Notes
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[1]
J. Altounian, Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie ; un génocide aux déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
-
[2]
Citation de René Kaës dans sa préface à l’ouvrage de J. Altounian précité.
-
[3]
J. Altounian, « Les héritiers des génocides », dans Le traumatisme psychique, Monographie de la rfp, Paris, puf, 2005.
-
[4]
Cf. texte précité p. 137 (Shoshana Felman, À l’âge du témoignage : au sujet de Shoah, le film de Cl. Lanzmann, Paris, Berlin 1990).
-
[5]
D. Mendelsohn, Les disparus, Paris, Flammarion, 2008.
-
[6]
J. Littel, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, coll. folio, 2007.
-
[7]
J. Littel, Le sec et l’humide, Paris, Gallimard, L’Arbalète, 2008.
-
[8]
K. Theweleit Männerphantasien 1 & 2, Éd. Stroemfeld/Roter Stern 1977-1978 et rééd Piper, 2000.
-
[9]
Cf. débat du 17.05.2008 autour du livre Les Bienveillantes organisé par le IVe groupe avec Paule Lurcel, et Evelyne Tysebaert, Bulletin n° 45, 2008, et article d’André Green « Les Bienveillantes de Jonathan Littell », rfp n° 3, Paris, puf, 2007.
-
[10]
C’est l’auteur lui-même qui surligne certaines expressions de son texte.
-
[11]
Cf. Evelyne Tyebaert, Le corps du monde, conférence IVe groupe du 17.05.08 (résumé dans Bulletin n° 45).
-
[12]
C’est ma propre traduction de No Country for Old Men, Éd. L’Olivier, 2006, coll. « Points », 2008 (2005 A.A. Knopf) car la traduction française en sous-titre reste fort insatisfaisante : « Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. »
-
[13]
À ce sujet, j’invite chacun à lire ou à relire des témoignages de guerre, et en particulier le document précieux de W. Bion : Mémoires de guerre (1997), Éd. du Hublot 1999 ; Une mémoire de futur (1975-1977-1979) Éd. Césura, Lyon (1989).
-
[14]
J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie, 2000 ; Une saison de machettes, 2003 ; La stratégie des antilopes, 2007, Le Seuil ; cf. M. Fognini, Une catastrophe anti-humaine…, revue Le Coq-Héron n° 181, 2005.
-
[15]
Interception du 7 septembre 2008 France Inter.
-
[16]
E. Hamilton, La mythologie, Éd. Marabout université, 1982, p. 304 : […] « Il (Oreste) était épuisé par la souffrance, mais dans cette perte de tout ce que prisent les hommes, il y avait un gain. “La misère a été mon maître”, disait-il. Il avait appris que nul crime n’est au-delà de l’expiation, que lui-même souillé comme il l’était par le meurtre d’une mère, pouvait encore être purifié. Sur l’ordre d’Apollon, il se rendit à Delphes pour y plaider sa cause devant Athéna. Il y alla pour implorer de l’aide, mais son cœur néanmoins gardait confiance. Ceux qui aspirent à être purifiés ne peuvent être rejetés et la tache noire de sa faute avait beaucoup pâli au cours de ces longues années d’errance et de souffrance ; il la croyait maintenant effacée. “Mes lèvres seront pures lorsque je parlerai à Athéna” se disait-il. La déesse écouta son appel. À côté de lui se tenait Apollon. “Je suis responsable de son acte”, dit-il. “C’est sur mon ordre qu’il a tué.” Les formes redoutables de ses poursuivantes, les Érinnyes, les Furies, se dressaient contre lui, mais lorsqu’elles réclamèrent vengeance, Oreste les entendit avec calme. “C’est moi seul et non Apollon, qui suis coupable du meurtre de ma mère”, dit-il. “Mais j’ai été lavé de mon crime.” Ces mots n’avaient jamais encore été prononcés par un membre de la Maison d’Atrée. Les tueurs de cette race n’avaient jamais souffert de leur crime ni cherché à l’expier. Athéna fit droit à la requête d’Oreste. Elle persuada les divinités vengeresses de l’accepter elles aussi, et cette nouvelle loi de miséricorde étant ainsi établie, elles-mêmes se transformèrent. De Furies à l’aspect terrifiant, elles devinrent les Euménides, c’est-à-dire les Bienveillantes, les protectrices des suppliants.
Elles acquittèrent Oreste et par ce pardon, l’esprit mauvais qui avait si longtemps hanté sa maison en fut désormais banni. C’est en homme libre qu’Oreste quitta le tribunal d’Athéna. Ni lui ni aucun de ses descendants ne serait jamais plus entraîné au crime par l’irrésistible pouvoir du passé. La malédiction de la Maison d’Atrée avait pris fin. »
1La question de la victime pose de sérieux problèmes de terminologie, de sémiologie, de sociologie et de métapsychologie. Elle exige d’abord de savoir distinguer l’état de victime, de la victimisation, de la victimologie, et de la « victimopathie ». Je n’aborderai ici aucune des trois, ni ne m’arrêterai sur le fait d’être et se savoir victime endommagée sur un plan corporel – ce qui est loin d’être négligeable. Je tenterai surtout d’avancer quelques éléments de réflexion autour du sentiment d’être victime ou/et de reconnaître une victime.
2Une remarque s’impose, en effet, à tout thérapeute qui a pu s’occuper de patients ayant subi des dommages de quelque nature que ce soit sur le plan psychique : comment peut-on savoir que l’on est victime ? Comment et quand le reconnaît-on ? Car celui qui n’a jamais connu autre chose qu’un état de victime, comment peut-il discerner la possibilité d’une autre situation intérieure et extérieure ? Se sait-il victime au cœur de sa souffrance à vivre ?
3Je pense ici à des exemples d’enfants et de patients adultes qui, sans même avoir été soumis à des sévices répressibles par la loi, découvrent stupéfaits en cours de traitement qu’il peut exister un type de relation humaine, autre que celui d’une dépendance de soumission extrême à un proche qui l’asservit à sa passion ; une passion qui se manifeste par la propre névrose relationnelle de l’éducateur, dans un amour possessif exclusif et des projections excessives qui empêchent l’être de découvrir un état potentiel de sujet pensant capable d’éprouver par lui-même l’expérience de la vie.
4Bien évidemment, différentes gradations relatives à l’état de victime viennent s’étager, car on peut être et se vivre victime de différentes situations, de la plus anodine à la plus grave, situation mutilant plus ou moins intensément l’intégrité de la personne et de la personnalité. Ainsi, on peut être victime d’une société, d’une culture, d’une guerre, d’une idéologie sociale, d’une histoire familiale, d’une pathologie génétique voire accidentelle, et même d’émotion non métabolisable en l’expérience d’une rencontre, d’un événement, ainsi qu’à celle de la projection d’un film ou d’une lecture. De sorte qu’en un tel sens (le plus simple et commun pourtant), cela peut dénombrer presque autant de « victimes » en ce monde que la population qui l’habite !
5Je dirais qu’on reste dans le sentiment d’être une victime ayant subi certains événements tant qu’on n’a pas trouvé le chemin pour les métaboliser, les transformer en situations plus digérables, intégrables. C’est ainsi que nous sommes tous victimes des situations historiques de notre époque dont nous n’avons pas été les protagonistes, ni les acteurs directs, mais dont nous vivons implicitement les conséquences sans avoir pu en intégrer le sens. Prenons l’exemple des deux grandes guerres mondiales du xxe siècle, dont les tueries et les génocides ont été subis, sans qu’a posteriori, malgré de nombreuses tentatives, le pensable de la réalité de ces événements puisse venir en éclairer les traces vécues, et l’après des victimes comme l’après des bourreaux.
6Parmi les publications récentes sur ces problèmes qui infusent implicitement en chacun de nous de différentes manières, afin d’approcher ces questions, j’ai retenu ici quelques œuvres qui tentent d’élaborer, de faire naître un peu de sens même minime, même insuffisant, même douloureux, à des vécus impossibles à penser pour les victimes et leurs descendants.
7Citons l’ensemble des travaux de Janine Altounian, dont le livre inaugural [1], Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie ; un génocide au désert de l’inconscient, témoigne combien les descendants de victimes resteraient eux-mêmes victimes de leur histoire personnelle, culturelle et politique, s’ils n’effectuaient en eux-mêmes un long et périlleux travail de penser l’impensable, afin que « s’ouvrent les chemins qui nous engendrent chacun dans la communauté humaine [2] ».
8Dans son article tout aussi émouvant, « Les héritiers des génocides [3] », où elle développe l’« après » des victimes en leurs propres vécus et ceux de leurs descendants, Janine Altounian souligne combien elle s’inscrit clairement dans la pensée de Felman avec cet extrait :
Une victime, par définition, ce n’est pas seulement quelqu’un qui est opprimé, mais aussi quelqu’un qui n’a pas de langage propre, quelqu’un qui s’est fait voler le langage dans lequel il aurait pu articuler sa victimisation. Le seul langage dont il dispose est celui de l’oppresseur, et dans le langage de l’oppresseur, la victime, si elle se décrit comme victime, paraîtra folle même à ses propres oreilles [4].
10Citons encore la plus récente saga Les disparus [5] de Daniel Mendelsohn, qui nous plonge dans le monde de cet « après-victime » où les chemins d’accès à la pensée d’être victime et de le reconnaître, vécue par ses ascendants, sont tellement obscurcis, obturés, occultés, qu’il faut une obstination infinie au quêteur du sens insensé pour que quelques liens hypothétiques puis confirmés viennent assurer aux descendants qu’ils peuvent enfin penser en eux-mêmes une situation de victime enfouie. En cela ils construisent un sépulcre manquant et tissent le linceul d’une sépulture alors inexistante.
11Il existe d’innombrables recherches et travaux questionnant ces problèmes, travaux impossibles à énumérer ici. Il faudrait même aussi, d’ailleurs, évoquer les recherches personnelles et généalogiques que tout un chacun peut entreprendre, ainsi que celles qui occupent l’esprit et souvent une partie de la vie de descendants d’enfant abandonné ignorant ses racines.
12Paradoxalement, je vais inclure dans les deux catégories « après-vicime » et « après-bourreau » le roman Les Bienveillantes [6] et le dernier essai publié de Jonathan Littell qui mettent en valeur, par un développement littéraire, les théorisations de Klaus Theweleit, lui-même victime de l’histoire de son temps car issu d’une société nazie, mais une victime qui a tenté de se dégager des nœuds intriqués d’impensable, en élaborant ses hypothèses sur cette société tortionnaire.
13Jonathan Littell a publié en 2008 Le sec et l’humide [7], petit essai qui, à partir des témoignages de la vie du fasciste belge Léon Degrelle, dit ce « fils de Hitler », illustre et analyse certains fondements psychiques du comportement idéologique du nazi, qui éclairent fort utilement son ouvrage tellement controversé Les Bienveillantes. Cette étude s’étaye essentiellement sur les travaux de Klaus Theweleit [8] non traduits en français, un théoricien lui-même controversé dans son interprétation du nazisme. K. Theweleit a d’ailleurs rédigé une post-face à cet essai dans laquelle il souligne que le travail de Littell sur Léon Degrelle a en fait été contemporain de son écriture parallèle des Bienveillantes. Cette remarque prend toute son importance pour comprendre, dans Les Bienveillantes, les développements de Littell sur la pathologie psychique du héros et de son environnement historique et humain, qui paralysent et entravent les lecteurs dans le suivi quasi insoutenable des événements décrits en ce pavé difficile à digérer dans tous les sens du terme.
14De fait j’ai moi-même aussi ressenti cette difficulté tant de fois décrite par des collègues psychanalystes pour avancer « normalement » dans le parcours d’une pénible lecture de l’ouvrage, soulevant incrédulité, horreur et répugnance [9]. J’ai toutefois tenté de la surmonter en espérant que je pourrais être éclairée sur ces événements et ces hommes dont les actions se déroulaient à ma naissance, et pendant que j’étais un bébé puis une fillette soumise aux alertes des bombardements, au régime de restriction alimentaire et aux désordres de l’humanité. Le monde se révélait alors être un monde de tueurs et de tués, de persécuteurs et de persécutés, de résistants et de délateurs. Je souhaitais aussi encore mieux comprendre pourquoi les quelques cauchemars que ma mère avait pu me raconter peu de temps avant sa disparition étaient tous emplis de soldats allemands marchant au pas de l’oie dans les rues de la ville de son enfance. Née juste avant la Première Guerre mondiale, elle avait grandi durant ses cinq premières années avec cette guerre-là, puis entamé sa vie de jeune femme mariée et de mère avec la seconde. Avant de mourir, la terreur jamais soulagée ni parlée d’envahisseurs et de persécuteurs tueurs lui revenait intacte dans ses nuits. Elle avait été, comme tant d’autres, victime d’une situation de guerre, où la menace règne sur chacun, car chacun demeure toujours l’ennemi, y compris lorsqu’il n’est pas lui-même le gibier pourchassé et persécuté in vivo. Et bien qu’elle ne l’ait presque jamais évoqué au cours de son existence, il semble que cette terreur ait ainsi persisté intacte au fond de sa vie psychique jusqu’à ses derniers jours, puisqu’elle en cauchemardait encore.
15Dans sa postface à l’essai Le sec et l’humide, K. Theweleit évoque le contenu d’une interview de Littell trouvant « étrange qu’il reste de la place dans la tête des assassins pour aimer leurs enfants, leur famille – et qu’ensuite ils se remettent à torturer les semblables et les enfants de leurs semblables » (p. 129). Car Theweleit, issu d’une famille très russophobe et d’un antisémitisme pourtant « modéré », une famille ayant « bon cœur », souligne que ce mystère a été sa principale motivation de recherche (p. 130) [10].
Comment pouvait-on vivre sans chercher ne serait-ce qu’un début d’explication au fonctionnement psychophysique de tels corps ? Comment pouvait-on vivre en étant leurs rejetons ? […] Que portait-on en soi de tout cela ? Aujourd’hui je ne comprends pas pourquoi l’ensemble des enfants de ma génération n’ont pas été obligés de devenir plus ou moins psychanalystes. […] Mon père et l’ensemble de mon entourage […] n’étaient pas des nazis d’un point de vue « idéologique ». Ils n’étaient pas en mesure « intellectuellement » de réciter l’inepte chapelet nazi, encore moins de le défendre. Ils étaient des nazis corporellement ; une partie de leur corporéité réclamait « l’anéantissement » d’autrui, de formes de vie divergentes. On pouvait soi-même faire partie de ces dernières, lorsque les parents qui nous élevaient avaient des éruptions de colère qui nous incluaient dans ces menaces de mort. Et en même temps ils évoquaient en permanence leur « culture supérieure ». Comment était-ce possible ? […] Les réponses freudiennes n’expliquaient pas de manière satisfaisante l’obsession de l’anéantissement des nazis et de leurs générations de tueurs […] C’est une culture de l’anéantisseur qui s’est insinuée dans nos sociétés dès le début de notre « civilisation », qui a toujours été présente quelque part (p. 131).
17Pour lui « le “fascisme” est un état corporel ; une matière dangereuse, qui pousse puissamment et violemment à un ajustement, une soumission de l’état du monde à l’état du corps fasciste » (p. 132-133).
18Car la mise à mort est concomitante d’une « re-naissance institutionnalisée ». Ainsi,
les camps de concentration n’ont pas uniquement été conçus comme des usines d’extermination. C’étaient aussi de vastes laboratoires d’expérimentation destinés à donner naissance au surhomme aryen à venir (p. 124).
20Son analyse aboutit à supposer que :
Il y a déplacement de l’ensemble de la sexualité du principe de plaisir vers « un principe de douleur et de violence ». […] Le « travail », la « naissance », la « sexualité » occupent l’intériorité psychiquement dévastée et institutionnellement restructurée du corps fasciste sous une forme inversée. Le travail représente pour les fascistes un effort de répression contre leur propre corps, ils ne naissent à eux-mêmes qu’en supprimant la vie d’un autre, leur sexualité se résume à l’exercice de la violence dans de grands éclats de rire (p. 125).
Le corps fragmenté (du fasciste) régi par des institutions se caractérise par une activation/désactivation compulsive d’attitudes et de perceptions. Il allume, il éteint. Commutations. Un corps arrive, un autre s’en va, ce qui provoque l’étonnement infini des « autres » : « Est-ce toujours la même personne ? » Non, ce n’est pas la même personne. Le corps individuel, le corps partiellement anesthésié, le corps obéissant comme le corps transgressif cohabitent dans le corps du mâle soldatisé, juxtaposés, commutables. En tant que producteur de réalité, le « fasciste » est un répertoire institutionnel de postures doté d’un commutateur. Son « bonheur » procède de ce qu’il répond à ce qu’on attend de lui et qu’il fonctionne en conséquence. C’est ainsi que je conçois le « fonctionnement » d’Eichmann. […] Il est exterminateur dans la mesure où il n’a besoin d’aucun autre sentiment de soi. Du moment qu’on le laisse faire, rien ne manque à son bonheur (p. 128).
22En décrivant avec minutie dans son essai l’évolution du parcours de Léon Degrelle, Littell développe et illustre largement ces hypothèses-là ; il les déploie d’ailleurs avec toute leur insoutenable ampleur dans Les Bienveillantes, s’appuyant sur les thèses de Theweleit pour soutenir que :
Le « fasciste » ou « mâle-soldat » ne peut pas être compris en termes de psychanalyse freudienne, il doit être approché plutôt par le biais de la psychanalyse d’enfant (M. Klein, M. Mahler) et de la psychose (M. Balint, etc.) ainsi que des concepts hérités de Deleuze et Guattari. Le modèle freudien du Ça, du Moi, et du Surmoi, et donc de l’Œdipe, ne peut pas lui être appliqué, car le fasciste en fait n’a jamais achevé sa séparation d’avec la mère, et ne s’est jamais constitué un Moi au sens freudien du terme. Le fasciste est le « pas-encore-complètement-né ». Or, ce n’est pas un psychopathe ; il a effectué une séparation partielle, il est socialisé, il parle, il écrit, il agit dans le monde, de manière, hélas, souvent efficace, il prend même parfois le pouvoir. Pour y parvenir, il s’est construit ou fait construire – par le truchement de la discipline, du dressage, d’exercices physiques – un Moi extériorisé qui prend la forme d’une « carapace », d’une « armure musculaire ». Celle-ci maintient à l’intérieur, là où le fasciste n’a pas accès, toutes ses pulsions, ses fonctions désirantes absolument informes car incapables d’objectivation. Mais ce Moi-carapace n’est jamais tout à fait hermétique, il est même fragile ; il ne tient réellement que grâce à des soutiens extérieurs : l’école, l’armée, voire la prison. En période de crise, il se morcelle, et le fasciste risque alors d’être débordé par ses productions désirantes incontrôlables, « la dissolution des limites personnelles ». Pour survivre, il extériorise ce qui le menace de l’intérieur, et tous les dangers prennent alors pour lui deux formes, intimement liées entre elles : celle du féminin et celle du liquide, de « tout ce qui coule » […] (p. 25-26).
Le fasciste pour se structurer doit structurer le monde, généralement en tuant, et structure aussi le langage, donc le réel. « Quand la République est appelée “marécage”, écrit Theweleit, ce n’est pas simplement une substitution d’un mot à un autre : l’homme sent réellement sur son corps la crasse, la gadoue. » La métaphore, pour le fasciste, n’est jamais seulement une métaphore (d’où le pouvoir, l’incroyable efficacité des métaphores fascistes). Dans ce qui nous semble avec le recul le cliché idéologique le plus éculé, des sensations physiques précises sont mises en jeu ; elles sont pour le fasciste vraies, il peut toucher, sentir la réalité de ce qu’il affirme. […] Et à l’inverse, tout ce que vit le fasciste vient lui confirmer la réalité de ses productions (p. 29-32).
Ce qui est en jeu pour le fasciste, c’est l’intégrité de son corps (même s’il s’agit d’un corps imaginaire). Il n’est donc pas étonnant que le corps devienne à la fois l’enjeu, le site et la victime principale du conflit psychique confrontant le Moi-carapace à la menace de sa dissolution (p. 52).
24Tous ceux qui ont mené à terme la lecture des Bienveillantes reconnaîtront en cette description les excès et le non-vivre du héros, en tant qu’être individuel et autonomisé, car Littell nous fait suivre le parcours de cette « étude de cas », ainsi qu’il la dénomme dans son essai.
25Retenons cette idée de l’être « non-encore-né » qui pourtant agit, parle et s’insère groupalement, car il n’est pas un autiste complètement enclos dans sa carapace. Pourtant, comment articuler cette non-naissance psychique et la liquéfaction d’un Moi-carapace au développement identitaire d’un sujet, si ce n’est à l’inscrire dans la forme d’une protomentalité de groupe empêchant l’être, d’être un tout unique singulier se transformant au sein des relations avec d’autres êtres singuliers ? On peut ou non suivre ces hypothèses-là pour tenter de comprendre l’évolution, voire plutôt l’involution de ce corps « enjeu, site et victime principale du conflit psychique ». Pour ma part, elles semblent être pour l’instant seulement des pistes ouvertes de réflexions à creuser et qu’il importe encore de travailler très solidement à la lumière des recherches approfondies de Tustin, Bick, Bion, Aulagnier et Meltzer [11].
26En tout cas, l’approche fouillée de Littell dans Les Bienveillantes et dans son essai Le sec et l’humide illustre la démesure, le déchaînement pulsionnel et l’enlisement d’un état psychique incapable de ressentir et de reconnaître l’autre comme pouvant souffrir d’être victime, c’est-à-dire incapable d’une identification, c’est-à-dire incapable d’être en relation « avec » en tant que sujet lui-même identifiable par des racines identificatoires et relationnelles.
27D’ailleurs, Littell ne nous livre l’identité patronymique de son héros qu’au cours du second chapitre (p. 61) seulement sous l’égide d’une fonction, au rôle identitaire (Doktor Aue), pour au final le dégager de cette identité patronymique et nazie par le meurtre d’un quasi-alter ego groupal. Sa recherche en ce personnage insipide et rebutant témoigne également de l’inaccessibilité désespérante et de l’isolement extra-humain enclos sous certaines des paroles introductives du héros comme :
Oui, je reste calme, quoi qu’il advienne, je ne donne rien à voir, je demeure tranquille, impassible, comme les façades muettes des villes sinistrées, […] comme les visages à fleur d’eau des noyés, qu’on ne retrouve jamais (p. 17).
29Ces métaphores nous font éprouver une pathétique désespérance qui n’est ni un appel au secours, ni un cri de douleur, mais l’horreur insensée d’un désastre irréparable, d’un fait sans nom inéluctable, ayant amputé à jamais la vie psychique. Une non-naissance à la relation, à l’émotion partageable et transformable.
30Cela n’est pas par hasard que me reviennent à ce propos l’horreur et l’abattement désespérants que déclenche en nous le héros tueur du roman de Cormac McCarthy No country for old men, récemment mis en scène par le film des frères Coen. Incapable d’identité et d’identification, sans intériorité, il est programmé à exclure la dépendance à tout autre ; il fonctionne sur un mode de pensée bidimensionnel, binaire, excluant la contradiction et la différence, et ses actes résolvent la frustration de l’échec et de la complexité de la vie relationnelle par la suppression radicale de tout obstacle, qu’il soit ou non un être humain. Tuer n’y est plus qu’un mode d’excrétion vitale d’un organisme en état de fonctionnement. De sorte qu’il n’y a, en effet, « plus d’habitacle pour l’ancien humain [12] » quand la relation à l’autre n’existe plus, lorsque le prédateur ignore qu’il fait une victime et que la victime ignore l’existence possible d’un prédateur.
31Car tout processus d’identification implique l’existence de l’autre.
32Or, on le sait, l’expérience d’un soldat en mission, en état de légitime défense ou en commando d’attaque, doit exclure de son monde interne toute identification à ses potentielles victimes [13].
33S’interroger sur l’après des victimes et l’après des bourreaux nous renvoie aux aléas et défaillances des étapes complexes et intriquées des toutes premières identifications au sein du développement humain, une capacité qui se révèle être une clé de voûte de la construction de toute relation.
34Qu’il y ait identification à la victime, à l’agresseur, au groupe, ou carence identificatoire, les témoignages rwandais « côté victimes » et « côté tueurs » publiés par Jean Hatzfeld nous exemplifient les turbulences inouïes de cette capacité originelle d’identification [14].
35J’ajouterai qu’avant de soumettre ces quelques notes à une éventuelle réflexion des lecteurs, il m’a été donné d’entendre une émission radiophonique directement en relation avec mes interrogations [15]. Il s’agissait d’une enquête sur les effets positifs d’une très récente loi belge décidant d’organiser un espace volontaire de médiation entre victimes et agresseurs. J’ai ainsi été frappée de constater que tous ceux qui s’étaient engagés dans cette démarche-là avaient pu parcourir des voies d’identification à l’autre plus ou moins élaborées, même si leur demande de médiation n’avait pu aboutir du fait d’un refus de l’autre d’y accéder.
36Comment alors ne pas se souvenir que, dans le mythe de la Maison des Atrées, tant que les tueurs de cette Maison n’ont pu souffrir eux-mêmes de leur crime, ni cherché à l’expier, d’autres crimes se sont perpétrés au sein des générations, et que ce sont la souffrance, la repentance et la demande de pardon d’Oreste pour son acte meurtrier qui ont pu transformer la vengeance en miséricorde, et les terrifiantes Furies, ces Érinnyes impitoyables, en Euménides dites « les Bienveillantes », protectrices des suppliants [16] ?
37Alors, ce Doktor Aue de Littell, ce héros nazi survivant en producteur de dentelles, serait-il, tel Oreste, devenu repenti et suppliant, comme le suggère le titre du roman ? Est-ce que les propos que Littell lui fait tenir feraient fonction d’ouverture en ce sens-là ? En supposant que l’autre puisse s’identifier à lui-même, le bourreau pourrait-il vraiment se vivre victime de ses propres actes ?
Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. […] il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus que moi. […] Vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n’êtes pas meilleur. Car si vous avez l’arrogance de penser l’être, là commence le danger (p. 37).
… vous ne pouvez jamais dire : Je ne tuerai point, c’est impossible, tout au plus pouvez-vous dire : J’espère ne point tuer (p. 43).
39Quel lecteur ne se sent pas dérangé dans sa routine et tranquillité par de telles assertions ? Qui n’a jamais tué quelque chose en lui-même, quelque chose en l’autre, quelque chose en la vie, quelque chose en ce monde ?
40Qui n’a jamais été victime de lui-même, victime d’autrui, victime de la vie, victime de ce monde ?
41Questions de l’après ; questions de l’après-coup, d’où qu’il vienne.
Notes
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[1]
J. Altounian, Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie ; un génocide aux déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
-
[2]
Citation de René Kaës dans sa préface à l’ouvrage de J. Altounian précité.
-
[3]
J. Altounian, « Les héritiers des génocides », dans Le traumatisme psychique, Monographie de la rfp, Paris, puf, 2005.
-
[4]
Cf. texte précité p. 137 (Shoshana Felman, À l’âge du témoignage : au sujet de Shoah, le film de Cl. Lanzmann, Paris, Berlin 1990).
-
[5]
D. Mendelsohn, Les disparus, Paris, Flammarion, 2008.
-
[6]
J. Littel, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, coll. folio, 2007.
-
[7]
J. Littel, Le sec et l’humide, Paris, Gallimard, L’Arbalète, 2008.
-
[8]
K. Theweleit Männerphantasien 1 & 2, Éd. Stroemfeld/Roter Stern 1977-1978 et rééd Piper, 2000.
-
[9]
Cf. débat du 17.05.2008 autour du livre Les Bienveillantes organisé par le IVe groupe avec Paule Lurcel, et Evelyne Tysebaert, Bulletin n° 45, 2008, et article d’André Green « Les Bienveillantes de Jonathan Littell », rfp n° 3, Paris, puf, 2007.
-
[10]
C’est l’auteur lui-même qui surligne certaines expressions de son texte.
-
[11]
Cf. Evelyne Tyebaert, Le corps du monde, conférence IVe groupe du 17.05.08 (résumé dans Bulletin n° 45).
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[12]
C’est ma propre traduction de No Country for Old Men, Éd. L’Olivier, 2006, coll. « Points », 2008 (2005 A.A. Knopf) car la traduction française en sous-titre reste fort insatisfaisante : « Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. »
-
[13]
À ce sujet, j’invite chacun à lire ou à relire des témoignages de guerre, et en particulier le document précieux de W. Bion : Mémoires de guerre (1997), Éd. du Hublot 1999 ; Une mémoire de futur (1975-1977-1979) Éd. Césura, Lyon (1989).
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[14]
J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie, 2000 ; Une saison de machettes, 2003 ; La stratégie des antilopes, 2007, Le Seuil ; cf. M. Fognini, Une catastrophe anti-humaine…, revue Le Coq-Héron n° 181, 2005.
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[15]
Interception du 7 septembre 2008 France Inter.
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E. Hamilton, La mythologie, Éd. Marabout université, 1982, p. 304 : […] « Il (Oreste) était épuisé par la souffrance, mais dans cette perte de tout ce que prisent les hommes, il y avait un gain. “La misère a été mon maître”, disait-il. Il avait appris que nul crime n’est au-delà de l’expiation, que lui-même souillé comme il l’était par le meurtre d’une mère, pouvait encore être purifié. Sur l’ordre d’Apollon, il se rendit à Delphes pour y plaider sa cause devant Athéna. Il y alla pour implorer de l’aide, mais son cœur néanmoins gardait confiance. Ceux qui aspirent à être purifiés ne peuvent être rejetés et la tache noire de sa faute avait beaucoup pâli au cours de ces longues années d’errance et de souffrance ; il la croyait maintenant effacée. “Mes lèvres seront pures lorsque je parlerai à Athéna” se disait-il. La déesse écouta son appel. À côté de lui se tenait Apollon. “Je suis responsable de son acte”, dit-il. “C’est sur mon ordre qu’il a tué.” Les formes redoutables de ses poursuivantes, les Érinnyes, les Furies, se dressaient contre lui, mais lorsqu’elles réclamèrent vengeance, Oreste les entendit avec calme. “C’est moi seul et non Apollon, qui suis coupable du meurtre de ma mère”, dit-il. “Mais j’ai été lavé de mon crime.” Ces mots n’avaient jamais encore été prononcés par un membre de la Maison d’Atrée. Les tueurs de cette race n’avaient jamais souffert de leur crime ni cherché à l’expier. Athéna fit droit à la requête d’Oreste. Elle persuada les divinités vengeresses de l’accepter elles aussi, et cette nouvelle loi de miséricorde étant ainsi établie, elles-mêmes se transformèrent. De Furies à l’aspect terrifiant, elles devinrent les Euménides, c’est-à-dire les Bienveillantes, les protectrices des suppliants.
Elles acquittèrent Oreste et par ce pardon, l’esprit mauvais qui avait si longtemps hanté sa maison en fut désormais banni. C’est en homme libre qu’Oreste quitta le tribunal d’Athéna. Ni lui ni aucun de ses descendants ne serait jamais plus entraîné au crime par l’irrésistible pouvoir du passé. La malédiction de la Maison d’Atrée avait pris fin. »