manuelles. Si bien que résister à apprendre, dans telle ou telle matière, est un impératif inconscient pour les enfants décidés à montrer qu’ils ne se laissent pas faire.

28Une autre idée reçue, dite « hautement scientifique », a été mise à mal : à savoir que le développement d’un enfant est déterminé par sa programmation (l’inné) et par l’action du milieu (l’acquis). La pratique montre que c’est faux. À ces deux facteurs, il faut ajouter, comme le préconisait H. Wallon, le rôle essentiel de l’image de soi (l’idée que l’enfant se fait de lui-même, de sa filiation, de son corps imaginaire, de son futur, de la société, etc.). C’est parce que « lire, c’est se faire regarder lire en train de lire » qu’il est dangereux d’apprendre à lire aux enfants qui ont une image trop négative d’eux-mêmes. L’enfant qui rature trop se rature lui-même. Le problème du langage à l’école, de son apprentissage notamment, se pose autrement quand on réalise que l’enfant parlant interpose dans sa tête, entre l’émetteur et le récepteur, l’idée que l’autre se fait de lui, l’idée qu’il se fait de l’autre, etc.

29Emportés par notre audace, nous nous sommes alors demandés : « Mais enfin, un enfant, qu’est ce que c’est ? » Et voici la réponse qui nous a semblé la plus efficace pour la pratique du soutien : tout enfant a trois Moi et non un seul, son Moi social, son Moi ludique, son Moi secret.

30Il a besoin que son Moi social soit « créditeur », que les capacités positives l’emportent sur les côtés négatifs. Il a besoin d’avoir une identité familiale et sexuelle assumable et surtout un futur.

31Il a besoin d’être reconnu avec sa façon de réinventer les choses pour être disponible en retour à notre pensée rationnelle. C’est le vrai sens de la pensée intuitive (Piaget) ou par couples (Wallon). Le Moi ludique, c’est en effet jouer à réinventer à sa façon, avec son langage, les phénomènes de la nature, les corps, la société ; c’est également jouer, comme dans les contes de fées ou les films d’épouvante, à devenir la proie d’ultraforces maléfiques que seules des ultraforces bénéfiques peuvent vaincre, autrement dit ce qu’il advient lorsqu’on est coupé de ses géniteurs et qu’on lutte pour les retrouver.
Quant au Moi secret, qui transpire par toutes les attitudes du corps, il pose des problèmes à l’enseignant qui pratique l’expression libre. Comment accueillir le texte d’un enfant de 10 ans qui raconte une histoire pornographique, ou des dessins qui, à longueur de semaines, ne portent que sur des monstres et des cadavres ? En général, l’enseignant n’a rien d’autre à faire qu’à accueillir avec discrétion et sérénité ces productions où l’enfant, pour se redisponibiliser, projette l’en-trop inavouable dont il est porteur et lutte ainsi contre ce qui le déstructure. Mais ce domaine étant hors de sa compétence, il est très important pour l’enseignant de pouvoir dire au groupe ce qui lui fait problème à ce propos.

Un nouveau type de relation aux parents

32Les familles actuelles – et les enseignants eux-mêmes – sont aux prises avec quatre défis : le métro-boulot-dodo qui émiette la famille ; l’envahissement de la vie de l’enfant par les problèmes conjugaux des parents ; le besoin exacerbé de chacun de compter pour l’autre et de s’épanouir ; l’empoisonnement du climat familial par les problèmes scolaires.

33Les enfants arrivent à l’école dans un état d’esprit très différent selon la façon dont ces défis sont traités, si bien que beaucoup d’enseignants ont la tentation légitime de chercher à modifier l’attitude des parents pour que l’attitude de l’enfant se modifie. Rien n’est plus délicat, et ce que les enseignants du groupe ont peut-être le plus apprécié dans le S. au S., c’est de leur avoir transmis une nouvelle façon de s’adresser aux parents.

34Certaines séances étaient consacrées à se préparer à parler à tel parent qu’on craignait de rencontrer. La trajectoire de la séance comportait les mêmes trois temps que pour l’enfant : l’enseignant dit d’abord la rage souvent physique que telle mère lui inspire, « c’est une vraie Thénardier », et il détaille ce qu’il ne peut souffrir en elle. Le groupe le fait alors passer de l’autre coté de la barrière, on imagine les difficultés de sa vie quotidienne, son enfance… Elle était la « chose » qui crée des ennuis, elle devient le sujet qui subit lui-même des ennuis.

35La recherche du modifiable peut dès lors se faire sur une base nouvelle : la positivisation « ensemble » de l’enfant. Les questions qu’on se pose ensemble remplacent le conseil ou le reproche qu’on assène : « Que pouvons-nous inventer pour que Marie relève la tête ou cesse d’être agressive, fasse à son travail toute seule ? »

36Il n’est pas toujours facile à une jeune institutrice, qui elle-même n’a pas liquidé ses conflits avec ses parents, de se constituer en co-mère ou en parent des parents. Mes collègues enseignants ont dû apprendre à préciser aux parents trop demandeurs de « soins » pour eux-mêmes que, en tant qu’enseignants, ils ne pouvaient dépasser certaines limites, mais ils ont saisi ce qui était le plus souvent à la base de l’angoisse ou de l’agressivité des parents : l’angoisse de l’anormalité de l’enfant ; l’angoisse du non-modifiable – que la difficulté actuelle allait perdurer – ; des notions totalement fausses sur les rythmes de développement ; la dramatisation, l’excès de polarisation sur le Moi scolaire qui empêche l’épanouissement ; la confusion de l’enfant fantasmé et de l’enfant réel…
Tout ce qui précède met suffisamment en lumière, je l’espère, que la formation à la relation est une nécessité absolue et une entreprise entièrement nouvelle où se jouent, en première ligne, une redéfinition de l’acte pédagogique et du statut de l’enfant à l’école et, au-delà, un changement de mentalité dans la façon d’accueillir « l’autre ».

Bibliographie

Bibliographie

  • Lévine, J. 1979. « Observation du modifiable et soutien au soutien », Psychologie française, 24.
  • Lévine, J. 1983. Winnicott, l’école et l’imaginaire, Génitif.
  • Lévine, J. ; et coll. 1975. « L’inconscient à l’école », Études psychothérapiques, Toulouse, Privât.
  • Lévine, J. ; Groupe Texte Libre. 1982. « Langage écrit, image de soi, soutien au soutien », Rééducation orthophonique, vol. 20.
  • Lévine, J. ; Lacroix, M.-T. 1977. « Psychothérapie, rééducation et pédagogie de soutien », Études psychothérapiques, Toulouse, Privat.
  • Lévine, J. ; Vermeil, G. 1981. Les difficultés scolaires, Paris, Doin.
  • Lévine, J. ; Vermeil, G. 1983. « De quoi est fait le temps scolaire ? », dans Les rythmes de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Stock.

Notes

  • [1]
    Actes du colloque « Perspectives de réussite au-delà de l’échec scolaire », Bordeaux, 1984.
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