Couverture de COHE_187

Article de revue

Lucidité (Insight) et aveuglement : les « visions » de Rank

Pages 11 à 51

Notes

  • [1]
    Le mot anglais insight, en allemand Einsicht, est intraduisible en français. Nous le rendons, dans ce texte, tantôt par « lucidité », tantôt par « compréhension », « perception » ou « perception analytique », selon le contexte. Le sens exact serait : avoir un regard lucide sur sa propre psyché.
  • [2]
    Cet article de Robert Kramer introduit l’ouvrage A Psychology of Difference. The American Lectures, par Otto Rank, Princeton University Press, Princeton, New Jersey.
  • [3]
    Erleben est un terme qui n’a pas d’équivalent exact en français. On peut le rendre approximativement par « expérience vécue », ou « vécu » employé comme substantif. Il désigne la manière qu’a une personne de ressentir ce qui se passe, ou ce qui s’est passé dans sa vie.
  • [4]
    Fiction : un concept central d’Adler.
  • [5]
    Dans une lettre de Freud à Fliess, on peut lire : « Mon travail m’a été entièrement dicté par l’inconscient suivant la célèbre phrase d’Itzig, le cavalier du dimanche “Où vas-tu donc, Itzig ? – Moi, je n’en sais rien ; interroge mon cheval.” À nul début de paragraphe je ne savais où j’atterrirais. Ce n’est évidemment pas écrit pour le lecteur ; j’ai abandonné le souci de faire du style après les deux premières pages » (Lettre du 07.07.1898).

1Profondément poète et écrivain, Otto Rank prit grand plaisir à faire des cadeaux littéraires à son professeur bien-aimé, grand maître de la langue allemande. Le 6 mai 1923, comme cadeau d’anniversaire pour les 77 ans de Freud, Rank lui fit présent de son merveilleux nouveau manuscrit, achevé peu de jours auparavant, du Traumatisme de la naissance. Le manuscrit a été recopié d’un « journal » dans lequel Rank a esquissé des « impressions de séances d’analyse, sous une forme aphoristique » comme il le révélera ultérieurement. « C’était assemblé pièce à pièce, tels quels, comme une mosaïque » (Isakower, 1924). Incrustés tout au long de l’œuvre poétique, il y avait quantité d’aphorismes étranges et choquants.

La bouche de l’enfer

2Dans le processus de la naissance physiologique, explique Rank, chaque nouvel arrivant sur la planète trouve son premier objet, la mère, mais pour, très vite, la perdre à nouveau : c’est la catastrophe originaire. Pour la petite créature, ce trauma (en grec : « blessure ») est une perte indicible et le prototype de la souffrance incalculable liée à la vie. Même avec la plus douce des mères et la naissance la moins violente, l’être humain naît dans la crainte, un petit paquet tremblant d’angoisse (Angst) abandonné à la dérive dans un vaste océan d’indifférence. Au moment de la naissance, se sentant délaissé et incompris, l’infans (en latin : « qui ne parle pas ») est expulsé dans les pleurs hors du ventre-paradis, laissant derrière lui, comme Adam, un passé ineffable. La ligne de partage entre le Je, das Ich, et l’univers, c’est l’angoisse (Angst), qui ne s’évanouit que quand le Je et le Tu redeviennent un, comme faisant partie du grand tout. Avec la naissance, le sentiment d’unité avec le tout, das Ganze, est perdu.

3Faisant l’analogie avec la situation analytique, Rank suggère que la relation entre la mère et l’infans – en fin de compte l’enfant à naître (Rank, 1924, p. 130) – constitue un modèle (template) pour la rencontre entre le thérapeute et le patient, unis dans un partage profond, uniquement, paradoxalement, pour apprendre à supporter le traumatisme de la séparation avec moins de souffrance qu’avant. Mais il y a autant de joie que de souffrance dans la séparation. Dans la relation de soin (ou de guérison ?), le thérapeute et le patient fusionnent en un seul, émotionnellement, comme le mythique demi-être cherche à se réunir à l’autre (ibid., p. 173), de sorte à réémerger dans son individualité singulière, enrichi et spirituellement renouvelé. Ce n’est qu’à travers la reconnaissance mutuelle qu’il y a possibilité de guérison ou de devenir un « tout ». Mais Rank explique que pour se trouver, il faut peut-être se perdre, même si ce n’est que pour un moment : « Le Je et le Tu ont cessé d’exister entre nous, Je ne suis pas Je, Tu n’es pas Toi, de même que Tu n’es pas Moi (ich bin nicht ich, du bist nicht du, auch bist du nicht ich) ; Je suis en même temps Je et Tu, Tu es en même temps Tu et Je » (ibid., p. 177).

4Avec la dissolution simultanée de leur différence dans un plus grand tout, le thérapeute et le patient renoncent à leur douloureux isolement, pour un moment seulement, afin que leur individualité leur soit rendue renouvelée et enrichie par une rencontre avec le sacré. Cette identification mutuelle du thérapeute et du patient est l’écho d’une identité perdue, pas simplement de « la sainte union de l’enfant et de la mère » (ibid., p. 160), mais de l’unité de l’univers, du Tout, qui a déjà existé mais qui est maintenant perdue. Cette « identification cosmique » (ibid., p. 65), une unité avec le tout, das Ganze, doit être perdue et retrouvée à travers chaque phase du développement de soi. Le désir de restaurer l’Unique, cette union préobjectale avec un cosmos baignant dans les vapeurs mystiques, dans lequel le passé, le présent et le futur ne se distinguent plus, l’« unio mystica », ne faisant plus qu’un avec le Tout (das Einswerden mit dem All) (ibid., p. 176), l’union spirituelle dans laquelle l’espace n’est pas une barrière, où le temps et la mort ont disparu, c’est là le stimulus premier de l’amour et de l’art. Affirmant la différence mais, paradoxalement, se libérant aussi de la différence, la rencontre de Je et Tu amène de part et d’autre au sentiment de l’unité avec l’autre, avec le cosmos, avec le Tout, et finalement avec son propre moi (self).

5Prenant la priorité sur le complexe d’Œdipe, la tension entre l’abandon et l’affirmation, entre l’union et la séparation, est le printemps de la vie et se répète à nouveau à tous les stades de la vie, de la naissance à l’enfance, à travers l’adolescence, à la maturité jusqu’à la vieillesse et à la mort. Alors qu’il n’y a pas de panacée pour la douleur en ce monde, qui est une part nécessaire de l’existence, la thérapie aide l’âme perdue à se sentir « nouveau-né » spirituellement (ibid., p. 3), sans trop sentir de culpabilité ni d’angoisse quand il se sépare du thérapeute-accoucheur en même temps que des parties passées ou infantiles de son propre soi. Ce n’est qu’en voulant être soi-même dans la relation, en acceptant sa propre différence, et cette différence étant acceptée par l’autre, que l’être humain découvre ou retrouve la créativité du changement. Créature née, sortie d’une mère biologique, construite à partir de deux particules de poussière cosmique, l’être humain est à la fois créature et créateur ou, plus exactement, progresse de l’état de créature vers celui de créateur, du biologique vers la psyché, de l’objet vers le sujet, et, dans les cas les plus productifs – artiste, écrivain, scientifique ou philosophe –, se choisit lui-même. Renaître une seconde fois, au sens spirituel, n’est pas plus miraculeux que de naître la première fois, mais malheureusement certaines âmes perdues et vulnérables ne peuvent même pas se faire à cette idée.

6Le « refoulement primaire » selon Rank, c’est de ne pouvoir accepter la naissance, en d’autres mots, de « s’accrocher à la mère » (ibid., p. 215), s’accrochant douloureusement au bénéfice de la maladie, une vague reproduction de la relation perdue avec la mère. Située quelque part dans le labyrinthe de l’espace psychique, « l’imago maternelle » (Mutter Imago) (ibid., p. 87 n. 2) est un fantasme d’angoisse et d’envie, de culpabilité et de désir, à la fois terrifiant et émouvant. Mais apercevoir la silhouette de ce fantôme invisible est poignant. « La dernière chose pour laquelle les êtres humains semblent avoir été créés, c’est de supporter la vérité psychanalytique », affirme Rank, et, comme Freud le lui a souvent dit, « il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir explorer continuellement les sombres ravins de l’inconscient, en ne conservant qu’un regard occasionnel sur la lumière du jour » (ibid., p. 184). On ne peut pas vivre avec toute la vérité. En exergue de la première page de L’interprétation des rêves, Freud cite un courageux épigraphe de Virgile : Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo : « Si je ne puis fléchir les puissances d’en haut, je soulèverai les régions infernales » (S.E., 5 : 608). Seule la vérité psychanalytique peut éclairer les sombres ravins des régions infernales où coule, dit le poète Virgile, le mythique fleuve Achéron, un tourbillon souterrain qui conduit directement à l’Hadès, un gouffre qui ouvre sur les terribles mâchoires de la mort – « la bouche de l’enfer » où attend le diable en personne, nous avertit Rank, « l’ancienne mauvaise et dangereuse mère primitive (Urmutter) » (Rank, 1924, p. 132).

« Être rien »

7Bien qu’ayant une base biologique, le traumatisme de la naissance est aussi un symbole de l’effrayante découverte que le Je fait de lui-même et de sa séparation, baignée d’angoisse, d’avec son premier objet, la mère, et maintenant, d’avec son thérapeute. L’infans entre dans le monde enveloppé dans un plasma d’angoisse, bien avant les peurs de toutes sortes, de la castration et de la sexualité. La conscience douloureuse de la différence, par conséquent, est « le premier contenu psychique dont l’être humain soit conscient » (ibid., p. 50). Au fond, l’angoisse n’est peut-être rien d’autre que la conscience d’être vivant, en d’autres mots, la conscience elle-même, la vague perception de sa propre différence comme une conséquence de la prise de conscience de la vie. Je = angoisse. La reconnaissance de la différence anatomique entre les sexes n’apparaît que plus tard, quelle que soit son importance pour l’accès à la maturité. La différence entre la non-existence et l’existence – pure différence – vient en premier. « Et la conscience est la caractéristique humaine par excellence » (ibid., p. 216). Le traumatisme de la naissance, ce long malaise, notre différence, la conscience d’être vivant, semblent avoir subi un très grand refoulement, plus encore que la sexualité ou la différence anatomique des sexes.

8Rank suggère, par une approche en asymptote aux frontières de la métaphysique, sur les rives de l’impensable, que le traumatisme de la naissance pourrait « dériver du plasma germinal (Keimplasma) » lui-même (ibid., p. 188). Du point de vue ontologique ou plutôt préontologique, ce traumatisme catastrophique correspond à un mystérieux clivage dans un zygote plus petit que le point à la fin de cette phrase, une cellule germinale fécondée appelée « le germe (Kern) de toute chose » (ibid., p. 172) par le philosophe Anaxagore, et der Kern unseres Wesens par Freud : « le noyau de notre être » (S.E., 5 : 603). Cette blessure la plus mystérieuse précède la condition intra-utérine ainsi que le passage physique, neuf mois plus tard, à travers le canal maternel de la naissance. « Les choses doivent disparaître dans la source même qui leur a donné naissance », propose l’ancien oracle grec Anaximandre de Milet, « car elles doivent expier et être jugées pour les injustices dans l’ordre du temps » (Rank, 1924, p. 168-69).

9Mais d’où, exactement, le nouvel arrivant sur cette planète tire-t-il son origine ? Du plasma germinal ? Deux graines de poussière cosmique ou, plus précisément deux jeux d’un nombre infini d’inconnus cosmiques fusionnent leurs noyaux et se fondent en néant, Nichts. Comme le Phénix émergeant de ses cendres pour commencer une autre vie, un être humain émerge, de manière incompréhensible, neuf mois plus tard. Le sexe est-il la cause de l’existence ? Même en admettant l’ensemble du processus évolutif et les analyses les plus microscopiques des causes et des effets, l’être humain reste inexplicable, germant de rien et de nulle part, défiant et résistant aux recherches les plus profondes des dandys les plus intelligents, qui, comme Nietzsche le dit avec sarcasme de Socrate dans Le crépuscule des idoles, et insiste « que la pensée, suivant la piste des causalités, parvient même aux plus profonds abysses de l’Être, et que la pensée est capable non seulement de reconnaître l’Être mais même de le corriger ! » (ibid., p. 181). Mais ceci est le sommet de la folie pour une créature vulnérable et mortelle, humaine, trop humaine, un petit moustique rampant sur la planète Terre, alors qu’il tournoie sans aucune signification autour des noirs espaces effrayants et inconnaissables de l’univers. Nietzsche attaque le « démon » de Socrate comme « une parfaite monstruosité per defectum », et met en pièces implacablement l’intelligence gigantesque de ce « grand Maître de l’Ironie », qui influença ses disciples par son seul discours, mais dont la bouche était « un cratère plein de mauvais désirs » (ibid., p. 180-81), un trou d’enfer.

10Sujet enrobé d’obscurité, l’être humain, mâle ou femelle, est tourmenté par une question à laquelle ni la philosophie ni la science, malgré leurs grandes réalisations, ne peuvent répondre : qu’est-ce que cela signifie d’être conscient, d’être vivant, durant ce minuscule moment de lumière des vacances sur la Terre, entre deux éternités d’obscurité ? « Le mieux suprême est inatteignable pour vous », pense tristement Nietzsche dans un passage de La naissance de la tragédie, choisi par Rank en épigraphe de son manuscrit : « C’est ne pas naître, ne pas être, n’être Rien (nicht geboren zu sein, nicht zu sein, Nichts zu sein). Mais le mieux pour vous, c’est de mourir très vite » (Rank, 1924, épigraphe). Tout est profondément fou. L’effort pour se libérer de la conscience de vivre, ce long malaise qui fait notre différence, est peut-être la force émotionnelle la plus puissante de l’individu. Même Socrate, ce théoricien vantard, semble avoir compris cela finalement : « La vie – cette longue maladie », dit le Maître de l’Ironie avant d’avaler la ciguë (ibid., p. 197, n. 1 ; les italiques sont de Rank).

11Le traumatisme de la naissance, insiste Rank, auteur du Mythe de la naissance du héros, n’est pas seulement physiologique. Il est aussi psychologique. Comme le montrent toutes les traditions culturelles, le mythe de la naissance du héros « révèle pleinement son désir d’imposer sa venue à l’existence, même contre la volonté des parents », écrivit Rank en 1909. Laissé en exposition pour mourir, le futur héros surmonte « les plus grandes difficultés en vertu de sa naissance, car il a victorieusement déjoué toutes les tentatives pour l’empêcher » (Rank, 1909, p. 64-65). Un intrus, ni invité ni bienvenu, l’être humain devient subitement une sorte de héros, suggère Rank, « et la naissance est son véritable achèvement » (Rank, 1924, p 131 n. 1). Selon les sages du Talmud, un Ange de Vie dit à l’enfant avant sa naissance : « Contre ta volonté (wider deinen Willen) tu as été formé dans le sein de ta mère, et contre ta volonté tu naîtras pour être mis au monde. » « Immédiatement – dit le rabbin – l’enfant pleure » (ibid., p. 123 n. 1) – car il ne veut pas quitter le merveilleux paradis, sa propre approche asymptotique « de l’union mystique, le fait de ne plus faire qu’un avec le Tout » (ibid., p. 176). La psychothérapie, selon Rank, peut aider l’être humain à trouver le courage d’affirmer, délibérément, l’étrange existence qui lui est imposée par le sexe – par le clivage inconnu et à jamais inconnaissable d’où la créature surgit du noyau de notre être – pour choisir ce qui est en même temps absolument déterminé : sa vie (ou : de vivre). Bien que nous soyons jetés dans le monde par la naissance et rejetés par la mort, non seulement nous oublions que nous sommes nés pour mourir, nous avons en outre une incroyable capacité d’oublier que nous sommes vivants. La vie est un emprunt à l’au-delà (ibid., p. 60) et la mort son remboursement. « Nous expions notre naissance tout d’abord par notre vie, enseigne Schopenhauer, et ensuite par notre mort » (ibid., p. 169). On ne peut refuser le prêt de la vie pour échapper au paiement de la dette par la mort. L’inconscient, selon Rank, est au-delà du sexe. Et même au-delà du plasma germinatif. L’inconscient est un « au-delà », « la chose en elle-même […] la seule réalité transcendantale et par conséquent impénétrable » (ibid., p. 178).

12La naissance de l’individu n’est jamais achevée. « Plus de lumière », criait Goethe sur son lit de mort (ibid., p. 197 n. 3). Le trauma de la naissance ne se termine qu’avec le trauma de la mort, qui est à la fois la dernière séparation et la dernière union – l’ultime castration. « Au moment de mourir, le corps se détache encore une fois du substitut maternel, la “Dame Monde” (la Terre Mère), dont la face est avenante et de belle forme, fait remarquer Rank, mais dont le dos est laid et horrible » (ibid.). Inconsciemment, nous révérons et craignons notre mère, le nombril incontournable de la vie et de la mort. « Quiconque est né retombe à nouveau dans le sein dont il est un jour sorti pour le monde de la lumière » (ibid., p. 114).

« Une entité unique, gigantesque et hostile »

13« On pourrait évoquer la crise hystérique, note Rank d’une manière aphoristique, comme un cri : “Loin de la mère !” » (ibid., p. 52). Invariablement, l’angoisse flottante de l’infans est rattachée à la mère, son objet premier qui, intériorisé dans le psychisme, devient « le noyau de tout désordre névrotique » (ibid., p. 46). Ce n’est que beaucoup plus tard que « la peur de la mère, due en définitive au traumatisme de la naissance » (ibid., p. 90), blessure d’une perte indicible, sera déplacée sur le père œdipien. La mère est un objet puissant, tendre et monstrueux, aimant et terrifiant, vénéré et tabou. La mère est « une puissance obscure menaçante, capable de la plus profonde sympathie, mais aussi, de la plus grande sévérité » (ibid., p. 115). En termes mythologiques, du point de vue d’un petit garçon, la mère est « une entité unique, gigantesque et hostile, qui poursuit le héros identifié au père, et le défie toujours dans de nouvelles batailles » (ibid., p. 72). « Chaque nouvel arrivant sur la planète, héros ou héroïne, est porteur d’un indicible retour de l’ambivalence première » (ibid., p. 199) « vis-à-vis de l’objet premier perdu, la mère (das verlorene Urobjekt, die Mutter) » (ibid., p. 205).

14La séparation d’avec le thérapeute accoucheur, « partie essentielle du travail analytique », souligne Rank (ibid., p. 207, ses italiques), s’accomplit en reproduisant le trauma de la naissance, en sorte que « le patient perd son docteur et sa souffrance en même temps, ou plus exactement, doit renoncer à son docteur pour perdre sa souffrance » (ibid.). Échanger la souffrance névrotique contre « le malheur commun » (ibid., p. 201) est selon Freud ce qui peut arriver de mieux avant d’épuiser notre destin de mortels. « Mais toute thérapie est “active” de part et d’autre alternativement, et vise un effet à travers une influence volontaire (willkürliche) et un changement qui en découle » (ibid., p. 203). Le changement vient de la découverte de la fusion et de la redécouverte de deux différences – deux volontés – qui, sans fin, s’aiment et se haïssent, se créant, se détruisant et se recréant l’une l’autre, dans une interaction et une opposition continuelles. La relation prend le dessus sur la prise de conscience (« insight »). « Même une action thérapeutique simple peut être entravée par trop de connaissances et trop de prises de conscience » (ibid., p. 202), comme pour se protéger de la douleur de l’expérience émotionnelle : le malheur ordinaire.

15Aspirant à retrouver le « Nirvana », le Rien (Nichts) bien agréable, le sein (ibid., p. 119), Schopenhauer s’est trompé en décrétant que l’essence de l’accomplissement artistique était la « délivrance » de la « Volonté » douloureuse (ibid., p. 141 n. 2). Au contraire, insiste Rank, suivant Nietzsche qui a clairement repéré la répression de la volonté chez Schopenhauer, nous ne pouvons jamais « célébrer le sabbat » (ibid.) du non-vouloir car le vouloir revient toujours, identique. Mais la volonté veut à la fois la séparation et l’union, l’asservissement et la délivrance, l’individuation et la fusion. Enveloppé dans le cocon du sein analytique, flottant dans le sentiment océanique, le patient apprend à naviguer dans un canal étroit, entre la crainte et l’espoir, la régression et la progression, la volonté pressante de s’unir et la volonté encore plus pressante de se séparer. Déchiré entre le désir de rester et le désir de quitter, le patient doit, à la fin, accepter le « malheur ordinaire » qui fait partie de l’existence, et affirmer le poids de la différence : la conscience, à la fois divine et douloureuse qui nous est impartie sans que nous la recherchions, est comme un étrange cadeau de l’au-delà (ibid., p. 60), devant le mystère duquel nous restons frappés de terreur et endettés. Schopenhauer a cherché à affirmer la culpabilité et à nier la volonté, Nietzsche, à affirmer la volonté et à nier la culpabilité. Toutefois la volonté et la culpabilité sont toutes deux liées l’une à l’autre aussi inévitablement que le jour et la nuit. Les êtres humains doivent accepter le besoin d’individuation aussi bien que le besoin de fusion, Moi et Toi, Toi et Moi, sans être fixés sur l’un à l’exclusion de l’autre. Pendant l’angoissant processus d’apprentissage de l’acceptation de soi et de l’autre, le patient coupe le cordon ombilical qui le relie aux peurs et aux attentes infantiles.

16Pour le patient, chaque heure de thérapie est partagée, faite de vie et de mort, selon Rank ; c’est une expérience microcosmique d’union et de séparation. « Chaque heure exige de lui la répétition en miniature de la fixation et de la rupture, jusqu’à ce qu’il soit, finalement, en position de le vivre au mieux » (ibid.). Si l’individu peut s’accepter lui-même pendant cette portion de temps, sans trop d’angoisse ni de culpabilité, alors vivre et aimer plus pleinement hors de ce cadre peut devenir possible. Rester enchaîné à l’Imago maternelle ou au thérapeute, son substitut, c’est l’équivalent d’un refus de se séparer des parties anciennes du Je – accroché douloureusement à ses peurs et à ses désirs comme un enfant attaché à un jouet abandonné. Rank, qui a découvert que l’ambivalence des patients au sujet de la séparation et de l’union se manifeste plus fortement dans la dernière phase de l’analyse, nous révèle : « Mes analyses sont parmi les plus courtes par la durée, ne durant que quatre à huit mois au maximum » (ibid.). Explorer interminablement l’inconscient, sans se voir offrir un « fil » (navel string) pour trouver la « sortie du Labyrinthe » (ibid.), comme le fil que Thésée a laissé à Ariane, condamne à la fois le thérapeute et le patient à une mort marécageuse, enterrés pour toujours dans le sein labyrinthique de l’analyse. Avec l’accord du patient, une thérapie à court terme pose des limites, selon Rank, de manière à permettre à l’individu de supporter la délivrance et la séparation, tout d’abord vis-à-vis de l’autorité des parents et ensuite à l’égard des parties dévitalisées du soi que ces deux puissances biologiques représentent, et qui empêchent la personne d’affirmer sa différence – le Je conscient ou soi, avec son pouvoir propre, le vouloir et ses compagnons à vie, la douleur et la culpabilité. La libération de Thésée au moyen d’un fil symbolise « la naissance du héros et son détachement de l’ancienne mère primitive (Urmutter) » (ibid.).

17« Ainsi, conclut Rank, nous aimerions considérer notre argumentation comme une contribution à la structure freudienne de la psychologie normale, et au mieux, comme un de ses piliers » (ibid., p. 210).

« La cause »

18En 1923, quand il présenta à Freud Le traumatisme de la naissance, Rank était lui-même un pilier de la cause, et, après Freud, « l’auteur psychanalytique le plus important » (Lieberman, 1985, p. 26).

19Bien sûr, rien n’était plus important pour Freud que « (die Sache), la cause de la psychanalyse ». « Je fais tout uniquement pour la cause qui, encore une fois, est fondamentalement la mienne », confesse Freud à Ferenczi en 1909. « Je procède d’une manière totalement égoïste » (Brabant, Falzeder, et Giampieri-Deutsch, 1993, p. 33). Pour chaque édition de L’interprétation des rêves à partir de 1911, Rank a aidé Freud à corriger, mot après mot, chaque ligne du texte célèbre de l’autoanalyse. « C’est mon intention, confie Freud à Jones en 1911, de faire de lui un partenaire de la prochaine édition de la Traumdeutung » (Paskauskas, 1993, p. 92). Personne, peut-être, en dehors de Freud lui-même, le premier explorateur des Régions infernales, n’avait atteint plus profondément les niveaux cachés du sens des rêves de Freud que « le petit Rank » (McGuire, 1974, p. 150), lui qui connaissait le Livre des Rêves pratiquement par cœur.

20En 1914, Freud fit confiance au Rank de 30 ans, qui avait publié Der Doppelgänger (Le double) la même année, pour contribuer, par deux chapitres entiers sur la littérature et le mythe, à son œuvre maîtresse. Le nom de Rank figurait maintenant juste en dessous de celui de Freud sur la page de titre de L’interprétation des rêves. Peu de personnes s’étaient plus fortement identifiées à Freud que Rank dont l’essai sur le mythe de la naissance du héros, reconnu internationalement, écrit à l’âge remarquable de 25 ans, contenait la phrase suivante, soutenue par le professeur lui-même : « Le détachement d’un individu qui grandit vis-à-vis des parents est une des choses les plus nécessaires, mais en même temps l’une des tâches les plus douloureuses de notre évolution » (Rank, 1909, p. 59).

21Avec ce nouvel ouvrage audacieux, que Rank considérait aussi essentiel à l’avenir de la psychanalyse que sa monumentale (685 pages) étude du thème d’Œdipe (Le thème de l’inceste dans la poésie et la légende, 1912), il érigeait un deuxième pilier pour soutenir l’œuvre de Freud. Celui-ci déclarait en 1914 : « Parmi les applications strictement scientifiques de la psychanalyse à la littérature, l’ouvrage exhaustif de Rank sur le thème de l’inceste prend facilement la première place » (S.E., 14 : 37). Pendant plus de quinze ans, Rank avait consacré toute son énergie créatrice à Freud et à « la cause » (die Sache), sachant que c’était une seule et même chose. « Il fait tout le travail, lança Freud à Jones en 1919, faisant le possible comme l’impossible, dois-je avouer ; vous le connaissez pour ce qu’il est, le plus fidèle, le plus fiable, le plus charmant des assistants, la colonne qui porte l’édifice » (Paskauskas, 1993, p. 353).

22Le projet de la deuxième colonne pour porter l’édifice de Freud commença en janvier 1919, quand Rank, tout juste marié avec une femme enceinte, commença à exercer la psychothérapie à plein temps pour entretenir sa nouvelle famille (Lieberman, 1985, p. 156). Bien qu’immergé dans les richesses des arts et des humanités, Rank avait peu d’expérience des patients avant la Grande Guerre, pendant laquelle il servit son pays comme éditeur d’un journal de l’armée. Mais Freud s’était émerveillé du savoir-faire analytique de Rank et l’encouragea très rapidement à devenir le premier analyste non médecin. À 26 ans (1910), Rank publia Un rêve qui s’interprète lui-même, une interprétation si pénétrante que Freud ne pouvait en faire assez d’éloges. « Peut-être le meilleur exemple d’interprétation d’un rêve est-il celui qui est rapporté par Otto Rank, se réjouit Freud dans ses conférences à Introduction, […] et qui consiste en deux rêves liés, rêvés par une jeune fille ; le texte du rêve occupe deux pages imprimées mais leur analyse remplit soixante-seize pages. Aussi me faudrait-il une conférence entière pour vous le développer » (S.E., 15 : 185).

23En mars 1919, quelques semaines après avoir commencé à exercer à plein temps, Rank avoua à Jones en privé son sentiment croissant que « l’essence de la vie était dans la relation entre la mère et l’enfant » (Jones, 1957, p. 58). Cette nouvelle idée, développée principalement à partir de l’expérience clinique, mais aussi issue de son expérience personnelle, Rank ne la cacha pas à ses collègues analystes dont beaucoup, sous sa responsabilité, suivaient une formation à la technique thérapeutique. En 1921, devant la Société psychanalytique de Vienne, Rank éblouit et en dérouta certains, en faisant un exposé sur les relations dans le couple marié ; il soutint que les deux partenaires avaient reproduit, pour l’essentiel, « les relations entre la mère et l’enfant (dans les deux sens, alternativement) » (ibid.). Chacun projette sur l’autre des éléments de la relation mère-enfant et, simultanément, s’identifie aux projections de l’autre, un cercle d’échange continu, pour recréer dans ce donner-recevoir, le bon équilibre de volonté et d’amour, vécu en premier lieu dans la relation mère-enfant. Rank cherchera systématiquement à élaborer, dans les années qui suivront, les implications, tout au long de la vie, de cette projection et de cette identification mutuelles, pour chercher, à chaque stade du développement, à équilibrer la séparation et l’union, la différenciation et l’interconnexion, la volonté et l’amour ; c’est d’ailleurs un point sur lequel il influencera puissamment la pensée d’un jeune américain du nom de Carl Rogers, au moment où ce dernier commençait à exercer la psychothérapie (Kramer, 1995).

24Tout le monde, dans le petit « cercle », savait que Rank occupait « une place exceptionnelle dans la vie de Freud » (Roazen, 1976, p. 392), plus proche de lui, émotionnellement, que ses propres fils. Après la Grande Guerre, Rank était le seul membre du Comité secret de direction qui vivait à Vienne. Il dînait le mercredi avec le professeur et sa famille au 19, Berggasse, avant la réunion de la Société psychanalytique de Vienne, dans laquelle Rank avait le poste de vice-président, mais qu’il présidait lors des fréquentes absences de Freud (ibid., p. 394). Tout en étant le plus jeune et le plus récent des membres du comité, il avait une place unique au centre de ce cercle : Freud cosignait les lettres circulaires au comité, leur accordant un imprimatur que les autres n’appréciaient pas. En 1919, Freud se décrivait lui-même à Jones comme « presque impuissant et mutilé quand Rank était absent » (Paskauskas, 1993, p. 360). En 1923, à seulement 39 ans, Rank était devenu pratiquement indispensable à Freud qui approchait des 70 ans.

25En avril 1923, quand il écrivit Le traumatisme de la naissance, Rank était au sommet de son influence, reconnu par tout le petit monde de la psychanalyse comme vice-président de la Société psychanalytique de Vienne, directeur du Verlag, la maison d’édition de Freud, mais aussi comme coéditeur de la revue Imago et du Zeitschrift, les deux principaux périodiques de psychanalyse. Havelock Ellis parlait de lui comme étant « peut-être le plus brillant et le plus clairvoyant des jeunes chercheurs qui restaient encore aux côtés du maître » (Ellis, 1923, p. 111). Après Freud, Rank était le premier formateur des analystes, « l’homme à tout faire de l’Institut de formation de Vienne », se souvient Franz Alexander (Lieberman, 1979, p. 13). Son rôle dans la « cause » était indiscutable. Résumant le rôle vital de Rank pendant ces années-là, Hans Sachs le décrivait comme le Doppelgänger (double) de Freud, son ombre : « Monsieur Tout le Reste » (Sachs, 1944, p. 60).

Le progrès le plus important depuis la découverte de la psychanalyse

26Quand Freud entendit parler pour la première fois de l’idée révolutionnaire de Rank, il dit à Ferenczi qui était alors le meilleur ami de Rank : « Je ne sais pas si c’est vrai à 66 % ou à 33 %, mais, de toute façon, c’est le progrès le plus important depuis la découverte de la psychanalyse » (Jones, 1957, p. 59). Mais il manifesta par ailleurs son malaise en plaisantant : « N’importe qui d’autre aurait utilisé une telle découverte pour se rendre indépendant » (ibid.). Ferenczi faisait l’éloge du manuscrit de Rank sur le trauma de la naissance, dont il corrigea le brouillon, avec encore plus d’enthousiasme que Freud, et il complimenta Rank : « Votre présentation de l’idéal humain des Grecs, et de sa séparation d’avec l’ancienne mère originaire (Urmutter), dans le domaine de l’art, est l’une des parties les plus originales de votre ouvrage. Je serais très heureux que votre livre soit enfin publié ; je suis actuellement paralysé dans ma propre production car tous les ouvrages futurs devront s’appuyer sur le point de vue du trauma » (Ferenczi à Rank, lettre non datée ; RC). Mais que cela ait été vrai à 100 %, 66 % ou 33 %, Freud avait à ce moment-là bien d’autres choses en tête que le traumatisme de la naissance, quelle que soit l’importance du point de vue clairvoyant de Rank pour le progrès de la « chose ».

27Le 20 avril 1923, quelques jours avant de recevoir le cadeau d’anniversaire de Rank, Freud subit une intervention chirurgicale mineure pour lui enlever des « leucoplasmes » à l’intérieur de la bouche. C’était le premier signe d’un cancer, lié à son addiction de toujours au cigare, une dépendance quasi sexuelle qu’il ne voulut ni ne put maîtriser. Un jour, Freud dit à Wilhelm Fliess : « Le rôle joué par [la masturbation] dans l’hystérie est considérable, et c’est peut-être là que l’on peut trouver mon principal obstacle, toujours présent, en tout ou en partie » (Masson, 1985, p. 287). Lors du premier examen de sa tumeur orale, Freud, qui s’attendait intimement au pire, demanda au médecin de l’aider à « quitter ce monde avec décence » (Clark, 1980, p. 438) au cas où il serait destiné à mourir dans d’atroces souffrances. Puis Freud, subitement, parla de sa chère mère, Amalia, qui à l’âge de 87 ans demeurait fringante et en bonne santé. « Ce serait dur de faire ce coup-là à la vieille dame », dit-il (ibid.). De manière inexplicable, il y eut toujours un lien indissoluble pour Freud entre les mots « ma mère » et « ma mort ».

28Jusqu’à sa mort, en 1939, Freud subit plus de trente opérations et fut obligé de porter toute une série de prothèses douloureuses qui entravaient sérieusement son audition et son élocution, les moyens mêmes, ironiquement, par lesquels la psychanalyse, cette cure par la parole, soulageait la névrose. Aucune de ces prothèses ne s’ajustait correctement. « Je suis en permanence torturé par quelque chose, » se plaignait Freud à Max Eitingon, un membre du Comité secret (Romm, 1983, p. 71). Pendant le reste de sa vie, Freud appellera ces prothèses des « monstres » (Jones, 1957, p. 99), « des intrus ni invités ni bienvenus dont il ne faudrait pas s’occuper plus qu’il n’est nécessaire » (Romm, 1983, p. 33), « mon cher néoplasme » (Clark, 1980, p. 439), « une misère permanente et sans fin » (Hyman, 1962, p. 298), un démon meurtrier à demi dompté qui avait élu résidence dans la bouche de l’enfer.

29En octobre et en novembre 1923, Freud subit deux opérations chirurgicales majeures pour extirper le cancer de sa mâchoire et de son palais. Or à la mi-octobre, Le traumatisme de la naissance était déjà imprimé mais pas encore publié par le Verlag. Le 17 novembre, Freud, en convalescence de sa deuxième opération, demanda volontairement une opération de ses testicules, une ligature des canaux déférents, canal qui conduit le sperme aux vésicules séminales. Très à la mode chez des chirurgiens réputés, cette procédure mystérieuse, que Freud comprit certainement comme une sorte de castration, était censée améliorer la vision, augmenter la lucidité intellectuelle et arrêter, voire guérir le cancer (Romm, 1983, p. 73-85). « N’en parlez à personne, du moins tant que je vis », supplia Freud le chirurgien qui l’opérait (ibid., p. 84). Connu aujourd’hui sous le nom de vasectomie, cette ligature prétendait provoquer une activité accrue de l’hormone qui produisait les cellules des testicules (ibid., p. 12).

30Trois jours après la vasectomie de Freud, le 20 novembre 1923, Otto Rank rendit visite à Freud, dans sa chambre d’hôpital du Sanatorium Auersperg à Vienne. À onze heures du soir, en rentrant chez lui, Rank écrivit une lettre à Freud à propos d’une « interprétation » qui lui était venue au sujet du « rêve spirituel que vous m’avez raconté aujourd’hui ». Dans le rêve, David Lloyd George, un grand orateur anglais faisait un discours sur Le moi et le ça, le dernier livre de Freud, tout juste sorti en avril 1923, le même mois où Rank avait écrit Le traumatisme de la naissance. En tant que directeur du Verlag, Rank était responsable de l’édition et de la publication du Moi et le ça qui introduisait en psychanalyse un concept fécond : das Uber-Ich, le « sur-Je » ou « sur-Moi », l’ombre de l’objet qui tombe sur le Ich, le Je, après l’intériorisation de la menace de castration. Source d’angoisse et de sentiment de culpabilité, le Surmoi est le résidu intériorisé du père castrateur, le père fantasme (Imago) qui se situe dans le noyau obscur et menaçant du complexe d’Œdipe. Avec une extrême cruauté, le Surmoi s’emporte contre le Je, comme s’il avait pris possession de tout le sadisme, de toute la haine de celui-ci, une expression autodestructrice de la pulsion de mort (S.E., 19 : 53) vers le néant, Nichts.

« Ich-Nichts-Übernichts »

31« Mon interprétation, commence Rank, profondément remué par ce cancer menaçant la vie de Freud, est trop convenable pour que je vous la cache, et j’espère qu’elle vous amusera » : « Il est grand temps que je (Freud) me remette au travail, les autres ne me comprennent pas (verstehen mich ja doch nicht), ils ne savent pas comment me “traduire” […] et font un mauvais usage de ma psychanalyse, pour leurs intérêts personnels ; ils ne comprennent rien (nichts) voire même moins que rien [un jeu de mot sur Über-Ich puisque über-nichts peut signifier aussi bien “plus que rien” que moins que rien]. Cela nous rappelle une des comparaisons bien connues : nix-nix aber schon gar-nix ! (rien, rien, mais alors absolument rien !). Naturellement, ce n’est qu’une des significations actuelles du rêve, qui satisfait votre “Ich” et relativement votre “Über-Ich”. Ce que “das Es” a à dire à ce sujet est probablement difficile à trouver… »

32« Mais il est possible que vous ressentiez cette interprétation comme de nature à “provoquer” dans les deux sens du terme, c’est-à-dire qu’elle peut vous inciter aussi à aller jusqu’au bout de cette interprétation, j’entends par là que j’espère que les significations les plus profondes qu’elle contient révèlent en vous une volonté déterminée de recouvrer avant tout la santé » (Genesungswillen). (Lieberman, 1985, p. 204-205).

33Bien que se sentant mortellement blessé, Freud savoura cette lettre, un kaléidoscope de jeux de mots, qui montrait avec quelle profondeur son jeune double (Doppelgänger) le comprenait, lui et la cause de la psychanalyse. Un lien émotionnel s’était développé entre Freud et Rank, père et fils adoptif, liés par la tendresse et l’affection, qui avaient rarement besoin d’échanger par lettres, puisque Rank venait au 19, Berggasse presque tous les jours. Le 26 novembre 1923, encore dans son lit de malade, en convalescence des opérations de son cancer, Freud répond à Rank, cherchant en profondeur dans les replis les plus obscurs et les plus cachés de son inconscient, loin dans le labyrinthe des régions infernales :

34« Il y a déjà longtemps vous aviez essayé d’interpréter un de mes rêves, et vous aviez fait preuve d’une grande capacité d’analyse. Depuis lors, beaucoup de choses ont changé. Vous avez acquis une très grande maturité, et vous savez beaucoup plus de choses que moi, de sorte que vous aboutissez à un tout autre résultat. Votre travail me donne l’occasion […] de me pencher sur les problèmes intéressants posés par le rôle du Surmoi dans ce rêve. Je ne puis confirmer tout ce que vous écrivez […] mais je n’ai pas besoin de vous contredire […] La plaisanterie était à l’origine conçue en allemand : Ich-nichts-übernichts (moi-rien-moins-que-rien). Dans le “Tr” [abrégé de Traum, rêve ; mais aussi jeu de mot sur le titre du livre de Rank : trauma] seul le rien était clair alors que le plus que rien est une interpolation. Mais nous arrivons à la question : contre qui le Tr. (rêve ou trauma) est-il dirigé ? (Gegen wen richtet sich der Tr ?) Quant à la question sur le Surmoi, montre-t-elle une forte volonté de guérison (Genesungswillen) ? […] Le Surmoi dit tout simplement au Tr (Traum ou Trauma) : “Très bien, espèce de bouffon vantard. Tout cela n’est pas vrai du tout !” (Da ist ja alles nicht wahr !)

35Mais attention, ici, le vieux et le jeune sont intervertis. Toi (Freud) tu n’es pas le David (nicht du bist der David), tu es le géant vantard qu’un autre, le jeune David, va tuer. Ainsi tout prend place autour de ce point, et vous (Rank) êtes le terrible David qui avec son Trauma der Geburt, va réussir à déprécier mon œuvre. Après avoir transformé David en Goliath, le Surmoi n’a plus aucune objection […] et peut rester silencieux. Ainsi puis-je continuer votre interprétation. J’espère vous voir bientôt ; je n’ai pas été à nouveau opéré ; je suis libéré de la douleur et des médicaments » (Lieberman, 1985, p. 205-206).

36Dans le sillage de son combat contre le cancer, l’association de Freud au David tuant Goliath (ou peut-être dans le sens inverse), même sous forme de plaisanterie, a dû dérouter Rank. Celui-ci était-il David ou Goliath ? Y avait-il un lien fantasmatique entre le traumatisme de la naissance et le diabolique cancer de la bouche de Freud ? Un lien avec la parole dont Freud s’est trouvé si effroyablement privé, comme une sorte de castration imposée à soi-même, peut-être à cause de quelque obscur et tragique sentiment de culpabilité ? Et qui ou quoi était responsable de la culpabilité qui semblait hanter le « géant vantard », une culpabilité si obscure et indicible qu’elle menaçait maintenant littéralement de fermer sa bouche, forçant le Goliath à « rester silencieux » ? Le brutal Über-Ich (Surmoi), dans sa couche la plus profonde, pouvait-il susciter la « volonté de guérir » sollicitée par le spirituel Rank ? Plus inquiétant encore, est-ce que la nouvelle idée du « David redouté » qui insistait sur la mère aux dépens du père n’allait-elle pas réduire la valeur de la psychanalyse à rien (Nichts) ? Voire à moins que rien (Über-nichts) ?

37Quelques jours plus tard, balayant toutes les réserves qu’il aurait pu avoir, Rank apporta personnellement à Freud une des premières copies du Traumatisme de la naissance. Le 1er décembre 1923, bien qu’il n’ait pas fini de lire l’ouvrage, Freud envoya une note chaleureuse à Rank qui dédicaçait son cadeau d’anniversaire à « l’explorateur de l’inconscient et au créateur de la psychanalyse ». Sur un ton très différent de celui de la précédente lettre, Freud se montra très généreux vis-à-vis de l’œuvre de Rank, et, tout en acceptant que l’œuvre lui soit dédicacée, il récusa modestement le titre grandiose d’« explorateur de l’inconscient et de créateur de la psychanalyse ». Mais, encore incertain de l’effet que lui produisait le Traumatisme de la naissance, il parla à nouveau de la mort, et, curieusement, de l’immortalité que lui apporterait l’idée clairvoyante de Rank : « J’accepte avec plaisir votre dédicace avec l’assurance de mes remerciements les plus cordiaux. Si vous pouviez ménager ma modestie, cela me conviendrait. Tel que je suis, handicapé, je me réjouis énormément de votre admirable productivité. Cela veut dire que pour moi aussi : Non omnis moriar (“Je ne mourrai pas entièrement”, selon Horace, Odes 3.30) » (Taft, 1958, p. 85).

« Le germe du clivage »

38Après la publication du Traumatisme de la naissance en décembre 1923, Théodore Ames, qui avait été formé à Vienne par Rank et qui était devenu président de la Société psychanalytique de New York, invita Rank aux États-Unis pour qu’il y donne une série de conférences. Cependant, alors que Rank se préparait à partir aux États-Unis, Karl Abraham et Ernest Jones faisaient souffler un vent de protestations. Le Comité, noyau secret de la cause et héritier collectif de Freud, avait développé une fêlure qui risquait de devenir une coupure ouverte. Abraham en particulier estimait que les nouvelles idées de Rank représentaient un danger mortel pour les fondements scientifiques de la psychanalyse, au moment où le professeur était frappé par le destin avec son cancer de la bouche, son chirurgien ne lui donnant que peu de temps à vivre, tout au plus quelques années.

39Vers Noël 1923, Freud apprit par Eitingon l’existence de « l’“orage” qui grondait à Berlin » (Jones, 1957, p. 59), émanant principalement d’Abraham qui avertit sérieusement Freud de ce que la thèse de Rank « représentait pour la psychanalyse, une question de vie ou de mort » (Chertok et Stengers, 1992, p. 87). Selon Jones, « le Traumatisme de la naissance avait produit sur Freud un choc comme si tout le travail de sa vie sur l’étiologie des névroses se trouvait dissous » (Jones, 1957, p. 59). Indiscutablement, Rank déplaçait le projecteur de la psychanalyse du père sur la mère, abandonnant ce que Freud avait élaboré tout au long de sa vie dans un long combat d’effort scientifique pour comprendre le rôle central du complexe d’Œdipe. Il résultait de la théorie clinique de Rank, nous fait remarquer Jones avec inquiétude, « que tous les conflits mentaux concernent la relation de l’enfant avec sa mère et que tout ce qui pourrait paraître un conflit avec le père, y compris le complexe d’Œdipe, n’était qu’un masque de l’essentiel » (Jones, 1957, p. 58). La théorie psychanalytique ne serait-elle qu’un « masque » cachant quelque chose de plus profond que l’œdipe, le noyau de la névrose ?

40En janvier 1924, Freud écrivit une lettre circulaire au Comité à propos « d’une personne de notre groupe qui voit un germe de séparation » (cleavage) dans les idées de Ferenczi et de Rank dont la récente œuvre commune Perspectives de la psychanalyse sous-titrée « Sur l’interdépendance de la théorie et de la pratique », paraît partager les vues anti-œdipiennes à peine voilées du Traumatisme de la naissance. Ferenczi et Rank, les disciples de Freud les plus imaginatifs, avaient acquis la conviction que l’analyse devenait exagérément soucieuse de recherche scientifique afin de développer une meilleure compréhension théorique du psychisme aux dépens des résultats thérapeutiques. Dans le but d’en savoir plus sur le patient et pour ainsi faire avancer la théorie de l’œdipe, l’analyse devient interminable. « Ce que nous avons critiqué dans notre écrit commun, explique Rank à Freud, c’est que chaque analyste pourrait, au nom de la recherche, prolonger l’analyse de façon illimitée et la laisser à sec sur le plan thérapeutique » (Wittenberger, 1995, p. 291).

41Selon Ferenczi et Rank, certains analystes manifestent un « fanatisme de l’interprétation » (Ferenczi et Rank, 1924, p. 29), alors qu’ils négligent la relation empathique entre le thérapeute et le patient, l’échange émotionnel entre le Je et le Tu, entre le Tu et le Je, qui est au cœur de la thérapie. Et, presque toujours, ces « interprétations » concernent le complexe de castration, dorénavant considéré comme identique au complexe d’Œdipe et comme cause première des souffrances du patient. Pour ces analystes l’« interprétation », qui procure aux patients une lucidité savante, ou Einsicht, sur leur complexe vis-à-vis du père, est tout. Il en résulte que « dans certains cas, la tâche effective de l’analyse se trouve négligée » (ibid., p. 34). Cette omission a pu laisser un trou béant au noyau même de l’analyse : « Les niveaux plus profonds de la vie psychique » ne sont pas interrogés, selon Ferenczi et Rank, demeurant ainsi complètement dans l’ombre.

42Interpréter toutes les souffrances émotionnelles des patients comme une peur de la castration paternelle est un leurre, suggèrent Ferenczi et Rank, « une protection contre une analyse plus poussée » (ibid., p. 34). Il y avait plus de choses dans le complexe de castration que ce qui avait été découvert jusqu’à présent. C’était « beaucoup trop complexe, proclamaient Ferenczi et Rank, pour être considérés comme des éléments irréductibles » (ibid., p. 31). Ironiquement, l’« histoire originelle infantile n’était jamais atteinte » même après une analyse exhaustive et interminable du complexe d’Œdipe (ibid.). Dans le cas d’un petit garçon, par exemple, le complexe de castration ne peut pas toujours être imputé seulement à une fixation au père. Le complexe de castration peut aussi signifier « se détourner » de la mère avec angoisse, et, en même temps « s’identifier à elle, à partir de quoi, en raison de la fatale répression de culpabilité […], les formes les plus graves de pathologie peuvent se développer » (ibid., p. 17). Comme sortie du complexe de castration, « l’introjection anti-angoisse (angst-ridden) par le petit garçon de la mère puissante, décidément terrifiante et saisissante, peut être au service d’une intention d’échapper au rôle œdipien » (ibid.). Pour le petit garçon vulnérable, une identification trop forte avec l’« Urmutter » crainte et vénérée, par peur peut-être de perdre son amour, est un recul et non une avancée vers le port névrotique du complexe d’Œdipe. « Évidemment, concluent Ferenczi et Rank, qui avaient travaillé intensément à leur ouvrage depuis 1922, ce symptôme renvoie aux étapes les plus profondes du développement infantile » (ibid., p. 17) – au traumatisme de la naissance.

43Bien qu’ils ne décrivent jamais explicitement leur nouvelle technique, ne mentionnent pas nommément le traumatisme de la naissance, Ferenczi et Rank insistent sur le fait qu’ils ne prônent pas une « abréaction violente » en une seule fois (ibid., p. 38), ni une « action sauvage » (ibid., p. 43), ni une manipulation du transfert. Au contraire « presque tout le passé […] s’exprime dans des réactions actuelles en relation avec l’analyste ou avec l’analyse, en d’autres mots dans un transfert sur la situation analytique » (ibid., p. 37). L’ici-et-maintenant de la relation analytique prend la priorité sur l’interprétation, car toute interprétation, même faite à un moment choisi et soigneusement dosée, équivaut à une suggestion. Du point de vue du thérapeute, soulignent Ferenczi et Rank, en insistant fanatiquement sur l’« indifferenz » de l’analyste ou sur sa neutralité froide et détachée, on commet une dangereuse erreur qui risque de déshumaniser l’expérience émotionnelle à la fois du thérapeute et du patient, car la relation mère-enfant qui est au cœur du transfert intersubjectif ne peut guère justifier une attitude d’indifférence glacée.

« Une élimination contre nature de tous les facteurs humains dans l’analyse »

44L’exigence stricte de neutralité pendant l’investigation de l’inconscient du patient avait entraîné, selon Ferenczi et Rank, « une élimination contre nature de tous les facteurs humains dans l’analyse » (ibid., p. 40-41) et « une théorisation de l’expérience vécue de l’analyse (Erlebnis) » (ibid., p. 41) : l’expérience émotionnelle de la relation Je-Tu entre le patient et le thérapeute. Certains analystes se croient maintenant obligés de prouver, expérimentalement, la vérité scientifique du complexe d’Œdipe dans chaque analyse, comme si les magnifiques travaux de Freud, largement validés, n’étaient pas une preuve suffisante. De manière regrettable, il s’est développé un lien indissoluble entre la recherche scientifique et l’amélioration du patient, entre la théorie et la thérapie, l’interprétation œdipienne et la cure. Les analystes les plus rigides et les moins empathiques insistent sur le fait que pour aller mieux, il faudrait toujours un rappel ou un revécu conscient des souvenirs refoulés de l’œdipe et une acceptation émotionnelle de la vision intellectuelle proposée par les interprétations de l’analyste – autrement dit un endoctrinement théorique. Ferenczi et Rank objectent que « l’essence de la thérapie ne consiste ni dans la vérification du “complexe d’Œdipe” ni la simple répétition de la situation œdipienne dans la relation avec l’analyste mais plutôt dans la libération et le détachement de la libido infantile fixée sur ses objets premiers » (ibid., p. 54) – en particulier la mère, mais aussi, évidemment, les frères et sœurs, le père et les autres. Les vicissitudes émotionnelles de la relation, la fournaise du transfert et du contre-transfert viennent en premier. La compréhension de la théorie comme les compréhensions intellectuelles de toutes sortes peuvent arriver ensuite. La recherche et la thérapie devraient être séparées.

45L’expérience vécue, à peine connaissable tant qu’elle est vécue et agie, est émotionnelle et précède toute élaboration intellectuelle ou théorique. Ferenczi et Rank soutiennent que dans la thérapie « les facteurs affectifs de l’expérience (Erlebnis) doivent l’emporter sur les processus intellectuels » (ibid., p. 62). Ils estiment que la recherche scientifique du complexe d’Œdipe ne coïncide pas avec l’amélioration thérapeutique. En interprétant scientifiquement l’être humain, les fanatiques sur-intellectualisent l’Erlebnis – qui suit son cours – détruisant leur propre idéal et devenant non scientifiques dans leur déni de l’aspect essentiel de la thérapie, à savoir l’expérience émotionnelle de la relation interactive entre le patient et l’analyste, avec toutes ses ambivalences, de part et d’autre, concernant l’union et la séparation, l’attachement et l’individuation, l’amour et la haine. Rank explique à Freud : « Ce n’est que par les expériences analytiques et non à partir de la spéculation que j’ai compris cette Erlebnis comme générale dans l’analyse et donc commune aux hommes » (Wittenberger, 1995, p. 291).

46L’Erlebnis est l’abandon émotionnel au présent, selon Rank, à l’ici-et-maintenant, où les anciennes manières d’être vivant du patient sont facilement visibles, tout comme leur manière présente de vivre l’expérience (Haynal et Falzeder, 1993a). Le patient vit beaucoup trop dans le passé, de toute façon, et en fait, dans une certaine mesure il ne vit pas – il est dans un certain sens déjà mort par un suicide psychique. Ce que le patient dénie, ce n’est pas le passé infantile mais le présent vivant – avec ses sentiments douloureux, ses pensées et ses actes – qu’il oublie et auquel il veut échapper. Pour Rank, la différence, c’est que le patient n’a jamais voulu accepter pleinement et consciemment le vécu (Erlebnis) sans se sentir envahi par l’angoisse ou la culpabilité. Toujours plus créature que créateur, objet impuissant du destin plutôt qu’artiste qui construit son destin, le névrosé n’est pas prêt à affirmer sa propre différence, cette étrange existence qui lui a été imposée à la naissance. La névrose est un échec de la créativité, pour Rank, et non un échec de la sexualité – qui, après un clivage dans le noyau de notre être (der Kern unseres Wesen), a déjà produit avec succès tout ce qu’elle pourra jamais produire. Comme Rank y insiste dans Le traumatisme de la naissance, on ne devrait pas confondre procréation et création, biologie et psyché, le naturel avec le surnaturel – ce qui est « au-dessus » et ce qui est « au-delà » de la nature : l’art et la culture (Rank 1924, p. 141-66).

47Selon Jones et Abraham, toutefois, le but de l’analyse est de remémorer (erinnern) et non de passer à l’acte (agieren), c’est-à-dire mettre en scène le passé dans le transfert, ou, en tant que formation réactionnelle, refuser de reconnaître le transfert. La répétition serait une résistance. La thérapie plus courte et l’attitude active maintenant recommandée par Ferenczi et Rank pour le patient et pour le thérapeute, sacrifieraient l’or de l’analyse au cuivre de la suggestion. La thérapie centrée sur l’Erlebnis serait un « passage à l’acte » – une résistance à la lucidité (insight) de l’analyste en ce qui concerne la fixation infantile au père. Bien que Freud ait parlé, de manière énigmatique, de la répétition comme « une manière de se souvenir » (S.E., 12 : 150), à la base, la lucidité est pour lui la seule solution. Seule la lucidité qui résulte des interprétations œdipiennes de l’analyste favorise la résolution et la dissolution du transfert, la fin d’un amour qui se trompe d’objet. Une recherche au long cours par l’analyste dans le passé archaïque est nécessaire pour que le patient puisse élaborer, en vue d’amener progressivement à la conscience, lentement, très lentement, les émotions conflictuelles profondément refoulées de l’enfance œdipienne et qu’il puisse alors être « rééduqué » par l’analyste pour les supprimer consciemment. Freud avait affirmé avec fermeté dans ses écrits sur la technique que « le médecin essaye de lui imposer de resituer ses pulsions émotionnelles dans […] l’histoire de sa vie et de les soumettre à des considérations intellectuelles » (S.E., 12 : 108). Là où il y avait de l’émotion, l’intellect doit advenir. Dans la Vienne des années 1920, se souvient Margaret Mahler, « c’était une hérésie même de parler de l’analyse avec émotion et encore plus si l’on introduisait de l’émotion dans le travail thérapeutique » (Stepansky, 1988, p. 81).

48L’analyste doit être neutre et détaché et non un participant actif. « Un bon analyste, un analyste d’appartenance (insider), ne devrait montrer aucune émotion en aucune circonstance » (ibid., p. 81-82). Le patient ne sait rien des sources œdipiennes de ses troubles et résiste sans cesse à la découverte de la vérité. Cette résistance inconsciente doit être surmontée. Par conséquent, il faut entre les deux un déséquilibre de pouvoir. Le patient doit accepter l’autorité compétente de l’analyste qui est l’arbitre final pour décider si les perceptions du patient sont réelles ou dues au transfert, « la paille dans l’œil de l’autre » (the mote in the eye). Selon Jones et Abraham, l’analyste est un chercheur chirurgien qui aide à « remplir les trous de mémoire », comme Freud ne s’est jamais lassé de le répéter (S.E., 12 : 148). Le trou ou le blanc – le vide – dans le noyau amnésique du patient serait comblé par les interprétations de l’analyste. « J’ai restauré ce qui manquait » (S.E., 7 : 12), écrit Freud avec soulagement à propos du cas de Dora. Ce n’est qu’après que Dora se fut enfuie du 19, Berggasse que Freud réalisa que le transfert pouvait être lui-même une résistance à combler le trou de la mémoire : « Dans un tel cas, le “non” signifie le “oui” désiré » (S.E., 7 : 59). L’objet de l’analyse est une remémoration qui a échoué. Freud laisse entendre que là où il y avait de la dissimulation doit advenir un discours. « Chacun doit accorder au patient le temps de bien comprendre que sa résistance n’est pas consciente (unbekannten) pour lui, de manière à la perlaborer (to work through it) et à la dépasser, pour continuer le travail de l’analyse en s’en méfiant, et selon la règle fondamentale de l’analyse » (S.E., 12 : 155).

« L’aveuglement par sa propre expérience »

49Tout comme la « horde primitive » sur laquelle Freud avait écrit dans Totem et tabou (1913b), le Comité se déchirait et le transfert était devenu un champ de bataille. Comme combattant de premier plan, Ferenczi tenait absolument à ce que Freud ne se méprenne pas sur les intentions des Perspectives de la psychanalyse, ouvrage qui s’abstenait scrupuleusement de critiquer quiconque nommément ; au contraire, le but était d’aider les autres analystes à se souvenir que l’« empathie » ou le « tact » font partie de l’essence de la relation thérapeutique (Haynal et Falzeder, 1993b). « Nous ne nous sommes pas éloignés d’un cheveu du terrain psychanalytique », jure Ferenczi à Freud le 24 janvier 1924, et il demande l’acquittement concernant la plainte déposée contre lui et Rank par Jones et Abraham (Grubrich-Simitis, 1986, p. 265). Bien qu’avec gentillesse et patience, la réponse de Freud était un pas vers une décision défavorable. Le 4 février, Freud avertit Ferenczi : « J’estime maintenant que votre œuvre commune n’a pas assez surmonté son défaut originel », faisant allusion à la fâcheuse théorie du trauma de la naissance qui se cachait sans se nommer dans le livre de Ferenczi et de Rank. « Le mot Erlebnis (“vécu”) est utilisé comme un slogan, dont le sens n’est pas assez précis » (ibid., p. 267). Le tact était bien sûr nécessaire dans l’analyse, mais où était passée la compréhension (insight) ?

50Répondant aux protestations venues d’Abraham, qui semblait avoir pris pour lui les critiques de Ferenczi et de Rank, Freud identifie pour le Comité la nature du « désaccord » (cleavage), précisant ce sur quoi « Rank divergeait » de lui. Refusant de reconnaître le rôle prééminent du père œdipien, Rank prétendait que l’ambivalence émotionnelle et l’angoisse de castration omniprésente dans le vécu du patient pendant les séances d’analyse se rattachaient d’une certaine manière à des résidus de la relation mère-enfant : « Fondamentalement, l’attitude vis-à-vis de la mère serait d’emblée ambivalente. Là est la contradiction », dit Freud. « Je trouve qu’il est difficile de trancher ici, et je ne vois pas (sehe auch nicht) comment l’expérience (Erfahrung) peut nous aider, puisque dans l’analyse nous rencontrons toujours le père comme représentant des interdits. Mais naturellement ce n’est pas un argument » (Wittenberg, 1995, p. 286-288).

51Sur le point de prononcer un jugement, Freud était dans le noir, ne voulant enflammer ni Ferenczi et Rank, ses tendres enfants terribles de la thérapie active, ni Abraham et Jones, ses solides paladins de l’analyse classique. Bien que l’expérience ne puisse aider et que de toujours rencontrer le père castrateur dans l’analyse ne soit pas un argument, Abraham, contrairement à Freud, estima qu’il était facile de trancher. Le 26 février, Abraham se plaignit amèrement à Freud, affirmant que l’idée du trauma de la naissance de Rank représentait « une régression sur le plan scientifique, dont les symptômes correspondaient jusque dans les moindres détails avec les points de rupture de Jung d’avec la psychanalyse » (Abraham et Freud, 1965, Correspondance, p. 350). Tout d’abord, Freud ne fut pas d’accord. « J’aimerais bien entendre quel danger menaçant il peut y avoir, interroge le professeur dans son cercle secret avec son audition diminuée par les opérations, je ne le vois pas » (Gay, 1988, p. 474). Depuis le début, Freud avait fortement encouragé Ferenczi et Rank à poursuivre leurs expériences audacieuses avec de nouvelles techniques de thérapie pour surmonter les résistances. Virtuellement saturé par les frustrations de la pratique thérapeutique (Dupont, 1994, p. 313), Freud s’était battu comme un lion pendant des années, avec peu ou pas de satisfaction, contre ses « nègres » – des patients qui refusaient à maintes reprises la compréhension (insight) psychanalytique, « attachés aux bénéfices de la maladie », avec défiance et d’une manière autodestructrice (SE., 19 : 49), gardant leurs sombres motifs inconscients plongés dans l’obscurité, utilisant le transfert comme une résistance, la résistance (Widerstand) plutôt que l’illumination.

52Le 26 février, Freud écrivit à Rank une note mélancolique, l’informant que la douleur dans sa bouche empirait : « Ces deux dernières semaines, on n’a fait aucun progrès avec la prothèse. » Sinistrement, Freud ajoute : « La situation nous donne beaucoup de soucis » (Freud-Rank, 26 février 1924 ; RC). Pendant plus de quinze ans, jusqu’à ce qu’il meure d’une injection de morphine en 1939, Freud va agoniser sans fin devant l’incapacité de son médecin à concevoir une prothèse qui convienne, sans se laisser accabler par la douleur due au trou béant qui croissait dans sa mâchoire. Dans Malaise dans la civilisation (1930), il projeta son malaise gigantesque sur « L’Homme » qui, avec l’aide de la science et de la technique, « devient comme une sorte de Dieu-prothèse ». Quand il endosse tous ses organes auxiliaires, il est vraiment magnifique ; « mais ces organes n’ont pas poussé avec lui, observe Freud d’une manière poignante, et lui causent parfois encore beaucoup d’ennuis » (S.E., 21 : 91-92). L’homme d’aujourd’hui « ne se sent pas heureux avec sa nature à l’image de Dieu » (ibid.). Freud confirme à Abraham que « Je » = « ma prothèse », « et mon audition ne fonctionne que d’un seul côté » (Abraham et Freud 1965, p. 369).

53Le 4 mars 1924, cherchant à apaiser un Abraham furieux depuis longtemps, Freud lui écrit une lettre diplomatique : « Envisageons le cas le plus extrême, et supposons que Ferenczi et Rank ont eu raison de considérer que nous avions tort de ne pas aller au-delà du complexe d’Œdipe… Alors, au lieu de notre étiologie sexuelle de la névrose, nous aurions une étiologie déterminée par des facteurs physiologiques […] En outre, un certain nombre d’analystes introduiraient des modifications techniques sur la base de cette théorie. Quelles autres fâcheuses conséquences s’ensuivrait-il ? » se demande Freud (Abraham et Freud, 1965, p. 352-53). Il n’y avait personne pour prendre trop au sérieux ses propres conseils techniques sur le maintien d’une froide indifférence, ou d’être un écran vide et il n’y voyait pas de mal, bien qu’il insistât auprès du Comité pour dire que, personnellement il préférait pratiquer l’ancienne manière « classique » ; il était donc plus que prêt à tolérer l’expérimentation dans la thérapie – et tous les combattants savaient que celle-ci avait cessé, depuis longtemps, d’être d’un grand intérêt pour lui. Freud disait à Ferenczi que les patients « étaient dégoûtants », de la racaille (Gesindel), uniquement utiles pour la recherche scientifique (Brabant, Falzeder, et Giampieri-Deutsch, 1993, p. 85).

54Mais l’œil perçant d’Abraham, qui avait fait sortir Jung de sa cachette anti-œdipienne bien avant que Freud n’ait été forcé de reconnaître le forfait, avait aussi vu le mal chez Ferenczi et Rank dans la prétendue « expérience » émotionnelle, promue aux dépens de la compréhension psychanalytique si chèrement acquise. Se détournant de la recherche du passé infantile œdipien, la thérapie du vécu (Erlebnis) se centre aveuglément sur l’« ici et maintenant » de la relation entre le patient et l’analyste. Mais l’expérience émotionnelle est « répétition » et a besoin d’être impitoyablement analysée, fermement subordonnée à l’intellect (Einsicht), ce qui pour Freud a toujours été l’équivalent de « remémorer ». Pour remplir le vide de la mémoire, c’est l’interprétation et seulement l’interprétation que l’analyste fournit au patient. Pour Abraham la relation analytique était, au mieux, un instrument de recherche scientifique, et, au pire, une importante résistance à la remémoration, mais certainement pas un instrument de guérison. L’analyse exige du patient qu’il apprenne à séparer son moi « expérientiel » ou émotionnel de son moi « observateur » ou rationnel ; puis, quand l’analyse est terminée, il les rassemble à nouveau. Toute expérience émotionnelle, quel que soit son déguisement, est dérivée de la pulsion sexuelle, la cause originelle (Ur-cause) de la névrose. S’il n’est pas corrigé par les interprétations neutres de l’analyste, le vécu (Erlebnis) perturbe l’équilibre psychique, viole le principe de constance bien établi de Fechner, et interfère avec la compréhension intellectuelle. C’est le développement de la compréhension qui guérit la maladie, s’appuyant sur le principe scientifique que la connaissance de la cause de la névrose a un pouvoir de guérison. Savoir, c’est tout.

55Le 20 mars 1924, Freud, soucieux, écrit à Ferenczi qui est encore le meilleur ami de Rank : « Hier soir, j’ai eu une longue discussion scientifique avec Rank et j’ai avoué que j’avais plus régressé que progressé dans l’évaluation de votre œuvre commune et de son Traumatisme de la naissance […] Rank est terriblement brusque, il provoque les gens contre lui […] Maintenant qu’il se prépare à passer six mois en Amérique – ce n’est certainement pas un secret pour vous –, je me fais du souci à l’idée que sa santé pourrait ne pas être à la hauteur des efforts qui l’y attendent […], ce qui est perdu est perdu. J’ai survécu au Comité qui devait me succéder […] Espérons que la psychanalyse me survivra » (Wittenberger, 1995, p. 296).

56Mais même au milieu de ce Sturm und Drang sur les mérites respectifs de la science et de l’expérience vécue, de la compréhension intellectuelle et de la relation émotionnelle, de l’objectivité et de la subjectivité, Freud demeurait profondément attaché à Ferenczi et à Rank, répétant sans cesse qu’il ne laisserait tomber ni l’un ni l’autre, tant qu’ils resteraient sur le terrain de la psychanalyse. Il rassure Ferenczi : « Ma confiance en vous et Rank est inconditionnelle » (ibid.). Pourtant, Freud sent que Rank, tristement, semble souffrir « d’un aveuglement par sa propre expérience (Erfahrungen) » ressemblant sur ce point au vieux Jung, mais à qui il ne veut pas le comparer ; « Jung était un sale type » (ibid.). Tragiquement Rank avait été aveuglé par sa propre clairvoyance. « Maintenant il en voit les conséquences », ajoutait Freud (ibid.).

« Il refuse ouvertement le tout »

57Le 20 mars (1924), coïncidence, Rank écrivit aussi à Ferenczi, lui rapportant textuellement les détails de sa « discussion approfondie » de la nuit précédente avec le professeur, qui confessa qu’il n’avait lu que la moitié du livre et qu’il testait sa valeur thérapeutique en le donnant à lire à ses patients : « En réponse directe à ma question, il refuse ouvertement le tout (das Ganze ablehnt) », se plaint Rank à l’ami qui commence déjà à s’éloigner de lui. « Il dit, maintenant, qu’il n’accepte plus comme vrais les quelques points qui l’avaient impressionné au début » (ibid., p. 301) : « À ma question de savoir pourquoi il ne le déclare pas publiquement (à Jones et à Abraham), il répond que son jugement n’est pas définitif, il veut discuter les objections et, d’autre part, il pense que les applications au domaine culturel sont bonnes et valables. Quand on lui a demandé comment cela est compatible avec son refus du tout, il a répondu évasivement […] Bien qu’il ait insisté à plusieurs reprises pour dire qu’il restera toujours amical à l’égard de nous deux, vous pouvez imaginer à quelle opposition nous pouvons nous attendre (de la part de Jones et d’Abraham) si, comme il est inévitable, ils sont au courant de sa position ou la devinent. Devant cette situation, je suis moins que jamais incliné à faire des concessions, personnelles ou scientifiques » (ibid., p. 301).

58Dans leurs discussions scientifiques, Freud résistait vigoureusement au point de vue de Rank selon lequel « tous les sentiments sont originellement dirigés vers la mère » (8-126) et ne sont qu’ultérieurement déplacés sur les frères et sœurs, le père ou d’autres. Où était l’œdipe, le noyau de la névrose, dans cette théorie de Rank ? Où était le puissant père castrateur ?

59Le 26 mars, bien que conservant son affection inébranlable pour Rank, Freud dit clairement à Ferenczi qu’il s’était retourné de manière décisive contre la théorie de Rank dont il soupçonnait maintenant qu’elle était une fuite inconsciente de l’œdipe, la cause de sa névrose : « Nulle part il ne dit explicitement, je crois, que, du point de vue étiologique, il veut mettre le traumatisme à la place du complexe d’Œdipe, mais tous le pressentent », confie Freud à Ferenczi. « Voilà la puissante contradiction » (Wittenberger, 1995, p. 312). Avec l’aide du toujours vigilant Abraham, Freud avait été obligé de reconnaître, finalement, que la théorie de Rank impliquait que la peur de la mère l’emportait sur la peur du père dans l’étiologie de la névrose – et était par conséquent un flagrant déni du complexe d’Œdipe. Emporté par la furor sanandi, la funeste rage de guérir, Rank avait involontairement quitté le champ de la cause. « Ce besoin d’aider est absent chez moi, avoue Freud à Ferenczi en 1910, car je n’ai perdu aucun être aimé pendant mes premières années » (Brabant, Falzeder, et Giampieri-Deutsch, 1993, p. 122). Maintenant, dans le sillage du Traumatisme de la naissance, cet enfant mal conçu de l’imagination hyperactive de Rank, Freud juge qu’il « ne peut absoudre Rank d’une certaine responsabilité tragique dans l’accueil de ses découvertes » (Wittenberger, 1995, p. 312), et qu’il en a plein le dos des accusations implacables du Comité. « Mais je suis prêt, bien sûr, à apprendre par l’expérience (Erfahrung), la mienne ou celle des autres, car en général tous mes jugements ne sont que provisoires » (ibid., p. 313). Terrifié par la perspective de perdre l’amour de Freud, Ferenczi renonce à son enthousiasme pour Le traumatisme de la naissance et commence à prendre ses distances vis-à-vis de Rank – qu’il évita à l’occasion d’une rencontre de hasard à la Pen Station de New York. « Il était mon meilleur ami et il refusa de me parler », dit Rank (Taft, 1958, p. 16).

« Une prothèse intellectuelle »

60Le 27 avril 1924, ayant juste atteint sa quarantième année, Otto Rank s’est embarqué pour New York, pour y faire ses conférences américaines attendues depuis longtemps. Porte-parole de Freud, bien qu’internationalement reconnu comme étant lui-même une autorité de plein droit, Rank est venu aux États-Unis pour promouvoir la psychanalyse. « Nous avons tous afflué auprès de lui », se souvient Abram Kardiner, un analyste pionnier de New York. « Il avait une méthode pour couper la névrose à son tronc principal au lieu d’en cueillir les feuilles et les brindilles […] le facteur le plus extraordinairement catalytique que le mouvement psychanalytique ait jamais rencontré » (Lieberman, 1985, p. 234-235 de l’édition anglaise). S’adressant à d’importants groupes de psychiatres et de travailleurs sociaux, Rank a formulé ses discours sur le modèle des cours que Freud a si magistralement donnés à l’université Clark en 1909. « Saluez pour moi tous les petits écureuils et nourrissez-les aussi en mon nom avec des cacahuètes », plaisantait Freud dans sa première lettre transatlantique à Rank, en se moquant des Américains amasseurs de dollars comme Kardiner, dont il se rappelait sans grande satisfaction l’analyse didactique faite avec lui. « À vrai dire, le seul zoo qui vaut véritablement d’être vu est dans le Bronx » (Correspondance Freud-Rank, à paraître).

61Comme Freud avant lui, Rank a promis un avenir resplendissant à la psychanalyse aux États-Unis, si seulement les thérapeutes américains voulaient adopter, après l’avoir bien sûr éprouvé dans la pratique, « ce nouveau point de vue que j’ai introduit dans l’analyse » (2-71) : le traumatisme de la naissance. Une fois, il s’est même référé malicieusement à Freud lui-même comme étant la « tendre et aimante mère adoptive » de la psychanalyse – que Rank qualifiait d’« enfant illégitime » (1-51). Effarouché par la versatilité émotionnelle du transfert, le Dr. Joseph Breuer a gardé secrète la naissance de cet enfant, mais Freud a tendrement « élevé cet être négligé et incompris », dit Rank en plaisantant. « Il est maintenant adulte et autonome [et] il a derrière lui un passé très intéressant » (1-52). Un enfant illégitime ? Quelle métaphore étrange pour la psychanalyse !

62Comme Jones l’a révélé plus tard, Rank avait naturellement une conscience aiguë du fait qu’il y avait « bien des raisons de supposer que, dans l’inconscient [de Freud], son travail psychanalytique représentait en fin de compte un produit de son corps, c’est-à-dire un enfant ». Nous étions, juraient secrètement tous les membres du Comité en 1913, « les tuteurs pour cet enfant » (Jones, 1957, p. 44 de l’édition anglaise). Seul créateur de la psychanalyse, Freud se considérait comme étant le père et la mère de son « enfant à problèmes, l’œuvre de ma vie » (E. Freud, 1960, p. 324), comme il appelait la « cause » dans une lettre à Ferenczi, un de ses angenommene Kinder, ses « enfants adoptifs » (Grosskurth, 1991, p. 52). « Sans doute, confiait Freud à Jones en 1913, il me serait plus facile de vivre et de mourir si je savais qu’une telle association existe pour veiller sur ma création » (Paskauskas, 1993, p. 148). Tout comme la psychanalyse et tous les membres du Comité, Rank aussi était un enfant adoptif de Freud, jouissant, avec Ferenczi, d’une faveur toute particulière : « Si l’un d’entre nous devient riche, recommandait Freud à Jones, il sera de son devoir de subvenir aux besoins [de Rank] » (ibid., p. 202).

63Dans ses conférences de 1924, Rank, désormais adulte et autonome, veillait aussi naturellement à promouvoir son propre « point de vue », pas seulement celui de Freud, dont l’œuvre majeure, le complexe d’Œdipe, tout en étant une découverte splendide, avait besoin d’être étayée par la nouvelle théorie du traumatisme de la naissance de Rank, une contribution à normaliser la psychologie freudienne, tout au moins un de ses piliers. « Je préférerais que vous écoutiez – dit-il aux membres de l’Association psychanalytique américaine en paraphrasant une célèbre strophe de Hamlet – comme si un voyageur vous racontait ses expériences dans une contrée qui n’a pas encore été découverte » (3-78). Le traumatisme de la naissance a fait un pas de plus « au-delà de la conception sexuelle du complexe d’Œdipe » (2-69) ; il a subi « un refoulement beaucoup plus fort que même les manifestations de la sexualité infantile » (3-80). À la fois porte-parole loyal de Freud et théoricien iconoclaste – Rank était freudien et post-freudien –, un croisement psychanalytique qui a sans doute suscité la perplexité de nombre de ses auditeurs. Rien ne pouvait peut-être sembler plus confondant à un freudien orthodoxe présent dans l’auditoire de Rank, que d’entendre Rank déclarer en passant, juste après s’être donné beaucoup de mal pour glorifier « le complexe d’Œdipe » comme étant le « noyau » de la cause [psychanalytique] qu’il « est par conséquent assez difficile de voir immédiatement dans l’analyse ce que la tendance au refoulement aurait dû nous empêcher de reconnaître [la relation mère-enfant] comme étant la racine la plus profonde du phénomène de transfert » (2-70).

64Un jour, la métaphore la plus bizarre de toutes est sortie de la bouche de Rank : la vérité psychanalytique est construite artificiellement comme une « prothèse intellectuelle » (4-92). Le premier du cercle intime à apprendre le terrible état où se trouvait Freud, Rank s’est longtemps angoissé à propos du cancer mortel qui dévorait la cavité orale du professeur. Cependant, de façon surprenante, dans un aparté, Rank a fait l’éloge « des lumières de la psychanalyse » devant son audience américaine comme étant « un soutien artificiel de la conscience » – une prothèse intellectuelle pour ainsi dire – dans le combat [du névrosé] contre l’inconscient surpuissant (4-92). Une prothèse intellectuelle ? Au moment même où Rank prononçait ces mots surprenants, il savait parfaitement bien que le « monstre » de Freud était retiré, réadapté, de façon atroce, tous les quelques jours. Recouvrant une plaie ouverte qui ne guérirait jamais, la prothèse était « un intrus non invité et importun » (Romm, 1983, p. 33), un démon vengeur à demi apprivoisé, qui est venu envahir, en assassin, une bouche de l’enfer dans la lutte contre le trauma de castration trop puissant de quelqu’un.

« L’ubiquité du complexe de castration »

65Bien sûr, Freud n’a jamais sous-estimé le traumatisme biologique de la naissance, une idée qu’il a formulée dès 1908, après une présentation de Rank lui-même à l’Association psychanalytique viennoise sur le mythe de la naissance du héros. En résumant le point de vue de Freud dans les minutes de cette réunion, Rank, alors secrétaire de l’Association a noté, de façon laconique : « Acte de la naissance comme une source d’angoisse » (Nunberg et Federn, 1967, p. 71-72). Dans une obscure note en bas de page ajoutée à son Livre des rêves en 1909, Freud a écrit que « l’acte de la naissance est le premier vécu d’angoisse, et par conséquent la source et le prototype de l’affect d’angoisse » (S.E., 5 : 400-401 ; ses italiques). C’est cette note en bas de page, « une mention d’importance mineure de Freud » (8-116) comme l’a expliqué plus tard Rank à son audience américaine, qui lui a tout d’abord inspiré l’idée d’écrire Le traumatisme de la naissance.

66Mais Freud voulait limiter ce traumatisme à l’angoisse physiologique, la possibilité d’une « suffocation qui met le nourrisson inévitablement dans un danger mortel » (Jones, 1957, p. 58). Il était violemment opposé à la nouvelle idée de Rank, à savoir que l’angoisse de séparation à la naissance est psychologique, c’est-à-dire que l’angoisse est ancrée dans la psyché (Rank, 1924, p. 216) du nourrisson (Sachs, 1925). Pour Freud, le nourrisson est toujours « isolé des stimuli du monde extérieur » (S.E. 12 : 220) comme un poussin non éclos, flottant béatement dans la coquille de son œuf, sans relation autre à sa mère que le besoin de gratification orale ou sexuelle, dans un état de « narcissisme primaire ». Cependant, même dans Le Moi et le Ça, Freud a mentionné une fois de plus le traumatisme de la naissance – dem ersten grossen Angstzustand der Geburt – « le premier grand état d’angoisse de la naissance » (S.E., 19 : 58). Quelle était alors l’hérésie de Rank ?

67Le problème, c’était le Surmoi. Selon Rank, la relation du petit garçon à sa mère n’est, pratiquement depuis la naissance, pas seulement une relation au premier « bon » objet mais aussi au premier objet « mauvais » ou dangereux. Par contre pour Freud, c’est le puissant père qui menace le petit garçon et la mère n’est dangereuse que parce qu’elle est un objet sexuel désiré mais interdit par le père. L’autoanalyse systématique de Freud, effectuée à la fin des années 1890, a produit un récit brillant et cohérent concernant la peur du pouvoir paternel. « Il est difficile pour nous d’imaginer aujourd’hui l’importance capitale de cette performance », écrit Jones à propos de l’exploration par Freud, sans précédent et unique du continent noir de son inconscient. « Un besoin irrésistible de parvenir à la vérité à tout prix était probablement la plus puissante force motrice de la personnalité de Freud, quelque chose à quoi tout le reste – confort, succès, bonheur – doit être sacrifié » (Jones, 1953, p. 319-320). Tandis qu’il était modeste quant à sa capacité de soulager ses malheureux « nègres », Freud était un courageux nouvel Œdipe, luttant héroïquement avec « ces démons à demi apprivoisés qui habitent au sein des humains » (S.E., 7 : 109) et parvenant presque à les vaincre, à savoir les résidus infantiles du complexe d’Œdipe. « Je suis dans un cocon (Puppenhülle) – écrivait Freud à Fliess en 1897, juste avant de donner naissance au complexe d’Œdipe – et Dieu sait quel genre de bête va ramper hors de là » (Masson, 1985, p. 254).

68Dans Totem et tabou, Freud soutenait que le complexe d’Œdipe était un héritage phylogénétique de l’époque préhistorique de la « horde primitive » meurtrière, peut-être même de l’ère glaciaire (Freud, 1987). Tandis qu’il écrivait Totem et tabou en 1911, Freud dit à Jung que « depuis quelques semaines j’étais gros d’une synthèse plus vaste, et j’espère en accoucher cet été » (McGuire, 1974, p. 391). À la même époque, Freud révélait à Ferenczi : « Je suis tourmenté par le secret d’une culpabilité tragique, qui ne résistera certainement pas [à la psychanalyse] » (Brabant, Falzeder, et Giampieri-Deutsch, 1993, p. 281). Mais quelle était exactement la nature de cette culpabilité tragique qui tourmentait à ce point Freud pendant qu’il donnait naissance à Totem et tabou et qui, secrètement, a continué à le tourmenter pour toujours ? Et dans le « sein » de qui résidait le démon à demi apprivoisé ?

69Le premier « mauvais » objet intériorisé dans la psyché du petit garçon est, bien sûr, le Über-Ich, le Surmoi – « l’héritier » chargé de culpabilité du complexe d’Œdipe. « Nous sommes en possession de la vérité » jubilait Freud, en s’adressant à Ferenczi en 1913. « J’en suis aussi sûr que je l’étais il y a quinze ans » (ibid., p. 483), quand, durant l’acmé de sa douloureuse autoanalyse, il a découvert dans l’inconscient le noyau du père œdipien castrateur. En 1918, Freud écrivait que le père de l’Homme aux Loups était « son choix d’objet premier et le plus primitif, ce qui, en conformité avec le narcissisme d’un jeune enfant, s’est produit par la voie de l’identification » (S.E., 17 : 27). Là où le « vécu propre (Erleben)[3] du petit garçon lui fait défaut, affirmait Freud, il comble les lacunes de la vérité individuelle » par la phylogenèse, « la vérité préhistorique », « remplace ainsi des circonstances de sa propre vie » (S.E., 17 : 97). Plus précisément, dit Freud dans son Introduction à la psychanalyse, le petit garçon « va au-delà de son propre vécu (Erleben) vers un vécu primitif (Erleben) sur les points où son propre vécu (Erleben) a été trop rudimentaire » (S.E. 16 : 371). Se retransportant dans l’ère glaciaire, le petit garçon peut toujours trouver le père castrateur primitif, que son propre père véritable ait jamais menacé ou non de le castrer. Curieusement, à aucun moment Freud n’a considéré la mère rudimentaire elle-même comme étant un obstacle ou un interdit par rapport aux désirs incestueux de son petit garçon. « La vie sexuelle des femmes, selon Freud, est un continent noir » (S.E., 20 : 212 ; ses italiques).

70Freud croyait que la peur d’être castré par le père met fin aux désirs incestueux du petit garçon entre 2 et 5 ans environ. « Le Surmoi surgit, comme nous le savons, d’une identification avec le père, pris pour modèle », conclut Freud dans Le Moi et le Ça (S.E., 19 : 54). « L’être supérieur qui est devenu l’idéal du moi, menaçait autrefois de castration ; et cette peur de la castration est probablement le noyau autour duquel s’est agglomérée par la suite la peur de la conscience » (S.E., 19 : 57). C’était alors le complexe nucléaire de la névrose : le complexe de castration. Toute personne, dit Freud, est un Œdipe « en germe » (im Keime), « un Œdipe en herbe » (Masson, 1985, p. 272).

71Dans le Traumatisme de la naissance, cependant, Rank a explicitement rejeté la théorie phylogénétique du caractère « hérité » du complexe d’Œdipe (Rank, 1924, p. 195) en tant qu’obstacle à l’inceste, du retour à la mère. Selon Rank, il n’y a pas de base scientifique pour soutenir que la phylogenèse va « combler » le vécu (Erlebnis) de la « vérité individuelle ». L’expérience vécue contient sa propre vérité. Le petit garçon n’a pas à aller très loin au-delà de son propre vécu (Erlebnis) pour découvrir, juste devant ses yeux, une entité unique, gigantesque et parfois hostile. Pour le nourrisson – garçon ou fille – la mère ne représente pas seulement le premier « bon » objet aimant, mais, du fait de la séparation du « paradis » amniotique, elle est aussi éprouvée comme le premier « mauvais » objet, un statut qu’elle confirme à plus d’une reprise, lors de l’allaitement, le sevrage et l’apprentissage sphinctérien. La peur de la mère, la peur liée lors de la naissance aux organes génitaux et aux seins de la mère, peut-être même à sa puissante sexualité, a priorité sur la peur du père castrateur en tant que prototype de l’angoisse. Cette angoisse est reproduite, dans une certaine mesure, chaque fois que la libido masculine approche les limites de l’état primaire – c’est-à-dire, l’état intra-utérin. Selon Rank, l’angoisse est ancrée psychiquement (ibid., p. 216) dans le nourrisson, en tant qu’obstacle pour empêcher la fixation à sa mère qui, tout en offrant l’illusion d’une vie libre d’ambivalence, est en réalité une mort idéalisée mais océanique – empêchant le petit garçon de s’amarrer dans le havre névrotique de son complexe d’Œdipe, et acceptant le rôle œdipien, vital pour la conduite de relations matures.

72Pour Rank, la mère du garçon est aimée et redoutée, désirée et haïe, déplaçant son père dans une position secondaire, mais manifestement toujours cruciale, dans le monde intrapsychique du nourrisson. Bref, Rank a remanié « l’ubiquité du “complexe de castration” » (Rank, 1924, p. 20) en termes de la découverte effrayante du petit garçon de la puissante Urmutter (mère primitive) et de l’ambivalence liée à la séparation de celle-ci – et non en termes de sa peur du père castrateur. Le nourrisson entame la vie avec une sensation d’ambivalence primaire (ibid., p. 199) à l’égard « de l’objet primaire perdu, la mère » (ibid., p. 205). Aussi, une des tâches principales de la thérapie est de libérer le névrosé adulte d’une réminiscence manquée, de son attachement inconscient et conflictuel – un magma indicible d’amour, de haine et de crainte de la puissante imago maternelle pré-œdipienne.

73« Analytiquement parlant soulignait Rank à la fin du Traumatisme de la naissance, c’est la phase qui précède le développement du complexe d’Œdipe » (ibid., p. 216 ; ses italiques). Et dans ses conférences américaines de 1924, Rank a continué à affirmer que l’angoisse du névrosé ne peut être soulagée qu’en « même temps que la libération de la fixation inconsciente à la mère » (2-71) – c’est-à-dire en même temps que la séparation de l’obscure imago maternelle, un hôte du continent noir appelé esprit, le résidu douloureux du plus massif des attachements, la relation mère-enfant perdue : le traumatisme de la naissance.

« Fermer les yeux »

74En juillet 1924, la lutte entre Freud, un infatigable chercheur de la vérité, et Rank, en est arrivée à un sommet : « Dans mes cas, après les deux menés à leur terme, je n’ai rien vu qui aille dans ce sens, et absolument rien d’autre que ce que je savais déjà », écrivait Freud à Rank, toujours à New York en plein succès de sa tournée de conférences ; « Je me fais souvent de grands soucis pour vous. La mise à l’écart du père dans votre théorie, chapitrait Freud son jeune protégé, me paraît quand même beaucoup trop révélatrice de l’influence d’événements personnels de votre vie, que je crois connaître et mon soupçon croit que vous n’auriez pas écrit ce livre si vous étiez vous-même passé par une analyse. Alors je voudrais vous demander avec insistance de ne pas vous entêter, de vous ménager une voie de retour » (Taft, 1958, p. 99). Si seulement Rank avait été analysé, sa fixation paternelle aurait pu être dénouée par l’éclairage psychanalytique, au lieu de se déposer dans sa théorie. Depuis le début de son autoanalyse, Freud insistait pour dire que le traitement psychanalytique était « fondé sur la véracité » (S.E., 12 : 164), arrachant tous les voiles, affrontant les vérités les plus sombres de l’âme comblant sans peur et sans merci toutes les lacunes de la mémoire. « Tournez vos yeux vers l’intérieur, exigeait-il de ses patients, regardez dans vos propres profondeurs, apprenez d’abord à vous connaître vous-même » (S.E., 17 : 143). Voir en soi, c’est tout.

75À New York, Rank a fait quatre différents projets de réponse. Que pouvait-il dire face à l’attaque ad hominem de Freud ? « Je sens la futilité de toute discussion scientifique ou personnelle » a-t-il tapé dans un des trois projets qu’il a décidé de ne pas envoyer : « Vous résistez vigoureusement (Sie haben den stärkesten Widerstand) non seulement à accepter, mais même simplement à voir des faits fondamentaux qui, un jour, vont constituer le b-a-ba de base de l’analyste. Vous me recommandez de me ménager une voie de retour, ce qui est précisément ce que je ne puis comprendre. Voulez-vous vraiment amener à un arrêt la psychanalyse, ou le développement spirituel à un point fixe ? […] Vous seul déterminez quels sacrifices vous êtes disposé à faire en faveur de la cause. Après mes expériences [Erfahrungen] avec le sacré Comité, je ne veux plus rien avoir à faire avec lui, car je suis convaincu que de rebricoler une cause perdue ne vaut aucun sacrifice […] Je n’ai pas la moindre ambition de conserver aucune position officielle au sein de la cause si ma démission a été rendue nécessaire, voire seulement souhaitable par le destin. Si cela devait arriver, et j’y suis préparé, je continuerai à vivre en paix et sans rancœur, comme simple citoyen privé » (Rank, 1994, p. 58-59).

76Rank n’y est pas allé par quatre chemins dans la lettre qu’il a envoyée, et qui était plus vigoureuse encore que tous les projets qu’il a rejetés. « Le fait est, commençait-il prudemment, que cela s’est passé pour moi exactement comme pour vous de votre côté » (Correspondance Freud-Rank, à paraître). Au cours de son travail analytique intensif, Rank rencontrait « chaque jour et chaque heure, que des confirmations et même des éléments complétant ma conception » (ibid.). Les thérapeutes américains que Freud avait analysés à Vienne [par exemple Kardiner, 1977] lui faisaient savoir en privé qu’ils avaient été extrêmement déçus par l’analyse : « Ils n’avaient rien perdu de leur névrose » (ibid.). En appliquant la technique classique apprise au cours de leur analyse didactique, « ils n’ont pas pu guérir leurs propres patients » (ibid.). Freud suggérait-il que Rank avait besoin d’une analyse œdipienne à cause de son nouveau « point de vue » ? Si c’était le cas, Rank avait rencontré beaucoup d’analystes aux États-Unis et en Europe dont la fixation paternelle avait été « analysée » sans cesse, mais il n’était guère impressionné par l’état où ils étaient après avoir été éclairés. « Après tout ce que j’ai vu comme résultats chez des analystes analysés, je ne peux appeler cela qu’une chance » (ibid.). Même l’autoanalyse, laissait entendre Rank dans une métaphore percutante, peut conduire à « fermer les yeux » à la vérité (ibid.). Il est à peu près certain que Rank faisait allusion au rêve désormais fameux que Freud avait autrefois rapporté dans L’interprétation des rêves, un livre que Rank avait aidé Freud à réviser, mot par mot, pour chaque édition depuis 1911 : « Vous êtes prié de fermer les yeux » – ou, du moins, « à fermer un œil » – rêve que Freud avait fait à l’époque des funérailles de son père (S.E., 4 : 317). Marquant un « tournant dans la vie intérieure de Freud », selon Didier Anzieu, un chercheur moderne de premier plan concernant l’autoanalyse de Freud, « [ce rêve] était responsable de l’idée de se soumettre à une autoanalyse systématique et d’écrire un livre sur les rêves » (Anzieu, puf, 1988, p. 87).

77Inventant une phrase qui bientôt apparaîtra comme le titre d’un de ses livres les plus importants, Rank a maintenant fait comprendre à Freud, le prophète des Régions infernales, que ce qui était en jeu dans leur controverse n’était rien de moins que « la vérité et la réalité » [Wahrheit und Wirklichkeit] : « Quand les gens ont vu qu’avec les modifications proposées par moi ils travaillaient plus facilement et obtenaient de meilleurs résultats – tant dans leur propre analyse qu’avec leurs patients – ils m’ont glorifié comme un sauveur. Je ne suis pas aveuglé au point de ne pas soustraire de ce succès une bonne part, déterminée par les complexes, mais ce qui reste est un bout de vérité et de réalité qu’on ne peut pas supprimer en fermant les yeux. J’ai bien l’impression qu’il y a certaines choses que vous ne voulez pas voir ou ne pouvez pas voir, car parfois vos objections sonnent comme si vous n’aviez absolument pas lu ou entendu ce que j’ai effectivement dit. […] Maintenant encore vous dites que j’aurais court-circuité le père ; ce n’est, bien sûr, pas le cas et ne peut l’être, ce serait absurde. J’ai seulement essayé de le mettre à sa juste place […] Je suis, par exemple, fermement convaincu que vous avez une représentation tout à fait fausse de la manière dont j’exerce la technique psychanalytique. En fait, je n’en ai rien abandonné, j’y ai seulement ajouté quelque chose que certes je tiens pour très important et que d’autres considèrent déjà comme indispensable à la compréhension des cas et à leur traitement. » (Correspondance Freud-Rank, à paraître).

78La cause psychanalytique est par elle-même « une fiction, ajoutait Rank sur un ton acide, mais les personnes qui font un mouvement ne sont pas une fiction et quant à celles qui sont actuellement à l’œuvre dans le mouvement psychanalytique, j’avoue franchement que je n’en ai rien à faire » (ibid.). Rank n’a rien enlevé à la psychanalyse. Il a seulement ajouté quelque chose. Mais quoi qu’il ait enlevé ou ajouté, la psychanalyse, die Sache, était une fiction – une cause perdue.

79Il ne peut y avoir aucun doute que cette lettre était une déclaration d’indépendance pure et simple mais Rank, sur la base de son affection toujours présente pour le « cher professeur », a terminé par un respectueux « j’étais très heureux d’apprendre par vous-même que vous êtes satisfait de votre état [post-opératoire] ». Et en adressant « tous mes compliments à votre famille et mes salutations cordiales à vous-même », il a signé « votre dévoué Rank » (ibid.). Cependant, plus haut dans la lettre, de façon un peu moins dévouée, Rank rappelait à Freud que « l’angoisse qui est à la base de tout symptôme était à l’origine liée à l’organe génital maternel et n’a été transférée sur le père que secondairement » (ibid.).

« Le sujet entier est enveloppé d’obscurité »

80Espérant toujours ramener Rank à la raison, Freud expédia une lettre à New York qui croisa la lettre de Rank du 9 août : « Je sais que votre innovation a été dûment applaudie, mais pensez combien peu nombreux sont ceux capables de juger et combien fort est chez la plupart des gens le désir de se débarrasser de l’Œdipe quand une voie semble s’ouvrir pour cela » (ibid.).

81Quand il a reçu la déclaration d’indépendance de Rank, arrivée le lendemain, Freud en a eu de la peine. Qu’a-t-il fait, lui, Œdipe à Colone, pour mériter ces accusations féroces de faiblesse de sa vue ? Soulignant sa vision différente à ce sujet, Freud a cependant réitéré son attachement personnel à Rank que, sincèrement, il ne voulait pas perdre :

82« L’observation ne m’a pas encore permis de prendre une décision, mais n’a rien fourni non plus jusqu’ici qui parlerait dans votre sens […] Vos expériences sont autres, mais tiendrez-vous compte des miennes ? Nous savons tous deux que les expériences sont équivoques, donc attendons la suite […] Une obscurité flotte sur tout ce thème que je n’ai pas encore réussi à percer. Votre livre l’a évoqué, puis n’a rien fait pour l’éclairer. Votre façon de traiter l’angoisse est pleine de contradictions […] Il y a là quelque chose qui ne colle pas […] Mais tout cela n’est pas encore clair pour moi […] Un méchant démon vous fait dire : le mouvement psychanalytique ne serait qu’une fiction [4] et vous place ainsi les mots d’un ennemi sur la langue. Une chose abstraite peut aussi être réelle et n’est pas une “fiction” pour autant.

83Si ma maladie avait évolué, cela vous aurait épargné une décision certainement pas facile […] c’est à peine une consolation de ne pouvoir me découvrir aucune part de responsabilité dans ce qui s’est passé. Rien n’est venu ébranler mes sentiments pour vous, je ne peux toujours pas renoncer à l’espoir que vous allez peu à peu revenir tranquillement à la raison » (ibid.).

84Freud avait beau s’interroger, il était incapable de découvrir le secret de la culpabilité tragique qui l’oppressait. Quelque chose n’allait pas. Un méchant démon mettait des mensonges dans la bouche de Rank, et non la vérité. Revenant sans cesse sur le vécu (Erlebnis) – comme si le vécu émotionnel pouvait jamais prendre la place de la compréhension du complexe d’Œdipe – Rank semblait maintenant « profondément secoué et blessé du fait que je sois défavorable à votre traumatisme de la naissance […] mais tout cela n’est pas encore clair pour moi » (ibid.)

85Freud avait le sentiment que c’était l’hostilité d’Ernest Jones et de Karl Abraham qui était, en partie, responsable de la confusion mentale de Rank. « L’animosité de votre part et de celle d’Abraham que Rank a partiellement subie, partiellement imaginée a eu un effet perturbant sur son esprit, mais je ne comprends pas pourquoi son humeur a dû se tourner contre moi », se plaignit Freud à Jones en septembre 1924 (Paskauskas, 1993, p. 553). Pour se défendre, Jones a fait remarquer que la « névrose manifeste » de Rank, qui lui était apparue dès 1913, a maintenant refait surface sous la forme d’un « caractère névrotique », une « négation du complexe d’Œdipe » et « une régression à l’hostilité envers le frère (moi-même) […] vers le père » (ibid., p. 555) – de toute évidence Freud, l’imago paternelle. En octobre 1924, sans « la moindre trace d’hostilité à l’égard de Rank », Abraham écrivit à Freud en diagnostiquant la névrose de Rank comme « une régression indéniable au stade sadique-anal » (Correspondance Freud-Abraham, 1965, p. 373).

86En novembre 1924, hésitant toujours en ce qui concerne le problème de Rank, Freud a reçu une lettre accablante de A.A. Brill, rapportant « sur un ton horrifié les doctrines extraordinaires » – selon Jones – « que Rank cherchait à répandre à New York et la confusion qu’il a ainsi créée » (Jones 1957, p. 71). Au début de 1925, Rank était de retour aux États-Unis, continuant à donner des cours sur ses doctrines horrifiantes. Lors d’un séminaire tenu en janvier 1925 à l’Association psychanalytique de New York, à laquelle assistait Brill, Rank a répété avec insistance que « le seul nouveau point de vue dans ma contribution, c’est le concept du niveau pré-œdipien » (Rank, 1925).

87Au printemps de 1925, alors qu’il était toujours à New York, Rank a commencé à esquisser un manuscrit intitulé Grundzüge einer genetischen Psychologie (Principes de base d’une psychologie génétique). Par « génétique », Rank entendait l’implication de la relation d’objet et du développement. Dans une préface, Rank explique : « Aussi déconcertant que puisse être le fait que le fondateur de la psychanalyse qui est cependant à l’origine de mon idée ait adopté une attitude aussi amère à l’égard de ma contribution, cela ne m’a pas désabusé, ni ne m’a empêché de poursuivre mon travail » (Rank, 1927).

88À mesure que les informations sur l’intransigeance de Rank parvenaient à Vienne de la part de l’omniprésent Brill à New York – comparant Rank à Jung tant méprisé qui, lui aussi, est allé aux États-Unis après avoir abandonné Freud – il est devenu clair pour Freud que le complexe d’Œdipe de Rank ne pouvait, après tout, pas être résolu. Peu importe combien Freud se montrait authentiquement conciliant et indulgent, Rank refusait de revenir à une meilleure connaissance de lui-même ; Freud était choqué de le voir renier la culpabilité « œdipienne » et le « complexe fraternel » qu’il avait reconnu au cours d’un « entretien semi-analytique fortement émotionnel » (Jones, 1957, p. 73), une sorte de « thérapie de vécu » (Erlebnis) avec le professeur à la fin 1924, et dans une lettre d’une roublardise transparente écrite au Comité, « demandant notre indulgence » (ibid., p. 74). « Naturellement, note Jones avec la charité pour ses ennemis qui le caractérisait si bien, nous avons tous répondu en l’assurant de notre compréhension et notre sympathie » (ibid.). Cependant, dans une lettre confidentielle à Abraham, Jones se montrait moins compréhensif : la confession de Rank était une compréhension « purement intellectuelle » (Gay, 1988, p. 479 ; italiques de Jones). Validant les soupçons de Jones, un historien juge : « Ce serait un pur aveuglement de négliger le comportement névrotique antérieur [de Rank] et d’espérer le rétablissement complet de Rank » (ibid.). Bientôt plus personne, même le toujours confiant Freud, n’était plus aveuglé par la clairvoyance de Rank. « L’entaille » entre père et fils, comme Anna Freud décrivit l’affaire Rank à Lou Andreas Salomé (Pfeiffer, 1985, p. 234), était maintenant permanente, une plaie ouverte qui ne guérirait jamais. C’était une cause perdue : le navire de la psychanalyse était en train de sombrer dans l’océan – ou le sentiment océanique. « C’est vraiment le cas du rat qui quitte le navire qui coule », dit le capitaine de la Sache (la cause) avec son mélange habituel de confiance et de résignation (ibid., p. 143).

« La théorie dans laquelle il avait déposé sa névrose »

89À l’été 1905, le fougueux poète et écrivain de 21 ans lui avait envoyé un manuscrit de quarante-huit pages intitulé Der Künstler (L’artiste), une théorie de la créativité qui utilisait le mot artiste dans un sens aussi étendu que le mot sexualité en psychanalyse, et Freud lui répondit : « Si dans d’autres circonstances un jeune écrivain avait envoyé un manuscrit à un plus âgé et que ce dernier ait tardé à répondre pendant un certain temps, alors se développe habituellement une tragédie bourgeoise entre les deux qui se termine en général en discorde. Ce n’est probablement pas le cas entre moi et M. O. Rank » (Freud à Rank, 25 août 1905) (3). « Un châtiment non reconstitué de la dissimulation, de l’hypocrisie et d’une fuite polie de la société bourgeoise » Gay, 1988, p. XVII) ; Freud, d’une certaine manière, a toujours su dans son inconscient qu’une tragédie bourgeoise – et qu’y a-t-il de plus bourgeois qu’un conflit sur la priorité de la mère ou du père – était destinée à se développer entre lui et Rank pour se terminer en discorde. Même l’inconscient de Rank a pu se douter de quelque chose. Sur la page de titre de L’artiste, il y a une épigraphe cryptée en anglais tirée de Shakespeare Tout est bien qui finit bien : « Est-il possible qu’il puisse savoir ce qu’il est et soit ce qu’il est ? » (Rank, 1907, épigraphe).

90En avril 1926, peu de temps avant le soixante-dixième anniversaire de Freud, Rank fit une visite d’adieu au 19, Berggasse. Assumant volontairement son destin, Rank avait déjà protesté en démissionnant de ses importantes fonctions de vice-président de la Société psychanalytique de Vienne, de directeur du Verlag, et d’éditeur d’Imago et de la Zeitschrift, les deux premiers journaux analytiques. De Paris où Rank inaugurait une nouvelle pratique – avec le projet de donner à nouveau des conférences aux États-Unis sur sa terrible théorie pré-œdipienne – il envoya à Freud un autre cadeau littéraire : une édition en vingt-trois volumes de Nietzsche, reliée dans une riche édition de cuir blanc (Lieberman 1985, p. 259). Ce cadeau renvoyait à la dette que tous deux avaient à l’égard de Nietzsche, le grand précurseur de la psychanalyse dont l’originalité était connue mais non vraiment reconnue par Freud. Dans une lettre dure et sévère à Ferenczi, Freud raconte son entretien final avec le protégé rebelle, qui avait maintenant près de 42 ans : « Deux faits sont sans équivoque : il n’a rien voulu abandonner de la théorie qui est un précipité de sa névrose, et il n’a pas fait le moindre pas pour se rapprocher ici de la Société psychanalytique viennoise. Je ne suis pas de ceux qui exigent que par “gratitude” on doive se ligoter et se vendre à tout jamais. Nous sommes donc quittes ! Lors de sa visite d’adieu, je n’ai trouvé aucun motif à lui manifester une tendresse particulière ; j’ai été franc et dur. Mais il est parti maintenant et nous devons l’enterrer. Abraham avait raison » (ibid., p. 260).

91Pourquoi quelqu’un voudrait-il garder Rank « enchaîné » à Freud, la tendre et aimante mère nourricière de la « cause ? » En mars 1924, Rank avait expliqué à Freud : « Je ne peux pas faire les choses différemment » (Ich kann es aber nicht anders) (Taft, 1958, p. 106). Alors on se quitte ! Le lendemain de la visite finale de Rank, Freud fut forcé d’avouer à Eitingon : « Je reconnais que j’ai été très déçu dans mon pronostic pour ce cas – une répétition du destin » (Jones, 1957, p. 76). À cause d’une compulsion à la répétition, Rank aurait souffert d’une dépression. La maladie mentale de Rank s’était ainsi révélée d’elle-même, selon Jones « sous forme, entre autres, d’un détournement de Freud et de ses doctrines. Les germes d’une psychose destructrice, restés si longtemps invisibles, ont finalement donné leur fruit » (ibid., p. 45). Le germe du clivage s’était transformé en folie. Un historien rapporte comme une chose incompréhensible : « Il avait été le plus orthodoxe des freudiens, et il est devenu rankien » (Gay, 1988, p. 471). Contre la volonté de Freud, Rank avait choisi de devenir lui-même. À cause de cette hérésie, Freud qualifia Rank de Hochstaplernatur, d’« imposteur congénital » (ibid.). En juin 1926, Freud dit sèchement à Eitingon : « Je ne puis m’indigner au sujet de Rank. Laissez-le errer et être original » (Jones, 1957, p. 77). Rank a-t-il erré ? Si oui, en quoi son erreur était-elle originale ?

« Le pays maternel »

92De 1926 jusqu’à 1934, Otto Rank a vécu et travaillé à Paris ; il y a soigné des artistes comme Anaïs Nin et Henry Miller, et il a fait de fréquents voyages aux États-Unis pour y donner des conférences et compléter sa pratique. À la fin de 1926, Rank a prononcé à New York une série de conférences en anglais, basées sur son ouvrage à paraître, Grundzüge einer Genetischen Psychologie (Éléments d’une psychologie génétique). « Ce livre, écrivait Rank dès la première phrase, est la suite directe, le développement et l’extension de ma nouvelle façon de voir la théorie et la thérapie psychanalytiques » (Rank, 1927, p. 3). Quelques paragraphes plus loin, il ajoutait : « Une fois de plus […] j’ai rencontré [la mère] et la relation d’objet, qui présupposent tout autant l’angoisse que la libido » (ibid., p. 5).

93Dans sa première conférence de 1926, « Éléments d’une psychologie génétique », Rank critiquait Freud pour être incapable de « voir » la « relation d’objet primaire » derrière la situation œdipienne, repousser à l’arrière-plan le rôle que joue dans le développement de l’enfant la puissante mère castratrice, et rejeter sa haine ou sa peur sur les femmes en général : « [Freud] voit dans la mère uniquement l’objet sexuel convoité, dont l’enfant dispute la possession au père. La “mauvaise mère”, il ne l’a jamais vue, mais seulement le déplacement ultérieur de la mère au père qui, pour cette raison, joue un rôle aussi tout-puissant dans sa théorie. L’image de la mauvaise mère est pourtant présente dans l’évaluation que fait Freud de la femme qui, pour lui, est simplement un objet passif et inférieur : en d’autres mots, “castré” (5-101). Rank suppose que le fait de considérer la mère comme étant “uniquement un objet sexuel convoité” était moins menaçant pour Freud que de voir la profonde ambivalence émotionnelle – rage, tendresse, désir, amour et haine – des deux côtés dans la relation mère-fils. Dans son essai de 1915 sur “Les pulsions et leurs vicissitudes”, Freud conclut que “dans la relation aux objets la haine est plus ancienne que l’amour. Elle provient du rejet primaire, par le Moi narcissique, du monde extérieur et de toutes les stimulations qu’il déverse” » (Standard Ed. 14 : 139). Dans Malaise dans la civilisation (1930), Freud déclare que l’agression « constitue […] le sédiment qui se dépose au fond de tous les sentiments de tendresse et d’amour unissant les humains, à l’exception d’un seul peut-être, du sentiment d’une mère pour son enfant mâle » (puf, 1971, p. 67). Plus tard, en 1933, dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud a parlé des stimulations déversées par la mère sur son fils comme étant « la plus parfaite parmi toutes les relations humaines, et la plus dépourvue d’ambivalence » (S.E. 22 : 133). Pour une raison quelconque, la loi universelle d’hostilité, la haine qui précède l’amour, était annulée dans le cas unique de l’histoire d’amour mutuel – le lien inséparable – entre mère et fils. De façon inexplicable, le Moi narcissique a oublié « son rejet primaire du monde extérieur », le « pays maternel ».

94La névrose, a dit un jour Freud à Ferenczi, « est le pays maternel où nous devons tout d’abord assurer notre maîtrise contre tout et tout le monde » (1933, p. 247 de l’édition anglaise). Cependant, tout au long de la Standard Edition, la mère puissante ou « mauvaise » constitue le « savoir insu » de Freud (Bollas, 1987), un fantôme, un revenant, invisible et impensable, mais toujours présent dans les pages de ce texte. « Que ce soit la mère de Dora et sa folie de nettoyage, la jolie maman séductrice du petit Hans ou la mère absente de l’Homme aux Rats, elles apparaissent toutes comme des silhouettes sur le riche arrière-plan d’autres relations, d’autres complications » (Erlich, 1977, p. 284). C’est peut-être la « mère spectrale », comme l’appelle Madelon Sprengnether (1990) – et non le « Projet d’une psychologie scientifique » – qui est le « fantôme invisible » qui, selon la suggestion de James Strachey, « hante jusqu’à la fin toute la série des écrits théoriques de Freud » (Strachey, 1966, p. 290).

95Bien sûr, on trouve, éparpillés partout dans le corps de ses écrits, des traces de l’inconscient de Freud et elles apparaissent comme des plaies ouvertes par des fissures dans son « texte inhibé, angoissé et symptomatique qui, dans sa structure, trahit la fascination et l’effroi simultanés qui caractérisent la position la plus cohérente de Freud par rapport aux questions pré-œdipiennes (Sprengnether, 1990, p. 138). C’est un truisme psychanalytique de dire qu’aucun auteur mortel ne peut garder des secrets, de sorte que pour quiconque « a des yeux pour voir » (S.E., 7 : 77), la trahison suinte de la plume de Freud dans chaque fragment de phrase composé par son collaborateur spirituel inconscient, « Itzig [5], le cavalier du dimanche » (Masson, 1985, p. 319), le plus étrange Doppelgänger (double) de Freud, mais la montagne de preuves littérales est cachée, comme La lettre volée, sous le nez du lecteur. « Ma propre approche, dit Patrick Mahony, consiste à supposer que les textes de Freud ont des failles, comme les cristaux, et je me demande où elles sont, et combien habilement ou malhabilement elles sont dissimulées » (1989, p. 94). Juste avant que Freud ne publie son Livre des rêves, par exemple, Itzig, un maître de l’ironie, a dressé, pour le bénéfice de Fliess, la carte de la descente du conquistador dans les régions infernales de Virgile, révélant que « le tout » était beaucoup plus important que les parties : « Le tout (Das Ganze) est planifié sur le modèle d’une promenade imaginaire. Au début, les auteurs de la forêt sombre (qui ne voient pas les arbres), sont perdus sans espoir sur des chemins erronés. Puis vient un passage caché que je fais traverser au lecteur – mon échantillon de rêve avec ses particularités, détails, indiscrétions, mauvaises plaisanteries – puis soudain le haut plateau, la vue et la question : de quel côté souhaitez-vous aller maintenant ? » (Masson, 1985, p. 365). « Il est vrai que je suis plus malin que tous les fats », disait Itzig à Fliess en plaisantant son ami était un oto-rhinologue. « Je conduis les gens par le bout du nez et je vois ce que nous pouvons apprendre » (ibid., p. 329). Freud dit : « Je n’ai pas commencé un seul paragraphe [du Livre des rêves] en sachant où je voulais en venir » (ibid., p. 319). Un passage caché à travers la forêt sombre, à lire au mieux comme une performance comique (Welsh, 1994), structuré de façon impressionnante comme un langage (Lacan, 1977), L’interprétation des rêves est à la fois un retour à la mère et un refus manifeste de tout cela. Rempli de métaphores telles que « forêts sombres, défilés étroits, hauts plateaux et pénétrations profondes », le livre des rêves révèle sans erreur possible par son imagerie sexuelle que « nous explorons le corps d’une femme », et selon Stanley Edgar Hyman, « celui de la mère de Freud » (Hyman, 1962, p. 333). Ironique, Itzig dit dans une lettre à Fliess : « La plupart des lecteurs vont se perdre dans ce maquis épineux et ne parviendront jamais à voir la Belle au bois dormant dissimulée derrière » (Masson, 1985, p. 362).

« Il devient impossible de fermer les yeux plus longtemps… »

96Un visiteur régulier du 19 de la Berggasse durant deux décennies, Otto Rank, a pu rencontrer et connaître toute la famille proche de Freud, y compris Amalia Freud, la Urmutter (l’ancêtre) de la cause. Il est surprenant, cependant, que Rank n’ait jamais analysé les mobiles de l’amnésie de toute une vie, portant sur l’attachement conflictuel de Freud au premier « bon » et « mauvais » objet – cherché à savoir pourquoi « il n’existait aucune preuve que l’auto-exploration systématique de Freud ait touché à cet attachement d’importance majeure, ou qu’il ait jamais tenté d’explorer et d’exorciser le pouvoir que sa mère exerçait sur lui » (Gay, 1988, p. 505). Systématique ?

97Durant la fin des années 1890, selon Peter Gay, un serviteur fidèle de la véracité historique, Freud « s’est soumis à une auto-exploration très approfondie, un inventaire élaboré, pénétrant et incessant de ses souvenirs fragmentaires, ses désirs et émotions cachés ». Passant au crible cette énorme quantité d’émotions cachées, Freud a poursuivi son inventaire nuit après nuit, pour construire, point par point, avec une précision minutieuse l’édifice scientifique de la nature humaine. « Freud m’a dit qu’il n’a jamais cessé de s’analyser, et qu’il consacrait la dernière demi-heure de sa journée à cet effet ; un exemple de plus de sa parfaite intégrité », exulte Jones (Jones, 1953, p. 327).

98Cependant l’auto-exploration de Freud, systématique ou non, n’a pas été suffisante pour lui assurer la maîtrise du « pays maternel », le continent noir et inexploré de la souffrance la plus extrême du prophète (Freud), « insondable – comme le nombril » (S.E. 4 : 111) d’angoisse et de nostalgie sexuelle, à la fois terrifiant et excitant. « Il y a un nœud » de quelque chose qui « n’ajoute rien à notre savoir quant au contenu du rêve », proclamait le faiseur d’inventaire dans son Livre des rêves. « C’est le nombril du rêve, le lieu où il plonge dans l’Unerkannten (l’inconnu) […] C’est à un endroit où ce maillage est particulièrement serré que le désir onirique se développe, ajoute Itzig le priapique (Freud) comme un champignon qui sort de son mycélium » (S.E. 5 : 525). Cependant, « l’hyperbole d’Ernest Jones ne tarit pas d’éloges à ce sujet » (Gay, 1988, p. 98), accorde Gay de bonne grâce, car la parfaite intégrité de l’analyse « sert à faire surgir un souvenir, à la fois terrifiant et excitant, de sa tanière de refoulement » (ibid., p. 298). Toujours engagé dans une totale franchise, « Freud était extrêmement fier d’être un destructeur d’illusions », selon l’historiographe doué d’une heureuse inconscience, « le serviteur fidèle de la véracité scientifique » (ibid., p. 17).

99Dans ses Conférences américaines, Otto Rank ne s’est pas préoccupé de faire surgir le souvenir terrifiant et excitant de quiconque de sa tanière de refoulement, ni même à remplir le trou dans l’auto-exploration approfondie de Sigmund Freud, un vide gigantesque qui subsiste aujourd’hui exactement comme l’a laissé le destructeur d’illusions pour toute la postérité dans L’interprétation des rêves : un sujet enveloppé d’obscurité. « Je sous-estime probablement la puissance de ce complexe [maternel], écrivait Freud à Ferenczi en 1916, à cause de mon manque d’expérience personnelle à cet égard » (Dupont, 1994, p. 307). Cependant, de cet Erlebnis (expérience vécue) Rank a tiré une conclusion importante concernant le « germe du clivage » entre lui-même et Freud, « un clivage qui détruit les piliers fondateurs de sa théorie » (8-122) comme l’a dit Rank à son auditoire américain. Dans une conférence de 1926 sur « La genèse du sentiment de culpabilité », marquant la naissance de ce qu’on appelle aujourd’hui la « théorie de la relation d’objet », Rank soutenait que l’ambivalence, la haine et le Surmoi ont tous une origine pré-œdipienne : « Cela est produit par la relation à l’objet maternel » (9-131), signale-t-il simplement.

100Dans son travail Inhibition, symptôme et angoisse (1926), une analyse malaisée du Traumatisme de la naissance, Freud a énuméré une fois de plus les arguments les moins présentables de Rank, pour finalement les réfuter : « Il devient impossible de fermer les yeux plus longtemps, décrétait Itzig avec une perspicacité caractéristique, face au caractère tiré par les cheveux de ces explications » (S.E. 20 :136). Le nourrisson, « une créature entièrement narcissique selon Freud, est totalement ignorant de l’existence [de la mère] en tant qu’objet (S.E. 20 : 130). Quant à l’origine de la souffrance émotionnelle, note drôlement le prophète, après de nombreuses années fécondes de « travaux psychanalytiques », « nous sommes, concernant ce problème, tout aussi dans le noir que nous l’étions au début » (S.E. 20 : 149). Tandis qu’il reconnaît à Rank le mérite d’avoir découvert l’angoisse de séparation, Freud tourne encore et toujours dans son texte « inhibé, angoissé et symptomatique, comme un chien qui ronge un os » (Sprengnether, 1990, p. 138) jusqu’à ce qu’il parvienne à la vérité plus profonde, beaucoup plus douloureuse de l’angoisse de castration qui, selon un freudien orthodoxe, reste à tout jamais « l’angoisse nucléaire » (Rangell, 1982, p. 40), le complexe nucléaire de la névrose.

101« Rendre l’inconscient conscient, ce qui est le but proclamé de la thérapie psychanalytique, propose Gay avec sa vision sérieusement monoculaire, correspond à menacer le patient de la réémergence de sentiments et de souvenirs dont il pense qu’il vaut mieux qu’ils restent enterrés » (Gay, 1988, p. 300). On ne peut pas vivre avec la vérité. « Je dois m’aveugler artificiellement pour focaliser toute la lumière sur un point noir, a dit un jour Freud à Lou Andreas Salomé, car mes yeux étant adaptés à l’obscurité, ne peuvent probablement pas supporter la lumière intense ou une vision trop large » (E. Freud, 1960, p. 312). En 1926, après avoir passé trente ans à creuser les secrets poussiéreux de ses « nègres », attirant dans la pleine lumière du jour tout ce qui est enfoui et refoulé, réduisant infatigablement le daemon de l’inconscient – comme il a fièrement dit un jour à Stefan Zweig – « à un objet de science compréhensible » (Gay, 1985, p. XVII), Itzig garantit maintenant qu’un certain « rien », qui réside dans les régions infernales, reste toujours caché et semble même l’avoir été intentionnellement par lui-même, de façon perverse, peut-être pour simplifier un certain « rien » : « C’est toujours humiliant qu’après avoir travaillé depuis si longtemps, nous devions toujours avoir de la difficulté à comprendre les faits les plus fondamentaux. Mais nous avons décidé de ne “rien” simplifier et de ne “rien” cacher » (SE 20 :124). En 1926, en même temps que Freud ne cachait « rien », Rank a révélé que le Surmoi, dont Freud supposait que c’était un dérivé du complexe d’Œdipe, « se construisait en fait […] au moyen de la relation à l’objet maternel ». La « séparation » douloureuse dans l’inconscient du nourrisson se fait tout d’abord par rapport à la mère, et plus tard seulement par rapport au père : « [Le nourrisson] introduit un certain élément de haine dans son attitude ambivalente envers la mère, dont l’importance est décisive pour toutes les relations d’objet ultérieures… (9-132). La “mère sévère” forme ainsi le véritable noyau du Surmoi [et] quand Freud refusait l’existence d’un Surmoi (au sens masculin) aux femmes, il négligeait le fait que même le noyau du Surmoi masculin dérive de la mère… » (9-134). « L’origine du complexe de castration est ainsi en réalité pré-œdipienne » (9-137). Dans sa conférence suivante, intitulée « La genèse de la relation d’objet », Rank soutient que le petit garçon « doit pour ainsi dire rendre son père mauvais, pour pouvoir maintenir l’image de la bonne mère » (10-142 et suiv.). C’étaient des « faits de base », comme ceux dont Rank prévoyait, en août 1924, « qu’ils constitueraient un jour le b-a-ba fondamental de l’analyste ». Vers 1926, Rank avait édifié une théorie succincte mais très complète de la genèse des relations d’objet, une théorie qui représentait, comme Itzig en avait la prescience, « le progrès le plus important depuis la découverte de la psychanalyse ». Des années plus tard, la théorie de la relation d’objet a été bien sûr élargie et complexifiée, indubitablement même à l’excès, par des penseurs tels que Melanie Klein et Ronald Fairbairn – dont aucun n’en a jamais crédité Rank dont les écrits post-freudiens n’ont guère attiré l’attention des analystes. « Le Surmoi pré-œdipien a été suraccentué depuis par Melanie Klein », a fait observer Rank, dès 1930, « sans aucune référence à moi-même » (Rank, 1930a, p. 26).

102Exorcisé autrefois, comme un mauvais objet, du monde intérieur de Freud, Rank était mort et enterré pour ce qui est de la communauté analytique. Alors restons-en là ! Peu désireux de renoncer à la moindre partie de la théorie dans laquelle il a déposé sa névrose, mais non sans une part d’empathie pour la souffrance incommensurable de sa mère adoptive autrefois tendre et aimante, Freud étant tragiquement « aveuglé par la théorie de la castration » (8-119), Otto Rank a emprunté sa propre voie. (Traduit de l’anglais par Jacques Letondal et Judith Dupont.)

Notes

103(1) « Cette étrange appellation », que Freud a commencé à utiliser au début de sa pratique, quand sa consultation commençait à midi, « est venue d’un dessin humoristique des Fliegende Blätter, figurant un lion en train de bailler en murmurant : “Il est midi et toujours pas de nègre” » (Jones, 1957, p. 105). Après les vacances d’été de 1898, Freud, s’adressant à Fliess, s’inquiétait tout haut « si quelques nègres apparaîtront à temps pour apaiser l’appétit du lion » (Masson, 1985, p. 368). Dans une lettre de 1909 à Freud, Jung a fait cette drôle de remarque, à savoir que « l’intérieur de l’Afrique m’est mieux connu que la sexualité [de Jones] » (McGuire, 1974, p. 208). Même en 1924, selon Jones, Freud utilisait encore l’appellation de « nègre » pour un patient américain qu’il a emmené avec lui en vacances au Semmering (1957, p. 105). Un jour, dans une conversation avec Rank, Freud a comparé la psychothérapie, sa profession impossible, au « blanchiment d’un nègre » (Rank, 1941, p. 272). L’analyse, dit Freud à Rank en 1924, convient à la noirceur des Américains comme « une chemise blanche à un corbeau » (Lieberman, 1985, p. 228).

104(2) C’est la première fois que j’ai pu trouver chez Rank le terme de pré-Œdipe ou sa variante de pré-œdipien. Il n’apparaît ni dans l’original allemand du Traumatisme de la naissance, ni dans la traduction anglaise, mais Rank parle explicitement de « la phase d’avant le développement du complexe d’Œdipe » (Rank, 1924, p. 216, ses italiques). Bien que Freud ait inventé le terme de prégénital au sens sexuel étroit bien des années auparavant, Rank semble avoir été le premier à introduire le terme de pré-œdipien en psychanalyse au sens relationnel moderne, au congrès de Bad-Hombourg en septembre 1925, dans un exposé intitulé « La genèse de la génitalité ». Le manuscrit allemand original de cet exposé contient la phrase « präödipalen Entwicklung » (développement pré-œdipien), tout comme le texte publié dans le premier volume de Genetische psychologie (Psychologie génétique) (Rank, 1927, p. 71). En avril 1926, c’est l’exposé de Rank qui a été choisi par White et Jelliffe comme article de tête pour The Psychoanalytic Review. Mais dans la traduction anglaise on a laissé tomber le mot de développement et la phrase apparaît comme « situation pré-œdipienne » (Rank, 1926a, p. 130).

105Il est peu probable que les analystes aient entendu grand-chose de l’exposé de Rank car il l’a lu avec la « rapidité d’une mitrailleuse », selon Smith Ely Jelliffe. Ce fut la dernière fois que Rank a été invité à parler lors d’une rencontre psychanalytique, et vers septembre 1925 presque tout le monde en Europe avait appris que Freud en avait fini avec lui. « Il s’est d’abord excusé, rapporte Jelliffe, de ne pas discuter de la théorie du traumatisme de la naissance qui semblait mobiliser principalement l’intérêt de ceux qui étaient essentiellement centrés sur la théorie psychanalytique, et il a promis de présenter ses dernières idées ultérieurement » (Liebermann, 1985, p. 436-37). Ces idées ont été présentées l’année suivante à New York, mais alors plus personne ne se souciait d’entendre Rank.

106D’après une allusion de Freud dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse (Gallimard, 1984), Ruth Mack Brunswick est aujourd’hui créditée par erreur d’avoir été à l’origine du terme de pré-œdipien, dans son article de 1929, « Analyse d’un cas de Paranoïa (délire de jalousie) » dans The Journal of Nervous and Mental Disease, vol. 70, p. 177. Cet article a été publié à l’origine en 1928 en allemand. Freud lui-même a utilisé ce terme en 1931, dans son essai sur la « Sexualité féminine », mais seulement en référence à la relation de la petite fille à sa mère, non celle du petit garçon : « Notre perception de cette phase précoce, pré-œdipienne, chez les filles nous procure une véritable surprise comme, dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minoenne-mycénienne derrière la civilisation de la Grèce » (S.E. 21 : 226). Rank a étudié l’essai de Freud et, dans une lettre à un ami, a analysé l’omission de celui-ci sur un ton désabusé : « Il “découvre” là l’importance primordiale de la mère comme le premier objet de la libido et de l’inhibition (crainte et haine, etc.) que j’ai largement développée dans la Psychologie génétique (voir Conférences américaines) ; il ne me mentionne pas, bien sûr, seulement des articles plus récents d’analystes féminines qu’il valorise maintenant plus que ses élèves masculins » (Liebermann, 1979, p. 14). L’ami a répondu : « Autant que je puisse en juger, c’est Ruth B(runswick) qui a pris votre place » (ibid.). Dans une lettre antérieure, Rank observait que les conclusions tirées dans Psychologie génétique étaient déjà « dans le Traumatisme […] avant que quiconque ait osé les concevoir » (ibid., p. 13).

107(3) Je dois à E. James Liebermann de m’avoir fourni la transcription de cette lettre, probablement la toute première de Freud à Rank. Anaïs Nin rapporte le récit de Rank lui-même de la manière dont il a rencontré Freud en 1905. Souffrant d’une maladie pulmonaire, Rank a consulté Adler dans son cabinet et, au cours de l’examen, « il a exposé certaines de ses opinions concernant le travail du Dr. Freud. Il a aussi exprimé quelques désaccords. Il explorait déjà alors la possibilité d’une mémoire du corps, une mémoire viscérale dans le sang et les muscles, bien avant la conscience, comme constituant la première perception de l’enfant de la douleur ou du plaisir, une mémoire de la naissance elle-même. Une mémoire qui commençait avec la naissance elle-même. L’expérience de la naissance. Les émotions formant comme des couches géologiques, à partir d’expériences purement animales. La naissance, la chaleur, le froid, la douleur. Adler était si impressionné par Rank, qu’il l’a présenté à Freud » (Nin, 1066, p. 278-79).

108(4) Qui, exactement, était cette mère puissante et redoutable à l’imago de laquelle Freud semble avoir été enchaîné pour l’éternité dans son inconscient ? Même aujourd’hui, après une avalanche de livres et d’articles sur tous les aspects de l’œuvre et de la vie de Freud, on ne sait à peu près rien de sa mère, sauf quelques souvenirs isolés. La femme auprès de qui « mein goldener Sigmund » (mon Sigmund doré – ou « bouche victorieuse » dorée) faisait un pèlerinage ambivalent chaque dimanche matin de sa vie d’adulte, depuis son jeune âge jusqu’à ses 70 ans et quelques, jusqu’à ce qu’elle meure en 1930 à l’âge de 95 ans, s’appelait Amalia Freud (Kobler 1962). « Elle était charmante et souriante en compagnie d’étrangers, mais moi, du moins, j’ai toujours senti – écrit Judith Bernays Heller, la petite fille d’Amalia du côté maternel –, qu’avec ses familiers elle était tyrannique et égoïste. Elle avait assurément une forte personnalité et savait ce qu’elle voulait » (Heller, 1973, p. 338). « J’avais vraiment peur d’elle », dit Heller (ibid., p. 335). Amalia, une « belle » femme mais exceptionnellement vaniteuse, « avait un tempérament versatile », et était quelque peu « violente et dominatrice » – émotionnellement l’opposé de Jacob Freud, le père castrateur de Sigmund qui « restait tranquille et imperturbable, pas indifférent, mais pas troublé, qui ne se mettait jamais en colère et n’élevait jamais la voix » (ibid., p. 336). Même lorsqu’il était malade, ou en train de se remettre de sa trentième opération à cause de son cancer buccal, « le professeur Freud trouvait toujours le temps le dimanche matin pour rendre visite à sa mère et lui donner le plaisir de le chouchouter et d’être aux petits soins pour lui » (ibid., p. 339).

109Il y a une photo étonnante, montrant Sigmund et Amalia Freud assis côte à côte, les bras étroitement croisés, dans La chronique la plus brève (Freud, 1992, p. 52). Aucune date n’est mentionnée pour cette photo, mais il semble qu’elle ait été prise quand Freud avait dans les 70 ans, et sa mère dans les 90, peut-être quelques années avant sa mort, en 1930. Contrairement à ce qu’il a fait pour son père, Jacob, Freud n’a pas souhaité assister aux funérailles de sa mère. « Je ne ressens que deux choses » dit-il à Jones après la mort de celle-ci : un « accroissement de ma liberté personnelle » et « la satisfaction qu’elle ait enfin obtenu sa délivrance » qu’elle a si bien méritée (Paskauskas, 1993, p. 677). Il ajouta qu’il ne partageait pas la peine et le chagrin, « si douloureusement manifestés » par son frère Alexander (ibid.). À Ferenczi il écrivit qu’il ne ressentait « ni peine, ni chagrin […] tout en éprouvant un sentiment de délivrance, de libération » (E. Freud, 1960, p. 400). Environ six mois avant la mort d’Amalia, Freud dit à Eitingon : « Elle barre mon chemin vers le repos tant désiré, au néant éternel » (ibid., p. 392), au « rien ».

110Sur la photo, la bouche de Freud est entrouverte et la cicatrice creuse de sa mâchoire cancéreuse est clairement visible. Il faut voir l’expression d’extraordinaire souffrance sur son visage pour y croire. Je pense qu’il n’est pas exagéré de décrire son regard comme le regard angoissé d’un petit garçon déconcerté et démuni. Aucune autre photo de Freud n’a jamais été publiée qui saisisse, de près ou de loin, ce côté authentiquement poignant de sa personnalité. Le visage d’Amalia, bien que flou, exprime manifestement une énorme fierté maternelle et une autorité royale. Selon Thornton Wilder, Freud lui a dit une fois « qu’on démontrera un jour que le cancer est associé “à la présence de haine” » dans l’inconscient (Freud 1992, p. 297-98). Rien d’étonnant à ce que Lacan, plus tard, en appelle à un retour « à la vérité dans la bouche de Freud » (Lacan, 1977, p. 121). Même Lacan, le moins empathique des analystes, et l’adversaire avoué de la théorie de la relation d’objet, a reconnu que la vérité parle là où il y a de la douleur. Même si Freud n’a jamais été capable de découvrir en lui le sentiment océanique, son monde entier était « une petite île de douleur » comme il a dit un jour à la princesse Marie Bonaparte, « flottant sur un océan d’indifférence » (Schur, 1972, p. 567n.10).

111Aucun des collègues les plus proches de Freud, dont beaucoup rendaient des visites de courtoisie à Amalia Freud, n’a jamais exprimé d’interrogation concernant la relation de Freud avec sa mère (Roazen, 1993, p. 35). Otto Rank n’a jamais écrit un seul mot à ce sujet. Mais dans l’intimité de son journal, Sándor Ferenczi a une fois risqué une supposition étonnante concernant les sentiments de Freud à l’égard de sa mère, supposition associée à une série de critiques du complexe de castration. Dans son Journal clinique, écrit en 1932, l’année précédant sa mort, Ferenczi réfléchissait à la raison pour laquelle Freud a remplacé la théorie de la séduction par le complexe d’Œdipe. Ferenczi savait que Freud avait abandonné cette théorie en 1897, au plus fort des orages émotionnels de son autoanalyse. Vers 1932, bien qu’il n’ait jamais nié l’existence de la sexualité infantile, Ferenczi était convaincu que l’abus sexuel infligé aux enfants, « l’affection incestueuse sous le masque de l’affection » (Ferenczi, 1930, p. 121 ; italiques de Ferenczi), était beaucoup plus répandu que Freud ne voulait bien l’admettre. Ferenczi s’interrogeait sur « la légèreté avec laquelle il [Freud] sacrifie aux patients masculins les intérêts des femmes ». Il émettait l’hypothèse, sans aucune preuve, que Freud « pourrait avoir une répugnance personnelle à l’égard d’une sexualité spontanée de la femme à orientation féminine : idéalisation de la mère. Il recule devant la tâche d’avoir une mère sexuellement exigeante et d’avoir à la satisfaire… (La scène primitive peut l’avoir rendu relativement impuissant) ». Puis, en italiques, Ferenczi ajoute : « La castration du père, de celui qui a la puissance, en tant que réaction à l’humiliation éprouvée, conduisit à la construction d’une théorie dans laquelle le père châtre le fils, et de plus, est ensuite adoré par le fils comme un dieu. Dans sa conduite, Freud joue seulement le rôle du dieu castrateur, il ne veut rien savoir du moment traumatique de sa propre castration dans l’enfance ; il est le seul qui ne doit pas être analysé. » (Ferenczi, 1985, p. 257-258). Peu après avoir écrit cette note, quelques jours avant sa dernière rencontre avec Freud en août 1932, Ferenczi dit à A.A. Brill qu’il « ne pouvait attribuer à Freud plus de compréhension (insight) qu’à un petit garçon ; » ceci, écrit Jones, « s’est trouvé être la phrase même que Rank avait utilisée à l’époque – un souvenir qui ne pouvait que confirmer les prémonitions de Freud » (Jones, 1957, p. 172 ; italiques de l’auteur).

112(5) Assurément, Rank a continué à reconnaître la culpabilité tant œdipienne que pré-œdipienne, mais il faisait remarquer qu’il s’agissait de culpabilités en surplus : elles venaient s’ajouter à une dette existentielle déjà présente : « Nous ne nous appartenons pas [nicht unser Eigen sind], dit Rank dans Will Therapy (Thérapie de la volonté), peu importe que nous percevions la culpabilité religieusement à l’égard de Dieu, socialement à l’égard du père ou biologiquement à l’égard de la mère » (Rank, 1929-31, p. 101). Ce n’est pas le père ou la mère ou la sexualité, mais la différence, l’étrange conscience de vivre – la vague perception d’être vivants pour un moment sur cette planète qui tournoie sans rime ni raison autour de la galaxie froide et infinie – qui est la source de notre douleur la plus profonde. « On peut même dire, conclut Rank, que le véritable facteur étiologique des névroses consiste dans ce fait que nous avons une vie psychique [dass wir ein Seelenleben haben] » (8-124). C’est l’angoisse même d’exister, selon Rank : « C’est simplement de l’angoisse dans le Moi et pour le Moi [Angst im Ich und um das Ich] » (8-124).

113Selon Rank, « la volonté et la culpabilité sont les deux versants complémentaires d’un seul et même phénomène (Rank, 1929, p. 31 ; italiques de l’auteur). Moi égale souffrance. On ne peut jamais parler de volonté sans sentiment de culpabilité car les deux ne font qu’un, un Doppelgänger, [double], s’imprégnant et se modelant l’un l’autre. C’est un flux et reflux permanent de ces courants émotionnels, pour le meilleur ou pour le pire, qui donne de la musique, de la couleur, de la poésie, et du drame à l’existence humaine, un psautier de créativité et de souffrance. À cause du problème volonté-culpabilité, comme Rank a appelé ce grand conflit entre notre soi biologique et notre soi purement humain » (18-234), le Moi – même avec sa puissante volonté créative – n’est pas maître dans sa propre maison, ni au niveau macrocosmique, ni au niveau microcosmique. Le traumatisme de la naissance, comme le confiait Rank un jour à un ami, « est vraiment une vaste vision de l’idée de séparation gouvernant l’univers » (Liebermann, 1979, p. 18), et non simplement l’idée de la séparation de la mère ou de la représentation mentale d’importants Autres. « Et quand Freud, dans son (Inhibition, symptôme et angoisse) a accepté l’idée de séparation, il ne savait pas ce qu’il acceptait en réalité, car il pensait uniquement en termes de fixation maternelle individuelle » (ibid.). La différence égale souffrance.

114La culpabilité n’est donc pas seulement le sentiment de faire du mal à autrui, un résidu de souhaits intrapsychiques de nature sexuelle ou agressive, ou la peur de la punition ou de la castration. Comme l’angoisse, la culpabilité est existentielle, une donnée, et se situe avant l’Œdipe, avant le pré-Œdipe. Comme le savaient si bien les anciens dramaturges grecs, la culpabilité est à double face et ne peut jamais être complètement éliminée. Au sens le plus profond, la culpabilité est ce qui nous définit comme êtres humains, tant que nous vivons, nous développons et créons, ou, à l’inverse, tant que nous nous nions et nous trahissons en échouant à vivre, refusant de changer et de développer nos possibilités, en restant inconsidérément fixé dans l’Autre – que ce soit le filet protecteur tissé par la mère, le père, des organisations, des idéologies, des dieux, des thérapeutes ou des amants. Pour cette raison, dit Rank, la culpabilité – le complément inéluctable de la volonté – est une force émotionnelle de l’être humain, aussi puissante que la pulsion biologique de la sexualité : « En fait, il a même été démontré que chez beaucoup d’êtres humains les inhibitions qui se manifestent sous forme d’angoisse et de culpabilité sont plus fortes que les pulsions, que ces inhibitions elles-mêmes opèrent pour ainsi dire “comme une force pulsionnelle” bien que de façon différente des pulsions biologiques. En un mot, nous voyons que le psychique est devenu une force au moins égale au biologique et que tous les conflits humains doivent être expliqués à partir de ce seul fait » (18-229).

115Plus profondément encore, nous devons accepter et respecter cette culpabilité, une part nécessaire et vitale d’une personne fonctionnant pleinement (Kramer 1995). Dans sa manifestation créative, la culpabilité n’est pas à condamner ou à supprimer par l’analyse comme un résidu du complexe d’Œdipe ou de pré-Œdipe. Lorsqu’elle n’est pas trop excessive, la culpabilité sert de facteur harmonisant entre la volonté de séparer et la volonté d’unir, reconnectant le Moi au Toi, la partie au tout, permettant en même temps à la personne de garder un puissant sens de différence : « Je pense que le sentiment de culpabilité occupe une position spéciale parmi les émotions, comme un phénomène limite entre les affects résolument pénibles qui séparent, et les sentiments plus agréables qui unissent. C’est en rapport avec les affects douloureusement séparateurs de l’angoisse et de la haine. Mais dans sa relation à la gratitude et au dévouement – qui peuvent aller jusqu’au sacrifice de soi – le sentiment de culpabilité fait partie des sentiments unifiants les plus forts que nous connaissions. Comme le sentiment de culpabilité occupe la position frontalière entre le pénible et l’agréable, entre les sentiments qui séparent et ceux qui unissent, c’est aussi le représentant le plus important de la relation entre intérieur et extérieur, Moi et Toi, le soi et le monde » (11-158).

116Selon Rank, la personne qui fonctionne pleinement « doit apprendre à vivre, à vivre avec son clivage, son conflit, son ambivalence, dont aucune thérapie ne peut le débarrasser, car si elle le pouvait, elle emporterait du même coup le ressort même de la vie » (Rank, 1929-31, p. 206) – vivre avec un « clivage » qui commence avec le clivage catastrophique dans le noyau de notre être, le trauma ou la « blessure » de la naissance.


Mots-clés éditeurs : ambivalence maternelle, pré-œdipien

Date de mise en ligne : 01/02/2007

https://doi.org/10.3917/cohe.187.0011

Notes

  • [1]
    Le mot anglais insight, en allemand Einsicht, est intraduisible en français. Nous le rendons, dans ce texte, tantôt par « lucidité », tantôt par « compréhension », « perception » ou « perception analytique », selon le contexte. Le sens exact serait : avoir un regard lucide sur sa propre psyché.
  • [2]
    Cet article de Robert Kramer introduit l’ouvrage A Psychology of Difference. The American Lectures, par Otto Rank, Princeton University Press, Princeton, New Jersey.
  • [3]
    Erleben est un terme qui n’a pas d’équivalent exact en français. On peut le rendre approximativement par « expérience vécue », ou « vécu » employé comme substantif. Il désigne la manière qu’a une personne de ressentir ce qui se passe, ou ce qui s’est passé dans sa vie.
  • [4]
    Fiction : un concept central d’Adler.
  • [5]
    Dans une lettre de Freud à Fliess, on peut lire : « Mon travail m’a été entièrement dicté par l’inconscient suivant la célèbre phrase d’Itzig, le cavalier du dimanche “Où vas-tu donc, Itzig ? – Moi, je n’en sais rien ; interroge mon cheval.” À nul début de paragraphe je ne savais où j’atterrirais. Ce n’est évidemment pas écrit pour le lecteur ; j’ai abandonné le souci de faire du style après les deux premières pages » (Lettre du 07.07.1898).

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