Couverture de COHE_197

Article de revue

Réflexions à propos de l'élaboration du film, Ich hiess Sabina Spielrein

Pages 70 à 73

Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’allemand par Christine Hongler.
  • [2]
    Film : Ich hiess Sabina Spielrein, Réalisation : Elisabeth Marton ; Scénario : Elisabeth Marton, Signe Mähler, Yolande Knobel ; Musique : Vladimir Dikanski ; Avec : Eva Osterberg, Lasse Almeback. Produit par Helgi Felixson pour ide Film, 2002 (en allemand). Version dvd avec sous-titres en français, mk2, 2006, avec le titre Mon nom était Sabina Spielrein.

1En 1977, l’analyste jungien italien Aldo Carotenuto découvrit les journaux intimes et les lettres d’une Russe juive inconnue, Sabina Spielrein. Il fut surpris par l’abondante correspondance échangée par cette femme avec les deux plus importants pionniers de la psychanalyse, Sigmund Freud et Carl Gustav Jung. Il constata à quel point elle avait compté pour l’un comme pour l’autre et prit conscience de l’importance de cette figure clé dans l’histoire du développement de la psychanalyse.

2Après la publication de ces lettres et des journaux de Sabina Spielrein, des chercheurs et des artistes commencèrent à s’intéresser à celle qui avait été d’abord la patiente de Jung, avant d’étudier elle-même la médecine et de travailler comme analyste.

3À cette époque, je venais d’interrompre des études de psychologie à l’université suédoise de Lund et avais commencé à étudier l’histoire du théâtre et du cinéma. En faculté de psychologie, le nom de Spielrein n’avait jamais été mentionné. Dans l’histoire de la psychologie et de la psychanalyse, elle était une figure inexistante. J’entendis son nom pour la première fois vingt ans plus tard seulement. Une scénariste suédoise, qui appréciait mes précédents travaux, prit contact avec moi, dans l’intention de m’associer, comme metteur en scène, à la réalisation d’un long métrage sur Spielrein et Jung, basé sur un scénario dont elle était l’auteure.

4« La destruction, base du développement personnel », tel était l’un des postulats principaux du travail de Sabina Spielrein. Je ne savais alors pas encore à quel point la notion de destruction prendrait de l’importance dans le processus d’élaboration du film ; cela en devint le sujet central et la réalisation de ce long métrage dura sept années. À cette époque, la prière du soir de mon petit garçon se terminait immanquablement par ces mots : « Mon Dieu, je t’en prie, fais que le film soit bientôt fini ! » J’en appris plus que j’aurais souhaité sur la destruction et sur la patience. Beaucoup plus tard, je compris le principe du mécanisme parallèle : un événement survenu une fois dans le passé cherche son prolongement et le trouve.

5D’emblée, la personnalité et la vie de Sabina Spielrein m’ont profondément impressionnée. Quand je fus au fait de sa relation amoureuse avec Jung, vis-à-vis duquel, ainsi qu’on peut le lire dans les lettres, elle joua un rôle essentiel, mais qui, de son côté, ne la mentionne même pas dans son autobiographie, je fus plongée dans un abîme de réflexions, car j’étais familière de la pensée et de l’œuvre de Jung, et son livre Der Mensch und seine Symbole avait joué un rôle important dans mon évolution en tant que réalisatrice. Je fus choquée de constater que le rôle de Sabina Spielrein dans l’histoire de la psychanalyse avait été ainsi passé sous silence.

6Le long métrage, tel que souhaitait le réaliser la scénariste, ne put s’achever à temps, car je devins mère pour la deuxième fois. J’étais toutefois prête à tourner un documentaire classique sur la vie et l’œuvre de Sabina Spielrein. Nous trouvâmes un producteur et commençâmes à travailler sur la base d’un projet de cette auteure. Nous avons filmé dans les lieux authentiques, en Russie, en Suisse et en Autriche, et interviewé les chercheurs les plus notoires et les témoins encore vivants de l’époque de Sabina Spielrein. Nous accumulions du matériel, mais il manquait, au fond, la principale protagoniste. On parlait énormément d’elle, mais on ne lui donnait pas la parole. Comme réalisatrice, j’étais assez malheureuse de n’être pas davantage entrée dans l’intimité de Sabina Spielrein, de ne pas avoir assez fait entendre sa voix, alors que, justement, ses lettres et ses journaux intimes nous permettent de pénétrer profondément dans son âme complexe et témoignent de sa quête de savoir et de sa soif de compréhension du psychisme humain.

7De plus, mes recherches personnelles induisaient une autre image de Sabina Spielrein. La scénariste voyait en elle une femme extravertie, se plaisant à être le centre du monde ; les récits de ses parents et connaissances encore en vie racontaient autre chose, à savoir que Sabina Spielrein était plutôt farouche et timide. L’auteure soutenait également l’idée que Sabina Spielrein avait été la victime de quatre hommes : son père (inceste), Jung (séducteur et voleur de ses idées), Hitler (persécution des Juifs) et Staline (interdiction de la psychanalyse). Mais mes propres recherches, ainsi que celles de mes collaborateurs ne purent pas corroborer les assertions de la scénariste, selon lesquelles Sabina Spielrein aurait été victime d’un inceste de la part de son père.

8Or, dès le début, j’étais sûre d’une chose : je ne voulais pas me livrer à des spéculations, mais restituer le plus fidèlement possible, à travers le film, l’histoire de Sabina Spielrein, sans recourir à des scènes de fiction racoleuses. Entre la scénariste et moi, la question de l’utilisation des faits et de la fiction se cristallisa dans des prises de position de plus en plus divergentes ; au bout du compte, un changement radical du concept même s’imposa et nos chemins se séparèrent. Le projet initial fut écarté et j’élaborai moi-même, en collaboration avec Signe Mähler, un nouveau scénario.

9Au cours du travail commun qui suivit avec le coproducteur et mes collaborateurs, le film devint, comme par magie, prétexte à des interprétations contrastées de la personne et de l’œuvre de Sabina Spielrein : tour à tour figure élevée au rang de protagoniste essentielle de la psychanalyse ou victime déchue, dans le rôle de l’amante délaissée par Jung. Le style du film subit de profondes modifications : d’abord l’idée d’un long métrage, basé sur la relation triangulaire Spielrein-Jung-Freud comme sujet central s’imposa ; puis on revint à celle d’un documentaire au sens strict. Finalement, en partant du constat qu’il existait une infinie quantité de textes, mais pratiquement pas d’images sur sa vie, on se décida pour un drame-documentaire, dans lequel une actrice tiendrait le rôle de Sabina Spielrein.

10Au cours du tournage, des obstacles se dressèrent plusieurs fois sur notre route. Le projet fut interrompu à plusieurs reprises, il fut question de me remplacer, après quatre ans de travail comme metteur en scène, tandis que l’auteure du premier scénario s’efforçait par tous les moyens de stopper le tout, en invoquant une violation des droits d’auteur.

11Mon intime conviction, qui était de terminer le film à tout prix, fut renforcée – et c’est significatif – par un rêve. À ce moment-là, je me trouvais dans une impasse, sans pouvoir ni avancer ni reculer. D’une part, il me manquait l’enthousiasme, l’énergie et l’argent nécessaires pour me lancer dans une nouvelle aventure ; d’autre part, je ne voulais pas abandonner purement et simplement mon projet – Spielrein, après ces quatre années de dur labeur. Je sentais au contraire le désir impérieux de mener à bien la tâche que j’avais entreprise, malgré les injonctions répétées d’amis et de collègues qui me poussaient à laisser tomber ce qu’ils appelaient mon « Schmerzenkind », pour paraphraser Jung, qui désignait ainsi Sabina. Mon rêve raffermit ma conviction.

12

« Je me tiens debout devant un cercueil. Je comprends que je dois l’ouvrir. J’hésite, soulève le couvercle et me fige d’étonnement. Devant moi gît une figure féminine, semblable à Blanche-Neige, morte et pourtant vivante, d’une certaine façon, avec des joues roses. Je me penche pour mieux voir et voilà que la femme ouvre les yeux. Nous nous fixons mutuellement. Je ne peux pas détourner d’elle mon regard ; brusquement elle s’assied et se met à me parler avec force. Elle parle en russe. Même si je ne comprends pas un mot de cette langue, l’intensité de ses paroles rend son message clair. »

13Seules mon obstination et mon inébranlable foi dans l’aboutissement du film permirent en fin de compte à celui-ci d’être réalisé et présenté en première vision au Festival de Locarno, sept ans après le début du tournage.

14Et pourtant, le jour même de la première, les menaces de la part de l’ex-scénariste pesaient encore sur la projection du film. Nous nous attendions à chaque instant à voir surgir la police dans la salle pour confisquer la pellicule.

15Par la suite, son existence ne fut de loin pas garantie.

16Deux ans plus tard, la faillite de la maison de production entraîna la mise aux enchères des droits du film. L’ex-scénariste, à qui celui-ci déplaisait pourtant en tous points, essaya de le récupérer à travers ces enchères. Elles durèrent cinq longs mois pénibles. Elles atteignirent une somme effrayante. Mon but était de sauver le film, le sien de stopper sa projection. On aurait dit que c’était question de vie ou de mort. Finalement, les enchères se conclurent heureusement à notre avantage, et ceci pour trois raisons : d’abord grâce au soutien de Christian Gaillard, président de l’iaap, qui prit fait et cause pour le film et trouva de quoi le sauver ; ensuite grâce à l’aide d’Alain Gibeault et de l’ipa et aux initiatives lancées par Alain de Mijolla et Ari Sebag ; sans oublier les dons d’analystes du monde entier, d’amis, de collègues et de membres de ma famille. Je reçus aussi, durant toute la durée du tournage, le soutien indéfectible de Mme de Morsier, à Genève, et je lui en suis très reconnaissante.

17La troisième raison est la plus mystérieuse : juste avant la fin des enchères, au moment où toutes les possibilités financières étaient épuisées, où tout le soutien imaginable avait été offert et que je n’avais plus la situation en main, je pris la décision, après une longue lutte intérieure, de renoncer. Alors il se passa cette chose incroyable : mon opposante se retira des enchères, notre ultime offre fut reconnue valable : le film était sauvé !

18Elle n’en poursuivit pas moins ses tentatives de boycott et l’affaire prit l’allure d’une « never ending story ». Elle prétendait empêcher la projection du film partout, même lors de la première à New York, mais le producteur américain ne se laissa pas intimider. Je cherchai alors une solution à long terme. Un compromis financier fut trouvé, qui me coûta fort cher. Mais cette démarche fut couronnée de succès.

19Depuis lors, le film a été montré dans plus d’une quinzaine de pays.

20J’ai sous les yeux une phrase adressée par Jung à Sabina en 1908 ; elle m’a aidée à ne pas perdre courage quand je tremblais pour le film, aux prises avec les tourbillons des forces destructrices : « Quand on fait quelque chose avec amour, l’issue en sera toujours heureuse. »

21À sa façon, celui-ci a atteint le but vers lequel tendaient tous les efforts de Sabina Spielrein : jeter un pont entre Freud et Jung, entre freudiens et jungiens.

Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’allemand par Christine Hongler.
  • [2]
    Film : Ich hiess Sabina Spielrein, Réalisation : Elisabeth Marton ; Scénario : Elisabeth Marton, Signe Mähler, Yolande Knobel ; Musique : Vladimir Dikanski ; Avec : Eva Osterberg, Lasse Almeback. Produit par Helgi Felixson pour ide Film, 2002 (en allemand). Version dvd avec sous-titres en français, mk2, 2006, avec le titre Mon nom était Sabina Spielrein.
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