Notes
-
[*]
Les opinions présentées sont uniquement celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de la cvm, de la monaso ou des organisations donatrices au Mozambique.
-
[1]
Biomédecine : médecine fondée sur les connaissances scientifiques de la biologie.
-
[2]
C. Greffray, La cause des armes au Mozambique : anthropologie d’une guerre civile, 1990. A. Manuel Honwana, Espíritos vivos, tradições modernas : Processão de espíritos e reintegração social pós-guerra no sul de Moçambique, 2002.
-
[3]
S. Kotanyi, « Das Spannungsfeld zwischen Tradition und moderne : Beobachtungen aus Mosambik », dans J. Augel, P. Meyns, Transformationsprobleme in portugiesischsprachigen Afrika, 2001, p. 53-67.
-
[4]
La recherche-action « Dialogue entre pratiquants de la médecine traditionnelle et biomédicale pour une prévention hiv-sida plus adéquate » est conduite par deux équipes d’anthropologues et de linguistes mozambicains : Esmeralda Mariano, Eliseu Mabasso, et français : Brigitte Bagnol, Michel Lafon, avec l’aide de professeurs de l’université Eduardo Mondlane de Maputo : Henrique Nhaombe, Cesar de Sousa et Rafael de Conceição. Le choix du nom Dialogue pour la recherche et le programme d’aide en question provient du concept de pédagogie d’adultes de Paulo Freire (Brésil) centrée sur une approche du dialogue permanent avec les personnes concernées. Cette recherche-action est financée par le cncs (Concelho de luta contra hiv-sida). L’un de ses objectifs est de constituer (en huit langues bantou) des nouveaux discours préventifs pour mobiliser le sens de responsabilité sociale des populations locales, en identifiant, avec des tradipraticiens du sud et du centre du Mozambique, les éléments de la pensée traditionnelle de la maladie et de la contamination qui pourraient être utiles comme leviers de régulation du comportement social.
-
[5]
M. Douglas, Purity and Danger, 1967.
-
[6]
E.C. Green, dts and hivs-sida in Africa, 1994. E.C. Green, Indigenous Theories of contagious disease, 1999.
-
[7]
S. Kotanyi, « Zur Relevanz indigener Konzepte von Krankheit und Ansteckung für eine wirksamere hiv-Aids-Prävention in soziokulturellen Kontext am Beispiel von Mosambik », dans curare, 28 2+3, 2005, p. 247-264.
-
[8]
Voir l’exemple du diagnostic du guérisseur M. Horacio dans le cas de A., une femme alcoolique, à propos de laquelle le tradipraticien rêve qu’elle a été ensorcelée et poussée à boire (dans le film EspíritoCorpo, op. cit.).
-
[9]
Le rituel de communication avec les ancêtres par la farine makeia est documenté dans le film Viver de Novo : Não se decide sozinho. Sur les formes traditionnelles de traitement de conflits en zone rurale au nord du Mozambique, dans la région Macua de Nampula. Cf. S. Kotanyi, 2003, Maputo (cidac e inder).
-
[10]
A. Manuel, Honwana, 2002.
-
[11]
T. Nathan, La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie, 2001. T. Nathan, I. Stengers, Médecins et sorciers. Manifeste pour une psychopathologie scientifique, 1999.
-
[12]
Fait que j’ai observé sur moi-même à travers diverses divinations qui me furent faites par des tradipraticiens au cours des recherches, du tournage et de la diffusion de mon film au Mozambique entre 1997 et 2003.
-
[13]
Qui sont bien sûr sujet d’interprétations personnelles.
-
[14]
Documenté dans les séquences sur la formation et promotion de tradipraticiens au sud du Mozambique dans mon film EspíritoCorpo, op. cit.
-
[15]
P. Freire, Conscientisation. Recherche de Paulo Freire. Document de travail, Paris, 1971.
-
[16]
F. Fanon, Peau noire, masque blanc, 1952.
-
[17]
A. Memmi, Portrait du colonisé, 1973.
-
[18]
A. et M. Mitscherlich, Unfähigkeit zu trauern, 1967.
-
[19]
M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, 1972.
-
[20]
P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, 2003.
-
[21]
Les formations s’adressent à des formateurs de divers ministères et organisations non gouvernementales actifs dans la prévention contre le sida.
-
[22]
Le programme Dialogue a débuté en mars 2005. Il est géré en coopération avec l’université Eduardo Mondlane (le département de santé comunautaire de la faculté de médecine, les départements d’anthropologie et d’archéologie, et le département de linguistique de la faculté des lettres). Le programme est financé annuellement par le conseil national de lutte contre le sida (cncs) ; il est prévu pour une durée d’au moins quatre années dans quatre provinces du Mozambique (au sud, dans les provinces de Inhambane et de Maputo ; au centre, à Sofala et à Manica ; et au nord, à Nampula).
-
[23]
M. Last, The professionalisation of african medicine, 1986.
1Le Mozambique, au sud-est de l’Afrique, est un pays dont la population continue à ce jour de pratiquer une profonde tradition du respect des ancêtres. Malgré l’existence d’un système de santé conventionnel de type biomédical [1], les populations considèrent dans leur majorité que le sida est dû à ce manque de respect des traditions. Et cela dans un pays où la propagation du sida n’a pas connu de ralentissement, touchant aujourd’hui, suivant la région, entre 10 et 33 % de la population. Il s’agit d’un problème d’autant plus brûlant qu’il touche essentiellement la population la plus active, celle qui a entre 20 et 45 ans. Ainsi certaines régions sont de plus en plus peuplées de jeunes orphelins et de personnes âgées.
2D’abord, il y eut la colonisation portugaise, qui a lutté, par le biais des Églises (catholique et protestante), et par celui des lois coloniales anti-sorcellerie contre la tradition des ancêtres, alors considérée par les Églises comme une concurrence au dieu unique. Ensuite, lors de l’Indépendance de 1975, ce fut le gouvernement dirigé par un parti marxiste- léniniste qui interdit pendant quelques années les pratiques traditionnelles. Tous les rituels, de l’initiation des jeunes jusqu’aux enterre- ments, ainsi que les activités des tradipraticiens furent déclarés obscurantistes dans leur intégralité.
3Durant les quinze années de guerre civile, une partie de la population soutint le mouvement d’opposition au gouvernement, qui était financé et manipulé par les intérêts des pouvoirs coloniaux des pays avoisinants, alors que les populations espéraient, entre autres, pouvoir remédier au désordre spirituel qui s’était installé à leur insu [2]. Il s’agissait surtout du Centre et du Nord, en partie matrilinéaires, qui ne pouvaient survivre sans les rituels d’initiations des jeunes, des enterrements et des traitements de malades. En effet, les rituels d’initiation, dans la culture Macua du Nord donnent aux enfants leur statut humain, les délimitant de la brousse et des animaux ; ils assurent que les morts soient bien enterrés afin de devenir des ancêtres protecteurs de leur famille, et non des esprits errants dévastateurs [3].
4À ce jour, quatorze années après la fin de la guerre civile, les traditions sont pratiquées librement. Une floraison d’églises les plus diverses accueille également une immense quantité de membres. Ce que le colonialisme et le marxisme-léninisme n’ont pas réussi à faire, ces Églises y parviennent en partie : les traditions africaines paraissent passées partiellement au second plan de l’attention familiale. Mais si on y regarde bien, on constate que les croyances et pratiques traditionnelles africaines sont profondément ancrées et continuent de jouer un rôle prépondérant.
Recherches socioculturelles avec les praticiens de la médecine traditionnelle
5C’est dans ce contexte historique que les concepts de Georges Devereux trouvent aujourd’hui diverses applications dans la recherche-action Dialogue [4], centrée sur l’amé- lioration de l’efficacité de la prévention du hiv-sida par le biais de la promotion d’une coopération jusqu’à présent inexistante entre les pratiquants des médecines traditionnelle et de la biomédecine.
6Cette recherche-action se penche sur les concepts traditionnels africains, formes de régulation socioculturelle des comportements humains, que ce soit par les ancêtres, les esprits ou la sorcellerie.
7Dialogue prend son point de départ dans l’analyse du concept de contamination, qui est défini dans ce contexte traditionnel en priorité comme une contamination sociale ou spirituelle. C’est ce que l’anthropologue anglaise Mary Douglas [5] nomme pollution, c’est-à-dire une impureté définie culturellement. Ces « impuretés » proviennent de la violation des règles de comportement, des tabous, définis dans le passé par les ancêtres. La violation des tabous est liée au contact avec la mort, l’avortement ou le sang menstruel. Elle est due à des relations sexuelles prématurées, par manquement aux pratiques de purification préalablement nécessaires. Ce qui augmente la méprise, c’est que la violation des tabous provoque des symptômes tout à fait similaires à ceux du sida. Ainsi, une bonne partie des populations du Mozambique considère que l’hôpital ne comprend rien à ce qui se passe vraiment. Pour eux, le sida n’est pas provoqué par le virus hiv, il s’agit en fait de maladies bien connues des guérisseurs, liées au manque de respect des traditions, c’est-à-dire au manque de respect des tabous et, dans le cas de leur violation, au manque de pratiques rituelles de purification nécessaires pour éviter la contamination sociale (pollution) provoquées par ces violations de tabous [6].
8Pour les populations, ce type de contamination socioculturel est fondamental et souvent prioritaire tandis que la contamination biologique est considérée comme secondaire, alors que cette dernière est l’unique forme de contamination mise en avant par la prévention hiv-sida officielle – d’ailleurs sans aucun succès. Ainsi, bien que le gouvernement, les ong et l’aide internationale mobilisent d’immenses sommes et tout un « business de prévention du hiv-sida », la prévalence du hiv-sida continue d’augmenter au Mozambique.
9Nous sommes convaincus que cela est dû, au moins en partie, au manque de communication réelle entre les populations et les agents de la prévention du hiv-sida de caractère biomédical. Nous cherchons comment entrer en contact direct avec la pensée traditionnelle africaine si profondément ancrée, même au sein des populations chrétiennes. Partant du respect des positions traditionnelles sur la contamination sociale/spirituelle (pollution), nous étudions en détail le fonctionnement des diverses étiologies ainsi que les formes émotionnellement et culturellement adéquates pour parler métaphoriquement, dans diverses langues locales des ancêtres, des esprits et de la sorcellerie dans le contexte de la prévention du hiv-sida [7].
10Il s’agit ici de mettre en œuvre toutes les voies possibles pour influencer le comportement social, afin que les individus veuillent bien prendre connaissance de leur statut sérologique et adoptent les mesures préventives de leur choix. L’objectif est que la prévention ne soit pas considérée comme un discours de propagande de plus par une population usée par les diverses stratégies propagandistes auxquelles elle a été soumise ces dernières décennies, mais qu’elle soit perçue comme une prévention nécessaire qu’il faut pratiquer contre la propagation du hiv-sida, afin que chacun assume ses responsabilités sociales.
11Il faut aussi prendre en compte le fait que, dans un tel pays, le sexe obéit à diverses finalités :
- en premier lieu, la reproduction est culturellement indispensable pour devenir un humain adulte complet et de ne pas être considéré comme un éternel enfant ;
- en deuxième lieu, la sexualité est une forme rituelle de purification, où le « chaud » des fluides sexuels purifie du trop plein de « chaud » provoqué, par exemple, par le contact de l’épouse avec la mort de l’époux ;
- en troisième lieu, la sexualité est une rare source de plaisir dans une vie soumise à la pauvreté chronique, pour la majorité de la population.
Application des concepts de Georges Devereux en situation de recherche
Le dépassement des angoisses et des émotions du chercheur
12Devereux a évoqué, dans son livre-clef De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (1967), les grandes luttes internes avec ses propres angoisses et émotions qu’un chercheur doit dépasser et dont il doit prendre conscience afin de réussir une recherche qui comporte des thématiques telles que celles de Dialogue (sexualité, mort, maladie, contamination dans un contexte culturel qui inclut des pratiques fort différentes de celles du chercheur).
13Dans le cas de Dialogue, les chercheuses et les chercheurs ont tous suivi une formation de caractère académique occidental. Comme tels, ils et elles se réfèrent aux sciences biologiques et biomédicales qu’ils utilisent dans leur vie privée, même s’ils/elles utilisent aussi parallèlement d’autres médecines qui restent dans leur vie des médecines alternatives, la biomédecine étant en général leur premier ou leur dernier recours thérapeutique.
14Dans ce contexte, il est évident que, pour chaque chercheuse/chercheur, cela requiert un travail assidu que de rester vigilant envers le risque de se laisser bloquer dans sa propre capacité de perception de divergences parfois désagréables par rapport à sa propre vision de la contamination, de la maladie, du diagnostic et de la sexualité.
15Comment ne pas me laisser influencer dans ma capacité d’écoute par des éléments qui chez l’autre me sont insupportables ou me sont personnellement inconfortables ? C’est ce que Devereux questionne à juste raison. Par exemple, pour ce qui est de notre recherche : est-ce que je vais trouver la forme adéquate pour insister afin d’identifier dans quelle mesure les rituels de purifications se réalisent encore pour les relations sexuelles, ou est-ce que je vais accepter trop rapidement le réconfort qu’on prétend m’apporter en m’affirmant que cela ne se pratique plus – ce qui, finalement, n’est pas du tout le cas pour la plus grande partie du Mozambique, et bien plus souvent qu’il n’y paraît.
Le danger de projection des concepts biomédicaux du chercheur
16Au cours de cette recherche, la difficulté d’être toujours en mesure d’être à l’écoute et de pouvoir comprendre ce que les guérisseurs disent et pratiquent a été essentielle. Cette difficulté est moins sensible au niveau du diagnostic qu’au niveau de la thérapeutique.
17Les pratiques de diagnostic traditionnel sont relativement faciles à appréhender pour un(e) chercheur/ euse de formation occidentale. Elles peuvent paraître exotiques et, comme telles, elles risquent au maximum de ne pas être assez prises au sérieux. Mais, elles n’ont pas pour nous un caractère qui soit répugnant :
- il y a le diagnostic fondé sur le rêve envoyé par les ancêtres guérisseurs/guérisseuses, qui indiquent les plantes thérapeutiques par la voie du rêve [8]. On voit ici un rôle du rêve tout à fait différent de celui identifié par la psychanalyse. L’ethnopsychanalyse nous enseigne de respecter les interprétations locales et ne pas projeter nos propres interprétations sur les rêves dans les autres cultures ;
- il y a la divination, pratiquée au sud et au centre du Mozambique par les jeux d’os et objets de diagnostic appelés tixolo, forme de divination que l’on peut comparer à la divination par les cartes. La lecture des significations du tixolo est culturellement codifiée et enseignée par les maîtres guérisseurs/guérisseuses ;
- il y a d’autres formes de divination comme celles qui utilisent le dépôt rituel de farine fraîchement pillée pour les ancêtres (makeia) [9], ou celle qui utilise des instruments liés à un fil (pratiquée dans les régions de langue lomwé et macua, qui sont matrilinéaires) ;
- il y a, enfin, des formes de divination par la voie de la possession par des esprits non-ancêtres : ces esprits assurent le travail thérapeutique en parlant par le biais des thérapeutes traditionnels qu’ils « possèdent » pour indiquer les causes du mal ou du désordre et désigner les mesures rituelles thérapeutiques à prendre [10].
18L’étude des diagnoses par le jeu des os ou de la divination vous confronte à des situations surprenantes ; il y a des guérisseurs et guérisseuses qui, sans informations sur votre compte, peuvent vous donner des indications pertinentes sur vous et sur votre famille la plus proche en interprétant vos conflits familiaux dans la lignée adéquate de vos ancêtres, et cela sur plusieurs générations [12]. Cela peut donner des résultats que vous ne pourriez obtenir que par plusieurs années d’analyse. Ces données vous sont présentées sous forme extrêmement condensée dans la diagnose traditionnelle du Mozambique [13]. Ces techniques peuvent également vous révéler une situation future, à un mois ou à plusieurs années de distance. Ces techniques ne se laissent pas expliquer simplement comme suggestion, car ces données énoncées par les devins dépendent, en partie du moins, pour leur réalisation, de personnes et de faits extérieurs aux personnes directement visées, ou en contact par la situation de divination. Pour comprendre de tels processus de divination, il faut trouver d’autres outils d’analyse ; l’ethnopsychanalyse ne me semble pas ici l’unique voie d’interprétation adéquate.
19On peut respecter ces formes de diagnostic ou les considérer au plus profond de soi comme aléatoires, mais elles n’ont pas nécessairement pour effet de provoquer l’angoisse et le malaise du chercheur comme c’est le cas avec certaines pratiques thérapeutiques et pharmaceutiques des guérisseurs et guérisseuses.
20En effet, les multiples ingrédients entrant dans la composition des potions thérapeutiques peuvent paraître répugnants à un chercheur occidentalisé : il peut y avoir des fragments de corps humain ou d’animaux mélangés à des plantes thérapeutiques. En outre, les rituels thérapeutiques et les obligations que ceux-ci impliquent ne sont pas toujours ce que nous pourrions considérer comme bienfaisants : placer la personne à traiter sous un bain de sang animal pour la purifier et la fortifier, ou lui faire boire directement le sang de l’animal sacrifié ne sont que quelques exemples parmi bien d’autres [14].
21Mettre en œuvre ici une réelle attitude de respect et d’ouverture afin de pouvoir chercher à comprendre les motivations de ces actions rituelles et des méthodes de traitement peut coûter au chercheur, et le problème du dégoût ou du rejet peut bloquer la capacité ou la volonté de recherche.
22Mais une application inconsciente et trop rapide des concepts psychologiques occidentaux peut aussi facilement mener à des fausses routes. Ici, le concept de complémentarité de Devereux est une école indispensable pour la recherche.
Application du concept de complémentarité
23Dans l’étude des principes et logiques des représentations traditionnelles de la maladie, de la contamination et de la prévention au Mozambique, le danger d’appliquer inconsciemment les concepts psychologiques, psychosomatiques, psychanalytiques profondément ancrés dans notre propre perception du monde et des humains est très présent. On risque alors des interprétations trop centrées sur notre propre vision, se réduisant à une pratique de projection.
24Alors que la guérisseuse Elsa Elisa, du Sud, diagnostique par le rêve une situation de sorcellerie chez une patiente désespérée, figée, assise en permanence, regardant fixement en face d’elle, dans l’incapacité totale de participer à sa propre vie et à celle des autres, je m’observe analysant automatiquement ce cas avec mes critères psychologiques et psychanalytiques.
25La guérisseuse cherche hors de la patiente les causes du mal, pendant que je cherche automatiquement dans la patiente ou dans ses relations humaines ce qui peut déterminer son dérangement. La guérisseuse voit dans ce cas le signe d’un mal dont la cause ne provient pas de la patiente mais de son environnement (famille vivante et ancestrale) ; apprendre à respecter ce regard et ne pas le forcer dans notre vision psychanalytique est un exercice qui me semble urgent et nécessaire à nous tous. Mais il arrive souvent que nous ne puissions digérer les différences par rapport à nos représentations qu’en les traduisant dans nos propres concepts.
26Par sa théorie de la complémentarité Devereux nous enseigne d’étudier avec grande prudence la vie psychique des personnes provenant de cultures différentes de la nôtre en évitant de tout mélanger de façon inadéquate. Ne pas mêler nos propres sentiments de chercheur avec ceux des personnes que nous observons, comme l’enseigne la psychanalyse par l’étude du transfert et du contre-transfert, et ne pas mélanger nos concepts culturels avec ceux des autres, tout autant que ne pas mélanger inconsciemment nos concepts « psy » avec les pratiques et concepts thérapeutiques d’autres cultures.
27En effet, Devereux considère, dans sa définition de l’ethnopsychanalyse, que le psychique et le culturel doivent être étudiés parallèlement, en distinguant strictement les deux approches au cours de l’étude, en respectant tout autant la logique que le langage et les outils internes de chaque approche, qu’elle soit psychique ou culturelle. Ceci dans le but de faire fructifier les résultats des deux approches complémentaires de ces études respectives.
28Devereux considère le psychique dans le contexte du fonctionnement, qu’il présume universel, de l’appareil psychique commun à tous les humains. Il définit la culture comme étant spécifique et pleine de diversité, à respecter strictement dans sa propre logique, suivant les critères de la recherche anthropologique et ceux de la psychanalyse – qui ne va pas se mettre à discuter la question de savoir si les associations d’un patient sont justifiées ou non.
29Ne pas mélanger ces deux approches est un exercice qui n’est pas toujours aisé et qui implique une perception constante de nos propres projections et des implications émotionnelles et culturelles de nos concepts les plus ancrés.
Un clivage culturel dans son propre pays et avec sa propre culture
30Dialogue n’est pas seulement une recherche, c’est aussi une action, qui implique la mise en place d’une approche et d’une pratique de dialogue entre tradipraticiens et praticiens de la biomédecine afin de pouvoir appliquer largement les résultats de la recherche en cours.
31Dans un premier temps, il faut arriver à ce que tous ceux qui pratiquent actuellement une prévention du hiv-sida trop « inaffective », se mettent à se questionner sur le manque de résonance de leurs efforts, en essayant de les rendre conscients de la divergence des concepts de contamination existant au Mozambique. Alors qu’ils mettent en avant la contamination biologique comme unique danger, les populations voient dans la contamination sociale/spirituelle la cause la plus grave et la plus dangereuse, et la cause « réelle » de la propagation du sida. Il faut convaincre qu’on ne peut pas lutter contre une culture mais qu’il faut surfer avec et sur elle ; bien utiliser la force de la vague, ne pas la contrecarrer, car cela ne peut qu’échouer. Ainsi nous nous posons la question de savoir dans quelle mesure les tabous liés au contact sexuel, au sang et à la mort sont de fait liés à des questions utiles pour la prévention du sida. Nous cherchons à identifier les aspects positifs de la culture, en évitant de mettre uniquement en lumière leurs possibles aspects nocifs.
32Faisant ce travail de « conscientisation » comme dirait Paulo Freire [15], on se trouve devant la difficulté d’amener des gens qui se sont en partie détournés de leur propre culture à la prendre de nouveau au sérieux en essayant de l’analyser. Mais le détournement à été forcé en Afrique et, dans le plus profond d’eux-mêmes, la plupart des gens « modernisés » continuent à vivre des émotions diffuses et peu clarifiées sur ce qui vient de leurs ancêtres, sentant qu’un respect est nécessaire mais ne pouvant pas toujours reconnaître publiquement ce que cela implique de respect des rituels et des pratiques. Ainsi, le clivage profond dans lequel se trouvent ces agents de la prévention sida complique beaucoup le processus de prise de conscience.
33On sait qu’en anthropologie il n’y a rien de plus difficile que d’étudier sa propre culture, c’est-à-dire être apte à prendre la distance nécessaire pour pouvoir jeter un regard libéré de ses propres émotions qui rendent aveugle et sourd. L’ethnopsychanalyse livre justement une méthode de recherche pour parvenir à dépasser ces difficultés majeures. Mais il n’est évidemment pas facile de pratiquer l’ethnopsychanalyse pour des personnes profondément ancrées dans leurs émotions et leur culture ou qui y sont attachées tout en étant ambivalentes, et qui sont ainsi coincées dans des clivages qui paralysent tout processus.
34Le clivage était nécessaire dans des temps où les persécutions étaient un risque réel. Aujourd’hui, cela n’est plus le cas, mais ces temps pas si anciens ont laissé une peur diffuse. Et là où il ne s’agit pas vraiment de peur, le malaise est encore plus difficile à évaluer car il n’en est que plus imprécis.
35Les analyses de Franz Fanon [16], Albert Memmi [17] ou du psychanalyste allemand Alexander Mitscherlich [18] qui parlent de l’identification avec l’agresseur sont ici tout à fait validées. Une personne qui a étudié un tant soit peu et qui s’est détournée de certaines pratiques ancestrales qu’elle considère comme des croyances à dépasser au nom d’une modernité mal digérée, a, en général, d’une manière ou d’une autre, des membres de famille (mère, tante, oncle…) qui insistent pour qu’elle participe à tel ou tel rituel nécessaire pour accompagner une mort, une maladie ou un malheur. Ainsi, ce déchirement constant est traité par un clivage rigide. On attire l’attention à juste titre en thérapie sur les fonctions protectrices des clivages. Si briser ce clivage n’est plus actuellement un danger politique, cela reste une source de dérangement interne fort difficile à traiter ouvertement dans un pays africain comme le Mozambique. Pourquoi ?
36Il faut reconnaître que, pour qui prend au sérieux les concepts de sorcellerie (Louis Vincent-Thomas, 2000 : 277-296), y compris les aspects qui concernent sa fonction de nivellement économique et social, est sorcier/ère toute personne qui possède plus que les autres membres de sa famille et qui ne redistribue pas son supplément de biens [19]. Une personne vivant dans une ville et qui touche un salaire (une minorité des gens au Mozambique) a plus que les autres membres de sa famille restée au village. Ceux-ci attendent d’elle qu’elle les fasse participer à cette « richesse » présumée. Mais celui qui veut survivre dans une ville, qui a des frais plus élevés qu’à la campagne, aura de grandes difficultés à redistribuer quoi que ce soit. Une telle personne sera considérée comme un sorcier. C’est la situation d’une bonne partie des gens qui se sont détournés de leurs traditions justement pour pouvoir se libérer des obligations rituelles et économiques sans fin dues « à la tradition », aux volontés illimitées des ancêtres, des esprits et de leurs parents plus pauvres. Ainsi, quand nous incitons, avec Dialogue, à analyser l’étiologie des ancêtres, des esprits et de la sorcellerie, nous actualisons, pour ces personnes, des questions extrêmement désagréables, même si elles ne se font sentir que de façon diffuse, ce qui ne les rend que plus angoissantes.
37Ainsi, on comprend mieux les raisons de ces clivages ; il s’agit d’angoisses qu’il ne faut pas sous-estimer, étant donnée l’omniprésence de la sorcellerie en Afrique en général et au Mozambique en particulier, comme dans les autres pays du Sud saharien (Geschiere, 2003) [20].
38Dialogue essaie d’ouvrir des espaces de parole et d’échange à ce sujet : donner des occasions (sous forme de rencontres de quatre à cinq jours dénommées « formations », mais qui sont plutôt des possibilités d’échanges) de réflexion en commun : les concepts d’ethnopsychanalyse et d’ethnopsychiatrie sont d’excellents instruments qui soutiennent les « facilitateurs ». Ceux qui y participent [21] se disent reconnaissants de cette tentative, peu commune jusqu’à ce jour, de défaire les clivages culturels et émotionnels au Mozambique. Mais les angoisses diffuses restent fortes ; seul l’avenir montrera dans quelle mesure ces rencontres peuvent déclencher un processus utile. Bien que cela soit difficile à mettre en place, il est prévu d’assurer un suivi [22].
Une nouvelle approche de prévention basée sur le dialogue
39Augmenter l’efficacité de la prévention hiv-sida réclame non seulement l’amélioration des formulations des discours préventifs en eux-mêmes, mais implique aussi l’assurance de leur diffusion par ceux qui sont le plus écoutés.
40Un malade ou une personne qui connaît des conflits sociaux, des désordres ou des malheurs ira assez probablement rendre visite au guérisseur (divinateur, guérisseur) avant de faire appel à d’autres possibilités de diagnostic (hôpital ou Église). C’est pour cela que notre recherche considère qu’il est fondamental d’élaborer des modes de dialogue et de coopération entre les tradipraticiens et tous ceux qui pratiquent la prévention hiv-sida : promotion du dialogue entre les tradipraticiens qui vivent et travaillent autour des postes de santé, des hôpitaux et centre de dépistages et de traitements spécifiques pour hiv-sida.
41Pour la promotion de cette coopération dans un respect de l’altérité, l’adaptation du concept de complémentarité de Georges Devereux ouvre une perspective tout à fait fonctionnelle et bien plus réaliste que ce qui a été tenté jusqu’à présent en Afrique, sans succès.
42En effet, tant qu’on a essayé, en Afrique, d’obliger les tradipraticiens à se soumettre au règles du système biomédical, toutes les tentatives ont échoué et à juste raison. Car les tradipraticiens ne ressentent aucune nécessité de se soumettre à d’autres, et s’ils le font, ils risquent de perdre le meilleur de ce qui fait leur essence (Last, 1986) [23].
43Dialogue part du point de vue qu’on peut définir une coopération des pratiques mises en œuvre par deux types de médecine différentes dans un esprit de respect de l’altérité, ce qui est encore fort peu pratiqué par les autorités médicales du Mozambique, alors que c’est indispensable là où la biomédecine reste dans les faits une médecine alternative pour la majorité de la population, la médecine traditionnelle étant en pratique la plus largement utilisée, en partie par manque de moyens mais aussi par conviction.
44En effet, en médecine traditionnelle, vous ne pouvez pas aller à l’hôpital avant d’avoir identifié la « vraie » cause du mal : s’agit-il des ancêtres qui sont insatisfaits, ou est-ce que ce sont des esprits malveillants qu’un de vos ancêtres a provoqués ou tués ? À moins que nous soyons en face d’actions maléfiques de certains vivants envieux, donc dans un contexte de sorcellerie ?
45Les concepts de complémentarité développés par Devereux en ethnopsychanalyse sont adaptés au contexte du Mozambique et appliqués dans le cadre de l’altérité des deux médecines, traditionnelle et biologique, dans le respect de leurs spécificités.
46Comme nous le disions au préalable, formés à l’école occidentale, les infirmiers et agents mozambicains de prévention de caractère biomédical ont du mal à dépasser le clivage entre le monde des émotions familiales et culturelles liées aux ancêtres et celui de la rationalité biomédicale occidentale, qui n’a pas intégré les connaissances de la psychosomatique et se limite à une médecine de ce qui peut être prouvé par les analyses chimiques.
47Mais le plus difficile est de parvenir à ce que les responsables en biomédecine du ministère de la Santé ouvrent un espace de coopération avec les tradipraticiens, ce qui, rapidement, pose la question du pouvoir et de la distribution des fonds financiers disponibles pour une politique de Santé publique.
48Développer un dialogue socioculturel dans ce contexte est un processus complexe qui implique le dépassement des angoisses si bien décrites par Devereux.
49Mais on voit au cours du travail de « conscientisation » qu’il ne s’agit pas uniquement d’angoisses, mais aussi de relations de pouvoir bien réelles, où les tradipraticiens revendiquent une petite mais réelle participation à la distribution des dons et subventions internationales financières consenties à l’État pour la gestion de la Santé publique. À ce niveau-là, il faudra encore du temps pour que le dialogue, encore hésitant, devienne une réalité, mais sans une telle adaptation à la réalité, Dialogue restera une potentialité théorique sans effets réels pour les populations.
Mots-clés éditeurs : Mozambique, prévention, tradipraticiens, hiv-sida, recherche-action, angoisses, sexualité, Paulo Freire, complémentarité, purification rituelle, contamination
Date de mise en ligne : 26/10/2007
https://doi.org/10.3917/cohe.190.0124Notes
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Les opinions présentées sont uniquement celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de la cvm, de la monaso ou des organisations donatrices au Mozambique.
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Biomédecine : médecine fondée sur les connaissances scientifiques de la biologie.
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[2]
C. Greffray, La cause des armes au Mozambique : anthropologie d’une guerre civile, 1990. A. Manuel Honwana, Espíritos vivos, tradições modernas : Processão de espíritos e reintegração social pós-guerra no sul de Moçambique, 2002.
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[3]
S. Kotanyi, « Das Spannungsfeld zwischen Tradition und moderne : Beobachtungen aus Mosambik », dans J. Augel, P. Meyns, Transformationsprobleme in portugiesischsprachigen Afrika, 2001, p. 53-67.
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[4]
La recherche-action « Dialogue entre pratiquants de la médecine traditionnelle et biomédicale pour une prévention hiv-sida plus adéquate » est conduite par deux équipes d’anthropologues et de linguistes mozambicains : Esmeralda Mariano, Eliseu Mabasso, et français : Brigitte Bagnol, Michel Lafon, avec l’aide de professeurs de l’université Eduardo Mondlane de Maputo : Henrique Nhaombe, Cesar de Sousa et Rafael de Conceição. Le choix du nom Dialogue pour la recherche et le programme d’aide en question provient du concept de pédagogie d’adultes de Paulo Freire (Brésil) centrée sur une approche du dialogue permanent avec les personnes concernées. Cette recherche-action est financée par le cncs (Concelho de luta contra hiv-sida). L’un de ses objectifs est de constituer (en huit langues bantou) des nouveaux discours préventifs pour mobiliser le sens de responsabilité sociale des populations locales, en identifiant, avec des tradipraticiens du sud et du centre du Mozambique, les éléments de la pensée traditionnelle de la maladie et de la contamination qui pourraient être utiles comme leviers de régulation du comportement social.
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[5]
M. Douglas, Purity and Danger, 1967.
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[6]
E.C. Green, dts and hivs-sida in Africa, 1994. E.C. Green, Indigenous Theories of contagious disease, 1999.
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[7]
S. Kotanyi, « Zur Relevanz indigener Konzepte von Krankheit und Ansteckung für eine wirksamere hiv-Aids-Prävention in soziokulturellen Kontext am Beispiel von Mosambik », dans curare, 28 2+3, 2005, p. 247-264.
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[8]
Voir l’exemple du diagnostic du guérisseur M. Horacio dans le cas de A., une femme alcoolique, à propos de laquelle le tradipraticien rêve qu’elle a été ensorcelée et poussée à boire (dans le film EspíritoCorpo, op. cit.).
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[9]
Le rituel de communication avec les ancêtres par la farine makeia est documenté dans le film Viver de Novo : Não se decide sozinho. Sur les formes traditionnelles de traitement de conflits en zone rurale au nord du Mozambique, dans la région Macua de Nampula. Cf. S. Kotanyi, 2003, Maputo (cidac e inder).
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[10]
A. Manuel, Honwana, 2002.
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[11]
T. Nathan, La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie, 2001. T. Nathan, I. Stengers, Médecins et sorciers. Manifeste pour une psychopathologie scientifique, 1999.
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[12]
Fait que j’ai observé sur moi-même à travers diverses divinations qui me furent faites par des tradipraticiens au cours des recherches, du tournage et de la diffusion de mon film au Mozambique entre 1997 et 2003.
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[13]
Qui sont bien sûr sujet d’interprétations personnelles.
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[14]
Documenté dans les séquences sur la formation et promotion de tradipraticiens au sud du Mozambique dans mon film EspíritoCorpo, op. cit.
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[15]
P. Freire, Conscientisation. Recherche de Paulo Freire. Document de travail, Paris, 1971.
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[16]
F. Fanon, Peau noire, masque blanc, 1952.
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[17]
A. Memmi, Portrait du colonisé, 1973.
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[18]
A. et M. Mitscherlich, Unfähigkeit zu trauern, 1967.
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[19]
M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, 1972.
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[20]
P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, 2003.
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[21]
Les formations s’adressent à des formateurs de divers ministères et organisations non gouvernementales actifs dans la prévention contre le sida.
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[22]
Le programme Dialogue a débuté en mars 2005. Il est géré en coopération avec l’université Eduardo Mondlane (le département de santé comunautaire de la faculté de médecine, les départements d’anthropologie et d’archéologie, et le département de linguistique de la faculté des lettres). Le programme est financé annuellement par le conseil national de lutte contre le sida (cncs) ; il est prévu pour une durée d’au moins quatre années dans quatre provinces du Mozambique (au sud, dans les provinces de Inhambane et de Maputo ; au centre, à Sofala et à Manica ; et au nord, à Nampula).
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[23]
M. Last, The professionalisation of african medicine, 1986.