Notes
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[1]
Loin d’être un simple mécanisme défensif, la projection est pour Sami-Ali un principe fondamental qui régit tous les processus imaginaires de l’être humain. L’absence de projection est le banal.
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[2]
Dans la théorie freudienne le refoulement ne concerne que la représentation. Pour Sami-Ali le refoulement caractériel touche également l’affect.
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[3]
La contradiction, l’alternative absolue, le cercle vicieux et l’épuisement constituent les quatre formes de l’impasse.
1Le rêve occupe une place centrale dans la théorie relationnelle de Sami-Ali. C’est une activité créatrice imaginaire, située à l’articulation du psychique et du somatique, une fonction vitale, autour de laquelle se joue l’équilibre psychosomatique du sujet. À la différence de l’affirmation freudienne, l’activité onirique n’est pas appréhendée par Sami-Ali dans sa fonction de gardienne du sommeil, par l’accomplissement déguisé d’un désir. C’est un phénomène biologiquement déterminé, un cadeau de la nature, qui s’étend au-delà de la sphère humaine et la rattache au règne animal. Déjà décelable dès la vie intra-utérine, le rêve est ancré dans un rythme biologique spécifique. Outre le cycle sommeil-veille, ce rythme est lié à l’alternance des phases de sommeil lent et de sommeil paradoxal, « marquant périodiquement, à quatre ou cinq reprises au cours de la même nuit, le passage d’une activité mentale proche de la pensée rationnelle à une autre, radicalement en rupture avec cette même pensée » (1998). Chez le nourrisson, l’entrée dans le sommeil se fait par une phase agitée, le sommeil paradoxal précédant le sommeil lent. Les phases successives de sommeil et d’éveil suivent un rythme ultradien, toutes les quatre heures. Le rythme circadien finit par s’installer vers l’âge d’un an. Il dépend, dans sa mise en place et son évolution, du climat maternel, la mère étant le synchroniseur des rythmes biologiques (1998). Le rêve, indépendamment de son contenu, reste inséparable du rythme spatio-temporel et de la problématique psychosomatique.
2Ce qui singularise le rêve des autres processus imaginaires, c’est qu’il s’agit de créer une réalité à laquelle le rêveur assiste du dehors, en tant que spectateur, mais qui, en même temps, émane de lui. Le rêve est la possibilité du sujet de s’objectiver, se projeter, dans un monde à la fois externe et interne auquel il croit et adhère complètement, sans distance. Le sujet qui rêve est dans « une réalité en dehors de soi qui est soi, au moyen de la projection [1]. Projection médiatisée par le corps propre, fonctionnant comme schéma de représentation, et donnant lieu à un monde qui représente le sujet incarné » (1998). L’affect donne aux situations vécues dans le rêve cette dimension de réalité. Dans le rêve, l’espace et le temps, portés par la projection, sont imaginaires. L’espace se structure selon des rapports d’inclusions réciproques, où le grand équivaut au petit, le tout à la partie, le dedans au dehors. La temporalité peut prendre plusieurs formes : linéaire, simultanée, sérielle (des séquences qui se suivent sans lien), circulaire (réversible comme les relations spatiales).
3Une autre particularité du rêve est qu’il est un être de mémoire, il ne peut exister qu’à travers le souvenir que le rêveur garde de lui. C’est là tout le paradoxe, car le rêve n’existe qu’à l’instant où il a cessé d’exister.
4L’activité onirique ne peut être réduite au sommeil. Quand on rêve, on est dans la conscience onirique qui peut également émerger à l’état de veille, au sein de la conscience vigile, par des phénomènes comme l’illusion, la croyance, le jeu, le transfert, l’hallucination, le fantasme, le délire, l’affect, etc. Ce sont les équivalents diurnes du rêve, qui partagent avec lui le même aspect fondamental, c’est-à-dire la création d’une réalité par la projection. Cependant, ils sont différents du rêve, puisque l’imaginaire n’envahit pas tout l’espace : l’adhésion à la réalité ainsi créée n’est pas complète, la conscience vigile étant provisoirement obscurcie, mais non abolie. Le rêve et ses équivalents, avatars de la conscience onirique, constituent la fonction de l’imaginaire.
5Le fonctionnement du sujet dans sa totalité repose sur l’équilibre mouvant entre conscience vigile et conscience onirique qui entretiennent une double relation d’inclusion et d’exclusion réciproques, car conscience onirique et conscience vigile, tout en s’excluant, s’impliquent mutuellement. Si l’équilibre se rompt et le fonctionnement exclut la conscience onirique, des pathologies organiques peuvent survenir, dans un contexte de situation d’impasse. L’exclusion de la conscience vigile peut conduire à des délires psychotiques.
6Ainsi la relation du sujet avec le rêve et ses équivalents est-elle capitale pour appréhender la pathologie et plus particulièrement la pathologie qui touche le corps. Il faut remarquer que l’approche freudienne, où le rêve est conçu sur le modèle de la formation symptomatique, permet de faire le lien entre rêve et pathologie, mais elle ne s’interroge pas sur les cas où la fonction onirique fait défaut. Par ailleurs, somatisation hystérique et atteinte organique sont des entités différentes. Les symptômes hystériques, fonctionnels et réversibles, pourvus de sens symbolique primaire, vont atteindre le corps imaginaire, c’est-à-dire le corps porté par la projection, selon une anatomie de l’imaginaire. Ils sont l’expression, au niveau du corps, d’un conflit psychique inconscient. Les lésions organiques ne sont pas l’expression d’un conflit inconscient. Elles touchent le corps réel (le corps dans sa littéralité), et le sens est secondaire, ajouté après coup. La somatisation hystérique témoigne d’une relation positive à l’imaginaire, les maladies organiques d’une relation négative. Entre ces deux extrêmes, il y a tout un continuum de situations intermédiaires, où les symptômes, tantôt hystériques, tantôt organiques, se succèdent et se chevauchent, selon la présence ou l’absence de l’imaginaire. Le fonctionnement du sujet n’est pas non plus figé par la présence ou l’absence des rêves, car les rêves présents peuvent disparaître (à la suite d’un deuil), et les rêves absents, surgir au sein de la relation thérapeutique.
7Dans la pensée freudienne, lors de la formation symptomatique et dans le rêve, il y a échec du refoulement et retour du refoulé.
8Selon Sami-Ali, la relation négative à l’imaginaire qui caractérise les maladies organiques est le résultat d’un refoulement réussi. Il ne s’agit donc pas d’une carence, mais de « la présence souterraine d’une force de répression terrifiante, qui fait partie de soi, qui est soi, et dont on ne peut se départir » (1992). Le maintien du refoulement ne concerne pas un contenu particulier, mais toute la fonction de l’imaginaire. ll est connu que les malades dits « psychosomatiques » ne se souviennent pas de leurs rêves, même s’ils rêvent, puisque l’activité onirique existe. Dans ce contexte, les rêves et leur souvenir s’effacent au profit d’une formation caractérielle où le sujet, faisant abstraction de sa subjectivité, se plie aux exigences sociales pour fonctionner dans la normalité. C’est la pathologie de l’adaptation, marquée par le banal, à savoir l’absence de projection. Dans le cas où les rêves persistent, le sujet ne manifeste aucun intérêt à leur égard, ils ne le concernent pas. Il s’avère que le refoulement caractériel peut modifier profondément la fonction onirique, de sorte que les rêves se produisent conformément à l’instance qui instaure le refoulement. « Ils signifient alors, non la levée du refoulement, mais son maintien permanent » (1998). Ces modifications de la fonction onirique peuvent se présenter sous quatre formes différentes.
91. Les rêves de certains patients reproduisent la réalité telle quelle, sans transformation, sans participation des processus primaires de déplacement et de condensation. Ils prolongent l’état de veille, en restituant le travail et les autres activités de façon banale, littérale. Le plaisir est interdit dans ces rêves dictés par le surmoi. S’il y a un désir, c’est qu’il n’y ait pas de rêve de désir.
102. Dans d’autres situations, des rêves de plaisir peuvent se produire, mais l’imaginaire est coupé de la réalité. Le plaisir est projeté sur un ailleurs interdit, hors de portée du sujet, sans interférence avec un réel formé d’exigences. S’il arrive que le plaisir émerge, par surprise, le réveil survient pour l’annuler.
113. Une autre forme de refoulement caractériel est que les rêves dont la mémoire garde la trace sont considérés comme des phénomènes farfelus, sans queue ni tête. Étrangers au sujet, dépourvus de sens, ils ne peuvent s’intégrer dans un comportement adaptatif, où le réel devient synonyme du rationnel.
124. Enfin, l’insomnie représente la forme extrême de ce type de refoulement. Elle est marquée par l’impossibilité de produire des rêves qui, quand ils émergent, souvent lors de l’éclosion d’une maladie organique, sont de nature traumatique. Dans ce cas-là, le refoulement caractériel est mis en échec, sans pour autant que l’imaginaire puisse s’intégrer dans un fonctionnement qui l’a exclu et continue de l’exclure. Au lieu de permettre l’élaboration du traumatisme, ces rêves traumatiques, « isolés, hors propos, sans propos » (1998), constituent en eux-mêmes un traumatisme, d’autant plus que des événements traumatiques anciens, « conservés intacts comme des fossiles », peuvent se réactiver. Il s’agit là « d’un double échec du refoulement de la fonction du rêve et du contenu du rêve » (1992).
13En l’absence d’intervention thérapeutique, ils peuvent disparaître de nouveau sous l’effet, encore une fois, du refoulement, qui en sort renforcé.
14Au sein de ce fonctionnement caractériel, qui fait un avec le processus de refoulement, « les traits de caractère supplantent la symptomatologie névrotique » (1987). Le refoulement se confond avec le caractère. La vie du sujet est régie par des règles socioculturelles, auxquelles il doit s’adapter. La pensée est entièrement diurne et la vie psychique réduite au conscient. Le monde est perçu dans sa littéralité et l’affect [2], touché par le refoulement caractériel, est neutralisé. Les événements se situent au-dehors, sans répercussions psychiques internes, sans la possibilité d’un conflit intrapsychique. Le sujet est coupé non seulement du rêve et de l’affect, mais aussi de son corps, de sorte que tout ce qui se passe dans le corps est attribué à des causes purement organiques. Le psychique et le somatique s’excluent, sans s’impliquer ; le psychique engendre le psychique et le somatique le somatique. Le risque de tomber malade apparaît dans ce contexte de pathologie de l’adaptation, c’est-à-dire au sein d’un fonctionnement privilégiant l’adaptation au détriment de l’imaginaire.
15Mais le mode de fonctionnement envisagé seul, sans rapport avec la situation relationnelle vécue par le sujet, n’explique rien.
16C’est le couple formé par un mode de fonctionnement qui exclut l’imaginaire et une situation relationnelle fermée, sans issue, une situation d’impasse, qui permet de penser la pathologie organique. C’est dans ce contexte que les potentialités pathologiques, inscrites dans le capital génétique et immunologique du sujet, peuvent émerger.
17La notion d’impasse est différente du conflit freudien névrotique, qui est intrapsychique et où les instances internes s’opposent les unes aux autres : le conscient et l’inconscient, selon la première topique ; le ça d’une part, le moi et le surmoi d’autre part, selon la deuxième topique. Sa solution est le refoulement, mais la poussée pulsionnelle étant constante, la représentation refoulée revient : c’est le retour du refoulé. Une solution de compromis s’établit alors, sous la forme du symptôme.
18L’impasse n’est pas un conflit dissimulé dans l’appareil psychique, mais une situation vécue, qui concerne le rapport du sujet au monde et aux autres et qui échappe à la dichotomie psyché-soma. À la différence du conflit névrotique, où le choix entre une solution « a » et une solution « non-a » est possible, l’impasse n’a pas de solution [3]. Le sujet ne peut opter ni pour « a », ni pour « non-a ». L’absence de solution n’est pas due à l’incapacité du sujet, mais elle résulte de son mode de fonctionnement, puisque le refoulement caractériel de l’imaginaire anéantit toute tentative onirique d’élaboration.
19Freud envisage la psychopathologie en termes pulsionnels. Le concept d’impasse permet de penser la pathologie organique en termes relationnels. La pulsion de mort n’y joue aucun rôle. L’accent est mis sur la relation originelle à l’autre, qui n’est pas la relation d’objet mais quelque chose qui « existe à la naissance, avant la naissance » et « qui englobe aussi bien le psychique que le somatique. En ce sens, elle échappe à la distinction du psychique et du somatique », qui sont tous les deux relationnels.
20Le concept d’impasse éclaire d’une manière radicalement différente les conditions qui sont supposées présider à l’éclosion de la pathologie organique. Dans ce cadre, l’impasse se constitue au sein d’un fonctionnement qui exclut l’imaginaire. Elle ne peut être résolue, mais elle peut être élaborée et dépassée grâce à la restauration de la fonction d’imaginaire, au sein de la relation thérapeutique. Le rêve, dont la fonction principale est de permettre au sujet de se dégager de la situation d’impasse, occupe donc une place centrale dans le processus thérapeutique. La pensée du rêve échappe à la contradiction. Le monde merveilleux de rêve permet d’« imaginer l’inimaginable, de réconcilier l’irréconciliable » (1998). La tâche thérapeutique consiste à ouvrir dans la relation une place au rêve, même si au début elle est vide, pour qu’il puisse trouver une place dans le fonctionnement du sujet.
21L’émergence de l’activité onirique signe une modification profonde du mode de penser et du fonctionnement du sujet, jusque-là marqué par le refoulement caractériel. Le sujet s’ouvre vers un monde qui lui est propre, il découvre la richesse et les potentialités de sa subjectivité. L’affect, longtemps refoulé, rejaillit. La pathologie organique elle-même peut se transformer, en passant du corps réel au corps imaginaire. On constate que le premier rêve rapporté par le patient prend une dimension particulière, car il reflète d’emblée toute sa problématique ; Sami-Ali l’appelle le rêve programme.
22Cependant, il ne s’agit pas d’interpréter le rêve, mais de l’intégrer dans la relation thérapeutique et le vécu du sujet, en établissant des liens entre le présent et le passé, afin de pouvoir reprendre toute l’histoire du sujet, faire le chemin en sens inverse, pour comprendre dans quelles conditions internes et externes l’impasse s’est formée. Le problème pourra alors être formulé autrement, en des termes qui excluent la contradiction caractérisant l’impasse, et par là même, il pourra trouver une solution.
23En conclusion, la relation du sujet à l’imaginaire, c’est-à-dire au rêve et à ses équivalents diurnes, est capitale pour penser la pathologie organique. Les patients dits « psychosomatiques », pris dans un fonctionnement adaptatif, ne rêvent pas ou manifestent peu d’intérêt à l’égard de leurs rêves, car la fonction onirique tout entière est sous l’emprise d’un refoulement réussi. Privés des ressources imaginatives du rêve, ils risquent de se confronter à des situations relationnelles sans solution, qui constituent de véritables impasses. Dans ce contexte, des maladies organiques peuvent se développer.
24Le travail thérapeutique avec ces patients vise à l’émergence de la fonction de l’imaginaire dans la relation, afin de modifier le fonctionnement caractériel, d’aider le sujet à se dégager de l’impasse, et par là influer de façon positive sur le cours de la maladie. Le rêve pourra ainsi trouver sa place dans la vie et l’histoire du sujet et dans la guérison.
Bibliographie
Bibliographie
- Freud, S. 1980. L’interprétation des rêves, Paris, puf.
- Sami-Ali. 1987. Penser le somatique. Imaginaire et pathologie, Paris, Dunod.
- Sami-Ali. 1992. Rêve et psychosomatique, Paris, Éditions du cips.
- Sami-Ali. 1998. Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Paris, Dunod.
Mots-clés éditeurs : imaginaire (rêve et ses équivalents), théorie relationnelle, impasse, refoulement réussi, conscience onirique et conscience vigile
Mise en ligne 14/12/2007
https://doi.org/10.3917/cohe.191.0101Notes
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[1]
Loin d’être un simple mécanisme défensif, la projection est pour Sami-Ali un principe fondamental qui régit tous les processus imaginaires de l’être humain. L’absence de projection est le banal.
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[2]
Dans la théorie freudienne le refoulement ne concerne que la représentation. Pour Sami-Ali le refoulement caractériel touche également l’affect.
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[3]
La contradiction, l’alternative absolue, le cercle vicieux et l’épuisement constituent les quatre formes de l’impasse.