Notes
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[1]
« Agressivités et violences au sein du couple », XXXVIIIe Colloque de l’Institut d’étude de la famille et de la sexualité, ucl Louvain-la-Neuve, 4 et 5 mai 2007.
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[2]
J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, puf, 1987 ; Entre inspiration et séduction : l’homme, Paris, puf, 1999.
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[3]
Fédération des mouvements de la condition paternelle, Enquête statistique, Paris, 2000.
« L’homme, quand on ne le tient pas,
est un animal érotique. »
1Quand le désir s’assèche, la vie ne vaut plus d’être vécue. Quand le désir s’enflamme, c’est l’océan qui se voit embrasé. Le désir, nous le savons, fait toujours un peu désordre. Et cela ne date pas d’hier.
« J’ai ouvert à mon bien-aimé,
mais, tournant le dos, il avait disparu !
Sa fuite m’a fait rendre l’âme.
Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé
Je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu !
Les gardes m’ont rencontrée,
Ceux qui font la ronde dans la ville.
Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée,
ils m’ont enlevé mon manteau,
ceux qui gardent les remparts. »
3Quand le désir prend feu, la violence n’est pas loin. Il devient quelquefois difficile de savoir où l’on met les pieds. Prenons, par exemple, le célèbre auteur des Pensées sur le Cantique des Cantiques : sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), docteur de l’église catholique, mystique de plein exercice, mais aussi fondatrice entreprenante de 16 couvents pour femmes et de 14 pour hommes, via son fidèle adjoint Jean de la Croix. En 1582 elle meurt, laissant à la postérité une riche littérature spirituelle qui évoque notamment son expérience de l’extase – terme dont l’étymologie désigne, à partir du grec, le fait d’être « hors de soi ». C’est précisément à cet état extatique que Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin (1598-1680), dédie un marbre célèbre qu’on peut contempler, depuis l’an 1652, en l’église Santa Maria della Vittoria, à Rome. Pour peu que ses paupières ne soient pas confites en dévotion, le fidèle qui pénètre dans la Cappella Cornaro n’en croit pas ses yeux. Laissons la parole à un magistrat érudit et caustique, Charles de Brosses, premier président du parlement de Dijon, qui un beau jour de 1739 visite ladite chapelle : « Elle est dans son habit de carmélite, pâmée, tombant à la renverse, la bouche entr’ouverte, les yeux mourants et presque fermés ; elle n’en peut plus ; l’ange s’approche d’elle, tenant en main un dard dont il la menace d’un air riant et un peu malin […] Si c’est ici l’amour divin, je le connais. »
4Le président de Brosses aurait pu reconnaître autre chose encore, ou plutôt quelqu’un : un personnage familier de l’antiquité gréco-romaine, le petit dieu Éros, Cupidon en personne ! Car c’est bien lui, cet ange à la main baladeuse, armé d’une flèche, et qui semble surgir narquoisement des mille replis vaginaux de la robe monastique. Les rayons de feu qui dardent du ciel vers la sainte ne laissent aucun doute : en proie à une « douce violence », pâmée sur son nuage, Thérèse est victime d’un véritable court-circuit de la sublimation. Quant au petit dieu Éros, c’est un personnage faussement anodin. Redoutable chasseur, déguisé en enfant, avec son carquois et ses pointes, quelquefois équipé d’une torche, les yeux souvent bandés, il sème le trouble aussi bien chez les dieux que chez les humains. Il n’est jusqu’à sa mère, Aphrodite, pour craindre ses manigances. À une voyelle près, son nom est le même que celui de sa tante Éris – la discorde – l’épouse d’Arès, dieu de la guerre. Pour Platon dans Le Banquet, par la bouche de la prêtresse Diotime, Éros est plutôt un daimon, un intermédiaire entre les dieux et les hommes. Né de Pénia (pauvreté) et de Poros (la débrouille), perpétuellement insatisfait, il est voué à une inlassable quête.
5Tout ceci peut paraître usé, rabâché. Mais sous l’image affadie se cache la violence prédatrice de l’amour. Il n’est pas banal que, déjà dans le poème biblique, l’amante manque son rendez-vous, se fasse battre et arracher son vêtement par les gardes. Il n’est pas innocent que le Cantique des Cantiques se trouve au cœur de la mystique thérésienne. Il n’est pas sans intérêt que, pour figurer cet indicible, Le Bernin rapatrie subrepticement, au cœur d’une église, un daimon fort peu chrétien. Certes, les mystiques ont toujours senti le soufre. On a souvent hésité entre les brûler ou les canoniser. Le Cantique lui-même, pour toute une tradition rabbinique, « souille les mains ». Mais on n’a jamais osé s’en défaire. Dieu devait avoir ses raisons… Des centaines de rabbins et de prêtres ont néanmoins perdu leur latin, leur hébreu, leur chandelle et leur vue, à scruter le texte pour convaincre les autres lecteurs du fait que ça n’avait rien à voir avec ce dont ça parlait. Chez nous, en effet, la sexualité n’est pas censée faire bon ménage avec les textes sacrés. Pour les Grecs, c’était différent. Tout avait commencé très fort. L’univers différencié était né d’un facteur parasite dans l’éternelle copulation d’Ouranos (l’obscur ciel étoilé) et de Gaia (l’infinie étendue terrestre). Empêchés de sortir par ce coït ininterrompu et sans faille, ses rejetons s’impatientent dans l’obscurité matricielle. Le plus ombrageux – Cronos – brandit une serpe (fournie par sa mère) et châtre son père, lequel, en se décollant, laisse place à l’espace, au temps et à sa progéniture – non sans laisser tomber dans l’océan quelque écume séminale dont surgit Aphrodite, ce qui fait d’Éros le petit-fils d’Ouranos. Plus tard, un célèbre médecin viennois, en pleine résistance à sa propre découverte, rapatriera Éros dans son œuvre pour en tempérer le pansexualisme. C’est le même qui refit un usage mythique et particulièrement idéologique du thème de la castration. Mais dans ces eaux Freud, pour le nommer, est surtout celui qui a décrit avec le plus de rigueur l’antagonisme radical entre les pulsions sexuelles et la civilisation.
6Évoquer un texte sadien pour conforter l’association violence- sexualité n’étonnera personne. Ouvrant au hasard La nouvelle Justine, on tombera sans surprise sur un texte comme celui-ci : « Le valet obéit. Il s’empare de Justine ; lui place les reins sur une sellette ronde, qui n’a pas six pouces de diamètre ; là, sans aucun point d’appui, ses jambes tombent d’un côté, ses bras de l’autre. On fixe ses quatre membres à terre, dans le plus grand écart possible. »
7Voici donc Justine immobilisée par les soins de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814).
8Mais il est plusieurs façons de faire : « “Prenez cette femme et menez-la dans le salon privé.” Malgré sa résistance, (elle) fut enlevée par ces hommes robustes qu’elle n’avait pas aperçus, et entraînée dans un salon petit, mais d’apparence assez élégante. Quand elle fut au milieu de ce salon, elle se sentit descendre par une trappe assez large pour laisser passer le bas de son corps ; ses épaules arrêtèrent la descente de la trappe ; terrifiée, ne sachant ce qui allait lui arriver, elle voulut implorer la pitié des deux hommes qui l’avaient amenée, mais ils étaient disparus ; elle était seule. À peine commençait-elle à s’inquiéter de sa position qu’elle en comprit toute l’horreur, elle se sentit fouettée […]. Le supplice fut court mais terrible. » Notons que le dispositif, cette fois, n’est pas dû au divin marquis mais à la pieuse comtesse : Sophie de Ségur, née Rostopchine (1799-1874), le charmant auteur de L’évangile d’une grand-mère et du Général Dourakine, dont c’était ici un extrait. On pourrait s’amuser longuement à traquer les ébats littéraires de violence et sexualité, ainsi qu’à glaner les ragots, au fil des siècles, comme ceux de Suétone (Caius Suetonius Tranquillus, né vers l’an 69) à propos de la pédophilie de Tibère. On pourrait contempler tout à loisir le corps d’éphèbe de saint Sébastien, percé de mille flèches. Ou celui de sainte Agathe, exhibant sur un joli plateau ses seins coupés. Plus pointu est le message inscrit au cœur même des mots. Ainsi, en français, tout se passe comme si les quatre lettres de « viol », qui sont à la racine du mot « violence », faisaient du viol le paradigme de toute violence. Il s’agit en réalité d’une vieille histoire. Car si « violence » vient du latin violentia (qui est de la famille de violentus, violent, et de violo, violer), ce mot est lui-même dérivé du terme « vis » qui signifie « force », « force exercée contre quelqu’un » et « viol », tandis que son pluriel « vires » désigne tout bonnement « les parties viriles ». Ainsi donc voici, dans le raccourci saisissant d’un seul et même mot, l’organe masculin rendu inséparable du viol. Une autre série ne manque pas d’intérêt, d’autant plus qu’elle nous ramène à notre chère Thérèse. En anglais, le mot rape, au sens poétique, veut dire « enlèvement », et, au sens juridique, « viol ». Il est issu du latin rapere, « enlever de force ou par surprise », qui donne aussi raptio, « enlèvement d’une femme », qui devient, en anglais, rapture, « ravissement », « transport », « ivresse », mais aussi, au sens théologique, « extase ». Il existe un terme plus littéraire, toujours en anglais, pour signifier le viol, c’est ravishment, qui de surcroît veut dire « ravissement », également au sens d’« extase ». Autrement dit, ce que met en scène le marbre du Bernin, c’est le viol extatique de Thérèse par un Dieu Père via la main d’un enfant. L’extase, tous les mystiques en témoignent, est une expérience indicible mais secouante. Un arrachement hors de soi découlant du rapt par une altérité radicale. Pour la psychanalyse, il peut s’agir de la propre altérité de chacun : celle qu’elle nomme inconscient sexuel refoulé. Il peut s’agir d’un enlèvement à soi-même par l’autre de soi. Une autre piste étymologique apparaît riche d’enseignement. Le mot « autre » se dit en latin alter, ce qui, dans notre langue, donne « altéré », qui veut dire à la fois « assoiffé » et « abîmé ». Comme si le désir de l’autre était d’un ordre aussi radical que celui du besoin, et sa rencontre jamais sans danger.
9Pour que les relations sexuelles se passent bien, conseillait l’homme Freud, il faut ne pas trop respecter les femmes. Pour que la sexualité retrouve ses braises, elle ne doit pas nier sa part de violence. Rien n’est plus improbable en ces parages « qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».
10C’est ce que confirme Arthur Schnitzler (1862-1931), célèbre Viennois que Freud considérait comme son alter ego, et tenait dès lors prudemment à distance. Dans un récit intitulé Traumnovelle (« La nouvelle rêvée »), un couple affadi retrouve le désir via l’aveu par l’héroïne de l’intensité de ses élans extraconjugaux, et via la confrontation du héros à de véritables orgies sadiennes. Dans le livre, ils s’appellent Fridolin et Albertine, dans le film-testament qu’en a tiré Kubrick (Eyes Wide Shut, 1999), ils sont devenus Bill et Alice. C’est un thème semblable que retrouve, mezzo voce, notre compatriote François Emmanuel dans une nouvelle des plus subtiles : Chevauchée sur la mer de Glace. Dans cette histoire, un couple de vieux amis, plutôt bcbg, entretient une amitié intense mais qui semble différer indéfiniment ses conclusions amoureuses. La nature centaurique de l’héroïne risque de se glacer à jamais. La photo du héros risque de jaunir sous les traits de l’inoffensif confident. Il faudra le mystère un peu sollicité d’une maison à la campagne, la crainte caressée d’être la proie d’un Barbe-Bleue de province, pour que, dans une chambre fatidique, l’ami appelé à la rescousse sacrifie enfin sa victime. Il ne lui avait pas suffi de lire Freud… Mais d’où sort cette violence qui semble si nécessaire à l’accomplissement sexuel ?
11Pour le biologiste darwinien, on s’en serait douté, il s’agit de la nature même de l’évolution quand elle emprunte le chemin de la sexuation. Le néodarwinisme, avec quelque outrance, voit dans la réduplication des gènes le ressort unique de l’aventure du vivant. L’organisme n’est que l’enveloppe transitoire servant aux gènes à assurer leur propre transmission. Le reste n’est qu’épiphénomène. C’est, par exemple, la thèse de Richard Dawkins dans son essai sur le « gène égoïste » (The Selfish Gene, Oxford, 1976). Dans cette conception, le vivant n’a d’autre finalité que de se reproduire. Dans la circularité d’une réduplication en miroir, la reproduction des gènes n’a d’autre raison d’être que d’assurer cette reproduction. Ce qui est piquant, c’est que cette mécanique aveugle semble reproduire, en prime, la rhétorique anglicane où elle a vu le jour : les gènes sont « égoïstes », les insectes sociaux quelquefois « altruistes ». Ils « choisissent » alors de « se sacrifier » pour assurer la transmission du patrimoine, là où ils auraient pu couler des jours tranquilles en sirotant paisiblement leur thé. Qu’on pense à l’abeille ouvrière qui, en piquant l’intrus, « choisit » de perdre humblement la vie pour assurer à sa reine mère une ponte sans danger. Qu’on pense à l’héroïsme du mâle de la mante religieuse (Manta religiosa) qui, saisi par les pattes « ravisseuses » de sa compagne, se fait dévorer pendant l’étreinte – offrant sacrificiellement aux gènes qu’il vient de transmettre un environnement riche en lipides, glucides et sels minéraux. Voilà qui est plus fort que la sublimation ! La mante religieuse – dite encore « prie-Dieu » – est ainsi baptisée par allusion à son petit air pieux : ses redoutables pattes ravisseuses ont l’air, en effet, de mains jointes. Mais on dirait qu’il y a plus, et qu’elle ne pouvait être décrite que par des entomologistes judéo-chrétiens. La sagesse des nations l’avait perçu : là où il n’y a que gènes, il y a peu de plaisir… C’est encore ce qui apparaît au vu des mœurs comparées de deux espèces de chimpanzés, Pan troglodytes et Pan paniscus, ce dernier étant mieux connu sous le nom de « bonobo ».
12Rappelons-nous tout d’abord que si, pour les néodarwiniens radicaux, l’unique but des gènes est de se reproduire, la meilleure façon d’assurer leur carrière semble de recourir à la reproduction sexuée. Celle- ci, en effet, qui combine diverses possibilités adaptatives, permet de se faire porter par des organismes particulièrement résistants. Comme on sait, au sein des espèces, la variante mâle et la variante femelle ne sont pas symétriques. Pauvres en gamètes, les femelles ont l’embarras du choix, tout occupées à repérer chez les mâles quelques brillants phénotypes indiquant des gènes de qualité. Les mâles, tout au contraire, titulaires de milliards de gamètes, n’ont de cesse de les placer partout où ils peuvent, rivalisant avec leurs congénères et ne s’embarrassant pas de l’avis des partenaires. Violence donc, abus des femelles, accouplements stéréotypés, coïts minute, et démonstrations de force chez pan troglodytes, le chimpanzé mâle commun. Chez ses cousins bonobos par contre, un écosystème généreux permet aux femelles de ne pas s’éparpiller en quête de nourriture, ce qui les rend capables de faire front. Les mâles étant mis au pas, il en résulte une tout autre vie collective, marquée par un véritable hédonisme présexuel. On s’accouple à tout bout de champ, le temps qu’il faut, entre mâle et femelle, mâle et mâle, femelle et femelle, à plusieurs, et dans toutes les positions. La recherche de plaisir, indépendamment de toute efficacité génésique directe, a probablement un rôle adaptatif. Phénoménologiquement, chez les bonobos, elle donne une tout autre ambiance – du style « Make love not war ». Elle semble, en effet, participer de près à la régulation des conflits.
13La notion d’étayage introduite par Freud avance que, chez l’homme, toute zone corporelle, tout organe, toute fonction physiologique, est susceptible de s’érotiser : autrement dit, de servir de support à une pure recherche de plaisir. Au fil d’une réflexion serrée, Jean Laplanche, dans sa remise à jour des fondements freudiens [2], en arrive à conclure que la vérité de l’étayage, c’est la séduction. C’est par elle, au fil des soins quotidiens, dans une relation éminemment dissymétrique, que la sexualité se voit activement « implantée » ou (dans les cas pathologiques) violemment « intromise » par l’adulte en l’enfant. Sans cette érotisation précoce, comme l’ont montré les travaux de Spitz sur l’hospitalisme, le nouveau-né ne peut même pas survivre. En d’autres termes, quelle que soit l’excellence technique des soins, hors la risette et le tripotage point de salut… Côté adulte, la réalité pragmatique de la séduction n’est pas à chercher très loin. Il y a longtemps, par exemple, que la psychologue Danielle Rapoport a fait état de statistiques françaises montrant que les mères se décidaient plus volontiers à allaiter leurs fils que leurs filles et, qu’en tout état de cause, les garçons étaient sevrés plus tard et qu’ils avaient droit à des tétées plus fréquentes et plus longues. Une autre façon d’étayer la théorie laplanchienne est d’aller voir du côté des comportements réputés pathologiques. Pour la psychanalyse, ceux-ci ne sont jamais que le grossissement du tout-venant. De ce point de vue, une perversion sexuelle des plus intéressantes est bien entendu celle dite du « nursing ». Il s’agit d’une spécialité sado-masochiste répandue où des praticiennes bien outillées (quelquefois déguisées en infirmières) proposent aux amateurs de vigoureuses prises en charge. Au gré des scénarios, la contention et l’immobilisation du corps s’agrémentent de pénétrations, de lavements et de stimulations douloureuses diverses, le tout à tonalité médicale. À première vue, ces pratiques paraissent révulsantes pour ceux qui ne s’y sont pas adonnés. Mais elles ont aussi quelque relent d’« inquiétante étrangeté », au sens freudien d’un retour occulte du déjà connu. En réalité, les « soins » éminemment stimulants dispensés au gré du nursing pervers s’apparentent sans mystère à ceux prodigués au fil du nursing commun. Ce qui change, c’est l’âge et la liberté de choix des bénéficiaires. Les vrais bébés, totalement impuissants et journellement intrusés, sont assaillis d’inesquivables baisers. Ils ont droit à des prestations gratuites mais sans aucune voix au chapitre. Remarquer que sexualité et violence paraissent indissociables ne participe manifestement d’aucune révélation.
14Pour la théorie psychanalytique, le fonctionnement pulsionnel relève moins d’une régulation homéostatique tendant à restaurer un équilibre interne que d’un modèle ouvert sur l’extérieur. En effet, il s’agit moins d’apaiser l’excitation que de la rechercher pour jouir, en un second temps, du plaisir lié à son apaisement. La quête de l’excitation participe ainsi du déséquilibre bien tempéré. Une fois l’objet ciblé, la zone érogène excitée, la poussée pulsionnelle n’a qu’un but : la décharge via la jonction avec l’objet désiré (modèle basique du coït et de l’orgasme). Il est clair que, dans l’espace d’un scénario donné, la pulsion veut « tout et tout de suite », ce qui est incompatible avec la vie en société. La transmission culturelle, dès lors, codifie normativement des comportements aptes à différer ou à dévier la satisfaction pulsionnelle. Tout petit, l’être humain est prié de « se retenir ». Il lui faut pour ce faire être solidement ancré dans les normes collectives. Cet ancrage, on s’en doute, est des plus variables. Il n’y a, chez Freud, aucune conception métaphysique du mal. Dans Malaise dans la culture, il suggère que le sentiment du mal correspond au risque, éprouvé dans l’enfance, d’être privé d’amour. Il vaut mieux être obéissant : papa et maman seront contents, la civilisation bien gardée. Dans un essai trop actuel de 1915, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Freud souligne combien peu d’humains se sont réellement appropriés les normes et les valeurs de la vie en société. Leur soumission est opportuniste, leur adhésion hypocrite. Dès qu’une occasion leur est donnée de tomber le masque, par exemple la guerre, ils ne s’en privent pas.
15Notons aussi combien les exactions commises au nom de l’autorité sont révélatrices du lien entre violence et sexualité. Humiliations sexuelles dans les commissariats, viols systématisés en temps de guerre, ne sont en réalité que le grossissement d’une dynamique déjà à l’œuvre dans l’insulte commune. Pourquoi, lors d’une dispute quelconque, en venir si vite à traiter l’autre de « con », d’« enculé », de « fils de pute », sinon parce que se rompt soudain le fragile équilibre qui empêche de ressentir tout un chacun comme un agresseur.
16Aux premiers stades de la vie, il est malaisé de faire la part entre séduction et agression. Les deux participent de l’intrusion et du débordement pulsionnel. Étymologiquement d’ailleurs, « agresser » n’est jamais, en latin, qu’« aller vers » (ad-gredi). Au sens freudo-laplanchien, toute séduction est une intrusion. Il est frappant que Lacan lui-même, qui a largement désexualisé Freud, parle d’intrusion dès qu’il théorise le moment d’émergence commune de l’identité et du rapport à l’autre. Qu’on relise à cet égard sa théorisation du « stade du miroir ». Il n’est point d’autre, en fin de compte, qui ne soit un agresseur potentiel. « Même Dieu », semble gémir Thérèse, tombée comme la biche sous la flèche d’un divin chasseur.
17Le sadisme commun, avec constance, joue tout autant de l’humiliation que de l’entrave et de la douleur. Pour la réflexion psychanalytique, la plupart des conduites participent de la répétition. Ainsi, le transfert peut-il être considéré comme la langue maternelle des relations : à la fois matrice relationnelle et renvoi énigmatique au désir inconscient de l’autre. Les pratiques sado-masochistes, de leur côté, sont trop universellement répandues pour ne pas y chercher le transfert de quelque expérience originelle. De ce point de vue, la stimulation d’un autre mis en condition d’impuissance n’est pas sans rappeler, répétons-le, celle du nouveau-né confronté au flux pulsionnel des adultes. Toute violence rencontrée ultérieurement vient recouper peu ou prou ce registre. Il n’est d’attaque physique, de destruction de statut, qui ne rejoue la scène originaire du débordement par l’autre. Sous cet éclairage, l’insulte à connotation sexuelle apparaît tout à coup comme non dépourvue de pertinence. Mais si toute sexualité se voit marquée par une originaire violence, et que celle-ci constitue le cœur de la réalité psychique, il est tout aussi logique, dès lors, qu’en chaque individu se niche un fantasme d’abus sexuel.
18C’est précisément de là que Freud est parti. La psychanalyse est née de la difficulté de savoir à quel type de réalité – psychique ou médico-légale – se rapportaient les récits des hystériques. Affabulation construite à partir d’un fantasme inconscient ? Séquence biographique relatant un événement concret ? Freud s’avère incapable de trancher. Rien, dans les données issues de l’expertise clinique, ne permet de le faire avec certitude. Ne demandons pas au psy ce qui relève du juge d’instruction.
19Relevons plutôt qu’à la faveur d’un contexte général et d’une fragilisation individuelle, le fantasme d’agression sexuelle peut prendre soudain une consistance nouvelle.
20Un chiffre mérite d’être cité. En France, une enquête mise à jour en septembre 2000 [3] fait état de 89 % d’acquittements ou de non-lieux pour une population de 81 pères accusés, par leur ex-compagne, d’abus sexuels sur leurs propres enfants. Les professionnels, confrontés aux litiges concernant le droit de garde, n’ignorent pas l’inflation récente d’accusations non fondées portées en cette matière contre d’anciens conjoints. Certes, à la faveur d’une hypersensibilité collective, des avocats peu scrupuleux n’hésitent pas à jouer systématiquement de cette corde. Mais il reste que nombre d’ex-partenaires n’hésitent pas à les suivre, et qu’elles ne sont pas forcément de mauvaise foi. De quoi s’agit-il alors ? Comment des êtres, jadis liés par le désir et l’engagement conjugal, en viennent-ils à démoniser à ce point celle ou celui qu’ils ont tant « aimé » ?
21Cette question nous oblige à reprendre un peu de recul. Pour cet animal social appelé « homme », l’interaction avec l’autre est proprement vitale. Tout aussi importante est la juste distance avec lui. Trop de contiguïté territoriale avec l’autre, comme trop de similitude avec lui, entraînent de fortes réactions de défense pour se dégager d’une insupportable proximité. La fiction comme le mythe raffolent du thème du double et de l’envahisseur. On y fait rarement l’économie de solutions meurtrières… Qu’il suffise d’invoquer Caïn et Abel, ou Romulus et Remus.
22En réalité, il n’y a que trois registres où l’envahissement du territoire propre se voit non seulement supporté mais désiré : celui du maternage, celui du médical, celui des ébats amoureux. Hors ces cas de figure, et excepté les pratiques masochistes, trop de proximité provoque un intolérable vécu d’intrusion.
23Dans nos sociétés, rappelons-le, l’identité est fondée sur la différence sexuée, laquelle se trouve d’emblée érotisée et réaménagée en « genre » (masculin ou féminin). Plus radicalement, selon la psychanalyse, les mécanismes instinctifs les plus élémentaires (tel le comportement d’attachement) sont eux-mêmes infiltrés par le « sexuel » – pulsion sexuelle de vie, pulsion sexuelle de mort –, lequel n’a qu’un lointain rapport avec le génésique et le génital. Tant le registre de l’identité que celui de l’autoconservation sont inséparables d’un vécu originaire d’empiétement, indissociable des systèmes de protection mis en place pour y parer. Sous cet angle, on peut faire l’hypothèse qu’en cas de fragilisation conjointe des ancrages culturels collectifs et de la sécurité économique quotidienne, c’est un registre fondamental qui est mis en alerte, touchant au cœur même de l’identité. L’intensité des réactions défensives contre l’autre externe sera, dès lors, à la mesure de la précarité des rapports avec l’autre interne (ce que la psychanalyse appelle inconscient sexuel refoulé).
24Dans cette perspective, tout passage à l’acte perçu comme autodéfensif dépend à la fois de circonstances socioculturelles externes et d’avatars « économiques » intrapsychiques. Par exemple, certains paysans afghans, précarisés dans leur existence matérielle autant qu’insécurisés par les modèles occidentaux de rapport entre les sexes, s’empressent de revoiler leurs femmes et d’accentuer leur propre système pileux. Plus près de nous, plus le péril subjectif apparaît lié aux péripéties anciennes du sexuel (comme en cas de conflit à propos d’une garde d’enfant), plus il semble difficile aux protagonistes de faire la part entre réalité psychique et réalité événementielle.
25En effet, quand l’amour quitte le lit des amants, l’amoureux combat peut n’y plus laisser que des traces d’effraction, indissociables elles-mêmes des cicatrices de l’enfance. Projetées après coup sur la situation des enfants issus de ce même lit, elles génèrent ces accusations infondées d’abus sexuels, où l’agressivité ludique est interprétée en un second temps comme une véritable agression.
26Confondue avec « les derniers outrages », la « douce violence » abonde désormais de comptes à régler. Seul le statut d’exception de la vie amoureuse concernant l’intrusion des corps, le mélange des âmes, permet à l’autre une approche aux limites du supportable. Un léger trébuchement, et nous voilà dans l’auto- défense paranoïde : la « belle âme » est devenue une parfaite salope, le « bel esprit », un vil suborneur. Nul besoin de réelles violences conjugales pour en refuser le joug.
27Ce que nous appelons « amour » relève, selon Freud, d’un savant dosage entre l’attachement, l’attrait sexuel et les enjeux narcissiques. Dans les yeux de l’autre, mon image ne cesse de se reconstruire, contre sa peau le désir de vivre de se ranimer. Entre ses bras s’apaise le sentiment du vide. Si tout à coup il me « laisse tomber », la panique rageuse peut me pousser à le détruire. Dans les heurts du quotidien, comme dans les affres de la rupture, il arrive que l’attachement débouche sur la chute, le désir sur le dégoût, le réconfort narcissique sur le repli haineux : la violence conjugale n’est jamais alors que la forme mineure du crime passionnel. Désérotisée, la séduction n’est plus qu’un abus autorisant toutes les ripostes.
Mots-clés éditeurs : séduction, violence, fantasme, intrusion, abus sexuel, sexualité, Thérèse d'Avila
Date de mise en ligne : 29/04/2009.
https://doi.org/10.3917/cohe.196.0115Notes
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« Agressivités et violences au sein du couple », XXXVIIIe Colloque de l’Institut d’étude de la famille et de la sexualité, ucl Louvain-la-Neuve, 4 et 5 mai 2007.
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J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, puf, 1987 ; Entre inspiration et séduction : l’homme, Paris, puf, 1999.
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Fédération des mouvements de la condition paternelle, Enquête statistique, Paris, 2000.