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Article de revue

Le psychanalyste a-t-il un corps ?

Pages 155 à 158

Notes

  • [1]
    Cf. mon billet « Éloge de l’abstinence ».
  • [2]
    Id.

1« Psychanalyse, transfert, corps, amour », cherchez l’intrus ! C’est ce qu’aurait pu demander le regretté Pierre Desproges, tant il est convenu d’accuser la psychanalyse de mépriser le corps. Or, si l’on arrive à faire accepter que l’analysant a bien un corps, bien qu’on ne le touche pas, celui du psychanalyste est rarement envisagé, et encore moins théorisé. Et pourtant !

Donner corps au transfert

2J’ai été très tôt sensibilisé à cette question par Lucien Israël. Lors des présentations cliniques qui se déroulaient quotidiennement dans le cadre de son service à la polyclinique psychiatrique, il nous a transmis la manière de conduire un entretien avec un patient psychotique. Assis face à face, presque à se toucher, il menait l’entretien dans une véritable intimité, en extrayant le patient avec lui du groupe des médecins qui assistaient à leur conversation. À certains moments, il lui posait la main, fermement, ou sur le bras ou sur le genou. Lorsque nous discutions ensuite de cette consultation, il attirait notre attention sur son geste. Il s’agissait, disait-il, de donner consistance au transfert. En toute confiance, j’ai appliqué cette approche dans ma pratique, mais il m’a fallu du temps pour en comprendre la portée, tant clinique que théorique.

3Aussi, aujourd’hui, je traduirai autrement ce « donner consistance au transfert ».

4Le sujet psychotique, exception faite du paranoïaque, vit dans un monde désertifié par l’autre. Souvenez-vous des « Sehr hingemachte Männer » de Schreber, son monde habité par des « ombres d’hommes bâtis à la 6 4 2 ». De plus, rien ne le protégeait du tourment des persécuteurs. Devant cet état des lieux, il s’agit pour nous d’aider ce patient psychotique à rebâtir un monde « le moins invivable possible », de l’aider à créer de l’autre, du Nebenmensch. Dans la cure, nous pouvons devenir cet autre pour lui. Lacan disait à ce propos que dans un premier temps le psychotique n’a pas d’adresse, il parle à la cantonade, et que quand il s’adresse à nous, il est déjà sur le chemin de la guérison.

5À ce schizophrène vivant dans un monde désertifié, nous pouvons opposer le paranoïaque. Pour ce dernier, il y aurait au contraire trop d’autre, une présence qui représente pour lui un danger, une agression permanente. En effet, l’autre va lui servir de surface de projection à sa propre agressivité, qui lui fait ainsi retour. L’hypertrophie du moi est donc une hypertrophie réactionnelle qui témoigne bien plus de la faiblesse de son moi que d’une force quelconque.

6Ces deux situations dessinent ainsi deux états opposés, qui impliquent deux modes opposés de la présence, de la place, du corps de l’analyste dans la cure : très présent face au schizophrène pour lui restituer un monde habité, et donc habitable ; à peine existant dans la relation au paranoïaque, pour ne pas l’agresser et le pousser à se défendre.

La règle, du mythe à la technique

7Freud a souvent insisté sur l’absence de solution de continuité entre le normal et le pathologique. Ce dernier ne serait que distorsion et amplification du premier. Et l’un nous enseigne sur l’autre. Nous pouvons donc poser l’hypothèse que les enjeux du corps de l’analyste ne se limitent pas à l’abord des grandes psychoses et qu’ils concernent toute cure. Pour étayer cette hypothèse, j’ai trouvé des arguments en retraversant l’œuvre de Ferenczi. Je cherchais dans l’analyse mutuelle des éléments pour alimenter mes recherches sur les aléas du transfert après la cure. J’ai alors trouvé combien la démarche de Ferenczi était complémentaire de celle de Freud. Alors que le fondateur de la psychanalyse va progressivement établir les règles de la technique, Ferenczi, dans ses recherches pour dynamiser la cure, va souvent en expérimenter les confins.

8À partir de ces deux positions complémentaires, nous pouvons observer différentes modalités de la présence de l’analyste dans la cure, de la place de son corps dans les enjeux thérapeutiques. En suivant ce fil rouge dans la lecture de leurs deux œuvres, nous pouvons déterminer certaines variantes de la position de l’analyste dans la cure.

9La règle fondamentale a un pendant qui concerne l’analyste : l’attention « également » flottante. Le principe d’abstinence concerne par contre, quoique de façon différente, les deux acteurs de cette relation si singulière. Nous avons déjà abordé ce principe dans le précédent billet : « Éloge de l’abstinence ». Du côté de l’analysant, il s’agit de se prémunir d’un éventuel acting-out. Mais, du côté de l’analyste, nous pouvons dire qu’il s’agit véritablement de prescriptions concernant son corps, et un corps tout ce qu’il y a de sexué !

10Cette expérience de l’homme dans la relation thérapeutique, Freud l’a rencontrée très tôt. Elle a eu pour lui valeur inaugurale, puisqu’il s’agit de l’événement à l’origine de l’abandon de l’hypnose. Vous connaissez les objections de Freud à l’usage de l’hypnose. D’une part, la résistance de nombreux sujets, d’autre part la labilité des résultats en fonction de la relation affective au médecin. Et puis, vint ce jour :

11

Je fis un jour une expérience qui me révéla sous un éclairage cru ce dont je me doutais depuis longtemps. Alors qu’une fois, j’avais délivré de son mal l’une de mes patientes les plus dociles, chez qui l’hypnose avait permis de réaliser les plus remarquables prodiges, en ramenant l’accès douloureux à sa cause, elle me passa à son réveil les bras autour du cou. L’entrée inopinée d’une personne de service nous évita une explication embarrassante, mais, par un accord tacite, nous renonçâmes dès ce moment à poursuivre le traitement par hypnose. Je gardai la tête froide pour ne pas porter cet événement au compte d’un charme personnel irrésistible, et pensai avoir désormais saisi la nature de l’élément mystique à l’œuvre derrière l’hypnose. Pour le mettre hors circuit, ou tout au moins pour l’isoler, il fallait abandonner l’hypnose.

12Abandonner l’hypnose, mais aussi assigner une place aux corps !

Le principe et ses transgressions : le corps à corps

13Lorsqu’il délivre ses « conseils aux médecins », il semble penser que tous ses collègues n’auront pas une « personne de service » sous la main, et surtout ne sauront pas garder la tête froide. Nous savons tous, par le discours de quelques analysantes, par la rumeur, ou par la lecture de certains livres, comme Soleil aveugle que je cite ci-après, l’existence d’actes transgressifs qui auraient été commis par des psychanalystes. Seulement, avant de leur jeter la première pierre, chacun d’entre nous devrait regarder dans son propre jardin, secret s’il en est. Sommes-nous toujours insensible aux charmes de nos analysant(e)s ? Mais, alors, ce sera « schoen, et abstinence [1]… », en raison de nos garde-fous éthiques. Mais, si nous sortons de cette image d’Épinal, qu’en est-il de nos réactions à la souffrance de nos patients ? Qui n’a ressenti le désir impulsif de prendre un patient dans ses bras, pour le consoler, le rassurer… ? Je parle là de quelque chose d’impulsif, mais, pour certains, il s’agit d’un choix réfléchi. Bien sûr, l’analyste est dans l’horreur de son acte. Nous savons le caractère délétère, sur le plan analytique, de ce genre d’attitude, mais cela n’empêche pas de ressentir des sentiments ! Alors, les tentatives parfois limites de Ferenczi pour secouer le cadre, les dérapages de Ralph Greenson [2] peuvent faire office de signaux d’alerte. Il y a pourtant une différence notable entre ces deux personnages. Ferenczi s’efforce toujours d’élaborer théoriquement ses essais techniques, alors que Greenson écrit un ouvrage de technique qui fera référence, et dont il transgresse toutes les règles.

14Je veux ajouter ici une pièce à ce dossier, car elle nous apporte des informations sur ce qui peut arriver quand du côté de l’analyste il y a trop de corps, voire du corps à corps. J’ai repensé à un ouvrage qui avait fait parler de lui dans les années 1980 : iI s’agit du récit d’une cure durant laquelle le psychanalyste a transgressé le principe d’abstinence. Le livre s’appelle Le soleil aveugle, sous-titré : « Existe-t-il des psychanalystes qui rendent fou ? », tout un programme. Ce qui m’amène à en reparler aujourd’hui, c’est l’interprétation qu’en propose Anne Levallois en postface. Pour que vous saisissiez ma critique, il est nécessaire que je dise deux mots de ce que l’auteure C. Sandori rapporte. Je résumerai les choses ainsi : le thérapeute, un universitaire connu, introduit dans la cure un mouvement par lequel il se propose tour à tour comme « le psychanalyste », se parlant à la troisième personne et étant soumis aux règles de l’analyse, puis comme Dupond (d ou t), enfin Simon Léviathan pour l’auteure, qui se propose à elle comme corps désirant. Ce jeu singulier de fort-da, de présence-absence, va provoquer un délire passionnel, qui va faire fuir le dit analyste. Cette situation va se compliquer d’un délire persécutif, et la cure chez une analyste autant silencieuse qu’inconnue en permettra la résolution.

15C’est là, résumée en quelques mots, ma lecture. Celle d’Anne Levallois part de l’idée qu’une cure ne devrait pas être entièrement sous l’empire du transfert. Je la cite : « Pour se déployer, le transfert exige de l’analyste qu’il se laisse prendre dans la répétition, c’est-à-dire qu’il accepte d’occuper les positions qui ont été in initio celles des parents de ses patients et d’en être affecté. Mais, pour être analysé, il exige aussi que l’analyste occupe une autre place, une place actuelle d’accueil, de réflexion, de proposition. » II y aurait donc deux sortes de forces en jeu : celles fixées dans le passé, qui se manifestent dans le transfert ; et des forces actuelles non transférentielles, qui résultent de « l’actualisation d’une possibilité de relation déjà là, aussi ténue soit-elle ».

16Nous observons là, me semble-t-il, les avatars d’une conception de la cure qui est rabattue essentiellement sur le versant imaginaire. Une situation qui ne laisse aucune issue interprétative, ni à l’analysant ni à l’analyste.

17Nous pouvons associer ce texte à celui d’André Green, « La tiercéité », qui concluait le colloque de la spp des 14 et 15 janvier 1989, « La psychanalyse, questions pour demain ». II y développe une critique du grand Autre lacanien, qui prend à un moment la forme d’une adresse à l’analysant : « Je ne suis pas celui que vous croyez, votre demande est vaine car je ne suis même pas le substitut de qui fut celui auquel vous ne savez même pas que vous l’adressâtes… ».

18Ce passage a suscité en moi la réflexion suivante ; il y a là confusion sur l’adresse de la théorie. La théorie, telle que la conçoit A. Green, semble ainsi être un lieu d’identification imaginaire pour l’analysé, alors que la théorie lacanienne se veut quant à elle un lieu de « désimaginarisation » pour l’analyste, en introduisant en particulier les trois catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

Le corps contre la résistance

19Si nous prenons en compte ces transgressions majeures du principe d’abstinence, telles qu’elles apparaissent dans Soleil aveugle, ou dans la cure de Marylin, nous pouvons nous demander si le respect du principe d’abstinence implique pour l’analyste d’accéder à la neutralité analytique, entendue comme insensibilité, désaffectation, intellectualisation pure. Je ne le crois pas, au sens où il me semble que l’analyste écoute avec son corps, un corps affecté, au sens du Leib allemand. Il ne s’agit donc pas d’une écoute hors transfert, mais bien au contraire d’une pleine acceptation de celui-ci. La question devient alors : que faire des affects suscités par le discours de l’analysant ? Tout d’abord, il s’agit de les accepter – la tendance étant de les refouler voire de les dénier –, de les accepter comme les meilleurs informateurs de notre transfert. Être attentif à ces signes, les élaborer, va agir dans le sens de la levée d’une résistance au processus analytique, que dis-je, de la résistance par excellence, ainsi que l’enseigne Lacan, celle de l’analyste.

Conclusion : le corps dans la dynamique de la cure

20Nous avons vu le rôle que peut jouer le corps de l’analyste dans ses propres mouvements transférentiels comme dans ceux de l’analysant. Dans les deux cas, il permet de participer au mouvement de lever ce qui fait résistance à la dynamique de la cure.

21L’analyse de contrôle est le lieu où mettre des mots sur ces enjeux du transfert de l’analyste, que je traduirai donc ici par la place de son corps dans le mouvement et la direction de la cure.

22Juin 2007

Notes

  • [1]
    Cf. mon billet « Éloge de l’abstinence ».
  • [2]
    Id.
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