Notes
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Les 12 et 13 juin 2005, s’est tenu à Grignan, à Terres d’Écritures, lieu de sessions et d’expositions consacrées à l’écrit, un colloque organisé par Gérard Amiel (Grenoble) et Jean-Pierre Lebrun (Namur). Ce colloque, le premier d’un projet de rencontres annuelles, réunissait des écrivains et des psychanalystes autour d’un thème intitulé « Le désir d’écrire ». Venant après l’allocution de Christine Macé, responsable et animatrice du lieu, et la présentation des journées par les deux organisateurs, le propos ici reproduit était un préliminaire aux exposés et à la réflexion en commun.
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Le dévoilement est aussi le titre d’un recueil de poèmes publié en 1998 par Hélène Péras aux Éditions Arfuyen.
1 Lorsque Jean-Pierre Lebrun m’a demandé d’intervenir dans cette réunion à laquelle j’avais pensé ne participer qu’en voisine, j’ai cédé à un travers critique familier : j’ai déclaré que je ne savais pas ce que signifiait l’expression « désir d’écrire » et qu’il faudrait bien essayer de définir d’abord ce dont nous étions censés parler. C’est ce propos subversif et imprudent qui me vaut la redoutable tâche d’ouvrir ce débat.
2 Je vais donc essayer de préciser quelque peu l’import de ces deux termes, à savoir le désir et son objet ici posé, l’acte d’écrire.
Le désir
3 Le travail de l’analyste est à tout instant de tenter de l’entendre, de le reconnaître et de le restituer à celui qui parle – ou se tait – comme ferait un pêcheur à la ligne s’efforçant d’identifier le poisson à travers les miroitements de l’eau, pour le rendre, aussitôt frôlé d’une ligne sans hameçon, au flux de la rivière. Mais que sait-il, au juste, de ce désir ? sinon que le sujet se débat entre la souffrance de sa méconnaissance et la peur de son assomption. Qu’est-ce donc que le désir ?
4 Le désir n’est ni le besoin, ni l’envie, ni la compulsion qui, bien souvent, n’en sont que les substituts ou les masques. Le désir, comme son étymologie le suggère, implique éloignement, appel, tension vers ce qui fut connu et perdu, ou bien pressenti mais jamais atteint. Cela signifie que l’éloignement n’est pas synonyme d’altérité, d’extériorité : la tension désirante peut viser ce qui est le plus intérieur, le plus nodal de l’être, ressenti comme séparé, voilé.
5 Le désir est une force, un élan, une énergie qui porte l’être à la rencontre d’un objet ou à l’accomplissement d’un projet. Et l’objet ou le projet ultime du désir n’est, peut-être, que le Désir lui-même, le Désir avec un grand D – tiens, déjà l’écriture ! – Désir sans objet, essence du Désir, qui sous-tend et anime la vie même et dont la qualité unique spécifie chaque sujet.
Écrire
6 Qu’est-ce, à l’origine ?
7 Laisser une trace sur la pierre ou sur le sable, une entaille, des graffiti pour marquer un territoire, compter les troupeaux ou les marchandises.
8 Quand on est un petit enfant, dans nos civilisations occidentales du moins, c’est d’abord former les lettres d’un alphabet pour les reconnaître, parce que le geste même du tracé va peu à peu vous révéler un monde, celui de ces signes mystérieux que représentent les mots. « Comment ça s’appelle ? » « Comment ça s’écrit ? » « Qu’est-ce qui est écrit là ? » Dans nos langues – car il en est où la primauté du son sur le signe inciterait à une autre réflexion – dans nos langues la nomination, cet apanage de l’humain, est indissociable de l’écriture.
9 Ce peut être alors l’explosion d’une joie fabuleuse, d’un avènement du sujet dans la découverte de son pouvoir de jouer avec ce merveilleux jeu de construction qu’est le langage, de jouir du langage.
10 Peut-être est-ce lorsque la jubilation liée à ce moment fondateur n’a pu être ressentie dans sa plénitude, quand il a été vécu comme un échec ou une contrainte, c’est-à-dire quand le désir « de connaître et de nommer » (Y. Bonnefoy) n’a pu advenir, peut-être est-ce alors qu’on va le retrouver chez l’adulte comme frustration, regret, impuissance et c’est dans ce cas, sans doute, que les « ateliers d’écriture » tels que les conçoit la maîtresse de céans prennent toute leur valeur et leur efficacité.
11 Écrire c’est tracer des signes qui sont des mots, des mots qui pourront vibrer dans une voix, mais que les yeux pourront aussi comprendre, des mots qui n’ont pas besoin que quelqu’un soit là pour les entendre, des mots qui peuvent attendre d’être lus.
12 Ces évidences premières étant rappelées, une autre s’impose, c’est que, quand on a appris à écrire, c’est-à-dire non seulement à tracer des signes lisibles mais à construire des phrases, quand on connaît, ou est censé connaître, l’orthographe et la grammaire, on peut écrire toutes sortes de choses : des journaux intimes, des lettres (n’est-ce pas Grignan ?), des reportages, des chroniques, des mémoires, des livres d’histoire, le texte de la Constitution européenne, des nouvelles, des romans, des contes de fées, et parfois, parfois des observations cliniques, des théories de la psychanalyse ou même, même…des poèmes.
13 Alors, y a-t-il un point commun entre toutes ces écritures, sont-elles sous-tendues par un même désir et, en ce cas, que peut-on en dire ?
14 Ou bien s’agit-il d’actes tout à fait différents qui n’ont en commun que l’usage de la plume d’oie, du stylo ou de l’ordinateur ?
15 Il faut faire ici place à une incidente, une question que je me bornerai à ouvrir, en restant dans la couleur locale, celle de la correspondance : l’acte d’écrire est-il le même pour Madame de Sévigné et pour ceux d’entre nous qui ne répugnent pas au courriel ?
16 Il y a, au moins, une similitude que j’ai, au reste, déjà évoquée : ce qui est écrit est potentiellement destiné à être lu et ce qui va de soi pour la correspondance vaut sans doute pour toute écriture : elle implique l’existence d’un autre. Échappant au malheur ou à la dérision du soliloque, elle substitue la présence à l’absence, fut-ce au prix d’un dédoublement du sujet. On peut écrire dans le plus grand secret, on peut trembler à la pensée qu’un œil indiscret découvrira peut-être le cahier caché dans un tiroir. Cependant, avouée ou déniée, l’existence d’un ou de plusieurs destinataires est toujours à l’horizon de l’écriture. Et même si le destinataire se confond avec le scripteur lui-même, la possibilité de se relire fait que le sujet écrivant se pose lui-même comme autre.
17 Évidence encore, qu’exprime le dicton populaire : par opposition à la parole prononcée, la parole écrite demeure, du moins tant que son support n’est pas détruit. Elle est liée au temps et à la mémoire, elle sauvegarde ce qui, sans elle, se perdrait : émotion, instants, rencontres mais aussi découvertes, observations, faits d’histoire. Dans cette perspective, elle peut répondre moins à un désir qu’à un devoir, éventuellement au désir d’accomplir un devoir :
« Encore un récit, le dernier,Et ma chronique sera finie,Accompli sera le devoirQue Dieu m’a confié, à moi pécheur… »
19 dit, en sa cellule, où la veilleuse menace de s’éteindre, le moine Pimène écrivant la chronique du Temps des Troubles, dans le Boris Godounov de Pouchkine.
20 Même si notre civilisation contemporaine fait une place de plus en plus grande à l’éphémère, au transitoire – l’écriture n’échappant pas à cette évolution– il reste que, entre désir et devoir, le souci du témoignage et de la transmission, celui de la pérennité de la trace est immanent à l’acte d’écrire autant que constitutif de la condition humaine. Toute écriture porte en elle une tentative de triomphe sur la mort, même ou surtout peut-être quand le siècle s’épouvante :
« …de n’avoir pas connuQue la mort triomphait dans cette voix étrange »
22 comme l’écrit Mallarmé de l’œuvre d’Edgar Poe.
Désir d’écrire ou écriture du désir
23 Nomination, présence, pérennité. Proposer ces quelques notions comme clefs pour accéder au sens de l’acte d’écrire, indépendamment du genre de l’écrit, cela revient à dire qu’il faut du désir pour écrire, comme il faut du désir pour vivre, pour accomplir tout acte de la vie.
24 Celui qui écrit peut être motivé par l’impératif, la nécessité que certaines choses soient dites. J’ai évoqué le chroniqueur, le témoignage, en général, historique ou scientifique. Cela vaut pour tous les domaines de la pensée : j’ai entendu Maurice Bellet me dire un jour : j’écris les livres que je voudrais lire.
25 Peut-on, pour autant, parler globalement d’un désir d’écrire ? L’écriture est-elle objet de désir ? J’aurais tendance à dire, plutôt, que l’écriture est toujours, dans une certaine mesure, écriture du désir. Ce que j’entends par là, c’est que l’écriture, à travers ses ruses, ses mensonges, ses procédés, son souci d’exactitude ou ses exubérances imaginatives, l’écriture est une modalité de la parole dont la finalité ultime, manifeste ou occultée, est de tendre à révéler, à dévoiler le Désir fût-ce par le biais de son déguisement.
26 Avancer cette hypothèse va me conduire, ou me contraindre, à une ébauche de confidence.
27 Aujourd’hui se sont réunis ici des psychanalystes et des écrivains, et le programme de ces journées avertit les premiers d’avoir à se mettre à l’écoute des seconds. L’avertissement semble ne pas tenir compte du fait que nombreux sont les psychanalystes qui écrivent et certains beaucoup et avec talent. Personne ne méconnaît que Freud était un véritable écrivain. Nous savons bien, d’ailleurs, que s’il n’avait pas écrit aucun d’entre nous ne serait ici…
28 D’autres, toutes tendances confondues ont laissé de grandes œuvres : Ferenczi, Abraham, Groddeck, Jung, Lacan dans ses écrits fondateurs, mais nous touchons là à une question, celle de l’orateur, qui dépasserait de beaucoup le cadre de cette rencontre. La littérature analytique contemporaine est abondante. Les gens méchants chuchotent que si les psychanalystes écrivent tant, à partir de leur pratique, c’est parce que, dans cette pratique, ils sont malheureux de ne pas pouvoir parler. Mais, nous, nous ne sommes pas méchants, bien sûr. Nos collègues ici présents associent leur exercice de praticien à un énorme travail de réflexion qui, à travers l’expérience clinique, explore le devenir de la condition humaine dans la société contemporaine.
29 Je fais ici, bizarrement, figure d’exception. Pendant plus de quarante ans j’ai pratiqué l’analyse, mais hormis quelques textes répondant à des sollicitations ponctuelles ou quelques divagations à usage personnel, je n’ai jamais, depuis la soutenance de thèse, rien écrit dans le domaine de la psychanalyse. Pourquoi ?
30 La réponse est claire : je n’en ai pas eu le désir. Je n’ai pas eu le désir de noter, d’élaborer, de communiquer ce qui m’était confié, je n’ai pas pu le faire. Paresse, nonchalance ? Peut-être et je l’accepte, mais cela va plus loin : j’étais là pour essayer d’entendre, pas pour écrire et encore moins pour publier. Je n’ai jamais pu me résoudre à mettre un hameçon au bout de ma ligne…
31 J’ai écrit autre chose : quelques recueils de poèmes et des traductions de poésie. Et une conviction s’est imposée à moi, qui a commencé à se faire jour il y a bien longtemps et n’a fait que s’affermir au long des années.
32 Il y aura bientôt un demi siècle, en exergue à ma thèse, qui était consacrée à La notion d’intuition en psychopathologie, j’avais placé cette sentence de la Vieille Russie : mieux vaut jeter une pierre en vain qu’une parole vide. L’idée directrice était que le trouble fondamental de l’esprit humain était toujours un trouble de la connaissance lié à ce que l’on pourrait désigner comme une maltraitance de la parole, un mésusage des mots, une distorsion, une perte du sens dans le discours où s’insère le sujet parlant, mésusage qui fausse à la base l’échange langagier.
33 Dans cette hypothèse le difficile chemin de la guérison ne pouvait passer que par la recherche, toujours inachevée, d’une rencontre heureuse des signifiants, autrement dit l’avènement du sens dans la justesse du verbe.
34 Or je crois que ce qui caractérise la forme particulière de l’écriture que l’on peut reconnaître comme poétique est, précisément, la tension vers cette justesse, jamais atteinte mais toujours espérée.
35 Cela m’avait conduite, il y a bien longtemps, lors de l’une des réunions fondatrices de l’École Freudienne, à poser au Maître, qui jouait avec tant de virtuosité d’un style pseudo-mallarméen, la question un peu perfide des rapports de la psychanalyse et de la poésie. J’avais eu droit à quelques mimiques d’intérêt mais, naturellement, pas à la moindre tentative de réponse.
36 Il aurait pu, pourtant, me renvoyer à L’instance de la lettre dans l’inconscient, texte que je n’ai lu que beaucoup plus tard, mais c’est bien ainsi puisque cela m’a permis de me répondre à moi-même. Et la réponse c’est que la psychanalyse et la poésie c’est…la même chose.
37 Une telle affirmation est sans doute un peu provocante et demande quelques justifications.
38 La première est que la poésie, n’est une écriture qu’à la manière dont la musique est une partition. La poésie est d’abord une voix qui parle et qui, parlant, cherche à s’entendre, à entendre quelque chose comme son propre son fondamental, à travers les harmonies ou les dissonances, à travers les figures de style et les polysémies. Le lecteur de poésie est un auditeur et parfois un interprète.
39 La seconde est que la poésie, comme l’analyse, n’ont pour raison d’être que de frayer des chemins à travers les méandres de l’âme humaine pour s’approcher le plus possible d’un point central où s’abolirait la faille entre la parole et le Désir qui fonde l’être. Cette abolition, d’ailleurs, pouvant s’opérer dans les béances mêmes du langage ainsi que l’a si justement écrit Nicole Malinconi désignant à la source de sa propre écriture : « …comme une nécessité de laisser voix à la langue elle-même, ou plutôt à cette faille dans la langue où du silence persiste, où les mots ne « servent » pas, cessent d’être des outils à communiquer, où ils laissent plutôt entrevoir ce qui, au fond, ne peut se dire. L’écriture irait au plus près de cela ; et c’est une tentative jamais aboutie, on le sait. »
40 Cette pénétrante et subtile réflexion de Nicole dont l’écriture, bien qu’en forme de prose, est profondément poétique, me conduit, en terminant, à proposer à votre méditation deux questions :
41 Ce qui vaut pour la poésie, et m’a permis d’apercevoir comme une aérienne passerelle entre elle et la psychanalyse, n’est-il pas, implicitement et quelles que soient les apparences, en germe dans toute écriture, rendant ainsi quelque consistance à ce « désir d’écrire » dont j’ai tout à l’heure mis en doute l’existence ?
42 Et si l’on se risquait, présomptueusement, à essayer de cerner la nature du Désir à la fois originel et ultime dont celui d’écrire ne serait qu’une métonymie, ne pourrait-on l’entendre comme le savoir mystérieux d’une possible guérison de la parole, réconciliée avec elle-même ?
Mots-clés éditeurs : dévoilement, poésie, désir, écrire
Date de mise en ligne : 01/07/2006.
https://doi.org/10.3917/cohe.185.0129Notes
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Les 12 et 13 juin 2005, s’est tenu à Grignan, à Terres d’Écritures, lieu de sessions et d’expositions consacrées à l’écrit, un colloque organisé par Gérard Amiel (Grenoble) et Jean-Pierre Lebrun (Namur). Ce colloque, le premier d’un projet de rencontres annuelles, réunissait des écrivains et des psychanalystes autour d’un thème intitulé « Le désir d’écrire ». Venant après l’allocution de Christine Macé, responsable et animatrice du lieu, et la présentation des journées par les deux organisateurs, le propos ici reproduit était un préliminaire aux exposés et à la réflexion en commun.
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Le dévoilement est aussi le titre d’un recueil de poèmes publié en 1998 par Hélène Péras aux Éditions Arfuyen.