Couverture de COHE_194

Article de revue

De la controverse entre les deux genres : entre silences et tintamarres

Pages 36 à 54

Notes

  • [1]
    G. Fraisse, « Égalité et différence des sexes. Les femmes et le féminisme », Encyclopædia Universalis, 2006.
  • [2]
    Encyclopædia Universalis Introduction à « Inégalités hommes/femmes », 2006.
  • [3]
    Je souligne.
  • [4]
    Quelques dates repères instructives sur les récents droits sociaux des femmes : 1907 : les femmes mariées peuvent disposer de leur salaire ; 1920 : équivalence du bac féminin et bac masculin plus droit d’adhésion à un syndicat sans autorisation maritale ; 1944 : obtention du droit de vote ; 1965 : liberté d’exercer une profession sans autorisation maritale ; 1967 : droit conditionnel à l’avortement mis en application en 1972 ; 1972 : 1re loi sur l’égalité de salaires entre les sexes ; 1980 : interdiction de licencier une femme enceinte ; 1983 : 1re loi sur l’égalité professionnelle ; 2001 : 2e loi sur l’égalité professionnelle ; 2006 : 2e loi sur l’égalité salariale.
  • [5]
    É. Copet-Rougier, Perspectives anthropologiques, article « Femme » dans Encyclopædia Unversalis, 2006.
  • [6]
    F. Héritier, « Privilège de la féminité et domination masculine », revue Esprit n° 3-4 mars-avril 2001, L’un et l’autre sexe.
  • [7]
    Des recherches ont pu par exemple décrire des mâles porteurs d’embryons chez certaines espèces animales, en particulier chez un minuscule hippocampe des mers indonésiennes, l’existence d’une poche ventrale chez le mâle dans laquelle la femelle vient pondre tous ses œufs dès que le mâle a accouché de sa précédente gestation.
  • [8]
    Op. cit.
  • [9]
    Cité par Françoise Duroux, dans Les avatars du Mutterrecht, Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, Psychanalyse et anthropologie, 1991.
  • [10]
    J. Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, puf, coll. « Épîtres », 2003.
  • [11]
    M. Schneider, Généalogie du masculin, Aubier, 2000 et Champs Flammarion, 2006 ; Le paradigme féminin, Aubier, 2004, Champs Flammarion, 2006.
  • [12]
    J.-M. Hirt, L’insolence de l’amour, Paris, Albin Michel, 2007.
  • [13]
    J. Rousseau-Dujardin, Orror di femmina, la peur qu’inspirent les femmes, puv Saint-Denis 2006 (v. note de lecture, Coq-Héron n° 187, 2006).
  • [14]
    S. Freud, « Sur la féminité », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Gallimard, 1936, nrf, coll. « Idées », 1971.
  • [15]
    C’est moi qui souligne.
  • [16]
    C’est moi qui souligne.
  • [17]
    Freud, op. cit. C’est moi qui souligne dans le texte.
  • [18]
    Cité par Françoise Duroux, « Les avatars du Mutterrecht », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, Psychanalyse et anthropologie, 1991.
  • [19]
    Selon Hésiode : Gaia (la Terre) naît après Chaos et juste avant Éros ; elle engendre le Ciel Ouranos avec lequel elle s’unit, les Montagnes et Pontos, le Flot – personnification mâle de l’élément marin.
    Le Père premier (Ciel-Ouranos) empêche tout enfant de naître et le Père second (Cronos) ingurgite toute nouvelle progéniture.
    1) Grâce au subterfuge de la Mère première (Gaia) et celui de la Mère seconde (Rhéa), par lequel chacune donne à un de leurs fils le moyen de limiter la toute-puissance infanticide de chacun des pères, les enfants de chaque union vont pouvoir survivre et revivre hors entrailles ;
    2) Chacun des pères, l’un l’obstructeur et l’autre le dévorateur, va ainsi pouvoir être symboliquement tué, le premier sera châtré par son fils Cronos et le second sera destitué par le seul de ses fils non ingurgité, Zeus ;
    3) Le reste de la progéniture ingérée par le père Cronos va pouvoir être sauvée du fond de ses entrailles.
  • [20]
    P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie, Paris, puf, 1979.
  • [21]
    M. Montrelay, « Problèmes de la féminité », Encyclopædia Universalis, 1971 et 2006.
  • [22]
    M. Schneider, De l’exorcisme à la psychanalyse. Le féminin expurgé, Paris, Retz, 1979.
  • [23]
    J. Michelet, La sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 31.
  • [24]
    J. Bril, La mère obscure, L’esprit du temps, coll. « Perspectives psychanalytiques », 1998.
  • [25]
    Je souligne.
  • [26]
    Il n’existe qu’une seule évocation de Lilith dans la Bible : Isaïe, 34 : 14. Mais Jacques Bril en cite aussi une seconde (p. 63), dans Le livre de Job : 18 : 15, dans une traduction de la Bible de Jéru- salem.
  • [27]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [28]
    Je souligne.
  • [29]
    Je souligne.
  • [30]
    Luisa Bonesio, La femme et la féminité comme objet de recherches, article « Femme », dans Encyclopædia Universalis, 2006.
  • [31]
    F. Gange, Avant les Dieux, la Mère universelle, Éd. Alphée, 2006.
  • [32]
    S. Lupasco, L’énergie et la matière vivante, Julliard, 1974.
  • [33]
    Genèse : 1 : 22.
  • [34]
    J. Bottéro a souligné l’homonymie, le jeu de mots sumériens côte et vie car il est écrit par le même idéogramme et prononcé également til ou ti.
  • [35]
    J. Bril, op. cit., p. 170.
  • [36]
    Op. cit.
  • [37]
    L’ensemble des publications de Wilfred Bion développe l’importance de cette interaction.
  • [38]
    M. Fognini, « Des difficultés cliniques des interactions contenant/contenu », dans À propos de cures (Paroles de soignants, paroles de soignés) Coq-Héron n° 141, 1996.

1La controverse entre des deux genres de l’humanité, dont pourtant le rapport complémentaire entre les deux conduit à produire un autre spécimen de chacun des deux genres, s’est imposée dès l’aube de la création ; et elle s’est manifestée au fil des temps jusqu’à nos jours, autant dans le non-dit que dans le trop-dit, le rabâché qui bâche et re-bâche hermétiquement ses questions sous des formes réactionnelles plus ou moins visibles et dicibles, comme celle de ladite réaction misogyne.

2N’est-il pas surprenant que nos deux genres humains, dont la complémentarité et le lien intime entraînent par cette articulation le prolongement de leur vie, n’aient pas cessé de se développer dans des dimensions hiérarchiques, antagonistes et même rivales ?

3

Il paraît difficile aujourd’hui de s’en tenir à (la) représentation binaire où la différence sexuelle pourrait soit se dissoudre dans l’indifférenciation du neutre, soit produire deux systèmes de valeurs imperméables l’un à l’autre.
L’étude actuelle de la différence des sexes, sur ses multiples registres biologique, historique, social, symbolique, appelle plutôt à l’analyse d’un rapport, d’une relation où ni la valorisation unilatérale, ni la solution toute faite de la complémentarité n’ont de pertinence, mais où, en revanche, la question de la domination masculine et de la tension entre les pouvoirs n’est pas annulée.
L’usage du concept de « genre » plutôt que de sexe qui prévaut dans les pays anglo-saxons tend à introduire dans cette analyse de la différence sexuelle l’idée que ce fait de nature – l’existence des deux sexes – traverse l’ensemble des champs du savoir et doit, comme tel, devenir une composante de tout travail théorique [1].

4Ces questions entre nos deux genres sont donc tellement complexes, épineuses, contradictoires et inépuisables que je commencerai par quelques notules apéritives infiltrant notre quotidien.

5L’usage du terme « misogynie » expliquant la haine ou le mépris pour le genre féminin est enraciné dans la langue depuis des siècles ; il semble n’en être pourtant pas de même pour le terme désignant ces mêmes sentiments à l’égard du genre masculin, car la notion de « misandrie » semble n’avoir été introduite dans les dictionnaires que depuis quelques décennies. (Notons par exemple que ce mot est absent du Littré de 1971 et que seul son adjectif – misandre – apparaît en 1975 dans le Supplément du Grand Robert).

6Il y aurait donc tout lieu de supposer qu’une censure inconsciente a dû empêcher depuis fort longtemps la nomination d’une telle pensée à l’égard du genre homme, alors que cela a semblé depuis toujours bien plus naturel d’évoquer explicitement de tels sentiments à l’égard du genre féminin.

7Cette observation n’est probablement pas sans rapport avec les transformations récentes du principe hiérarchique entre le genre homme et le genre femme, étant donné l’obtention pour la femme occidentale de droits nouveaux – bien qu’encore limités et fragiles. Il s’est produit en effet « une avancée considérable par rapport à une époque encore proche durant laquelle la tradition, comme le droit, s’accordait au contraire sur l’infériorité, considérée comme naturelle, des femmes. À l’aube du xxie siècle, au terme de trois décennies de bouleversements très importants, la situation des femmes dans la société française reste cependant contradictoire et apparaît ouverte sur des possibles multiples et opposés [2]. »

8Il serait donc indispensable pour qui souhaite analyser l’apparente rapide évolution du problème de se pencher sur l’ensemble des recherches récentes, impossible ici de recenser dans le cadre de ce petit article.

9Pour mémoire, rappelons qu’en 1950, c’est-à-dire à peine quelques années après le droit de vote accordé aux femmes françaises, à une période où s’imposait le slogan de repeupler la France d’après-guerre, un député pouvait encore énoncer sans vergogne en public que « la seule place de la femme était au lit » ! En quelle place de la procréation ce député situait-il le genre masculin ? Pourquoi la femme devait-elle être, elle seule, confinée en son lit pour procréer et multiplier la population décimée par la guerre et le génocide ? On peine à reconstituer la pensée d’un tel élu du peuple. Si ce n’est que son énoncé témoigne, entre autres fantaisies, de la projection enkystée d’un fantasme infantile, fondé sur un vieux mythe culturel : celui où la femme demeurerait seulement celle dont le corps accouche et enfante, pendant que l’homme engendre, dit-on en son esprit, paroles et lois destinées à constituer et cerner – avec moins de cris et de corps, mais bien plus de capacité d’abstraction – les faits organisateurs de culture…

10Parmi les quelques changements plus manifestes en France, remarquons aujourd’hui qu’il a été établi en mars une journée calendaire pour célébrer « la Femme »… Une journée… ? Est-elle commémoration d’une découverte ? Vient-elle faire célébration d’un fait au même titre qu’un « 14 juillet » : prise de la Bastille ; un « 1er mai » : fête du Travail ; un « 8 mai » : victoire de 1945 ; un « 11 novembre » : armistice de 1918, etc. ? Non, cette journée n’est pas celle d’une victoire, d’un armistice ou d’une révolution ; d’ailleurs elle ne va pas jusqu’à être un jour férié ! C’est une journée pour « la pensée du principe-femme » qui s’ajoute à la « fête des Mères », et à la plus récente « fête des Grands-mères »…

11La femme mérite-t-elle donc d’être pensée au moins un seul jour comme femme, un autre comme mère et un autre comme grand-mère, sur 365 jours de l’année ? Quel genre bien singulier que ce porte-drapeau cumulant trois jours de l’année pour la penser comme genre, voire peut-être comme une espèce singulière à bien repérer et encadrer…

12Afin de conserver quelque objectivité dans l’observation de ces petites remarques, notons que pour faire bonne mesure et contrepoids consolateur aux géniteurs mâles sans lesquels il n’y aurait à fêter ni mères ni grands-mères, il a été quand même prévu une « fête pour les pères » ! Pourtant cette tentative honorable de parité festive accordée aux géniteurs d’enfants et à leur ascendant féminin a quand même omis l’octroi d’une festivité aux grands-pères ! Cet oubli, négligence ou volonté, est à mes yeux pourtant moins problématique que l’absence d’une « fête de l’Homme », dans la mesure où il semblerait véritablement impératif à la société civile d’instituer le principe des symboles calendaires de ce type !

13Alors à ce titre, adviendra-t-il un jour spécifique pour célébrer la « fête de l’Homme » ? N’en aurait-il point besoin lui aussi, pour célébrer son genre ? N’est-il pas remarquable qu’en imaginant la mise en place d’une telle fête, spécifique pour l’homme, l’étrangeté de cette fête spécifique à « la Femme » en soit soudain bien mieux repérable ? Serait-ce qu’une telle mise en évidence éviterait d’occulter le sort ancien destiné à ce genre-là, ou peut-être viendrait lui faire un autre type de sort ?

14Fêter n’est-il pas lutter contre le refoulement, l’oubli d’un événement ou de quelqu’un, ou d’une angoisse ? Mais n’y aurait-il d’angoisse à combattre que pour la femme, la mère et les grands-mères d’origine ?

15Citons encore un autre type de détail pouvant donner aussi matière à réflexion : il semble que depuis plusieurs années les universités anglo-saxonnes aient ouvert un nombre important de sections diplômantes consacrées aux « études féminines » ; depuis peu en France, sous d’autres appellations, il en existerait aussi deux (l’une à Paris sous la direction d’Hélène Cixous et l’autre à Toulouse) mais sans vocation à établir un diplôme fonctionnel.

16Lors de mes recherches en ce thème, j’ai noté que l’Encyclopædia Universalis avait ouvert récemment au chapitre « Femme », une nouvelle rubrique intitulée « La femme et le féminin comme objet de recherche[3] ».

17Cela peut sembler un progrès visible par rapport au couvercle longtemps posé sur l’accès social des femmes à la culture, à leurs cultures, et leur histoire occultée.

18Mais une question pernicieuse peut encore être posée : combien existe-t-il, s’il y en a, de sections universitaires consacrées aux « études masculines » dans le monde ?

19Ma question est-elle d’ordre anthropologique, ethnologique, culturel ou psychologique ?

20Ainsi vont, à bas bruit, quelques petits faits contemporains du quotidien, dans la langue, dans le calendrier, dans la société, parmi d’autres plus évidents, plus essentiels et plus nouveaux qui surlignent au contraire les récents changements culturels plus manifestes pour le genre féminin, comme le sont devenus : les droits à la contraception, à l’avortement, à l’union libre, à l’accès au vote, à l’université, aux mandats électoraux, à toutes les professions, à la dite égalité, parité, etc. Tout ce qui a pu exiger depuis le début et le milieu du xxe siècle l’instauration de tant de nouvelles lois [4].

21Mais par opposition à l’ouverture de ces nouvelles voies souvent débattues avec fracas, il est impossible pourtant de négliger qu’en même temps dans le monde se déclenchent et se renforcent des faits de replis réactionnels extrêmes comme le retour intégriste à la femme esclave, assujettie à l’époux et/ou aux dogmatismes de lois cultuelles ou culturelles.

22Bien entendu, pour comprendre ces faits il faut analyser sur le plan anthropologique [5] :

23

La manière dont les hommes et les femmes partagent les représentations communes à une même société. Ainsi, le modèle idéologique de la domination masculine s’imposerait aux femmes par le fait qu’elles partagent avec les hommes le même univers symbolique où s’inscrivent les valeurs sexuelles différentielles ; cela les conduirait à consentir à leur propre domination. […]
Que des savoirs particuliers soient attribués à l’un ou à l’autre des deux sexes n’empêche pas que l’essentiel du corps de représentations semble devoir être partagé. Peut-on imaginer des individus vivant dans une société dont les signes ne feraient pas sens, même si c’est à leur détriment ? […]
Il est significatif, cependant, que, dans les changements subis par toutes les sociétés traditionnelles confrontées à la modernité, les femmes s’ouvrent plus souvent aux transformations qui remettent en cause les schémas classiques, notamment celui des rapports entre les sexes : elles ont tout à y gagner, les hommes tout à y perdre.

24Mais voilà qu’avec une telle conclusion, nous nous trouvons confrontés encore une fois à ce que nos deux genres de l’humanité demeurent clairement opposés dans une dialectique de l’avoir, du gain et de la perte, et de la rivalité compétitive !

25L’analyse anthropologique d’Élisabeth Copet-Rougier se poursuit en ces termes :

26

Les symbolismes les plus complexes qui ont trait aux rapports du masculin et du féminin reposent tous sur le constat le plus simple de la différence entre les sexes ; et le matériau le plus évident livré à la réflexion est alors le corps. Qu’on envisage les femmes comme polluées par leur sang, comme constituant des produits moins bien finis menant au monstrueux, comme ramenées à des réceptacles, comme virilisées par la ménopause, toutes les théories locales de la personne humaine et de la procréation mettent en relief la différence irréductible entre les deux sexes. L’observation d’une telle différence, liée à celle du corps et du « milieu dans lequel il est plongé », se trouve être pour F. Héritier « au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique » parce qu’elle fut le premier lieu de réflexion des hommes, dès l’émergence de la pensée (1991).

27En effet, Françoise Héritier insiste sur « la violence différentielle des sexes », c’est-à-dire sur la place différente des deux sexes dans une échelle de valeurs où en général le principe masculin prédomine sur le principe féminin. Elle souligne aussi avec pertinence que la femme est perçue la procréatrice possédant le privilège de mettre au monde des enfants des deux genres féminin et masculin. De ce fait, les formes de domination masculine constatées avec leurs variantes dans toute société se justifieraient par une réaction compensatoire des hommes face à ce privilège. Mais elle se demande aussi désormais si une telle hypothèse va pouvoir résister aux effets des évolutions scientifiques contemporaines liées à la contraception et aux techniques de clonage [6].

28Questions : Aurait-on remarqué que les tentatives chirurgicales d’implantation pénienne aient pu modifier les phantasmes humains relatifs à la castration ? Est-ce que les techniques de transplantations et d’analyses génétiques pourraient conduire à des changements relationnels profonds entre les deux genres ?

29En déplaçant la perspective de ces questions, ne peut-on pas se demander si l’« avancée » des technologies en de tels domaines, relatifs à la spécificité des genres, ne proviendrait pas de ce puzzle immense et non résolu de la controverse ?

30Car l’hypothèse de la réaction compensatoire masculine soutenue par F. Héritier peut être effectivement comprise sur un plan psychique par le processus réactionnel incoercible de l’envie ressentie par tous ceux qui ne peuvent disposer de la même capacité féminine, du même pouvoir procréateur manifeste, de la même force de portage, de contenance et de nourrissage interne et externe.

31On sait en effet depuis les travaux de Melanie Klein et après elle de Wilfred Bion que dans l’envie se déploient avec une très grande force, la haine, le mépris, le dénigrement, l’effroi et l’hostilité, c’est-à-dire le renversement en son contraire de l’admiration et l’amour à l’objet et aux capacités de l’objet, objet ressenti désormais comme un objet au négatif car privatif et privateur de ce qu’il détient. Objet alors marqué de façon indélébile du signe moins (-), objet devenu affecté des signes destructifs projectifs de celui qui ne le détient pas.

32En ce qui concerne ici cette différence des genres, cet objet se fait ainsi le porteur d’une frustration jamais dénouable dans la réalité des corps.

33Peut-on fantasmer que cette envie de ventre féminin procréateur, ce contenant porteur et nourricier, viendrait à être dépassée le jour où pourrait être implanté un fœtus capable de se développer dans un ventre masculin ?

34Même si dans le règne animal le mode de reproduction prend de multiples formes [7], les diverses tentatives de clonage ne seraient-elles pas issues des turbulences de tels fantasmes ?

35Avec cette hypothèse au soubassement envieux, serions-nous sur les traces de l’un des processus psychiques qu’il conviendrait de situer à la base de la misogynie ? En tout cas cela pourrait peut-être déjà en expliquer un de ses aspects notoires : son extrême ténacité et pugnacité à travers les siècles.

36Dans la même étude anthropologique Élisabeth Copet-Rougier [8] abonde en ce sens en soulignant la pertinence de la question du corps féminin envié comme matrice engendrante et porteuse de la vie :

37

[…] La coutume de la couvade, au cours de laquelle l’homme « couve » son enfant et reçoit, à la place de la mère, attentions et félicitations, ne manifeste-t-elle pas, en tant que forme de revendication masculine sur la procréation, la non-acceptation d’un donné biologique brut ? Au cœur de toute société se pose la question de ce rapport du masculin et du féminin, et chacune se doit d’y répondre à sa manière. La dominance masculine universelle […] imprime son biais androcentré dans la norme de la société, ce qui a pour effet de renvoyer la femme, premier écart à cette norme, à la nature et au biologique, voire au domaine sauvage, au domaine dangereux parce que moins « normal ».
[…] Sans aller jusqu’à la thèse du complot concerté, on est obligé d’admettre que l’exclusivité des forces reproductives féminines ne peut manquer de poser problème à l’autre sexe, et il n’est donc pas étonnant que leur produit, les enfants, devienne un enjeu de pouvoir. L’appropriation et le contrôle de la fécondité des femmes est le véritable lieu de la domination : « Ce n’est pas le sexe mais la fécondité qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin » (F. Héritier, 1985).
[…] Le contrôle de la fécondité des femmes va de pair avec le processus de socialisation que fondent la parenté et la prohibition de l’inceste. La parenté n’est pas purement biologique dans la société humaine. Elle devient sociale en écartant les parents proches de la reproduction biologique et en s’ouvrant à d’autres partenaires ; les membres des groupes qu’elle distingue s’interdisent d’être des partenaires sexuels et conjugaux, pour le bénéfice d’étrangers. Ainsi contraints à l’échange entre groupes, les hommes prennent l’initiative en procédant à l’échange des femmes et en contrôlant la fécondité de celles-ci, en tant que frères et en tant que maris.

38Avant nos spectaculaires récentes avancées technologiques relatives aux analyses génétiques, la question persistante pour l’homme depuis l’origine est donc demeurée centrée sur l’absence de preuves de son rôle effectif dans la procréation, observation que Bachofen avait déjà soulignée dès 1861 :

39

Devant la fécondité maternelle tous les hommes sont frères […] la transition au système paternel nous fait assister à l’anéantissement (du) principe primitif (de la maternité créatrice). Un principe tout nouveau se fait jour. Tandis que l’union de la mère et de l’enfant repose sur un lien matériel qui tombe sous les sens et reste toujours une vérité naturelle, il en est autrement de la paternité qui n’a aucun rapport visible avec l’enfant et conserve un caractère factice même dans l’union conjugale [9].

40L’hypothèse de cette envie latente de matrice procréatrice chez l’homme nous renvoie à l’envie d’un autre corps, d’un autre sexe, celle que l’homme Freud attribue à toute femme : l’envie patente de pénis au cours de l’évolution de sa sexualité.

41Sur le plan théorique, aurait-il donc été plus aisé pour Freud de concevoir l’envie chez la femme d’un contenu-contenable-pénis, que l’envie chez l’homme du contenant-fabrique-gestatrice… ?

42Le visible phallus érectile et pénétrant donnerait-il d’emblée plus à envier, voire concevoir l’idée de l’envie, que l’invisible enclos où s’élabore intimement l’alchimie procréatrice ?

43Je renvoie aux travaux psychanalytiques récents de J. Schaeffer [10], M. Schneider [11] et J.-M. Hirt [12] qui ouvrent tous sur une recherche à poursuivre en ce domaine.

44Dans son récent ouvrage Orror di femmina, Jacqueline Rousseau-Dujardin [13] a souligné qu’il convient bien maintenant d’accepter « le constat que le dispositif freudien a contribué à renforcer les peurs qu’ont inspirées les femmes », et combien, malgré quelques efforts notoires et courageux de quelques-uns, les travaux psychanalytiques sur cette peur qu’inspirent les femmes restent le plus souvent emprisonnés dans l’histoire, la culture dont dépend toujours « la machinerie théorique ».

45Sans revenir ici en détail sur la théorie phallocentrique dont depuis Freud de nombreux travaux ont montré qu’elle faussait d’emblée l’abord et la compréhension de la féminité, rappelons toutefois que Freud peut en soutenir l’idée, car pour lui le caractère principal de l’organisation infantile génitale réside en ce qu’un seul organe génital joue un rôle pour les deux sexes : le mâle. Pour lui ce qui existe n’est donc pas un primat génital, mais bien un primat du phallus… Il concède cependant qu’ayant fondé la théorie de la sexualité infantile pour les deux sexes à partir de son observation du développement de la sexualité chez le petit garçon, il reste encore malaisé de repérer de possibles différences développementales chez la fille.

46Dans ses derniers écrits remarquables pour tant d’autres sujets, son article de 1932 sur « la féminité [14] » semble venir tempérer légèrement cette théorie du phallus dominant en projetant vers de futures recherches une meilleure compréhension de la sexualité féminine :

47

La psychologie elle-même ne nous donne pas la clé du mystère de la féminité. Sans doute la lumière nous viendra-t-elle d’ailleurs, mais seulement après que nous aurons appris comment se produit la différenciation en deux sexes des êtres vivants, processus dont nous ignorons tout [15].

48Toutefois son commentaire final en cet article va nous révéler en fait combien le tréfonds de sa pensée est vraiment bien enracinée dans la culture du temps où le masculin dynamique et triomphant conserve le primat incontestable sur le féminin obscur, énigmatique, instinctif et source d’effroi, ce continent noir sans grand espoir de transformation même par un travail de psychanalyse !…

49

La femme, il faut bien l’avouer, ne possède pas à un haut degré le sens de la justice, ce qui doit tenir sans doute à la prédominance de l’envie[16] dans son psychisme. Le sentiment d’équité, en effet, découle d’une élaboration de l’envie et indique les conditions dans lesquelles il est permis que cette envie s’exerce.

50Je commente : l’envie semble être pour lui un problème propre au psychisme féminin qui grève donc toute capacité à la justice équitable ; mais de quelle équité s’agit-il ? Équité entre qui et qui ? Les tenants actuels de la « parité » viendraient-ils donc se situer du côté du genre masculin qui lui seul saurait ce qu’est l’équité ?

51

Nous disons que les femmes ont moins d’intérêts sociaux que les hommes et que chez elles la faculté de sublimer les instincts reste plus faible. En ce qui concerne l’intérêt social, l’infériorité de la femme est due sans doute à ce caractère asocial qui est le propre de toutes les relations sexuelles.

52Je commente : la femme est-elle donc seule à désirer par son pur instinct les relations sexuelles pour rester ainsi cette « asociale » et cette « inférieure » ? Comment a contrario la sublimation masculine transforme-t-elle l’instinct des relations sexuelles dans la vie privée d’un homme ? Serait-ce par des « intérêts sociaux » élargis traitant de la justice et de l’équité ?

53

Les amoureux se suffisent à eux-mêmes et la famille également met obstacle à ce que l’on abandonne un cercle étroit pour un plus large. […] Je ne puis passer sous silence une impression toujours à nouveau ressentie au cours des analyses. Un homme âgé de 30 ans environ est un être jeune, inachevé, susceptible d’évoluer encore. Nous pouvons espérer qu’il saura amplement se servir des possibilités de développement que lui offrira l’analyse. Une femme du même âge, par contre, nous effraie, par ce que nous trouvons en elle d’immuable ; sa libido, ayant adopté des positions définitives, semble désormais incapable d’en changer. Là, aucun espoir de voir se dessiner une évolution quelconque : tout se passe comme si les processus étaient achevés, à l’abri de toute influence ; comme si la pénible évolution vers la féminité avait suffi à épuiser les possibilités de l’individu[17].

54Je commente : selon Freud, la femme « incapable de changer ses positions » libidinales ferait-elle donc échec au travail analytique ? Serait-elle donc un être achevé, non transformable en sa psyché ? Je tendrai ici plutôt à comprendre aujourd’hui que Freud en la description ici de son ressenti vient projeter un sentiment d’échec à théoriser, car il est effrayé de constater que son modèle théorique de la sexualité féminine n’ouvrirait pas de changement notable chez ses patientes, en tout cas pas celui conforme à sa construction.

55Nul doute que de tels propos soutenus de nos jours le feraient taxer de phallocrate misogyne.

56Jacqueline Rousseau-Dujardin remarque que fort peu de psychanalystes réinterrogent vraiment la peur, la haine du féminin sous de nouvelles perspectives. On peut même ajouter qu’un grand nombre soutient encore (sans faire une réévaluation en fonction de recherches plus récentes) l’idée longtemps débattue à l’époque de Freud, idée qu’il défend dans Totem et tabou, selon laquelle il n’y aurait pas eu de culture matriarcale originaire, mais seulement un « droit maternel » placé sous le signe du père. De sorte qu’en conséquence les civilisations n’auraient été fondées que par une culture patriarcale, car « ce n’est pas la femme qui a tué le père [18] ».

57Certes « ce n’est pas la femme qui a tué le père ». Mais reprenons le mythe décrit par Hésiode sur lequel Freud a étrangement fait silence malgré son grand attachement à la cosmogonie des mythes grecs…

58N’est-ce pas la mère archaïque Gaia puis sa fille Rhéa, devenue elle-même une mère, qui ont chacune conduit, aidé et armé un de leurs fils respectifs pour tuer symboliquement, et dominer le père. Ainsi Cronos le jeune va limiter le Père premier, Ouranos (lui-même fils de Gaia), coïteur infatigable, en lui tranchant les testicules. Quant à Zeus (ce fils de Cronos et de Rhéa, sauvé de la dévoration paternelle par un subterfuge), il va destituer son père Cronos, par une action groupale des enfants rescapés, après que l’avaleur de sa propre progéniture eut été berné par sa femme Rhéa lui ayant offert un faux bébé Zeus à ingurgiter.

59Ainsi les premiers infanticides paternels s’avèrent mythiquement dénoués grâce aux premières mères et leurs fils. Et ce dans un contexte où le premier inceste est maternel : entre la mère première et le premier fils, puisque la Mère est d’abord auto-engendrante. Or ce type de construction insiste en fait dans la plupart des plus anciens mythes de différentes origines.

60Notons dans celui-ci que ces deux fils mythiques des premiers pères, Cronos puis Zeus, ne sont pas des parricides mais des justiciers combattant un ordre tyrannique « paternel » (peut-on vraiment d’ailleurs déjà le nommer tel ?) qui empêche la naissance et la vie à partir des mères.

61Selon le mythe, ce sont donc successivement les deux mères (dont l’une est l’enfant de l’autre) qui fomentent et organisent la révolte des fils contre les pères abusifs. Et c’est bien seulement par les pensées de révolte maternelle mises en actes par des fils que les pères pourront se différencier de leurs propres enfants sans les empêcher de grandir hors du ventre maternel pour Gaia, et hors du ventre paternel pour Rhéa.

62Une remarque ici s’impose encore qui rejoint les observations déjà notées plus haut. Ne voit-on pas clairement dans ce mythe d’abord un père – né lui-même du ventre de son épouse – désireux d’être contenu en permanence par ce même ventre maternel dans un coït ininterrompu, puis un père – fils du premier mais né de ce même ventre maternel car aidé par sa mère d’en sortir – qui avale ses bébés nés de son épouse-sœur, pour qu’ils soient installés en lui-même, en son propre ventre ?

63Certes, dans l’histoire mythique ce n’est pas la femme qui a tué le père pour fonder la civilisation et prescrire le tabou de l’inceste. Mais c’est bien par le secours de la femme mythique originelle que les enfants issus des premiers incestes de la création ont pu accéder à leur capacité de tuer symboliquement les pères infanticides, pour réussir à émerger en tant qu’êtres autonomes distincts d’un père et d’une mère.

64Tout en préparant les thèmes de la mythologie occidentale, et malgré d’inévitables variantes, cette mythologie prolonge les thèmes développés dans les mythologies mésopotamiennes, aux multiples palimpsestes dont on retrouvera les traces dans la mythologie de la création avec le Livre de la Genèse [19].

65Il n’est pas anodin de remarquer que dans le mythe des origines et ses variantes, Gaia la Terre passe pour être la Mère universelle ayant une puissance et une réserve inépuisable de fécondité de sorte qu’elle va aussi engendrer tous les monstres de la terre. La plupart des variantes de ce mythe vont lui conserver de manière homogène ces caractéristiques.

66Il n’en est pas de même des variantes de légendes autour d’Ouranos, ce dit premier « père », puisque l’une d’elles va jusqu’à le décrire comme un remarquable civilisateur, astronome et inventeur [20]… !

67Un tel fantasme de Premier homme civilisé et civilisateur en Ouranos, tout à fait opposé à celui de la Première femme, serait-il le fruit manifeste d’une réaction compensatoire aux prodiges si inquiétants de l’alambic des ventres féminins, et d’une certitude non moins irréaliste d’une Première matrice inépuisable, source d’inconnu et de terreurs à venir ?

68Après Freud, Bion nous a appris l’importance de s’attacher à la compréhension du mythe pour la pensée psychanalytique, dans la mesure où tout mythe transpose la vitalité de la pensée humaine confrontée à l’exigence d’une interprétation de la place, l’origine et l’histoire de l’homme dans le monde. Le mythe s’avère être une construction de la pensée humaine qui nous révèle les premiers modèles utilisés par le psychisme pour accroître ses processus de pensée sur lui-même et l’environnement. L’étude de son évolution dans l’histoire culturelle de la différence des sexes garde donc ici toute sa pertinence.

69J. Rousseau-Dujardin nous cite (p. 21) un passage d’Hésiode qui, sous la caricature la plus achevée, illustre le fondement de la profonde misogynie des hommes et l’ampleur de cette terreur masculine du genre féminin développée ainsi depuis des millénaires :

70

Même s’il tombe sur une bonne épouse […] il voit toute sa vie le mal compenser le bien ; et, s’il tombe sur une espèce folle, alors sa vie durant, il porte en sa poitrine un chagrin qui ne quitte plus son âme ni son cœur, et son mal est sans remède.

71Elle souligne qu’en cette description

72

il ne s’agit pas vraiment de personnes mais justement d’une espèce, d’un principe. Le féminin, la féminité… Et du mal, du mal à sa racine, à son origine, dont la femme est la représentante, même s’il faut chercher en deçà d’elle pour déceler les causes.

73Or aujourd’hui encore « la malédiction de la femme » interroge toujours :

74

Pourquoi la féminité est-elle, encore aujourd’hui, sourdement, profondément, ressentie par l’homme comme mal ? Ce mal, la femme n’est pas accusée de le penser, de le commettre, mais de l’incarner [21].

75En 1979 avec De l’exorcisme à la psychanalyse. Le féminin expurgé, Monique Schneider [22] a pu mettre en évidence combien en développant une thérapeutique visant à expulser l’étrange, l’imaginaire du corps hystérique féminin, Freud a implicitement renoué avec les antiques rituels censés rétablir le bon ordre social condamnant les sabbats du féminin, en y dépistant les rendez-vous de sorcières gardant leurs secrets dans le psychisme. Car bien sûr toute sorcière fait commerce secret avec le plaisir, les fantasmes et toute l’obscurité de la sexualité féminine. Avec sa finesse habituelle, elle nous fait repérer comment, dès ses premiers énoncés, Freud s’est situé en fait du côté d’une conception exorcisante de la thérapeutique, car il a infléchi sa recherche « autour d’un personnage féminin dont le portrait esquissé […] dans (une) lettre (à Fliess) peut évoquer le personnage de la sorcière », comme en témoigne l’extrait de sa lettre du 3/10/1897 (n° 70 dans Naissance de la psychanalyse) qu’elle nous cite :

76

Dans mon cas mon père n’a joué aucun rôle actif […], ma première génératrice (de névrose) a été une femme âgée et laide, mais intelligente qui m’a beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer…

77En la suivant pas à pas dans sa recherche, on conçoit volontiers avec elle que :

78

C’est bien le propre de la sorcière d’être ubiquitaire […] (de sorte qu’) il est normal que la recherche de la « séduction » maternelle se confonde avec la désignation d’un milieu excitant éprouvé comme englobant (p. 183).

79La mère interne serait donc une femme séductrice, inquiétante, ensorcelante, dangereuse… celle dont l’emprise arachnéenne et sexuelle est à déjouer…

80La sorcière ! Avec elle nous voici donc ramenés aux sources de la terreur pouvant fonder le mépris et la haine ! Face cachée, dit-on, de toute femme depuis des millénaires, la sorcière que l’Inquisition a traquée pendant des siècles et dans des temps peu éloignés de celui de Freud ! Puissante face obscure cachée redoutée, combattue, déjà traquée et masquée dès les premières dynasties mésopotamiennes. Sorcière qui se double d’être aussi la Prostituée, ce que Freud aura été bien loin de récuser !…

81Après son livre La femme, Michelet réussira malgré les obstacles à publier, fin 1862, son travail érudit et courageux sur la persécution des femmes. C’est précisément La sorcière, ce fameux ouvrage subversif qui déclenchera un scandale général au point que Lamartine le traitera de littérature de lupanar… ! S’appuyant sur des situations historiques célèbres et des actes judiciaires, Michelet y décrira la haine, les suspicions, les procès et les tortures subies depuis des siècles par les femmes, au nom de la religion et même de la science. Déjà en 1838, il avait osé dénoncer dans un discours public comment l’éloge de la pureté féminine au travers du culte de la Vierge, consacrait le mépris de la femme réelle. Or ce livre, La sorcière, après avoir subi une mise immédiate au pilon et un refus de plusieurs éditeurs menacés de saisie avant même sa première parution, sera pourtant épuisé dès la sortie des deux premières éditions.

82Je ne résiste pas à citer ici les premières envolées tellement lyriques de son introduction :

83

« Nature les a faites sorcières ». C’est le génie propre à la Femme et son tempérament. Elle naît Fée. Par le retour régulier de l’exaltation, elle est Sibylle. Par l’amour, elle est Magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfaisante), elle est Sorcière, et fait le sort, du moins endort, trompe les maux. […]
Tout peuple primitif a même début […]. L’homme chasse et combat. La femme s’ingénie, imagine ; elle enfante des songes et des dieux. Elle est voyante à certains jours ; elle a l’aile infinie du désir et du rêve. […]
Simple et touchant commencement des religions et des sciences ! Plus tard, tout se divisera ; on verra commencer l’homme spécial, jongleur, astrologue ou prophète, nécromancien, prêtre, médecin. Mais au début, la Femme est tout.
Une religion forte et vivace comme le fut le paganisme grec commence par la sibylle, finit par la sorcière. […] Ainsi pour les religions, la Femme est mère, tendre gardienne et nourrice fidèle. Les dieux sont comme les hommes ; ils naissent et meurent sur son sein. […] C’est elle, mille ans après qu’on chasse comme une bête sauvage, qu’on poursuit aux carrefours, honnie, tiraillée, lapidée, assise sur les charbons ardents [23] !

84À propos de ces sorts particuliers faits et attribués à la Femme par la gent masculine depuis des millénaires, j’aimerais m’attarder sur les travaux récents particulièrement fouillés et documentés de Jacques Bril (éd. 1991 et 1998) ainsi que ceux de Françoise Gange (éd. 1998, 2002 et 2006) car ils nous fournissent des éclairages passionnants, même si chacun d’eux les aborde selon sa propre perspective de recherche.

85Je remarque d’ailleurs que ces deux ouvrages traitant des mythologies et destins mouvementés de la Femme obscure, maléfique et inquiétante, ont curieusement subi à chaque réédition une modification de leur titre. Ainsi la première publication de Jacques Bril intitulée en 1991 : Lilith ou la mère obscure est devenue en 1998 : La mère obscure, lors de la dernière édition. Quant à celui de Françoise Gange paru en première édition (1998) sous le titre Les dieux menteurs, puis en 2002 sous celui de : Les Dieux menteurs : notre mémoire ensevelie ; l’humanité au temps de la déesse, il s’est transformé à la troisième édition (2006) en : Avant les Dieux, la Mère universelle. Ces changements d’intitulés, même rationalisés et rationalisables par différents arguments d’ordre peut-être bien commercial, méritent de ne pas être passés sous silence, étant donné le contenu sulfureux et subversif de ces deux ouvrages remarquables d’érudition, quant à l’histoire des relations des deux genres, en particulier l’usage démonisé de la figure féminine destiné à mieux asseoir le pouvoir phalliciste d’une culture masculinisée.

86Dans La mère obscure Jacques Bril [24] développe brillamment les multiples creusets à partir desquels s’est propagée la malédiction féminine à travers les siècles dans une analyse psychanalytique particulièrement fine des textes religieux, des coutumes, des civilisations, d’exemples littéraires, et aussi de notre monde contemporain. Son étude extraordinairement étoffée aurait à mon sens ravi Jules Michelet, car il fournit un soubassement solide à l’histoire de développement de phantasmes mis en actes dans les civilisations. La richesse de ce travail s’étend à différents domaines et ouvre à de passionnantes recherches ; il serait dommage d’en produire ici un résumé, forcément réducteur, en raison de l’ampleur du thème et de ses résonances à différents niveaux.

87J’évoquerais par contre plus en détail l’argument latent (supprimé du titre de la seconde édition) qui sous-tend l’essence de l’ouvrage, celui de l’histoire mythique de la première femme occultée dans le Livre de la Genèse, celle d’avant Ève, cette Lilith que Bril surnomme « la mère obscure » et que je nommerais plutôt « la mère occultée », ou mieux : « la première femme occultée ». L’histoire ultérieure des cultures a fait allégeance au silence sur ce mythe.

88Ayant noté comment plusieurs mythes renvoyaient à une création de l’homme en deux actes ou plus, tel ce mythe maya où sont évoqués trois « brouillons » successifs antérieurs au définitif essai démiurge, l’auteur rappelle que le mythe selon l’Alphabet de Ben Sirah,

89

repose sur l’hypothèse d’une double création ou plutôt de deux créations successives de la femme, la première création plus égalitaire s’étant soldée par un échec. […]
Les deux premiers partenaires humains furent Adam et Lilith. Ils avaient été créés de manière à répondre au désir manifeste du Créateur : il y aurait égalité de droits entre l’homme et la femme. La tradition talmudique affirme même qu’ils avaient été unis par le dos. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette tradition de l’androgyne est très répandue. […] (p. 75).

90On notera au passage que Freud a d’ailleurs évoqué l’idée des trois sexes : l’homme, la femme et l’androgyne.

91

Entre Adam et Lilith, un conflit naquit bientôt dont le prétexte fut la manière dont ils feraient l’amour – quelles seraient les positions respectives de l’un et de l’autre ? – dissimulant ainsi de façon symbolique le conflit latent des prétentions à la suprématie sociale. Lilith contesta les revendications de son mari à être le chef de famille, faisant ressortir l’équivalence de ses droits au sein du couple, équivalence résultant des conditions mêmes de la création[25]. Adam maintint son intransigeance, affirmant qu’il était le seul maître et la situation ne fit que s’aggraver. Lorsque Lilith se fut rendue à l’évidence que l’entêtement d’Adam était sans espoir, elle se résolut à l’ultime démarche possible : elle invoqua le nom de l’Ineffable. Alors, elle reçut miraculeusement des ailes et s’en fut par les airs hors du jardin d’Éden.
Le cœur brisé, Adam implora le Tout-Puissant : « Maître du monde, dit-il, la femme que tu m’as donnée s’est envolée ! » Le Créateur ému de la détresse d’Adam envoya trois anges à la recherche de Lilith : Snwy, Snsnwy et Snglf, afin de la persuader de retourner au foyer auprès de son mari. Lilith ne voulut rien entendre, même après que les anges lui eurent rapporté la sentence du Seigneur : elle mettrait au monde de nombreux enfants et cent de ses fils devraient mourir chaque jour. Désespérée par l’effroyable cruauté de ce châtiment, elle pensa mettre un terme à son malheur en se jetant dans la mer Rouge. Mus par le remords, les trois anges lui accordèrent alors en compensation de la rigueur du jugement, qu’elle aurait tout pouvoir sur les enfants nouveau-nés, pendant huit jours après leur naissance pour les garçons, pendant vingt jours pour les filles ; en outre elle jouirait d’un pouvoir illimité sur les enfants nés en dehors des liens du mariage. Toutefois elle devrait s’engager à perdre ces pouvoirs chaque fois qu’elle verrait sur une amulette l’image de ces anges.
Lilith la réprouvée […] rencontra un certain Samaël, maître des anges déchus, qui la trouva en train de se lamenter sur ses erreurs et sa solitude, et tomba amoureux d’elle. D’accord avec Lilith sur la question de l’égalité des sexes, Samaël s’installa avec elle dans la vallée de Jehannum, la Géhenne (p. 75-76).

92C’est ainsi qu’elle deviendra une Lilith-serpent, tentateur d’Ève devenant elle-même agent de la chute de l’humanité hors de l’Éden.

93Il serait également dit selon la légende de Rabbi Hanina qu’elle aura des enfants d’Adam en le visitant la nuit dans son sommeil.

94Toujours maléfique sous forme de multiples monstres, elle deviendra cette chimère dévorante à la fois mâle et femelle, et aussi cette vipère Echidna dont l’enfant est le Sphinx, « mangeur de chair crue », monstre féminin ailé doté de pattes et de queue de lion.

95C’est ainsi que « se dessinera peu à peu une vaste constellation de représentations », toutes dangereuses pour l’homme, dont l’homogénéité et la référence permanente s’originent à partir du personnage de Lilith en tant qu’« agent démoniaque de calamités ».

96On peut remarquer que dans ce mythe rapporté dans tous ses détails par J. Bril, le Tout-Puissant a pris le parti de consoler Adam, en tentant de faire revenir Lilith près de lui, sous peine qu’un châtiment terrifiant sanctionne son entêtement sur l’égalité des sexes, à savoir la mort de tous ses multiples enfants mâles.

97En somme, voici donc la capacité procréatrice maternelle entravée ici cruellement par la mort punitive de la progéniture mâle…

98D’autre part, notons que la compensation par les anges de la cruauté du jugement n’est pas moins anodine : en effet, apparaît également la question de la différence de traitement des sexes puisque le pouvoir octroyé à Lilith, (comme plus tard celui de la méchante fée de nos contes enfantins) ne pourra s’exercer que pendant huit jours sur le genre mâle, contre vingt jours pour le genre féminin. Ainsi le danger du pouvoir total de cette mère effrayante par sa détermination à soutenir l’idée d’égalité entre les genres est tel qu’il doit être limité pendant une très courte durée pour les sujets mâles ! De plus, la représentation du défenseur de l’homme, en l’image des anges du Tout-Puissant, doit aussi constituer une autre entrave absolue à ce pouvoir.

99D’autres commentaires pourraient être développés, mais je me limiterai à remarquer que l’entêtement féminin à défendre l’égalité entre les genres – dite pourtant originelle – semble être le seul digne de sanction. Notons au passage qu’il est évoqué qu’elle se lamente « sur ses erreurs »… avant sa rencontre avec Samaël,

100Par contre, l’entêtement de l’homme à rejeter l’équivalence des droits entre la femme et l’homme ne semble pas devoir être punissable.

101On peut aussi voir que la peine de la femme d’être en controverse avec l’homme la conduit à le quitter en demandant de s’envoler hors du jardin d’Éden, alors que la peine de l’homme d’avoir été quitté entraîne pour lui d’abord consolation, puis réparation de substitution par Yahvé en ce même jardin : car Ève naîtra ainsi de lui en son sommeil.

102Ce mythe explicatif du quasi-silence biblique sur Lilith [26] développe ainsi de subtils arguments pour défendre la version soutenue par Adam, version devenue celle de la Genèse avec Adam et Ève, puis celle fondant le développement des cultures patriarcales phalliques, assignant si durablement la femme à des tâches mineures et à un effacement symbolique social destiné à contrer ses forces dites maléfiques.

103Rapprochant Lilith, Ève et Pandore dans leur rôle mythique de premières femmes, Jacques Bril souligne qu’elles sont d’abord parées de presque toutes les vertus, mais que le mythe « leur impose un destin pitoyable et maléfique pour l’Humanité » […] car « mères des hommes, elles sont toutes trois, à quelque titre, mères mauvaises » (p. 172). De sorte qu’

104

au cours des millénaires, les tendances dominantes se sont peu à peu détournées de l’antique prévalence des figures maternelles ; les symbolismes de la sécurité et de l’accueil des temps prénéolithiques ont été relégués au profit de ceux de la guerre et de la pénétration. […] Les symbolismes sous-jacents vont dériver, et ce que l’on nomme habituellement « progrès » découlera désormais de l’exploitation sublimée du désir phallique, jusqu’à ce que le rationalisme triomphant – apothéose de la pénétration de l’esprit – ait enfin chassé les derniers démons de l’esprit et dissous les dernières ténèbres.
Or, une société sans démons est exposée […] à voir basculer dans le registre du maléfique la relation fantasmée à la mère et à ses substituts culturels et, en particulier, au groupe social. Le refus positiviste du merveilleux a privé l’homme de supports fantasmatiques aux projections conjuratoires de ses propres désirs destructeurs ; il l’a privé aussi de modèles héroïques.

105C’est pourquoi l’homme engage projection et identification dans ses productions qui deviennent « ainsi chargées de tout un contenu infernal, tentative ultime et vaine […] de retrouver un objet bienveillant » (p. 195-196).

106En avançant pas à pas dans son travail Jacques Bril en arrive à penser qu’

107

une même causalité coordonne l’échec technique et la relation de subordination d’un sexe à l’autre. […] La mythologie mâle a réprouvé l’union égalitaire de Lilith et de Samaël. Plutôt que de les chasser en damnés dans la vallée de Géhenne, il pourrait être préférable pour l’humanité de les accueillir en élus sur les coteaux de Samarie (p. 196).

108Et il développe alors une analyse fort éclairante sur l’existence d’une double et lourde culpabilité tant à l’égard du Père qu’à l’égard de la Mère, fondant ainsi le drame culturel entre les deux genres, puisqu’une compétition se joue entre ces deux culpabilités.

109L’allègement de la culpabilité à l’égard du Père se fait par le biais de la déification et la glorification de substituts paternels.

110

[…] la soumission post mortem aux désirs du Père a encore une autre détermination que Freud omet de mentionner : précisément celle de l’offense faite à la Mère. La réparation visera alors une double absolution.
C’est pourquoi il est incomplet de faire des légalités organisatrices des sociétés la seule conséquence de la culpabilité à l’égard du Père. Il y entre également une composante constituée de la culpabilité à l’égard de la Mère. La castration organisatrice imposée post mortem par le Père se conjugue avec les réquisitions du Surmoi maternel[27].
Le problème de l’homme est bien désormais d’échapper à l’étau des angoisses dont le menace sa double culpabilité. […] L’urgence n’est plus la récupération du bon objet maternel, mais au nom de l’efficacité et des satisfactions immédiates qu’elle autorise, la conciliation du père, et l’exemption de la culpabilité à son égard primera celle de la culpabilité à l’égard de la mère[28] (p. 201).

111En fonction de cette analyse tout à fait pertinente, ne peut-on alors se demander si l’un des autres aspects de la réaction dite misogyne ne recouvrirait pas l’angoisse masculine de ne pas se sentir suffisamment, voire jamais, exempté de cette culpabilité à l’égard du Père ? Car cette insatisfaction exige alors de le réifier sans cesse et de plus en plus, en méprisant et haïssant encore plus la Mère, vécue trop omniprésente et persécutrice par le rejet même qu’on doit lui faire subir au profit du Père.

112La conclusion de ce travail passionnant de Jacques Bril m’a toutefois laissée fort pantoise, étant donné qu’il y opère un retournement de la situation, comme si malgré l’ensemble de ses repères théoriques, il était soudain lui aussi saisi par l’inquiétante étrangeté du pouvoir obscur indestructible d’un éternel féminin. En effet, après avoir mis en valeur que « les dix derniers millénaires ont été caractérisés par la retraite progressive et prudente des imagos maternelles » (p. 203), et que « la progression phallique est à l’œuvre depuis longtemps, tandis que les organisations de la Déesse Mère opèrent une retraite jamais en somme totalement consommée » (p. 202), il note que désormais « l’évolution de la société dessine un repli des valeurs mâles », en paraissant soudain s’inquiéter de la possibilité « que nous vivions aujourd’hui un véritable rebroussement culturel, […] et que soit en cours la restauration d’une civilisation de la femme[29] » (p. 203)…

113Même s’il est vrai qu’aujourd’hui « on assiste, selon Élisabeth Badinter, à la défaite morale et historique du patriarcat et en même temps au début d’une mutation culturelle, qui non seulement subvertit la distribution du pouvoir entre les hommes et les femmes, mais aussi conduit à reconsidérer la “nature” de chacun [30] », Bril pourrait-il soutenir encore l’hypothèse d’une telle dite « restauration », dix-sept ans après la première publication de son livre ?

114Notre début du xxie siècle consacrerait-il le retour du mythe rampant de la Déesse Mère, ou de la Mère universelle pour reprendre le dernier titre de Françoise Gange, et donc un accroissement des angoisses masculines ravivant des comportements misogynes latents ?

115Je me sens encore peu capable d’en juger, sauf à remarquer qu’il est devenu banal d’utiliser couramment – pas toujours à bon escient – des propos amusés autour de la misogynie, comme si ceux-ci pouvaient en atténuer les effets de part et d’autre.

116Dans son travail Avant les Dieux, la Mère universelle Françoise Gange [31] soutient qu’il existe toujours cette « urgente nécessité […] pour l’humanité de réintégrer sa partie féminine, si artificiellement amputée » (p. 18).

117Sa recherche érudite très détaillée, reprenant des documents mythiques et historiques divers de l’ancienne Mésopotamie, va accumuler les éléments qui démontrent comment

118

tous les héros fondateurs de l’ordre patriarcal ont eu pour rôle historique d’inverser les valences du divin : ils viennent abolir le règne de la mère divine et du père mortel pour établir le règne du Père divin et de la mère mortelle, dans la « deuxième culture » de l’humanité (p. 166).
Les mythes de Sumer […] nous permettent […] d’assister aux débuts de la gigantesque lutte armée qui a conduit voici plus ou moins cinq mille ans au Proche-Orient à la plus formidable inversion des valeurs : l’humanité passant du règne de la Mère divine, matrice de l’univers, à celui du Père tout-puissant dominant la Création (p. 17).

119Elle va analyser au microscope les traces des plus anciennes mythologies, égyptienne, grecque, mésopotamienne, sumérienne, en prospectant dans la trame et le cœur des textes subsistants, dont ceux reconstitués de l’Épopée de Gilgamesh, textes permettant de repérer pour elle un moment qui va présider à un renversement de culture.

120

La geste de Gilgamesh est le modèle originel de tous les combats à venir contre le divin féminin. Combats que l’ordre conquérant a dissimulés en même temps qu’il dissimulait son usurpation des pouvoirs, présentant l’action désacralisatrice de ses héros comme une croisade menée par des preux contre un Monstre sans cesse renaissant qui incarne le Mal (p. 167).

121Ce Mal est bien sûr tout ce qui se réfère à la Mère divine et ensuite au féminin ; elle nous explique aussi comment les différentes écritures de cette épopée révèlent en fait la lutte entre deux idéologies adverses :

122

La strate rédigée par des scribes qui défendent la culture de la déesse perçoit Gilgamesh comme un usurpateur sacrilège, tandis que celle qui émane des défenseurs de l’ordre patriarcal fait une apologie sans réserve du héros (p. 168).

123Et c’est cette dernière qui va essaimer dans la culture.

124Une partie de ses explorations et développements autour de Lilith va s’appuyer sur les travaux précités de J. Bril, et elle va avancer un certain nombre de liens intéressants entre les différentes versions transformées au sein des cultures qui sont alors devenues antagonistes.

125

Le mythe de Lilith se révèle ainsi comme faisant référence à la grande révolution qui dans l’humanité est venue renverser les pouvoirs (religieux, et par la suite, économiques, politiques et moraux) : du divin conçu comme féminin au divin mâle. […] Le mythe sumérien (très antérieur à l’émergence de Yahvé) met en scène la déesse Inanna (qui) repousse le pasteur nomade (au profit) du fermier cultivateur. » […] (Mais elle) est à son corps défendant appariée au pasteur conquérant […] qui devenant « son époux » au sens patriarcal (devient) celui qui la domine. L’histoire de Lilith apparaît comme une variante de l’histoire d’Inanna (p. 36-37).

126Je renvoie à la lecture de cette recherche passionnée de « la culture de la mère divine enfouie sous l’ordre patriarcal », dans lesquelles les illustrations et les preuves rassemblées sont tellement abondantes et massives que, vaincu ou convaincu, ou bien buté ou rebuté par leur grande accumulation, on se sent craindre soudain de s’être embarqué dans une croisade prosélyte.

127Pourtant cet ouvrage nous aide à penser combien le système patriarcal est fondé sur une pensée de l’exclusion au lieu de celle de la cohabitation antagoniste d’une complexité. Or ce principe d’exclusion est bien lui aussi l’un des aspects agissants de la misogynie.

128Nous faudrait-il tenter un jour d’étudier cette question à la lumière des travaux savants de Stéphane Lupasco qui a développé l’importance de la place de l’antagonisme dans l’évolution de la matière vivante, modifiant en cela toutes les notions classiques de causalité et de finalité [32] ? Remarquons d’ailleurs qu’avant lui de nombreux philosophes, et Freud après eux, ont fondé la plupart des processus de leurs théories à partir d’un modèle basé sur des phénomènes antagonistes.

129Je terminerai ma modeste investigation, en revenant aux origines des textes bibliques. Françoise Gange a écrit à ce sujet :

130

L’histoire biblique […] commence après la sortie de Lilith du paradis […] (Puis) Ève la coupable a remplacé Lilith, grand féminin ou féminin divin de jadis, qui a été démonisée et envoyée aux Enfers. […] Ainsi « la morale biblique […] vient consacrer le monde patriarcal ou monde de l’homme dominant et de la femme soumise. » C’est pourquoi « … Ève (y devient un) féminin mineur conçu pour le service d’Adam » (p. 37-38).

131En effet, après la première version de la création où « mâle et femelle il les créa [33] », cette deuxième version de la création de la femme dans la Genèse fait naître la femme de l’extraction d’une côte de l’homme, afin qu’elle lui soit une aide :

132

« Le seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur (un profond sommeil) l’homme, qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma ses chairs à sa place. Le seigneur Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena… » (Genèse 2 : 21 et 22).

133C’est alors que l’homme réveillé s’émerveille et s’écrie que cet os est de ses os, cette chair est de sa chair, et qu’il l’appellera « femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise ».

134Ainsi Yahvé aurait pu rendre l’homme capable d’être matrice pour engendrer la femme : car n’est-il pas dit qu’il ouvre le corps, la poitrine de l’homme, en extrayant une côte qu’il transforme en une autre créature destinée à combler l’ennui d’une solitude… ?

135Nous ne sommes pas ici dans l’émerveillement surpris d’une création extraordinaire par l’alchimie de la mitose, mais dans celle d’un acte démiurge qui fait d’un os de poitrail mâle une femme, c’est-à-dire un nouvel humain d’une sexualité différente. « Côte », disent les uns ; « côté », traduisent d’autres… En tout cas, il y a substance interne contenue et extraite du corps de l’homme, capable de reproduire un autre être… Préconception latente du rôle du sperme dans la fécondation ? Ou plutôt sorte d’accouchement sans douleur. Mais au fait, quelle côte (ou quel côté) manquerait-il à l’homme désormais ?

136Autres questions encore séditieuses : d’où peut venir à l’homme cette subite connaissance d’une extraction de vie, de lui-même [34] ? Comment l’homme pourrait-il en effet savoir ce qui s’est passé pendant sa grande torpeur ? N’aurait-il pas rêvé qu’il pouvait enfanter dans ses os et sa chair d’un être vivant ?… Ne serait-ce pas une superbe réalisation de désir que de pouvoir ainsi se voir engendrer (comme la femme) à partir de son propre corps, et même d’extraire de lui une femme vivante ? Pourquoi le mythe biblique peut-il envisager que femme pourrait naître du premier corps masculin, si ce n’est qu’il vient ainsi y réaliser le fantasme d’une possible et visible contenance de la vie par ce corps ? Pourquoi Yahvé tirerait-il de l’homme cette créature d’un autre sexe, alors qu’il a pourtant déjà su et pu créer toutes les autres espèces avec leurs propres différences sexuées et leur propre mode de gestation et de reproduction pour se multiplier ?

137Pourquoi dans la Genèse faudrait-il aussi que l’homme soit endormi, afin qu’en son sommeil – donc en dehors de sa conscience vigile – soit créée pour lui seul cette créature féminine, cet extrait de lui-même destiné à devenir son aide, sa compagne ? Et pourquoi ne pas créer un autre être différent, étranger au corps de l’homme, à découvrir dans son altérité ?

138L’origine de la femme ainsi pensée et/ou rêvée serait-elle enfin un apaisement de l’homme à ne pas lui-même enfanter en sa chair ? En accouchant à son réveil de l’idée de la vie d’un autre être enfin tiré de lui-même, l’homme serait-il ainsi quitte de son envie d’enfantement et de contenance potentielle de la vie ?

139Car étant donné désormais que, par ce mythe, la création de la femme dépend à l’origine, du corps de l’homme, dans la suite des histoires bibliques et de la plupart des autres mythes, il devient alors possible que la femme puisse être pensée sans trop d’effroi et de terreur comme celle qui peut contenir de la vie et enfanter ; en effet la famille entière qui en naît sera alors, tout comme elle, issue aussi de l’intérieur de l’homme premier. Si l’envie rancunière peut au fond demeurer, cet ordre originel rassure.

140Résumons l’ordonnancement du parcours : L’homme est un extrait (image) de Dieu, la femme est un extrait de l’homme et l’enfant un extrait de la femme, et ce, dans un emboîtement hiérarchique installant des dépendances des contenus avec les contenants. La dépendance d’engendrement est ainsi censée pouvoir effacer alors tout possible antagonisme.

141Sauf… que Yahvé va le rétablir d’emblée, après la transgression commune sur le fruit de l’arbre du jardin :

142

Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance (Genèse 3 : 15).

143La controverse hostile sera donc une règle prescrite, entretenue et répétée.

144Il en va ainsi pour « toute culture (qui) vit de l’intériorisation simultanée d’une quantité de modèles mythiques qui, chacun, s’efforce de fonctionner pour son propre compte au sein d’un système de compromis qui lui est imposé par les autres [35] ».

145Au terme de ces réflexions sur les mythes de l’origine en ses évolutions éventuelles, et de l’évocation des parcours de quelques chercheurs sur la controverse des deux genres, avons-nous tourné en rond ou avancé de quelques pas vers quelque brin d’hypothèse utile ? En l’état le sujet demeure pour moi amplement ouvert, mais je m’associe pleinement à l’une des conclusions d’Élisabeth Copet-Rougier :

146

Lorsque, dans le registre anthropologique et encyclopédique, à la rubrique « femmes » correspondra une rubrique « hommes », on pourra dire que se sera alors véritablement constitué le concept de « rapport entre les sexes » ou de « genre », c’est-à-dire un concept tel qu’il sera interdit de penser un genre, quel qu’il soit, sans son rapport à l’autre [36].

147J’ajouterais d’ailleurs volontiers aux registres anthropologique et encyclopédique, ceux du biologique, de l’historique, du mythique et du psychanalytique.

148En effet, tant que l’on se limitera à penser, à isoler et analyser l’évolution d’un seul des genres, en maintenant exclues la pensée et l’analyse de l’autre, ainsi que leurs relations, on ne parviendra qu’à déclencher des avalanches de haine et de folie interprétative, de silence et de tintamarre, qui feront barrière à l’intégration de toute notre complexité. Or c’est bien pourtant de cette complexité que sont issues les différences de chaque corps devenu sexué à partir d’une alchimie biologique bisexuelle, et du psychisme qui en éclôt, lui-même habité par la bisexualité potentielle de chaque imaginaire.

149La reconnaissance et l’exploration de cette complexité et de ses conséquences relève à mon avis de ce que Bion analyse comme la relation dynamique permanente du contenant et du contenu, en utilisant d’ailleurs avec une grande pertinence pour les désigner les symboles féminin d et masculin e [37]. Cette interaction dynamique contenant/contenu, élément fondamental de la psychanalyse, fonde en effet à la fois « la matrice à penser » les pensées et les émotions, ces pensées et émotions, ainsi que leurs liens respectifs avec ce « pensoir », liens qui stimulent leurs développements conjoints, et la capacité d’apprendre par l’expérience.

150La clinique [38] ne cesse de nous démontrer combien dans la confrontation entre principe de plaisir et principe de réalité révélant les degrés (individuels et groupaux) de tolérance à la frustration, cette interaction est complexe, fragile, et changeante du fait de renversement de sens entre contenant et contenu ; ce qui survient toujours lors de vécus émotionnels catastrophiques, de reclivages multiples de précédents clivages, de confusions hallucinatoires, de l’exclusion et de la projection d’émotions non encore métabolisées, voire non métabolisables.

151De même, les faits de civilisation et les mythes nous témoignent combien dans la découverte et la rencontre entre le genre féminin et le genre masculin, les processus psychiques les plus primitifs (projection, identification projective excessive et processus schizo-paranoïdes) sont venus exacerber des émotions d’hostilité, de frustration, d’envie.

152C’est probablement pourquoi les expériences internes contenant/contenu au cœur de chacun de leurs vécus émotionnels respectifs continuent depuis si longtemps d’être traversées par des turbulences. Ces interactions complexes entre expérience de contenu et expérience de contenant se vivent au sein même des cultures sans possibilité de commensalité durable, car il y persiste un sentiment prédominant de rivalité envieuse du contenu et/ou du contenant, pervertissant les fonctions contenant/contenu et faisant barrage à l’expérience de leur conjonction pourtant nourricière de toute connaissance.

153Notre travail pour en comprendre la pugnacité à travers les siècles exige autant d’attention que de constance. C’est pourquoi loin d’être résolue, la question de la controverse entre nos deux genres reste un chantier émotionnel toujours vivace et vivifiant.


Mots-clés éditeurs : Mère divine, genres, maternité, patriarcat, Lilith, matriarcat, mythes grecs et sumériens, sorcière, envie, exorcisme, pouvoir phallique, misogynie

Date de mise en ligne : 12/11/2008.

https://doi.org/10.3917/cohe.194.0036

Notes

  • [1]
    G. Fraisse, « Égalité et différence des sexes. Les femmes et le féminisme », Encyclopædia Universalis, 2006.
  • [2]
    Encyclopædia Universalis Introduction à « Inégalités hommes/femmes », 2006.
  • [3]
    Je souligne.
  • [4]
    Quelques dates repères instructives sur les récents droits sociaux des femmes : 1907 : les femmes mariées peuvent disposer de leur salaire ; 1920 : équivalence du bac féminin et bac masculin plus droit d’adhésion à un syndicat sans autorisation maritale ; 1944 : obtention du droit de vote ; 1965 : liberté d’exercer une profession sans autorisation maritale ; 1967 : droit conditionnel à l’avortement mis en application en 1972 ; 1972 : 1re loi sur l’égalité de salaires entre les sexes ; 1980 : interdiction de licencier une femme enceinte ; 1983 : 1re loi sur l’égalité professionnelle ; 2001 : 2e loi sur l’égalité professionnelle ; 2006 : 2e loi sur l’égalité salariale.
  • [5]
    É. Copet-Rougier, Perspectives anthropologiques, article « Femme » dans Encyclopædia Unversalis, 2006.
  • [6]
    F. Héritier, « Privilège de la féminité et domination masculine », revue Esprit n° 3-4 mars-avril 2001, L’un et l’autre sexe.
  • [7]
    Des recherches ont pu par exemple décrire des mâles porteurs d’embryons chez certaines espèces animales, en particulier chez un minuscule hippocampe des mers indonésiennes, l’existence d’une poche ventrale chez le mâle dans laquelle la femelle vient pondre tous ses œufs dès que le mâle a accouché de sa précédente gestation.
  • [8]
    Op. cit.
  • [9]
    Cité par Françoise Duroux, dans Les avatars du Mutterrecht, Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, Psychanalyse et anthropologie, 1991.
  • [10]
    J. Schaeffer, Le refus du féminin, Paris, puf, coll. « Épîtres », 2003.
  • [11]
    M. Schneider, Généalogie du masculin, Aubier, 2000 et Champs Flammarion, 2006 ; Le paradigme féminin, Aubier, 2004, Champs Flammarion, 2006.
  • [12]
    J.-M. Hirt, L’insolence de l’amour, Paris, Albin Michel, 2007.
  • [13]
    J. Rousseau-Dujardin, Orror di femmina, la peur qu’inspirent les femmes, puv Saint-Denis 2006 (v. note de lecture, Coq-Héron n° 187, 2006).
  • [14]
    S. Freud, « Sur la féminité », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Gallimard, 1936, nrf, coll. « Idées », 1971.
  • [15]
    C’est moi qui souligne.
  • [16]
    C’est moi qui souligne.
  • [17]
    Freud, op. cit. C’est moi qui souligne dans le texte.
  • [18]
    Cité par Françoise Duroux, « Les avatars du Mutterrecht », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, Psychanalyse et anthropologie, 1991.
  • [19]
    Selon Hésiode : Gaia (la Terre) naît après Chaos et juste avant Éros ; elle engendre le Ciel Ouranos avec lequel elle s’unit, les Montagnes et Pontos, le Flot – personnification mâle de l’élément marin.
    Le Père premier (Ciel-Ouranos) empêche tout enfant de naître et le Père second (Cronos) ingurgite toute nouvelle progéniture.
    1) Grâce au subterfuge de la Mère première (Gaia) et celui de la Mère seconde (Rhéa), par lequel chacune donne à un de leurs fils le moyen de limiter la toute-puissance infanticide de chacun des pères, les enfants de chaque union vont pouvoir survivre et revivre hors entrailles ;
    2) Chacun des pères, l’un l’obstructeur et l’autre le dévorateur, va ainsi pouvoir être symboliquement tué, le premier sera châtré par son fils Cronos et le second sera destitué par le seul de ses fils non ingurgité, Zeus ;
    3) Le reste de la progéniture ingérée par le père Cronos va pouvoir être sauvée du fond de ses entrailles.
  • [20]
    P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie, Paris, puf, 1979.
  • [21]
    M. Montrelay, « Problèmes de la féminité », Encyclopædia Universalis, 1971 et 2006.
  • [22]
    M. Schneider, De l’exorcisme à la psychanalyse. Le féminin expurgé, Paris, Retz, 1979.
  • [23]
    J. Michelet, La sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 31.
  • [24]
    J. Bril, La mère obscure, L’esprit du temps, coll. « Perspectives psychanalytiques », 1998.
  • [25]
    Je souligne.
  • [26]
    Il n’existe qu’une seule évocation de Lilith dans la Bible : Isaïe, 34 : 14. Mais Jacques Bril en cite aussi une seconde (p. 63), dans Le livre de Job : 18 : 15, dans une traduction de la Bible de Jéru- salem.
  • [27]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [28]
    Je souligne.
  • [29]
    Je souligne.
  • [30]
    Luisa Bonesio, La femme et la féminité comme objet de recherches, article « Femme », dans Encyclopædia Universalis, 2006.
  • [31]
    F. Gange, Avant les Dieux, la Mère universelle, Éd. Alphée, 2006.
  • [32]
    S. Lupasco, L’énergie et la matière vivante, Julliard, 1974.
  • [33]
    Genèse : 1 : 22.
  • [34]
    J. Bottéro a souligné l’homonymie, le jeu de mots sumériens côte et vie car il est écrit par le même idéogramme et prononcé également til ou ti.
  • [35]
    J. Bril, op. cit., p. 170.
  • [36]
    Op. cit.
  • [37]
    L’ensemble des publications de Wilfred Bion développe l’importance de cette interaction.
  • [38]
    M. Fognini, « Des difficultés cliniques des interactions contenant/contenu », dans À propos de cures (Paroles de soignants, paroles de soignés) Coq-Héron n° 141, 1996.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions