Couverture de COHE_198

Article de revue

Travail de la bisexualité et attitude analytique

Pages 45 à 53

Notes

  • [1]
    Exposé à la Journée du IVe Groupe du 3 juin 2006 à Lyon : « Travail et transformations » organisée par Pascal Herlem et son groupe de travail (compte rendu dans le bulletin du IVe Groupe n° 42, printemps 2007).
  • [2]
    Groupe de travail animé par Pascal Herlem.

1Sans doute y a-t-il quelque mythe dans notre manière d’évoquer le parcours de Freud et la découverte de la psychanalyse. Je voudrais partager ici ma manière de penser ce parcours en axant ma réflexion sur la question de la passivité et, par suite, de la technique. Chaque analyse confronte à l’actualisation de la détresse et des enjeux plus évolués ; elle oblige, en raison même de statut de la pulsion, à la limite du corporel et du psychique, à une mise au travail psychique. Si l’analyse a pour but des transformations psychiques chez le patient, nous savons tous qu’elle modifie la psyché de l’analyste qui aura voulu s’y engager, elle est l’occasion d’un processus qu’il essaiera de saisir à travers son auto-analyse et dans les discussions avec les collègues.

2On peut estimer que le parcours de Freud, pour le dire vite, fut d’aller à la rencontre de lui-même à partir d’un dialogue avec d’autres (ses collègues, ses patients) et par l’analyse de ses rêves. Quand on lit les Études sur l’hystérie, on est frappé de voir combien la technique est active, suggestive, usant du pouvoir dévolu à la figure du médecin. Dans cet écrit se profile déjà l’abandon de l’hypnose, de la méthode cathartique et on peut considérer qu’un premier mouvement vers plus de passivité du côté de l’analyste s’opère. Ms Emmy Von N. enjoint Freud de ne pas la toucher, de ne pas bouger, de ne pas parler : invitation à l’interdit de toucher, à l’immobilité et au silence, prémices peut-on dire aujourd’hui, dans l’après-coup, à la neutralité, l’abstinence, l’attention flottante, et à l’invitation de tout dire. Je suggère que Freud est allé progressivement d’une technique active vers une technique plus centrée sur la parole, focalisée sur les représentations dites « pathogènes » (et en cela cette technique focale garde un aspect actif) avant de faire place à l’association libre et à l’écoute égale du matériel en suspendant tout but prédéterminé à l’action de l’analyste.

3Les écrits techniques de Freud décrivent ces notions que je ne reprendrai pas. Je rappellerai seulement que dans « Observations sur l’amour de transfert » il développe sa conception du transfert en tant qu’amour véritable auquel il serait désastreux de répondre autant que de le réprimer. La voie est indiquée d’une nécessité chez l’analyste à l’élaboration du matériel : il est là pour représenter les figures de transfert et toutes ses interventions seront déterminées par cette nécessité de ne pas répondre à l’excitation par l’excitation, s’astreignant à ce que Freud appelle un refusement face aux sollicitations du patient, soulignant ainsi la dissymétrie qui caractérise la situation analytique. À ce moment-là de sa pensée, Freud évoque un analyste qui serait un miroir impénétrable (et je souligne ce mot, nous verrons pourquoi) effaçant en somme sa personne, s’astreignant à ne pas ré-agir, et laissant se développer le processus « comme il doit se développer », le patient ayant, du fait même du projet analytique, le dernier mot.

4Je propose de considérer que l’un des enjeux au travail dans l’avènement conceptuel et technique de la psychanalyse fut la question de l’éventuelle transformation des passivations traumatiques en passivités structurantes. J’entends par passivation traumatique les enjeux primaires, prégénitaux et œdipiens susceptibles de provoquer une détresse importante, effractant le sujet paralysé dans un vécu d’impuissance, d’anéantissement, voire d’effondrement. Le terme est de Green, il insiste sur la contrainte à subir, mais il me semble important de ne pas le réserver aux seules détresses précoces. Il ne s’agit plus seulement de faire abréagir un traumatisme externe, sexuel que le sujet aurait vraiment subi, mais de l’aider à s’approprier sa réalité psychique soumise aux contraintes des excitations internes et externes. L’intégration du féminin est l’un des signes majeurs de l’avancée du processus, telle est selon moi une lecture possible des textes de Freud portant sur le masochisme et sur la féminité (et notamment « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » où la question du refus du féminin est avancée comme facteur ultime entravant le processus). L’analyste est, du fait de la situation analytique, de la régression qu’elle implique, convié à se laisser aller à sa passivité pour être au contact de ce qui se transfère. Il s’agit de déployer un travail psychique important pour maintenir des buts passifs (c’est la passivité structurante) qui visent à se laisser aller à la rêverie, à lâcher la motricité, le recours au perceptif, à suspendre l’agir au profit de l’attente, à s’offrir comme objet de transfert dans différentes positions identificatoires ; il s’agit également d’user d’une grande passivité pour soutenir une activité faite d’interventions, d’interprétations, de silences, et s’incarnant encore dans le maniement du cadre. Je crois qu’il est important de souligner ce rapport dialectique de l’activité-passivité de l’analyste et, nous le verrons, du féminin-masculin, maternel-paternel. Je pense que cette passivité structurante met en jeu l’élaboration des problématiques primaires et secondaires de l’analyste, j’y reviendrai.

5Le dispositif analytique soumet donc l’analysant comme l’analyste à la passivité. Ce dispositif réactive chez le patient ses représentations, ses traces liées à un vécu de passivité ou de passivation. Au fond, nous nous trouvons devant les questions suivantes : quelle passivité est tolérable par l’un et l’autre des protagonistes et possiblement générative de transformations ? Quelle passivité devient en revanche insoutenable, tirant vers la passivation ?

6L’une des questions polémiques abordées ces dernières années consiste précisément à se demander quel dispositif analytique (face-à-face, psychodrame, divan) serait le plus supportable en fonction des enjeux de passivité/passivation. Mais je ne traiterai pas ici de cette question, sauf pour préciser qu’elle ne peut être pensée sans tenir compte des dispositions de l’analyste par rapport à ces enjeux. Disons seulement que le style de l’analyste, son écoute, sa manière d’interpréter jouent sans doute dans la plus ou moins grande tolérance du patient à la situation de passivité.

7C’est à l’occasion d’une réflexion collective menée dans un groupe de travail? [2] que le thème de mon article s’est précisé. Un débat vif, parfois passionnel m’a-t-il semblé, s’était installé entre nous, notamment après que furent abordées les notions de masochisme, de travail de la mélancolie, de pulsion de mort. Il me semble intéressant de communiquer les termes de ce débat sans aplanir son aspect passionnel car, à mes yeux, il reflète des conceptions différentes du travail de l’analyste.

8Pour les uns, l’attitude analytique doit confronter les patients au symbolique, le faire sortir de son empêtrement dans l’imaginaire. Il y a trop de risques à une réceptivité large, à un travail faisant trop de place à l’archaïque, au précoce.

9Pour les autres, dont je suis, le symbolique ne saurait se concevoir sans une référence au modèle métaphorique des relations à l’objet primaire et à l’environnement. C’est là, au plus près de la chose corporelle, dans la succession des séparations/retrouvailles avec l’objet, que se créent les conditions de la symbolisation et de son développement. Les travaux de Winnicott (holding, préoccupations maternelles primaires), de Piera Aulagnier (mère porte-parole), de Bion (rêverie maternelle) insistent, chacun à leur manière, sur cette nécessité d’intriquer la pulsionnalité de l’infans, de nommer les affects, de les refléter (cf. fonction miroir de l’homosexualité primaire développée par Roussillon), de formuler des énoncés identificatoires structurants. Ces différentes activités (intrication, nominations des affects, paroles signifiantes, fruit de la psyché de la mère ou de l’analyste) peuvent être décrites comme l’activité de contenance maternelle. Celle-ci se déroule le plus souvent dans une sorte d’illusion narcissique où l’infans en passera par un autre qui prête en quelque sorte son appareil psychique pour que se construisent l’extériorité de l’objet et les limites du moi.

10L’une des questions implicites qui était sans doute à l’œuvre dans notre passion était peut-être : quels risques y a-t-il à être trop gentil avec le patient ? À quoi une autre question faisait pendant : quels risques y a-t-il à être trop cassant ? Certes, je force ici le trait, mais la caricature oblige à nous confronter aux arêtes vives de la pensée comme à sa mollesse. Alors, quel dosage ?

11Plutôt que d’opposer deux catégories d’analystes, il m’a semblé plus intéressant de se demander ce qui peut nous pousser à trop de contenance, ou à trop de confrontation (sous-entendu au père symbolique ?).

121) Les attitudes trop contenantes apparaissent quand, chez l’analyste, une problématique traumatique et narcissique, en rapport avec un excès de présence ou d’absence de l’objet primaire, entre en collusion avec les enjeux transférentiels. Ces enjeux renvoient souvent à une imago maternelle tantôt tyrannique, froide, tantôt endeuillée, mortifère telle « la mère morte » de Green. L’analyste pressent l’actualisation d’une violence, une haine muette (M. Enriquez) et bloque l’apparition du transfert négatif. L’analyste a peur inconsciemment d’être passivé par cette haine qu’il peut à l’occasion contre-agir. Quelque chose de cette violence muette n’est pas reconnu dans son travail de contre-transfert et se trouve contre-investi dans un trop de contenance se voulant empathique.

132) Au maximum, la violence peut devenir bien audible, à la limite du supportable. Jusqu’où survivre sans représailles ? Que signifie tenir bon ? La neutralité de l’analyste vire à l’endurance mortifère. L’activisme réparateur peut ainsi traduire de possibles satisfactions masochiques substitutives qu’il convient de repérer. L’un des risques de ce genre de situation est de ne pas aider le patient à la transformation de sa destructivité, transformation qui passe par le désillusionnement nécessaire à la progression du processus en vue de la différenciation patient/analyste. Ces attitudes font le lit d’un surcroît d’agressivité inconsciente qui ne trouve pas à se symboliser, aggravant d’autant la culpabilité inconsciente et avec elle les risques d’analyses interminables ainsi que les réactions transférentielles négatives.

143) En revanche, quels risques sont possibles lorsque nous sommes animés par une volonté de confrontation au symbolique, quand nos interventions, nos interprétations veulent renvoyer à la loi, à la différence des sexes, à l’œdipe, à la scène primitive, au deuil, bref à tout ce qu’on peut considérer comme une structure tierce ? C’est une difficulté à se laisser aller à la nécessaire passivité garante de l’écoute analytique qui serait en cause : de manière plus ou moins subtile, c’est un maniement sadique du cadre et des interventions qui est à l’œuvre ; parfois même toute l’attitude est infiltrée d’une injonction surmoïque, injonction d’autant plus pernicieuse qu’elle se trouve cachée par l’invocation de la loi. Ceci me fait penser à une véritable séduction, suggestion du Surmoi à laquelle nous pensons peut-être moins, habitués que nous sommes aux autres formes de séduction.

15Comme précédemment, semblent à l’œuvre des problématiques renvoyant à l’excès de présence de l’objet, voire à ses empiétements, ainsi qu’au défaut de présence. Une imago maternelle tyrannique est souvent en cause et contre-investie dans un renversement où c’est le patient qui subit les agressions incorporées par l’analyste et insuffisamment élaborées. L’analyste se défie de l’empathie et des affects réputés leurrer la situation analytique, censés obstruer l’accès au symbolique. Il est peu disposé à se laisser aller à la confrontation à l’informe, à la violence des affects de haine et d’amour et à la régression sous ses deux aspects, régression formelle et aux objets de dépendance. La théorisation même de la technique peut être sous-tendue par ces impensés (mais c’est aussi vrai pour les cas évoqués plus haut).

16Une technique trop confrontante peut conduire l’analysant soit à se soumettre masochiquement à la fermeté affichée de l’analyste, soit à s’exposer au risque de rupture prématurée avant même que le processus ne s’établisse véritablement.

17Un extrême est rencontré lorsque l’analyste, confondant la neutralité avec une attitude froide et désaffectée, réactualise le drame de Narcisse et d’Écho, l’essentiel de son attitude cherchant à assurer un bouclier narcissique refusant d’être confronté, pénétré par le matériel du patient qui nécessairement nous fait revivre nos limites et notre impuissance. Extrémité rare sans doute mais à garder à l’esprit car parfois à l’œuvre sous des formes discrètes.

18Je ne reprendrai pas ici le débat complexe concernant le féminin et le masculin en analyse. Je poserai seulement qu’à défaut de définir précisément ce que sont le féminin et le masculin, nous pouvons considérer qu’ils se construisent d’abord à partir des enjeux de la relation d’objet primaire, puis des enjeux actifs/passifs de l’analité et phalliques/châtrés de la « position » phallique pour, dans l’élaboration de l’œdipe, accéder au jeu des identifications à son propre sexe et au sexe que l’on n’a pas.

19La rencontre humaine et sexuelle n’est possible qu’à la condition de pouvoir s’identifier au sexe de l’autre. Comme le souligne C. David, il n’y a pas de naturalité du sexe psychique, celui-ci résulte d’une construction complexe dans laquelle les psychés des parents, leurs paroles identifiantes, leurs soins, la culture, sont déterminants.

20Après ce parcours, et avant d’évoquer une situation clinique, je voudrais revenir à l’attitude analytique. L’analyste aujourd’hui ne se conçoit plus comme un simple miroir impénétrable. Il cherche à penser les résonances intérieures profondes, provoquées par le matériel. La notion de transfert n’est plus limitée comme chez Freud au transfert des représentations. Elle concerne également les traces plus ou moins représentées, souvent clivées, non intégrées au langage, qui se manifestent dans le vécu de contre-transfert. L’analyste reçoit ainsi des sensations, des affects peu élaborés (la terreur, par exemple), il est entraîné dans des situations étranges, confuses, peu pensables sur le moment.

21L’identité de l’analyste, de même que son corps, sont sollicités dans le travail de contre-transfert. L’écoute analytique implique donc de disposer d’un accès à sa profondeur représentationnelle et identitaire. Écouter un patient, c’est tenter de se dépouiller de nos pensées conscientes, de la théorie (Donnet évoque une mise en latence préconsciente de la théorie) pour se laisser envahir par le matériel en suspendant tout but précis. P. Miller écrit que la texture de la psyché de l’analyste joue autant, sinon plus, que les interprétations dans le travail de perlaboration.

22Pour ma part, ces qualités de l’analyste font appel à ses possibilités de consentir à une passivité structurante, différenciée de sa version masochique ; c’est-à-dire d’une passivité qui dans l’idéal solliciterait les positions identificatoires de l’analyste à leurs différents niveaux d’expression pulsionnelle. Cette possibilité de jouer régressivement avec les positions identificatoires primaires et secondaires, de se défaire d’un enlisement sadique-anal, masochique, ou du leurre phallique, est essentielle pour le développement du processus.

23Il s’agit d’un travail de la bisexualité qui permet à l’analyste de reconnaître ses limites, de s’auto-investir vivant, et de supporter d’incarner les différents types de transfert, paternel et maternel, hétéro et homosexuel, utiles au développement du processus et à partir desquels il choisira d’intervenir ou de se taire.

24Je veux souligner que la notion de réceptivité psychique est le corollaire de cette capacité de jeu identificatoire ; elle consiste en la possibilité d’être pénétré par les apports de l’autre sans être anéanti, et en gardant ses possibilités de pensée et d’activité. Elle conditionne à mes yeux notre possibilité de nous laisser gagner par l’inconnu, de prêter notre appareil psychique au patient jusque dans des vécus aux confins de la dépersonnalisation. Un travail psychique important est donc nécessaire pour maintenir cette réceptivité. Cette attitude permet que se creusent les possibilités d’accès à la passivité chez le patient : ainsi, face à un analyste qui aura su faire face à une situation d’impuissance, l’analysant pourra en retour s’identifier à un objet qui tolère, attend.

25Dans ce travail qui renvoie aux possibilités de l’analyste d’être seul face à la pulsion, aux éprouvés, aux sensations de tous ordres, à la déception, l’intégration de l’érotisme anal est essentielle. La construction d’un masochisme primaire de vie joue certainement dans cette réceptivité, permettant de supporter la douleur et l’attente.

26Il semble que l’un des enjeux du débat apparu dans notre groupe renvoie aux conceptions que nous avons du symbolique. Dans son commentaire lors de notre journée de travail, M. Fognini a relevé le risque toujours présent dans la communauté analytique « d’établir des fiefs théoriques antinomiques entre la symbolique freudienne, insistant sur la complexité du symbole et ce qu’il représente, et la symbolique lacanienne insistant sur la primauté chronologique de la structure du système symbolique par laquelle les liaisons et rapports avec le symbolisé sont ultérieurs et imaginaires ». Il me semble que cette remarque pertinente n’en finit pas, en effet, de traverser le débat sur la technique. Ainsi, il nous est apparu que sous le vocable « gentil analyste », une tendance à tirer la cure dans un axe privilégiant l’axe imaginaire caractérisé par la détresse était repérée ; l’analyste se veut au plus près des vécus de l’analysant et tire à l’occasion ses réponses sur une pente réaliste. À l’inverse, « l’analyste cassant » nous est apparu comme invoquant un père symbolique désincarné, figure surmoïque tendant à « forcer » le déroulement temporel du processus, imposant en somme l’ordre symbolique en court-circuitant les inévitables médiations imaginaires, les inévitables affects, qui le mettent au travail et en favorisent l’élaboration.

27Encore une fois, plutôt que d’opposer deux types d’analystes, il nous est apparu plus fécond de rendre compte des différentes manières de conjuguer la nécessaire présence de l’analyste (s’incarne-t-elle à l’occasion ou n’est-elle que figure d’imagos transférées ?) avec l’effacement indispensable à tout travail interprétatif. Cet effacement semble renvoyer à la nécessité, tout au long du processus, d’interroger l’imaginaire aussi bien dans ses potentialités perlaboratives que défensives et de leurre. La bisexualité psychique de l’analyste peut le laisser s’approcher de situations aliénantes, identitaires, en même temps que reste présente la référence tierce. C’est elle qui peut l’aider à développer différents niveaux d’écoute de la séance par la confrontation à l’informe, à l’autre et à soi, au masculin et au féminin, à la satisfaction pulsionnelle comme à son impossibilité, et enfin à la question du deuil.

28Pour terminer, je relaterai un moment de la cure de Corinne m’ayant longtemps confronté à des vécus de détresse en lien avec une imago maternelle mélancolique. (La mère dans la réalité a présenté des accès de mélancolie nécessitant des traitements médicamenteux et des hospitalisations.)

29Corinne, aujourd’hui âgée de 45 ans, est en analyse depuis cinq ans. Elle est venue au cours d’un épisode mélancolique stuporeux suite à un divorce récent. Je suis d’emblée frappé par son corps rigide, une froideur qui gagne mon contre-transfert en dépit de larmes qui perlent aux paupières. Elle n’avait jamais pensé son mari capable de la quitter pour une autre femme, à ses yeux il avait infiniment besoin d’elle et son départ est une blessure sans nom. Elle s’assoit au bord de la chaise comme si elle était sur ses gardes, impossible de se laisser aller à se détendre en s’enfonçant dans le fauteuil. Les premiers mois de notre travail confirmeront une difficulté majeure d’accès à la passivité ; des enjeux de passivation-détresse s’actualisent autour de l’imago maternelle mélancolique et m’inciteront à continuer le travail en face à face avant qu’elle et moi convenions du divan. Tout un travail de holding, de contenance, au sens où je l’ai explicité plus haut, sera nécessaire.

30Une certaine emprise par le regard était présente et liée au risque de la relation transférentielle. Il sera possible petit à petit, au gré de notre travail, que ce recours à l’analyste perçu soit lâché au profit du regard intérieur tourné vers le monde des représentations et l’hallucinatoire onirique.

31Je veux souligner qu’au travers d’un long travail de construction, il a été possible de nommer une adolescence traumatique, de spécifier les aspects de l’objet maternel : froid, endeuillé d’une fille née bien avant ma patiente et morte avant sa naissance. Un énoncé des origines la situait, elle, si ressemblante à la morte, comme ne pouvant avoir son propre corps, sa propre vie. Toute prise de conscience de notre lien l’incitait soit à des vécus douloureux, parfois mélancoliques, soit à la désobjectalisation. Il fallut beaucoup de temps pour que des enjeux de sexualité infantile succèdent aux cauchemars mortifères figurant son corps endommagé, pourri, abouché à celui de sa mère.

32Venons-en à la situation récente. Le processus après des pauses régulières marquées par de fortes attaques du lien progresse, et on peut véritablement dire que s’est construite une topique psychique, un dedans pour penser, se poser, un dehors qui a été douloureusement reconnu. De même elle a conscience que son corps existe autrement que comme carapace, elle en sent la consistance, l’érotisme, la vie, et s’interroge sur les traitements qu’elle lui a infligés à travers des conduites masochiques et autocalmantes. L’un des enjeux cruciaux de cette analyse fut la nécessité de pouvoir se désidentifier de cette sœur morte, en quelque sorte incorporée dans son corps, et qui obérait toute expression de désir. Les enjeux par rapport à la figure paternelle, la scène primitive sont aujourd’hui au centre des séances.

33L’extrait suivant s’inscrit dans ce contexte.

34À nouveau Corinne est dans le sentiment d’une vie sans consistance, inutile : elle est vide, dit-elle, n’y arrive pas, elle ne peut que basculer dans ses failles. Je sens bien sa détresse et ses caractéristiques habituelles. Je me souviens cependant que de nombreuses séances récentes ont tourné autour de l’autre, de l’objet – moi en dehors d’elle, et elle prenant parfois des vacances en pleine analyse. Récemment son voyage l’a conduite à faire un trek dans le Sahara organisé par une analyste. Je suis impressionné de la voir recroquevillée, comme au début de l’analyse, les bras croisés comme pour se protéger de tout contact avec elle-même et autrui. Elle se sent morte, ou voudrait éteindre tous les contacts. Dans mon contre-transfert je sens ce transfert massif de sa haine muette (M. Enriquez), de sa douleur, que j’ai appris à reconnaître.

35À quel niveau intervenir ? J’ai conscience que sa détresse mise en avant condense particulièrement des enjeux primaires et œdipiens. Je me dis que je respire moins bien aujourd’hui, je me sens capté comme aux pires moments où le transfert de l’imago maternelle mélancolique cherchait à paralyser le processus dans une captation mortifère réciproque. Mon intervention ira dans le sens de rappeler les enjeux actuels avant de se terminer par une construction-figuration : en faisant allusion à la petite fille curieuse qu’elle évoque ces derniers temps, je lui dis qu’à une petite fille, le soir, on souhaite de faire de beaux rêves et qu’on se réjouit de la retrouver le lendemain. La patiente se tait le reste de la séance et je me dis que j’ai peut-être eu tort de la confronter si directement à la scène primitive.

36Elle part fâchée. Ai-je agi sous forme de représailles ? Ai-je parlé de la place d’une imago maternelle ou paternelle ? En tout cas la nécessité d’une confrontation au tiers m’a semblé opportune dans le temps de la séance. Je sentais que cet imaginaire de petite fille, de femme détruite, était défensif des enjeux de rivalité œdipienne en cours d’élaboration.

37Dans l’après-coup j’ai pu mesurer le danger d’incarner l’imago mélancolique, dont elle se plaignait, certes, mais qui avait l’avantage d’avoir besoin d’elle. J’ai peut-être mieux compris pourquoi certaines interventions plus empathiques ravivaient l’imaginaire mélancolique : ceci relançait le fantasme de deux protagonistes devant se soigner à l’infini.

38Ce sont les identifications croisées à l’œuvre dans la scène primitive qui ont sous-tendu mon intervention et m’ont permis de rester en résonance avec les enjeux des séances précédentes.

39La fois d’après, elle me confirmera avoir été fâchée et s’être paradoxalement sentie vivante. Puis elle raconte ce rêve :

40

« Il y a une ville au sommet d’une montagne curieuse, s’effilant à son sommet et s’élargissant jusqu’à la base. Elle descend depuis le sommet de la ville dans les parois de la montagne, emprunte un escalier à colimaçon en compagnie d’une femme qui lui lance des grains de sésame sur les cheveux et d’un Chinois guide. Arrivée en bas, elle se retrouve dans un grand magasin, aux murs hauts, bien remplis de livres rouges alignés comme dans une bibliothèque. L’ensemble est spacieux, agréable. Il y a des gens. Elle se sent bien puis sort de ce lieu qui donne immédiatement sur une scène de théâtre. »

41La patiente associera sur ce Chinois qui semble attentif à son corps, à elle, et fera le lien avec notre travail, de même il lui est possible de faire le lien entre les grains de sésame donnés par la femme et Ali Baba-Ben Bachir, et des souvenirs de complicité avec son père en Algérie.

42Mais à chaque séance suffit sa dose d’interprétations et d’associations, et il m’a semblé important de laisser cette perlaboration se poursuivre sans trop intervenir. Ce rêve se dépliera par la suite, il est un objet psychique que la patiente sollicite au gré du processus.

Bibliographie

Bibliographie

  • Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation, Paris, puf.
  • Bion, W. 1962. Aux sources de l’expérience, trad. fr., Paris, puf, 1979.
  • David, C. 1973. « Les belles différences », dans Bisexualité et différence des sexes, Paris, Gallimard, p. 357-389.
  • Donnet, J.-L. 1973. « Le divan bien tempéré », Nouvelle revue de psychanalyse, 8, p. 23-51.
  • Enriquez, M. 1984. Aux carrefours de la haine, api.
  • Freud, S. 1937. « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », trad. fr. J. Altounian et coll., dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, puf, 1985.
  • Freud, S. 1904-1913. La technique analytique, trad. fr. A. Berman, Paris, puf, 1953.
  • Freud, S. ; Breuer, J. 1895. Études sur l’hystérie, trad. fr. A. Berman, Paris, puf, 1956.
  • Green, A. 1999. « Passivité-passivation : jouissance et détresse », rfp, n° 5, vol. 63, Paris, puf, p 1587-1601.
  • Green, A. 1983. Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Ed. de Minuit.
  • Lacan, J. 1975. Le séminaire, Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil.
  • Miller, P. 2001. Le psychanalyste pendant la séance, Paris, puf, coll. « Epîtres ».
  • Roussillon, R. 2001. Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, puf, coll. « Quadrige ».
  • Winnicott, D.W. 1989. La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, Paris, Gallimard, 2000.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : contenance, imaginaire, symbolique, contre-transfert, identification, passivité structurante, passivation, bisexualité psychique

Mise en ligne 28/09/2009

https://doi.org/10.3917/cohe.198.0045

Notes

  • [1]
    Exposé à la Journée du IVe Groupe du 3 juin 2006 à Lyon : « Travail et transformations » organisée par Pascal Herlem et son groupe de travail (compte rendu dans le bulletin du IVe Groupe n° 42, printemps 2007).
  • [2]
    Groupe de travail animé par Pascal Herlem.
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