Couverture de COHE_185

Article de revue

Castration ou grossesse mal placée ? Réflexions à propos du bossu de Karinthy

Pages 85 à 87

1 Les lecteurs fidèles de la revue Le Coq-Héron se souviennent peut-être d’une autre nouvelle de Frigyes (Fréderic) Karinthy (1887-1938), intitulée « Ma mère », publiée en 1986 dans le numéro 97. Ce philosophe humoriste, faisant partie de la première génération de Nyugat, (Occident) la revue littéraire de la modernité, est devenu célèbre dès la publication de son recueil de pastiches « Vous écrivez ainsi » dont certains morceaux sont encore remémorés avec délectation par les amateurs de littérature en Hongrie. Même si c’est en tant que humoriste qu’il était devenu célèbre, il mérite d’être rappelé qu’il était aussi poète et auteur de nouvelles. Tous ses écrits sont parsemés d’intuitions remarquables sur le fonctionnement psychique. La nouvelle publiée en 1986 dans notre revue en dit long sur le deuil, sur les réactions d’un enfant à la perte d’un parent.

2 La nouvelle de Karinthy « Le bossu », présentée dans ce numéro nous confronte au déni dans sa forme la plus habituelle, la plus banale. C’est le déni produit par une sorte de bienséance : face à un événement ou à un comportement qui suscite une réaction, les bonnes manières exigent de faire comme si de rien n’était : l’hôte et l’hôtesse affichent des formules qui ont l’air de minimiser la maladresse de l’invité ; ainsi la tache sur la belle nappe blanche, ou le bris de la porcelaine de valeur « n’ont aucune importance ».

3 Telle une grossière impolitesse du destin, le plus souvent c’est la mort qui est déniée de la même manière. Les récits des patients abondent en formules comme : « on ne m’a jamais rien dit sur la mort de mon père, on a seulement parlé du départ de papa « au ciel » ou tout simplement de sa « disparition ». Il arrive maintes fois que les tentatives pour adoucir et rendre plus acceptable la brutalité de la perte transforment l’enfant en une sorte d’invalide psychique qui par la suite n’arrivera pas à ressentir quoi que ce soit. Ce qui peut mener à la création de symptômes de substitution divers ou carrément d’une « crypte », à laquelle le patient trouvera accès seulement si l’analyste lui sert de guide.

4 L’autre type de déni est celui pratiqué par certaines mères lors des conduites brutales ou incestueuses du père ou beau-père. Le déni peut se traduire alors ainsi : il suffit qu’elle ne soit jamais dite pour que cette histoire soit annulée. Ou bien : reconnaître ce fait voudrait dire que je vis avec un monstre, mais il m’est impossible de le quitter, car pour moi mieux vaut la vie avec lui que la solitude ; donc le plus simple est encore de penser que ce que l’enfant me dit n’est que pure invention. Le déni permet de fuir l’action ; la tendance est commune à tous, la métaphore de la tête cachée dans le sable ou le proverbe hongrois qui dit : « ma bouche cousue, ma tête ne me fera pas mal » l’illustrent bien. Le déni des bourreaux, même lorsqu’il est érigé en idéologie de négationnisme, ainsi que le déni des violeurs appartiennent à cette même catégorie, celle du déni de la réalité. Dans le cas des violeurs c’est par souci de confort personnel quant aux bourreaux c’est pour le confort d’une idéologie.

5 Mais le déni dans cette histoire ne concerne pas un événement. La « conspiration du silence » de l’entourage, le déni de la difformité du personnage n’est motivé en apparence que par les égards et la gentillesse : on fait comme si le bossu était comme tout le monde. Mais ce déni concerne également les pulsions brutales à l’égard de l’infirme : si nous prétendons qu’il n’a rien, qu’il est comme tout le monde, nous montrons nos bonnes intentions à son égard, le monde entier peut constater que nous n’avons aucune intention de le brutaliser. Le déni des autres produit des effets sur notre bossu ; lui aussi mène sa vie comme si de rien n’était. Son dos, semblable par un accord tacite aux dos des autres, lui procure tout de même certains privilèges, auxquels il considère avoir parfaitement droit, par le simple fait qu’il les a toujours eus. La conscience de son état est limitée par le regard extérieur, il semble rien savoir de plus que ce que son entourage lui permet de savoir.

6 Le déni dans les exemples cités est inséparable du rapport du sujet à l’autre, donc il est inter-psychique. Mais le prototype du déni « classique » est de l’ordre intra-psychique. D’après la théorie freudienne, c’est le déni de « la castration » de la mère qui sous-tend le raisonnement du pervers. Le phallus halluciné se transformant en fétiche est la base fantasmatique de son fonctionnement. Dans le cas du bossu, le déni de l’entourage sert à masquer les pulsions agressives à son égard et transforme le bossu lui-même en pervers. Sa conduite, avec tout le manque de considération pour les autres, est marqué par ce déni de brutalité transformée en considération excessive. Cependant le déni de l’entourage s’oppose chez le bossu à une nécessité fondamentale, présente chez tous les humains. Nous ne pouvons savoir, ou pour mieux dire, croire savoir, « qui nous sommes » qu’à travers le regard de l’autre. Notre identité première, celle du nourrisson reflétée dans les yeux de notre mère, est suivie par beaucoup d’autres : celle valorisée (ou non) par notre père, jalousée par notre frère, appréciée (ou non) par le professeur, reconnue par l’ami(e). Cette reconnaissance joue un rôle tellement vital dans notre existence que c’est la demande essentielle dans beaucoup de cures. Comme Balint l’a montré, cette demande, l’analyste ne peut la refuser, même s’il doit veiller à ne pas se laisser prendre et se perdre dans les filets des demandes du patient en état de régression. Ainsi la « bientraitance » acharnée de son entourage prive le bossu à jamais de savoir comment il est, préalable à la construction de qui il est. C’est la raison pour laquelle il est prêt à baiser la main de celui qui, en lui infligeant un coup, brise le miroir trompeur et fait apparaître l’image de son corps difforme. Il convient de noter que le regard des autres ne révèle jamais la vérité ultime sur le sujet, c’est en s’en démarquant, et en luttant contre l’identification à l’agresseur que celui participe tout au long de son existence à la création de soi. Toutefois en raison de sa diversité et de ses multiples charges émotives ce miroir devient indispensable car il lui permet de se « construire ». Nous sommes tous des bossus à la recherche du coup libérateur avec, d’un côté les miroirs déformants et de l’autre le besoin désespéré de la vérité sur nous-mêmes, vérité que nous cherchons et fuyons simultanément tout au long de l’existence.

7 Après l’époque du fantasme du père tout-puissant, marquant la naissance de la psychanalyse, nous vivons à l’ère du fantasme de la mère toute-puissante. Nous avons gagné beaucoup de batailles, nous les femmes, sans avoir gagné la guerre avec nos enfants. Dans cette guerre, nos grand-mères, écrasées, exploitées, battues, étaient mieux placées que nous, suspectes parce que victorieuses sur tous les fronts. Vivant à l’ombre de leur conjoint patriarche chargé de tous les péchés, il était rare que leurs enfants combattaient ces femmes-là la vie durant ! L’utérus tout-puissant de nos jours semble encore plus dangereux qu’était le phallus tout-puissant ; l’enfant ne peut surmonter l’angoisse que ce fantasme suscite que par la créativité, mais la créativité est freinée et risque d’être étouffée par le désir de se laisser aimer, de retrouver le giron maternel, cette source du bonheur infini, symbole de vie et de mort. Il est peut-être plus facile actuellement d’être père, car personne ne lui demande l’impossible. Il lui suffit d’être là et de marquer la séparation entre le rejeton et la « mater », laquelle, même si elle est toujours « certa » est aussi toujours « dolorosa ».

8 Alors cette histoire peut être considérée également du point de vue de la féminité. L’excroissance du bossu peut aussi faire penser au ventre croissant d’une femme. Le seul hic est que la bosse est mal placée, elle est à l’envers. Alors la considération que lui accorde l’entourage peut être interprétée comme les égards dus à la femme qui va bientôt donner la vie. Le déni ne viserait pas alors la castration de la mère, mais une sorte de grossesse qui n’aboutira jamais. Alors la reconnaissance de son état par le bossu ne serait pas liée au manque du phallus, mais à une prise de conscience de sa privation de l’organe porteur d’enfant.

9 Le bossu du récit, comme s’il avait le choix d’adopter la théorie qui lui convenait, obéit aux préceptes de la théorie freudienne et finit par se résigner à sa castration.

10 J’aurais plutôt tendance à penser que l’auteur, quant à lui, a trouvé une différente solution. Comme la plupart de génies créateurs il fut marqué à la fois par un trauma précoce et le souvenir d’une mère donneuse de vie.


Mots-clés éditeurs : déni, le regard des autres, phallus ou utérus tout-puissant

Date de mise en ligne : 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/cohe.185.0085

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