1L’article de Freud que je propose maintenant au public : « Personnages psychopathiques à la scène », et qui est ici (dans le Psychoanalytic Quarterly) imprimé pour la première fois, a été écrit en 1904. Quatre années auparavant, Freud avait publié L’interprétation des rêves, ouvrage dans lequel il posait le fondement de sa nouvelle technique psychanalytique. Il descendait hardiment dans les profondeurs obscures de l’« inconscient ». Pour la première fois, il s’engageait sur sa propre voie, inébranlable face aux affects et stimuli de la psychologie affective et des pulsions sexuelles. Dans un domaine où l’on n’avait vu, jusque-là, que de l’arbitraire, de l’obscurité et une absence de loi, Freud découvrit des lois et des structures cohérentes. Les images des rêves n’étaient plus le jeu arbitraire d’une imagination qui, une fois les lumières éteintes, commençait à rêver à toutes sortes de choses sans inhibition. Au contraire, ces images se développent selon certaines lois ; elles ont une signification qui peut être déterminée par une technique scientifique. « Acheronta movebo, je remuerai les mondes souterrains » écrivit le chercheur enthousiaste avec fierté et confiance en soi. Il choisit cette phrase comme devise de son livre. Il remua, en effet, ce monde souterrain – avec une main sûre, sans crainte des conventions ni des effets douloureux. Les mécanismes de ce monde souterrain furent décrits et expliqués scientifiquement.
2Dès le début, Freud appliqua sa méthode d’exploration de l’inconscient aux multiples domaines de la vie psychique. Il étudia tout d’abord le mot d’esprit (Witz) ; puis il porta son attention aux produits de l’imagination artistique, et, plus tard aux religions, aux mythes, aux développements de la civilisation humaine, au microcosme et au macrocosme, au monde et à l’homme. Pour Freud, tout cela faisait une unité. Partout il percevait la constante organisation de l’inconscient et du conscient, de l’inhibition et du refoulement, les affects et leur influence depuis l’intérieur, la transformation des instincts et des passions en symptômes et en fantasmes, le pouvoir fondamental des pulsions sexuelles sur la vie humaine. L’imagerie du rêve, du mythe, les symboles de la religion, tout était en interrelation. Selon Freud, les cérémonies du service divin ont le même contenu que les actes obsessionnels des névrosés… Il y avait de la signification et du sens dans tout. L’inconscient de l’homme se développait et fonctionnait exactement de la même manière que l’inconscient au cours du développement de l’humanité prise dans sa totalité. C’était une partie du passé que les nouveaux dieux avaient précipitée dans les profondeurs et qui, à travers les mouvements de la surface de la terre, à travers les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, essayaient de refaire surface.
3Freud était particulièrement désireux de soumettre la tragédie à l’investigation psychanalytique. Pour Freud, le point de départ de l’exploration du psychisme, c’était Œdipe. Freud estimait que le comportement du grec Œdipe était typique du fonctionnement de l’inconscient. Il analysait l’amour de la mère et la haine du père et les considérait comme les premières pulsions dans le développement sexuel de l’humanité. Dans son Interprétation des rêves, Freud passait de l’analyse d’Œdipe à l’analyse du Hamlet de Shakespeare. Il découvrait, ici, les mêmes motivations psychologiques qu’il avait trouvées dans la tragédie de Sophocle. Ici aussi, l’amour de la mère et la haine du père (le complexe d’Œdipe) étaient transformées en une forme complexe de névrose par le moyen d’inhibitions et de résistances psychologiques au sens moderne. Il n’y avait qu’un court pas à faire pour passer de l’interprétation psychanalytique des caractères individuels à l’investigation psychanalytique du drame et de la tragédie. Le profond article sur « Les personnages psychopathiques à la scène » est en rapport logique avec les recherches et les idées que Freud a développées dans son Interprétation des rêves.
4J’ai rencontré Freud l’année même où il publia L’interprétation des rêves (1900) – en d’autres termes, l’année la plus importante et la plus décisive de sa vie. À cette époque, Freud avait traité une dame que je connaissais. Cette dame, après ses séances avec Freud, me racontait le déroulement de ce remarquable traitement par questions et réponses. À partir des comptes rendus de ces entretiens, je me familiarisai avec cette nouvelle manière de considérer les phénomènes psychologiques, qui démêlait habilement les mécanismes de la fabrication de l’inconscient par la technique d’interprétation des rêves. Ces nouvelles idées, qui me touchaient et fermentaient dans mon esprit, éveillèrent ma curiosité pour ce nouveau chercheur. Je voulais le connaître personnellement. Je fus invité à lui rendre visite à son cabinet.
5Freud avait alors 44 ans. Ses cheveux et sa barbe très noirs avaient commencé à grisonner. La chose la plus frappante, chez lui, était son expression. Ses beaux yeux étaient sérieux et semblaient vous scruter dans vos profondeurs. Il y avait aussi quelque chose de méfiant dans ce regard ; plus tard, on y verra aussi apparaître de l’amertume. La tête de Freud lui donnait une allure artiste ; c’était la tête d’un homme d’imagination. Je ne me rappelle plus de quoi nous avons parlé lors de cette première rencontre. Ce fut amical et simple, comme toujours. Je suppose que mon intérêt pour ses théories explique que je fus invité à nouveau, et, très vite, je me retrouvai dans le cercle de ses premiers disciples, bien que je ne fusse pas médecin, mais écrivain et critique musical.
6À cette époque, les théories de Freud suscitèrent les premières oppositions sérieuses. La science officielle de ce temps ne voulait rien savoir de Freud. Le chef de file des médecins viennois s’appelait Wagner-Jauregg, professeur à l’université, qui par sa constitution et par sa manière de penser était incapable de comprendre les idées de Freud. Pour Wagner-Jauregg la souffrance psychologique n’était qu’une souffrance physique, c’était quelque chose à traiter par des moyens physiques. Freud, d’un autre côté, essayait de trouver une voie pour traiter les états névrotiques au moyen d’une approche psychologique. Il apprenait au patient à analyser sa propre vie psychologique et à réconcilier les fils emmêlés de celle-ci. Wagner-Jauregg cherchait à améliorer les fonctions corporelles de manière à guérir le patient.
7Je connaissais personnellement ce grand homme qui « agissait contre » Freud. Il venait d’une famille paysanne – avec de larges épaules, lent, lourd, très fort, et plutôt taciturne. Quand il examinait les patients, il était souvent plutôt rude et hargneux. Pourtant, j’ai aussi découvert que c’était un homme bon mais il se plaisait à cacher ce côté de sa personnalité sous un rude extérieur. Freud était une personne d’esprit et de grande imagination ; il voyait dans le psychisme de l’homme malade les mêmes forces à l’œuvre que chez la personne en bonne santé – pas seulement l’âme, mais aussi des forces psychiques et des mécanismes psychologiques. Wagner-Jauregg était un médecin pour qui le corps et le corporel occupaient la plus grande place, pour qui le psychologique n’était qu’une expression du corporel. À partir de ce point de vue, Wagner-Jauregg découvrit le traitement de la paralysie générale par la malaria, une des plus grandes et plus créatives découvertes de la médecine moderne. Il traitait les patients atteints de paralysie générale en produisant artificiellement une fièvre et guérissait ainsi le psychisme malade. Freud ne voulait pas entendre parler d’un traitement physique d’une maladie psychologique. Quand il fut soutenu que l’intime relation entre le corps et l’âme devrait nous permettre de penser, théoriquement, que les maladies mentales pouvaient être guéries par des médicaments, à savoir, par les moyens d’une approche corporelle, Freud fit remarquer que cela était théoriquement possible mais non pratiquement, qu’il n’y avait pas de voie pour approcher le psychisme par le corps, qu’on devait approcher le psychisme uniquement de manière psychologique.
8Ainsi, Freud et Wagner-Jauregg restèrent chacun sur sa position, dans son domaine, chacun produisant de grands exploits. Beaucoup plus tard, Wagner-Jauregg reconnut que les idées de Freud contenaient partiellement quelque chose de valable. À l’époque où je fis la connaissance de Freud, les deux hommes s’opposaient, et Freud dut attendre encore vingt ans – âgé de 64 ans et mondialement célèbre – pour devenir professeur à l’université de Vienne, là où Wagner-Jauregg était l’homme le plus éminent.
9Les neurologues étaient les ennemis de Freud. La société viennoise se moquait de lui. À cette époque, lorsque quelqu’un mentionnait le nom de Freud dans une réunion viennoise, chacun se mettait à rire, comme si l’on avait raconté une bonne blague. Freud était ce drôle d’individu qui avait écrit sur les rêves et qui s’imaginait qu’il pouvait les interpréter lui-même. Pire que cela, c’était un homme qui voyait du sexe en toute chose. Il était considéré de mauvais goût d’évoquer le nom de Freud en présence des dames. Elles auraient rougi si son nom était évoqué. D’autres, moins délicats, parlaient de Freud en riant, comme s’ils racontaient une histoire cochonne. Freud était tout à fait conscient de cette opposition de la part de la société. Cela faisait partie de sa conception psychologique. C’étaient des manifestations de la même force qui rejetait tant de stimuli psychologiques dans l’inconscient ; en conséquence elle s’élevait contre toute tentative de les mettre à découvert.
10Avec conviction et certitude, Freud poursuivait son propre chemin. Il travaillait du matin jusqu’au soir ; il donnait ses cours à l’université, il s’asseyait à son bureau et écrivait ses livres et écoutait ses patients lui raconter leurs histoires. Il fumait ses cigares et écoutait les associations libres des patients ainsi que leurs rêves et leurs fantasmes. La vie psychologique inconsciente ne représentait pas plus de mystère pour lui qu’une forêt profonde pour un bon chasseur ; il en connaissait tous les coins et recoins. Freud avait besoin d’une quantité d’énergie mentale considérable pour écouter quotidiennement les histoires de ses patients et pour interpréter leur tension psychologique.
11La vie de Freud avec sa famille et ses réunions avec des amis lui procuraient le repos nécessaire. Le dimanche après-midi, il avait l’habitude d’aller à la maison du « B’nai B’rit », où il jouait avec des amis au jeu de cartes viennois, le « Tarock » (tarot). C’est là, à des réunions du « B’nai B’rith », que Freud donna ses premières conférences sur l’interprétation des rêves. Qu’il s’exprimât devant des experts ou des profanes, Freud était un brillant orateur. Les mots lui venaient facilement, naturellement et avec clarté. Sur les sujets les plus difficiles il parlait comme il écrivait, avec l’imagination d’un artiste, utilisant des comparaisons dans les champs du savoir les plus variés. Ses conférences étaient enrichies par des citations de textes classiques, et en particulier du Faust de Goethe. Freud aimait particulièrement faire le récit de divers épisodes de ses voyages. Il passait régulièrement ses étés dans l’Altaussee, au milieu des Alpes. Son occupation favorite, pendant ces vacances d’été, était de chercher des champignons dans les bois.
12Progressivement, Freud rassembla autour de lui un cercle d’élèves intéressés et inspirés. Un jour il m’étonna beaucoup en annonçant qu’il aimerait organiser chez lui une réunion hebdomadaire ; il souhaitait y réunir non seulement un certain nombre de ses élèves, mais aussi quelques personnalités appartenant à d’autres champs du domaine intellectuel. Il me mentionna Hermann Bahr, l’écrivain qui était alors le chef de file des artistes modernes à Vienne, qui avait un vif intérêt pour tous les nouveaux courants intellectuels. Freud voulait que ses théories soient discutées de tous les points de vue possibles. Il me demanda si je serais intéressé à un tel projet. Ainsi, pendant plusieurs années, je fus un des membres du groupe d’amis qui se retrouvaient chez Freud, chaque mercredi. La majorité de ce groupe était naturellement composée de médecins, familiers de la nouvelle psychologie freudienne. Il y avait aussi quelques écrivains : moi-même, en tant que critique musical, et Leher, musicologue, membre de l’Académie de musique de l’État viennois. J’assumai, pour ma part, la tâche d’une recherche sur la psychologie des grands musiciens et le processus de la composition musicale, en utilisant la psychanalyse pour cette tâche.
13Nous nous réunissions dans le bureau de Freud chaque mercredi soir. Freud s’asseyait au bout d’une longue table, écoutant, prenant part à la discussion, fumant son cigare, soupesant chaque mot avec un regard sérieux et pénétrant. À sa droite, était assis Alfred Adler dont la parole emportait la conviction à cause de son équilibre, de son évident sérieux et de sa sobriété. À la gauche de Freud, il y avait Wilhelm Stekel, contre qui Freud publiera ultérieurement une critique acérée, mais qui, à cette époque, était actif et riche d’idées. Parmi les médecins du cercle de Freud, je fis la connaissance de Paul Federn, un des plus loyaux disciples de Freud, qui représente assez bien les courants orthodoxes de l’école de Freud.
14Les réunions suivaient un rituel immuable. Tout d’abord, un membre du groupe présentait une communication. Puis on servait du café noir et du gâteau ; les cigares et les cigarettes étaient sur la table et étaient consommés en grande quantité. Après un quart d’heure d’échanges informels, la discussion commençait. Le dernier mot, décisif, était toujours prononcé par Freud lui-même. Dans cette pièce, il régnait une atmosphère de fondation religieuse. Freud lui-même était un nouveau prophète qui faisait en sorte qu’à partir de lui les méthodes d’exploration psychologique prévalentes jusque-là apparaissaient superficielles. Les élèves de Freud – tous inspirés et convaincus – étaient ses apôtres. Bien qu’il y ait eu de grandes différences entre les personnalités de ce cercle d’élèves, à cette période initiale de l’investigation freudienne, tous étaient unis dans leur respect de Freud et s’inspiraient de lui.
15À ces réunions du mercredi j’ai présenté des communications sur les processus de Beethoven et de Richard Wagner dans l’écriture de la musique. Il est tout à fait étonnant de voir à quel point la nouvelle psychologie de Freud s’avère utile dans l’analyse du travail artistique et créateur. Les mécanismes du rêve et ceux de l’imaginaire artistique sont les mêmes ; l’inconscient et le conscient agissent ensemble conformément aux lois formulées par Freud ; le jeu et le contre-jeu des affects, les inhibitions, les transformations des affects – tout devient intelligible. Un jour j’apportai à Freud une tentative d’analyse du Hollandais volant de Richard Wagner ; dans ce travail, l’imagerie poétique de Wagner était mise en rapport avec ses impressions d’enfance. Freud m’annonça qu’il ne me renverrait pas ce travail (le premier du genre) ; il le publia dans ses Écrits de psychologie appliquée (Vienne, par Deuticke). Dans un autre livre, intitulé L’atelier interne du musicien (publié par Ferdinand Enke à Stuttgart), j’ai utilisé les théories freudiennes pour la compréhension du travail de création musicale.
16J’ai comparé les réunions au domicile de Freud à la fondation d’une religion. Toutefois, après une première période de rêve et de foi inconditionnelle du premier groupe d’apôtres, vint le temps où une église fut fondée. Freud commença à organiser son église avec beaucoup d’énergie. Il était sérieux et strict dans ce qu’il attendait de ses disciples ; il ne permettait aucune déviation de son enseignement orthodoxe. Subjectivement, Freud avait évidemment raison, car ce pour quoi il avait travaillé avec tant d’énergie et de persévérance, et qu’il fallait encore défendre contre l’opposition du monde, ne pouvait être réduit à de l’ineptie par des hésitations, des faiblesses et des artifices sans saveur. Bien que Freud eût bon cœur et fût plein d’égards dans la vie privée, il était dur et implacable dans sa manière de présenter ses idées. Quand la question de sa science était abordée, il pouvait rompre avec les amis les plus intimes et les plus fidèles. Si nous le considérons comme un fondateur de religion, nous pouvons le considérer comme un Moïse plein de courroux, insensible aux supplications, un Moïse comme celui que Michel-Ange fit naître de la pierre et que l’on peut voir dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens à Rome. Après un voyage en Italie, Freud ne se lassait pas de nous parler de cette statue, qu’il avait d’ailleurs toujours en mémoire dans son dernier ouvrage.
17En attendant, les théories de Freud continuaient à se répandre toujours plus loin à travers le monde. Elles étaient vraiment un facteur de fermentation, non seulement pour la science mais pour la littérature, pour les questions religieuses, pour la mythologie. Partout, il fallait s’attendre à des objections, à des animosités, à des rejets de l’interprétation sexuelle des affects, à des résistances à une théorie qui s’efforce de mettre au jour ce qui est mal refoulé. D’un autre côté, de nouveaux adhérents enthousiastes apparaissaient partout, nouveaux élèves, nouveaux apôtres. Un jour, Freud emmena dans notre cercle un grand et beau médecin suisse. Freud parla de lui avec beaucoup de chaleur ; c’était le professeur Jung de Zurich. Une autre fois, il introduisit un monsieur de Budapest, le Docteur Ferenczi. Des rameaux de l’église freudienne étaient créés dans toutes les parties du monde. L’Amérique, en particulier, manifesta un grand intérêt pour cette nouvelle psychologie, et ce fut un grand honneur quand Freud fut invité à donner plusieurs conférences à l’université de Toronto (erreur de Max Graf, voir la note). Quand Freud revint à Vienne, il nous fit une vive description de l’Amérique et de son expérience du Nouveau Monde.
18Le cercle originel des apôtres viennois commença à perdre de sa signification et de son importance pour Freud, en particulier parce que le plus doué de ses élèves se détourna pour suivre une voie personnelle ; Alfred Adler, dans une série d’excellentes discussions sur sa propre manière de voir, défendit calmement et fermement le point de vue suivant : Freud avait créé une nouvelle technique, création d’un véritable génie ; cette technique était un nouvel outil pour le travail de recherche que chaque médecin devait utiliser dans une recherche indépendante. Il compara la technique freudienne pour explorer l’inconscient avec la technique des grands artistes, que leurs élèves reprendraient mais qu’ils devraient adapter à leur propre personnalité. Raphaël utilisa la technique du Pérugin mais il ne copia pas celui-ci.
19Freud ne voulut rien entendre. Il soutint avec insistance qu’il n’y avait qu’une seule théorie et que si quelqu’un suivait Adler et abandonnait le fondement sexuel de la vie psychique, il n’était plus un freudien. En bref, Freud, comme un chef d’église, bannit Adler ; il l’exclut de l’église officielle. En l’espace de quelques années, je vécus le cursus entier de l’histoire d’une église : des premiers sermons jusqu’au petit groupe d’apôtres, puis jusqu’au conflit entre Arius et Athanase.
20Je ne me sentis pas capable de trancher ni de participer à la controverse entre Freud et le groupe d’Adler. J’admirais le génie de Freud. J’aimais sa simplicité humaine, l’absence de vanité de sa personnalité scientifique. En outre, des contacts personnels s’étaient noués entre Freud et ma famille qui rendaient la chaleur humaine de Freud particulièrement précieuse. À l’occasion d’une de ses visites, la conversation aborda la question juive. Freud était fier d’appartenir au peuple juif qui avait donné la Bible au monde. Quand mon fils est né, je me suis demandé si je ne devais pas le soustraire à la haine antisémite qui prévalait alors, et qui, à cette époque s’exprimait souvent dans les discours d’un homme très populaire, le Docteur Lueger. Je me demandais si ce ne serait pas mieux de faire élever mon fils dans la foi chrétienne. Freud me conseilla de ne pas agir ainsi. « Si vous ne laissez pas votre fils grandir en tant que juif, dit-il, vous le priverez de ces sources d’énergie que rien ne peut remplacer. Il aura à lutter comme juif et vous devrez développer en lui toute l’énergie dont il aura besoin pour cette lutte. Ne le privez pas de cet avantage. »
21Quand Gustav Mahler devint directeur de l’opéra de Vienne, Freud se montra un admirateur de l’énergie et de la grandeur de l’homme. Freud était d’une grande sensibilité artistique, mais, à son grand regret, il était plutôt très peu musicien. C’était l’énergie spirituelle et personnelle de Gustav Mahler qu’il admirait.
22Freud prit part très chaleureusement à tous les événements familiaux, chez moi ; et ceci en dépit du fait que je n’étais qu’un très jeune homme, alors que Freud commençait déjà à prendre de l’âge et que sa magnifique chevelure noire commençait à grisonner. À l’occasion de l’anniversaire de mon fils, pour ses 3 ans, Freud lui apporta un cheval à bascule, qu’il transporta lui-même chez moi en montant l’escalier jusqu’au quatrième étage. Freud savait vivre avec les gens ; c’était un homme avec une conscience sociale. C’était sa règle fondamentale de suivre au moins un patient sans lui demander d’honoraires. C’était sa manière de faire œuvre sociale.
23Freud était une des personnes les plus cultivées que j’aie jamais connues. Il connaissait tous les écrits les plus importants des poètes. Il connaissait les peintures des grands artistes qu’il étudiait dans les musées et les églises d’Italie et de Hollande. En dépit de ses tendances artistiques et de la nature romantique de ses explorations de l’inconscient, il était le vrai type du scientifique précis. Son analyse de l’inconscient était rationaliste. Le passage de l’inconscient à la conscience, la méthode qu’il inventa, la transformation des affects, tout est élaboré par le raisonnement et soumis au contrôle du raisonnement. Freud refusait la métaphysique. Il n’avait pas de goût pour la philosophie. Je me suis souvent demandé avec étonnement comment il pouvait rejeter aussi radicalement toute espèce de métaphysique. Il était complètement positiviste. Il fut très surpris quand je lui indiquai des passages de l’Anthropologie de Kant et des écrits de Leibniz dans lesquels il était question d’inconscient. Leibniz était, au sens strict du terme, le découvreur des représentations inconscientes.
24Freud avait un intérêt particulier pour l’histoire des anciens peuples et des anciennes cultures. Dans son bureau, il y avait une vitrine remplie d’objets grecs et égyptiens, dont certains avaient été achetés et d’autres qu’il avait reçus en cadeau. Lui-même révélait cet intérêt dans les fouilles de son propre psychisme. Sa profession consistait à faire des fouilles dans le psychisme de ses patients ; il ramenait à la lumière beaucoup de choses quand il étudiait des êtres humains psychanalytiquement, des choses anciennes qui étaient restées ignorées et cachées dans les niveaux les plus profonds de la psyché. Il découvrit que les mêmes symboles pouvaient être représentés par un scarabée égyptien ou par un phallus en bronze, ce qui, pour cet interprète des symboles érotiques, présentait un intérêt particulier.
25Un des traits les plus sympathiques de la personnalité de Freud était son amour de la plaisanterie. Il aimait égayer sa conversation et même ses conférences de diverses plaisanteries et anecdotes. Il attachait une valeur particulière aux plaisanteries en jargon populaire (le « yiddish ») de l’humour juif. Elles ne l’intéressaient pas seulement pour le caractère incisif de leur dialecte mais pour leur sérieux intrinsèque et leur sagesse de vie. Comme on le sait, dans le prolongement de sa découverte de la signification des images du rêve, apparemment sans signification, Freud consacra un livre sur les relations du mot d’esprit (Witz) avec l’inconscient.
26Il n’y avait pas de champ de l’esprit humain ni de l’histoire que Freud n’ait abordé avec l’œil perçant d’un chercheur. Il n’y en avait aucun qu’il n’ait enrichi avec sa nouvelle méthode d’approche. Il était un découvreur et un chercheur né et il avait l’imagination d’un artiste. Le meilleur élève de Freud ne peut lui être comparé pour son imagination créatrice et pour son véritable génie. Adler avait la clarté, l’équilibre et la finesse psychologique ; il suivit sa propre voie, à pas lents, dans une mise à l’épreuve permanente. Mais il resta à la surface du monde. À la différence de Freud, il ne s’éleva jamais dans les hauteurs avec un envol de l’imagination, ni n’enfonça de profondes sondes dans les entrailles de la terre. Mais je me sentais incapable et réticent à me soumettre à ses injonctions de « faire » ou de ne « pas faire » – auxquelles il me confronta une fois ; il ne me restait plus qu’à me retirer de son cercle.
27Bien sûr, j’ai exprimé mon admiration pour Freud, plus tard, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire. Dans cet article, tandis que les destructeurs de la culture allemande, à Berlin, s’acharnaient à brûler beaucoup de grands livres et parmi eux, aussi, les écrits de Freud, je m’attachai à montrer que les idées de Freud prenaient leur source non seulement dans les idées de Leibniz mais aussi dans celles du romantisme allemand dont les médecins et les écrivains avaient commencé les premiers à étudier le somnambulisme et l’hypnotisme. Tout naturellement, un édifice aussi grand que celui construit par Freud a forcément une large fondation.
28En ce temps-là, j’eus la chance de parler encore une fois avec Freud, et je le trouvai méfiant, aigri et en colère. Son enseignement s’était répandu sur toute la terre ; il était devenu, partout, une composante importante de la recherche psychologique moderne. « Conscient », « inconscient », « répression », « inhibition » étaient devenus des mots clés. Même les films de cinéma enjolivèrent leur commerce avec les idées de Freud ; un jour, nous avons lu dans les journaux qu’une firme américaine de cinéma voulait embaucher Freud à son service, car sa gloire était devenue si grande qu’ils souhaitaient bénéficier de la valeur publicitaire de sa présence à Hollywood. Une grosse somme d’argent lui fut offerte, mais Freud refusa. Quel changement en ce monde, depuis ces jours où un petit groupe d’élèves se réunissait dans la maison de Freud tous les mercredis soir. Le monde spirituel et scientifique appartenait à Freud. Seul Albert Einstein, comme scientifique, exerça une pareille influence.
29En mémoire de ces jours où j’eus l’honneur d’accompagner ce grand savant sur une partie de son chemin, j’ai conservé le manuscrit que je publie maintenant (« Les personnages psychopathiques à la scène ») ; Freud me l’offrit et je le soumets maintenant (1942) à un monde où les idées de Freud sont devenues une partie de l’air spirituel que nous respirons. Le manuscrit original se présente sur quatre grandes pages, écrit de la main de Freud, exprimant l’énergie, l’esprit de décision et la liberté artistique. Évidemment, le manuscrit fut écrit d’un seul jet. Les pensées coulent librement de sa plume et malgré l’acuité et la démarche, il n’y a aucun signe d’hésitation et presque aucune correction. L’article est écrit de la même manière que Freud parlait, avec facilité et de manière très vivante, avec le plaisir d’improviser et d’exprimer des idées indépendantes et enthousiastes.
30Comme Freud n’est jamais revenu sur ce sujet, l’article prend une importance particulière.
31Au Musée archéologique d’Athènes, je suis souvent resté dans un grand étonnement, en me demandant comment il se pouvait que même un fragment de marbre d’une statue grecque puisse refléter toute la grandeur de l’art grec. Pareillement, dans cet article manifestement écrit à la hâte qui ne représente qu’une première esquisse, on peut voir révélée toute la grandeur de Freud.
32* * *
33Note des rédacteurs de la revue Psychoanalytic Quartely (1942)
34« Il s’agit de commentaires accompagnant le texte de Freud (“Personnages psychopathiques à la scène”), publiés ici (en traduction anglaise) à la demande du Dr Graf à qui Freud avait donné son manuscrit il y a de très nombreuses années. Le temps ne paraît pas avoir atténué la fraîcheur des sentiments éprouvés par lui, suscités par les solides progrès scientifiques de Freud et, en conséquence, par son adhésion à la méthode scientifique de celui-ci. Les remarques du Dr. Graf sont donc d’un intérêt historique. Elles sont publiées ici telles qu’elles nous ont été soumises, sans suppressions ni corrections. La référence à l’université de Toronto est une défaillance de mémoire ; il s’agit de la Clark University (de Worcester) où Freud fut invité en 1909, pour le vingtième anniversaire de celle-ci. Et Freud avait évidemment 80 ans, et non 70, quand Hitler donna l’ordre de brûler ses écrits. »
35(Traduit de l’allemand en anglais par Gregory Zilboorg, paru dans le Psychoanalytic Quarterly, 1942, vol. IX, p. 465-476 ; traduit de l’anglais pour le Coq-Héron par Jacques Letondal. Ce texte a déjà paru en français dans la revue Tel Quel (1981) n° 88 ; nous n’avons pas pu prendre connaissance de cette traduction. Nous ne connaissons pas d’édition allemande de ce texte de Max Graf. Par contre le texte de Freud « Personnages psychopathiques à la scène » sera publié dans sa langue originale en 1962 dans la Neue Rundschau, 73. La traduction française du texte de Freud se trouve dans : Résultats, idées, problèmes, t. I :1890-1920, puf, 1984, p. 123-129).
36Notes du traducteur, Jacques Letondal
37Il nous paraît utile de rappeler tout d’abord à nos lecteurs que Max Graf était le père d’Herbert Graf, plus connu sous le nom du « Petit Hans », et de leur signaler une courte bibliographie pour leur permettre d’entrevoir la complexité des relations de Freud avec Max Graf, avec le « Petit Hans » et sa mère Olga Honig ; celle-ci fut patiente de Freud et raconta ses séances à Max Graf, qui l’épousa sur les conseils de Freud et eut deux enfants d’elle avant de divorcer. Herbert, qui ne se souvenait pas d’avoir été le « Petit Hans », devint musicologue comme son père, mais aussi un célèbre metteur en scène d’opéra (à Vienne puis à New York !) :
38Mijolla, A. (de). (Sous la direction de). 2002. « Graf, Max », « Graf, Herbert », dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy.
39Flem, L. 1986. La vie quotidienne de Freud et de ses patients, Paris, Hachette.
40Blum, H. 2007. « Le petit Hans : une critique et remise en cause centenaire », Topique, n° 98, juin, p. 135-148.
41D’autre part, deux collègues du comité de rédaction estiment que les parties de tarot, auxquelles participait Freud, ne pouvaient se dérouler à la maison du « B’nai B’rit ». Dont acte ; souvenons-nous, d’ailleurs, que « réminiscence » se définit comme « souvenir imprécis où domine la tonalité affective » (Le Robert illustré d’aujourd’hui, Paris, 1996).