Notes
-
[1]
Texte traduit de l’anglais par Kaj Noschis, revu par Judith Dupont.
-
[2]
C. Covington, B. Wharton (sous la direction de), Sabina Spielrein. Forgotten Pioneer of Psychoanalysis, Brunner-Routledge, Hove, 2003, p. 188.
-
[3]
S. Spielrein (1913), dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 268.
-
[4]
C.G. Jung (1927), CW, vol. 10, Routledge, London, 1964, §255.
-
[5]
H. Deutsch, The Psychology of Women. A Psychoanalytical Interpretation, vol. 1-2, New York, 1944-1945.
-
[6]
S. Spielrein (1913), op. cit., p. 590.
-
[7]
Ibid., p. 589-590.
-
[8]
E. Stein, Zum Problem der Einfühlung, Halle, Buchdruckerei des Waisenhauses, 1917.
-
[9]
W.R. Worringer (1911), Abstraction and Empathy, London, 1953.
-
[10]
C.G. Jung (1921), CW, vol. 6, Routledge, London, 1971.
-
[11]
S. Spielrein (1913), op. cit., p. 589.
-
[12]
S. Baron-Cohen, The Essential Difference. Men, Women and the Extreme Male Brain, Allen Lane, Penguin Books, 2003.
-
[13]
S. Spielrein, « Beiträge zur kindlichen Seele », dans Zentralblatt für Psychoanalyse und Psychotherapie, 3, 1912, p. 57-72.
-
[14]
C. Covington, B. Wharton (sous la direction de), op. cit.
-
[15]
S. Spielrein (1922), « The child’s words Papa and Mama », dans C. Covington, B. Wharton, op. cit.
-
[16]
Ibid., p. 304.
-
[17]
Ibid., p. 291.
-
[18]
Ibid., p. 290.
-
[19]
Ibid., p. 291.
-
[20]
B. Wharton, « Comment on Spielrein’s paper “The origin of the child’s words Papa and Mama” », dans C. Covington, B. Wharton, op. cit.
-
[21]
M. Cifali, « Sabina Spielrein, a woman psychoanalyst : another picture », Journal of Analytical Psychology, 46, 2001, p. 132.
-
[22]
Ibid., p. 135.
-
[23]
R.D. Stolorow, G. Atwwod, Faces in a Cloud, Jason Aronson, New York, 1979.
-
[24]
C.G. Jung, CW, vol 9/1, Routledge, London, 1954, p. 90/91.
-
[25]
A. Carotenuto (1980), Diario di una segreta simmetria, Rome, Astrolabio, 1999.
-
[26]
B. Minder (2001), dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 117.
-
[27]
Z. Lothanei, « Tender love and transference : unpublished Letters of C.G. Jung and Sabina Spielrein », dans International Journal of Psycho-Analysis, 80, 6, p. 1189-1204.
-
[28]
C.G. Jung (1954), op. cit., p. 98-99.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
C. Covington dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 186.
-
[31]
Ibid., p. 186.
-
[32]
M. Cifali, op. cit., p. 136.
-
[33]
A. Carotenuto, op. cit., p. 274.
1Pendant longtemps, Sabina Spielrein a été mieux connue pour sa relation avec C.G. Jung que pour ses contributions à la psychanalyse. Son nom n’apparaissait que dans des notes de bas de page de publications de Freud et de Jung. Plus récemment ses travaux, qui comprennent plus de trente articles, sont pris en considération et prouvent, même si fortement marqués par Freud et Jung, que Sabina Spielrein était un penseur autonome, en avance sur son temps, en particulier dans le domaine de l’empathie et de la relation, de la psyché féminine et du développement de l’enfant, tous des thèmes très débattus dans la psychanalyse contemporaine.
2Ses deux textes majeurs sont sa thèse de doctorat « Sur les contenus psychologiques de la schizophrénie (Dementia praecox) » écrit en 1911, la première thèse de doctorat en absolu à contenu psychanalytique écrite par une femme, et l’article « La destruction comme cause du devenir » qui a suivi une année après seulement. Ce dernier texte a tout particulièrement été le sujet d’articles qui soulignent l’influence que ses idées ont eue sur le concept de pulsion de mort chez Freud.
3J’examinerai quelques-uns de ses articles mineurs et peut-être moins connus qui contiennent cependant des idées importantes. Un est appelé « La belle-mère » publié dans Imago en 1913, une année après son mariage. Dans cet article Sabina Spielrein développe deux idées très intéressantes sur la psyché féminine. L’une est que la psyché féminine est définie par ses relations, l’autre est celle d’une compréhension psychologique qui serait typiquement féminine et qu’elle appelle empathie.
4Pour ce qui est de la première idée, Sabina Spielrein affirme que la psyché féminine est toujours connectée avec la sphère personnelle, la dimension Je-Tu, la capacité d’entrer en relation avec l’autre. Il s’agit donc de l’aspect de la psyché féminine qui est la base de toute relation. Alors que Sabina Spielrein limite les aspects de la psyché féminine à la femme, Jung va plus tard étendre ce concept également aux hommes sous la forme de leur part féminine inconsciente, appelée alors « Anima ». Il semble que la relation avec Sabina Spielrein a sous certains aspects influencé le concept d’Anima de Jung, qu’il développa après la rupture de leur relation. En effet, dans son avant-dernière lettre à Sabina Spielrein, il écrit :
« L’amour de S pour J a rendu ce dernier conscient de quelque chose qu’il avait jusque-là seulement pressenti vaguement, à savoir le pouvoir de l’inconscient qui donne forme à notre destin, un pouvoir qui par la suite l’a amené à des choses de la plus haute importance [2]. »
6D’après Sabina Spielrein, la psyché féminine est caractérisée par les relations alors que le propre de la psyché masculine est l’objectivité. Sabina Spielrein ne nie pas la capacité d’objectiver des femmes ; cette capacité fait également partie de la psyché féminine mais elle dit que « l’habilité des femmes à ce sujet est nettement moindre [3] ». La part prédominante de la psyché féminine est la relation et la capacité d’entrer en relation.
7Ses idées sur la psyché féminine montrent d’étonnantes similitudes avec ce que Jung affirme dans son article « Femmes en Europe » écrit quatre ans plus tard en 1917. Dans cet article Jung développe ses propres idées sur la psyché féminine en parlant de l’importance d’une relation psychologique entre hommes et femmes. Jung affirme :
« La psychologie de la femme est fondée sur le principe d’Éros, le grand faiseur et défaiseur de liens, alors que, depuis les temps anciens, le principe directeur attribué aux hommes est Logos. Le concept d’Éros pourrait être exprimé dans une terminologie moderne en tant que relation psychologique, et celui de Logos comme intérêt objectif [4]. »
9Les idées sur la psyché féminine développées par Sabina Spielrein en 1913 sont très différentes des concepts psychanalytiques de cette époque du début de la psychanalyse, qui ne voyait pas tellement les femmes comme des êtres psychosociaux, mais qui les définissait plutôt par leur fonction biologique, destinées prioritairement à la procréation de l’espèce. Selon cette perspective, la psychologie féminine était vue dans un rôle fondamentalement passif.
10De façon assez explicite, Freud décrit les femmes comme entièrement dominées par leur tâche biologique, cette description ayant trouvé sa cristallisation dans sa fameuse affirmation que « l’anatomie est le destin ». Freud eut des difficultés à explorer l’univers féminin : la psyché de la femme lui apparaissait complètement différente de celle de l’homme. Il l’a définie comme « le continent noir » et il a laissé à ses collègues femmes le soin de l’explorer. Mais celles-ci, en suivant son enseignement, ont elles aussi souligné la passivité comme condition féminine fondamentale. Un exemple bien connu est Hélène Deutsch qui pourtant, dans son livre La psychologie des femmes, écrit en 1944 [5], définit la passivité et le masochisme comme caractéristiques propres de la psyché féminine.
11Au contraire, Sabina Spielrein, en se démarquant de la culture psychanalytique dominante de son époque, souligne l’activité en puissance de la psyché féminine. Selon elle, les femmes ne vivent pas leurs émotions et sentiments, tout comme leurs relations avec les autres et avec le monde, de façon passive, mais au contraire à travers leur capacité empathique par laquelle elles prennent part et agissent activement. Elles sont en mesure de comprendre et de ressentir ce qui est en train de se passer dans la tête de l’autre et ensuite de l’élaborer en accord avec leurs propres émotions et expériences. Selon Sabina Spielrein, la grande valeur des femmes est dans cette habilité à vivre à travers une autre personne. C’est à travers l’empathie que la psyché féminine perçoit les sentiments de l’autre de façon active, en les vivant, ou mieux en les revivant, à l’intérieur d’elle-même de façon psychologique. De cette façon, les femmes sont capables de créer des relations psychologiques et empathiques qui forment la base de toute relation psychologique. Pour Sabina Spielrein, la façon d’être en relation des femmes est un acte dynamique et actif de la psyché féminine, et dans ce sens elle n’est d’aucune manière inférieure à celle des hommes.
12Elle écrit dans son article :
« La grande signification sociale originale de la femme se trouve dans cette habilité à empathiser, et je ne sais pas jusqu’à quel point il est soit possible ou désirable de vouloir incorporer dans la femme l’aspect masculin du sentiment en le considérant d’une qualité « supérieure ». De toute façon je crois qu’on ne pourrait y réussir pleinement ; les rôles biologiques de la femme pour la race humaine sont ceux de mère et d’éducatrice ; ces rôles demandent une telle capacité empathique que la femme selon ses caractéristiques de base ne peut se libérer que d’une part comparativement petite de ses sentiments à travers l’objectivation [6]. »
14Sabina Spielrein considère l’empathie comme la caractéristique la plus importante et la plus typiquement féminine de la femme. De nos jours l’empathie est un des thèmes les plus discutés en psychanalyse mais en ce temps-là, à l’aube de la psychanalyse, c’était véritablement nouveau. Ainsi, Sabina Spielrein a été une des premières analystes, à avoir introduit l’empathie dans le champ psychanalytique en soulignant son importance dans les relations psychologiques.
15Le mot empathie fut utilisé pour la première fois par le poète allemand Novalis en 1798, en unissant les mots allemands ein, qui veut dire « dans » ou « en » et Fühlung, qui veut dire « sentiment », et décrivant par ce mot nouveau un sentiment commun, une façon particulière d’être ouvert à l’autre.
16Sabina Spielrein écrit dans son article :
« Les femmes ont moins de possibilités d’expérimenter leurs désirs dans la réalité. Mais comme compensation elles possèdent une capacité beaucoup plus grande d’empathiser avec les autres et de cette façon de faire expérience de leur vie.
[…] la femme ressent les sentiments des autres selon leurs désirs et peurs et en fait les siens propres, ensuite elle se libère de l’émotion, en vivant ces expériences elle-même psychologiquement et en les changeant selon ses propres désirs [7]. »
18Ainsi, selon Sabina Spielrein, c’est l’empathie qui distingue la psyché féminine, la capacité d’entrer en contact avec la vie intérieure d’une autre personne, en vivant les sentiments et émotions de l’autre à l’intérieur de soi-même, mais en même temps en étant conscient du fait qu’ils appartiennent à l’autre. Sa conception de l’empathie est en accord avec ce que la philosophe allemande Edith Stein affirma en 1917 dans sa thèse intitulée Sur le problème de l’empathie. Dans ce travail phénoménologique, Edith Stein se concentre sur l’expérience d’un sujet qui vit l’expérience d’une autre personne sur un plan émotionnel. Selon elle, l’empathie est la capacité du conscient à ressentir les émotions d’une autre personne, mais en les reconnaissant simultanément comme un phénomène différent à l’intérieur de soi-même [8].
19À cette époque l’empathie faisait l’objet de discussions surtout dans le domaine de l’art, par exemple, dans le fameux livre de Wilhelm Vorringer Abstraction et empathie, publié en 1911 [9]. Dans sa conception l’empathie était une projection d’aspects intérieurs de soi-même sur un objet, dans ce cas sur une œuvre d’art. Jung a parlé d’empathie dans son travail Types psychologiques publié en 1921 [10], en considérant l’empathie comme une projection de contenus subjectifs sur une autre personne et en la connectant avec le type extraverti.
20Mais la remarquable intuition de Sabina Spielrein est que, selon elle, l’empathie n’est nullement une forme de projection mais représente une réelle compréhension des sentiments de l’autre. Elle a mis l’accent de l’empathie sur la connexion, la relation, une relation empathique. Pour elle, empathie ne signifie pas retrouver ses propres aspects psychologiques dans l’autre, mais reconnaître les aspects psychiques de l’autre comme vrais et en les distinguant à l’intérieur de soi-même comme appartenant à l’autre. De nombreuses années plus tard cette idée trouve sa théorisation dans la Self Psychology de Heinz Kohut lorsqu’il dit que l’empathie et non pas l’interprétation est l’outil de valeur de la psychanalyse (Kohut, 1984). Dans son article Sabina Spielrein continue :
« Dans la large diffusion de l’empathie je vois les raisons pour lesquelles les femmes, qui d’aucune manière possèdent moins d’intelligence ou de pouvoir d’imagination que les hommes, n’ont pas été en mesure de créer des œuvres d’art de même valeur. Pour créer une œuvre d’art l’on doit objectiver ses propres expériences ou celles d’un autre de telle manière que cela puisse être assimilé dans le monde comme si cela était impersonnel… Cette objectivation est beaucoup moins développée dans la femme [11]. »
22Il est intéressant de noter que quatre-vingt-dix ans après la publication de l’article de Sabina Spielrein sur l’empathie comme l’aspect fondamental de la psyché féminine, le fameux psychiatre anglais Baron-Cohen, de l’université de Cambridge, dans son dernier livre sur la différence entre cerveau féminin et masculin, affirme que le cerveau féminin se distingue par son empathie alors que le cerveau masculin se distingue par sa capacité à créer des systèmes objectifs [12].
23Nous pouvons au moins dire qu’avec ses idées de relation et d’empathie sur la psyché féminine, Sabina Spielrein démontre qu’en elle-même la capacité d’objectiver est assez développée.
24Le deuxième champ d’intérêt et de recherche de Sabina Spielrein est la psychologie de l’enfant, avec un accent particulier sur le développement du langage. En ces temps-là beaucoup de suppositions sur la psyché de l’enfant sont tirées de cas cliniques de patients adultes dont les souvenirs et histoires amènent à des déductions sur le développement psychologique de l’enfant. C’est de cette façon qu’est né « l’enfant pervers polymorphe » de Freud. Comme le dit Daniel Stern, l’enfant freudien est un « enfant clinique » déduit de cas cliniques, et c’est seulement beaucoup plus tard que « l’enfant observé », fondé sur des observations, va entrer en scène. En changeant la méthodologie, avec un recours à l’observation d’enfants au lieu de déductions à partir de souvenirs, toute l’idée sur le développement psychologique de l’enfant va changer, en mettant l’accent sur le fait que dès le début l’enfant est un être rationnel.
25Également sur ce terrain Sabina Spielrein est en avance sur son temps. Elle observe plusieurs types d’enfants, pathologiques et en bonne santé, comme sa propre fille, sa nièce ou les enfants de ses amis, et affirme que l’enfant par nature cherche à créer une relation.
26Son premier article sur la psychologie de l’enfant, « Contributions à la connaissance de la psyché de l’enfant [13] », est écrit en 1912 et est basé en partie sur ses propres souvenirs d’enfance. À la vie Conférence psychanalytique internationale de La Haye, en 1920, elle présente une conférence sur le développement du langage, en distinguant langages « autiste » et « social ». Dans ce texte elle établit aussi pour la première fois une relation entre les sentiments de plaisir de succion du lait par le sein et le développement du mot « maman », en soulignant l’importance de l’aspect psychologique du sein pour l’enfant. Il est intéressant de noter qu’à cette conférence, tant Melanie Klein que Anna Freud sont dans l’auditoire. Ce n’est que seize ans plus tard, en 1936, que l’article de Melanie Klein « Sevrage » sur le thème du « bon » et « mauvais » sein est publié [14].
27Sabina Spielrein va développer ses idées plus pleinement dans son article le plus connu sur la psychologie de l’enfant « Les origines des mots de l’enfant Papa et Maman [15] », publié en 1922. Dans cet article elle s’intéresse à la façon dont les premiers mots de l’enfant, généralement « maman » et « papa », se développent. Selon Sabina Spielrein, le mot « maman » reproduit la succion du sein par l’enfant.
28Mais ceci n’est pas seulement connecté à la nourriture, ceci représente également l’expérience du plaisir, de la chaleur et de la protection que l’enfant éprouve pendant qu’il tète. Elle souligne donc, dans la nutrition par le sein, l’importance également de l’aspect psychologique et relationnel. Au sujet de l’allaitement, elle écrit dans son article :
(Par l’allaitement au sein) « l’enfant apprend pour la première fois à aimer, dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire à éprouver un contact avec une autre personne, indépendamment de la nourriture » [16].
30Le mot « papa » de son côté dérive du moment où l’enfant, après avoir mangé et étant satisfait, explore le sein de sa mère. Il semble ainsi appartenir plus au domaine du jeu et de l’exploration.
31La question fondamentale que Sabina Spielrein se pose au sujet du développement du langage chez l’enfant est : « L’enfant est-il par inclination naturelle un être social qui a un besoin de communiquer [17] ? » Sa réponse à cette question est affirmative. Elle voit l’enfant dès ses débuts comme un être social et relationnel dont les besoins sont surtout d’entrer en contact avec ceux qui s’en occupent. Dans cet article apparaît également le thème de l’empathie, lorsqu’elle parle de la capacité des mères à distinguer les différents types de pleurs de leurs enfants, à savoir, « s’il est mouillé ou a faim, ou a mal, ou encore s’il veut simplement que la personne qui s’en occupe soit là [18] ». Elle en parle également au sujet de la capacité des mères à « s’adapter instinctivement aux types de langage que l’enfant est prêt à produire [19] ». Selon Sabina Spielrein les mères empathisent avec la psyché de leurs enfants en se souvenant de leur propre expérience d’enfants et le communiquent de façon inconsciente.
32Comme le dit Barbara Wharton, les travaux de Sabina Spielrein sur la psychologie de l’enfant, non seulement anticipent ceux de Melanie Klein, mais également « pointent dans la direction des travaux de Winnicott et Fordham [20] ». Comme d’habitude, elle développe ses propres idées et reste un penseur autonome. Ainsi, en contradiction avec les idées de Melanie Klein et de Hermine Hug-Hellmut, elle ne considère pas l’interprétation comme utile dans le cas de l’analyse d’enfants. Elle ne veut pas donner des explications à ses jeunes patients car elle considère qu’elles seraient « trop suggestives [21] ». Elle a un échange d’idées très fructueux avec Piaget mais elle considère que « la construction de la réalité de l’enfant (par Piaget) est trop unilatérale [22] ».
33Également, à la lumière des développements les plus récents de la psychologie de l’enfant, la « infant research » de Daniel Stern, plusieurs des contributions de Sabina Spielrein peuvent être considérées comme révolutionnaires pour leur époque, en particulier sa méthode d’observation d’enfants pathologiques et en bonne santé, ainsi que son accent sur les qualités relationnelles présentes chez l’enfant dès le début.
34La troisième plus importante contribution de Sabina Spielrein à la psychanalyse n’est pas dans son travail scientifique mais dans sa personnalité. Atwood et Stolorow, dans leur livre Faces in a Cloud, montrent que les différences entre les diverses écoles de psychanalyse sont influencées par la personnalité de leurs fondateurs, en prenant en considération Freud et Jung parmi d’autres. Ils indiquent qu’en psychanalyse la création d’une théorie psychologique est inévitablement influencée par la subjectivité et l’histoire de vie personnelle du fondateur.
35Le théoricien de la personnalité va créer une théorie psychologique qui lui permet de comprendre sa propre expérience, ainsi sa subjectivité est une source fondamentale pour son matériel empirique. Jung est conscient de ceci lorsqu’il écrit qu’« en psychologie les moyens par lesquels on étudie la psyché est la psyché elle-même […] l’observateur est l’observé [23] ».
36Ceci peut aussi être dit de Sabina Spielrein. En effet, plusieurs de ses articles sont écrits sous l’influence de qui se passe dans sa vie personnelle à ces moments-là. Les idées sur la destruction sont développées peu après la fin de sa relation amoureuse avec Jung, ses idées sur le mariage et la psyché féminine après son propre mariage, ses idées sur la psychologie de l’enfant après la naissance de sa propre fille. Que pouvons-nous dire de sa personnalité ?
37En sachant qu’il est impossible de faire le diagnostic d’une personnalité historique, j’aimerais néanmoins essayer de voir sa biographie et sa psycho-pathologie dans une perspective plus insolite, en ajoutant une nouvelle perspective à celles existantes, dans la ligne des idées de Stolorow et d’Atwood, et suivre l’histoire de vie de Spielrein à partir de ma propre subjectivité.
38Beaucoup de suppositions ont été faites sur l’affection pathologique de Spielrein, qui vont de l’hystérie psychotique à la schizophrénie en passant par une simple crise d’adolescence. Généralement sa pathologie est associée à la mauvaise relation qu’elle entretient avec son père qui lui est décrit comme violent et dépressif. J’aimerais explorer la personnalité de Spielrein en tant que travaillée par un complexe maternel négatif, suivant la définition que Jung en donne. Dans son fameux article Aspects psychologiques de l’archétype de la mère, écrit en 1954, Jung décrit une femme qui souffre d’un complexe maternel négatif de la façon suivante :
« Dans le type intermédiaire particulier auquel je pense, le problème est moins celui d’un surdéveloppement ou d’une inhibition des instincts féminins que d’une résistance excessive à la suprématie maternelle, souvent à l’exclusion de toute autre chose. Il s’agit de l’exemple suprême de complexe maternel négatif. Le dicton de ce type est : Tout, tant que cela n’est pas comme ma Mère ! […] Ce type de fille sait ce qu’elle ne veut pas, mais est généralement totalement perdue pour ce qui est du choix de son propre destin [24]. »
40Plusieurs aspects et conflits dans la vie de Sabina Spielrein viennent à l’esprit. Elle semble souvent avoir éprouvé le conflit d’être ballottée entre deux choix dans des domaines différents. Pour n’en mentionner que quelques-uns : Freud ou Jung, psychanalyse ou musique, juive ou chrétienne, Est ou l’Ouest, langue russe ou allemande. Ses voyages continus à travers l’Europe, Zurich, Vienne, Berlin, Genève, Lausanne, sans jamais véritablement s’établir sont un autre exemple des difficultés à choisir un lieu où elle se sente bien et puisse s’enraciner.
41Ce que nous savons des relations de Sabina Spielrein avec sa mère peut uniquement être déduit des lettres qu’elles s’échangèrent et par certaines remarques de Jung. La mère de Sabina Spielrein, fille d’un rabbin, avait fait des études pour devenir dentiste, ce qui était assez inhabituel pour une femme russe juive à son époque. En parlant du mariage de ses parents, Sabina Spielrein dit qu’« il l’aimait, elle était aimée par lui. Ça, c’est l’histoire du mariage de mes parents [25] ». Sa mère semble avoir été une personnalité forte et déterminée avec un côté pathologique important. Dans les notes de Jung sur la famille Spielrein, il décrit la mère de Sabina comme « une femme angoissée hystérique qui souffrait, parmi d’autres choses, d’absences qui étaient de nature enfantine [26] ».
42Il semble que la mère de Sabina Spielrein tendait à se mettre au même niveau que sa fille, en se comportant plus comme une sœur aînée que comme une figure maternelle protectrice. Leur relation semble avoir été marquée par une forte rivalité. Dans son journal Sabina Spielrein le dit de la façon suivante :
« N’est-ce pas drôle que ma mère veut me prendre mon bien-aimé pour la troisième fois ? Avant le Dr Jung j’étais amoureuse de deux hommes – je n’étais pas encore mûre pour l’amour. Les deux m’aimaient assez, mais comme j’étais encore une enfant, tant le premier que le second tombèrent follement amoureux de ma mère [27]. »
44Ici la mère excessive décrite par Jung comme le problème du complexe maternel négatif vient immédiatement à l’esprit ! Mais, selon Jung, une femme qui souffre d’un complexe maternel négatif a par ailleurs beaucoup de potentialités qu’elle peut développer plus tard dans sa vie. Elle aime et souligne tout ce qui est certain, clair et raisonnable. Son côté masculin fortement développé lui rend possible d’avoir « une compréhension humaine de l’individualité » de son partenaire qui transcende « le royaume de l’érotique [28] ».
45Pour une femme avec un complexe maternel négatif, le développement de ses qualités masculines et de sa spiritualité est souvent la seule façon de se réaliser dans la vie. En ceci elle peut devenir un compagnon précieux pour un homme. Jung le décrit de la façon suivante :
« Grâce à sa lucidité, objectivité et masculinité, une femme de ce type se trouve souvent à des positions importantes où sa qualité maternelle tardivement découverte, guidée par une intelligence froide, exerce une très bonne influence.
Cette rare combinaison de féminité et de compréhension masculine est précieuse dans le domaine des relations intimes comme dans les affaires pratiques. Comme guide spirituel et conseiller de l’homme, une telle femme, inconnue au monde, peut exercer un rôle de grande influence [29]. »
47En lisant ces lignes il semble que Jung parle de Sabina Spielrein qui serait restée inconnue au monde si ses journaux et lettres n’avaient pas été retrouvés. Le mélange de qualités masculines avec des aspects maternels présents dans sa personnalité a contribué au fait que Sabina Spielrein soit devenue une compagne spirituelle de Jung. Dans leur relation complexe les deux étaient à la recherche d’une mère positive dans l’autre. Sabina Spielrein était consciente du fait qu’elle représentait une figure maternelle pour Jung. Elle écrit ainsi dans une lettre à sa mère :
« Je suis une mère pour lui ou, plus précisément, la femme qui a agi comme premier substitut de la mère (sa mère devint hystérique quand lui avait 2 ans) [30]. »
49Comme le dit Coline Covington, ce dont Sabina Spielrein n’est pas consciente est que, pour elle comme pour Jung, « leur transfert érotique sert à masquer leur dépression et à les protéger de la connaissance de leur besoin respectif d’une mère [31] ». En effet, c’est davantage dans le monde de l’esprit et de l’intellect qu’elle s’est réalisée, alors que dans les sphères plus féminines elle a beaucoup souffert. En témoignent la rupture de la relation avec Jung, tout comme la séparation d’avec son mari après à peine deux ans de mariage, devant alors élever sa fille seule.
50Je pense que « la rare combinaison de féminité et de compréhension masculine » que Jung décrit dans son article sur le complexe maternel négatif est ce qui lui a permis de maintenir sa position particulière pendant les débuts de la psychanalyse, et également au cours de la rupture douloureuse entre Freud et Jung dont elle fut témoin direct. Elle a été un penseur autonome et non pas un suiveur aveugle, que cela soit de Freud ou de Jung et ceci contrairement à d’autres collègues femmes de son époque. Elle n’hésite jamais à critiquer des aspects de leurs théories, mais, et c’est ici que son versant maternel intervient, elle reconnaît toujours leur grandeur et originalité. Son problème fondamental est de ne pas savoir choisir ; elle sait ce qu’elle ne veut pas mais pas ce qu’elle veut, et ceci peut également être reconnu dans sa relation avec Jung et Freud. Elle ne peut pas être en faveur de l’un ou de l’autre et tout au long de sa vie elle essaiera de les réconcilier. Même si elle restera toujours un membre de la Société psychanalytique de Vienne, c’est dans les lettres qu’elle échange avec Jung qu’elle discute le plus passionnément les questions scientifiques.
51Comme le dit Mireille Cifali, c’est dans ses lettres et dans son journal que beaucoup de ses pensées se développent et elles sont « la matière précieuse et originale avec laquelle elle construit ses articles [32] ».
52Je pense qu’au fond de son cœur elle resta toujours attachée à Jung et à ses théories, qui, comme je l’ai dit plus haut, ne peuvent pas être séparées de sa personnalité. Elle écrit dans une lettre très touchante à Jung :
« Il est très probable que Freud ne vous comprendra jamais dans vos innovations. Au cours de sa vie, Freud a fait tellement de choses extraordinaires que, pour le reste de sa vie, il a assez à faire pour élaborer son propre énorme travail. Vous êtes encore en mesure de vous développer. Vous pouvez très bien comprendre Freud si vous le voulez, c’est-à-dire si votre attitude personnelle ne vous en empêche pas […] Ayez le courage de reconnaître Freud dans toute sa grandeur, même si vous n’êtes pas d’accord avec tout ce qu’il dit […] Seulement alors vous serez libre et seulement alors vous serez plus grand [33]. »
54Dans cette attitude de Sabina Spielrein, loin de toute affirmation narcissique, où l’on reconnaît les mérites de chacun et la nécessité de travailler ensemble pour comprendre plus pleinement la psyché humaine, nous pouvons voir sa contribution personnelle importante à la psychanalyse. D’une certaine façon elle travailla pour un pont entre la psychanalyse freudienne et la psychologie analytique, et était très proche de ce qu’est la psychanalyse contemporaine : une tentative de travailler ensemble pour mieux comprendre l’énigmatique réalité de notre vie psychologique.
Mots-clés éditeurs : relation, complexe maternel négatif, psychologie de l'enfant, empathie, psyché féminine
Date de mise en ligne : 01/07/2009
https://doi.org/10.3917/cohe.197.0032Notes
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[1]
Texte traduit de l’anglais par Kaj Noschis, revu par Judith Dupont.
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[2]
C. Covington, B. Wharton (sous la direction de), Sabina Spielrein. Forgotten Pioneer of Psychoanalysis, Brunner-Routledge, Hove, 2003, p. 188.
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[3]
S. Spielrein (1913), dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 268.
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[4]
C.G. Jung (1927), CW, vol. 10, Routledge, London, 1964, §255.
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[5]
H. Deutsch, The Psychology of Women. A Psychoanalytical Interpretation, vol. 1-2, New York, 1944-1945.
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[6]
S. Spielrein (1913), op. cit., p. 590.
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[7]
Ibid., p. 589-590.
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[8]
E. Stein, Zum Problem der Einfühlung, Halle, Buchdruckerei des Waisenhauses, 1917.
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[9]
W.R. Worringer (1911), Abstraction and Empathy, London, 1953.
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[10]
C.G. Jung (1921), CW, vol. 6, Routledge, London, 1971.
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[11]
S. Spielrein (1913), op. cit., p. 589.
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[12]
S. Baron-Cohen, The Essential Difference. Men, Women and the Extreme Male Brain, Allen Lane, Penguin Books, 2003.
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[13]
S. Spielrein, « Beiträge zur kindlichen Seele », dans Zentralblatt für Psychoanalyse und Psychotherapie, 3, 1912, p. 57-72.
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[14]
C. Covington, B. Wharton (sous la direction de), op. cit.
-
[15]
S. Spielrein (1922), « The child’s words Papa and Mama », dans C. Covington, B. Wharton, op. cit.
-
[16]
Ibid., p. 304.
-
[17]
Ibid., p. 291.
-
[18]
Ibid., p. 290.
-
[19]
Ibid., p. 291.
-
[20]
B. Wharton, « Comment on Spielrein’s paper “The origin of the child’s words Papa and Mama” », dans C. Covington, B. Wharton, op. cit.
-
[21]
M. Cifali, « Sabina Spielrein, a woman psychoanalyst : another picture », Journal of Analytical Psychology, 46, 2001, p. 132.
-
[22]
Ibid., p. 135.
-
[23]
R.D. Stolorow, G. Atwwod, Faces in a Cloud, Jason Aronson, New York, 1979.
-
[24]
C.G. Jung, CW, vol 9/1, Routledge, London, 1954, p. 90/91.
-
[25]
A. Carotenuto (1980), Diario di una segreta simmetria, Rome, Astrolabio, 1999.
-
[26]
B. Minder (2001), dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 117.
-
[27]
Z. Lothanei, « Tender love and transference : unpublished Letters of C.G. Jung and Sabina Spielrein », dans International Journal of Psycho-Analysis, 80, 6, p. 1189-1204.
-
[28]
C.G. Jung (1954), op. cit., p. 98-99.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
C. Covington dans C. Covington, B. Wharton, op. cit., p. 186.
-
[31]
Ibid., p. 186.
-
[32]
M. Cifali, op. cit., p. 136.
-
[33]
A. Carotenuto, op. cit., p. 274.