Couverture de COHE_185

Article de revue

La magie de la technique

Pages 83 à 84

Notes

  • [1]
    Extrait de Veilleur de nuit rêveur du jour, traduit par Michel Sérizier, Paris, ediciones del correcaminos, 1988.
  • [2]
    Bar populaire au Mexique (ndt).

1 Mon ami [1] l’Esthète m’exposa un jour le plan du roman qu’il était en train d’écrire. L’anecdote, dans l’ensemble, n’était pas très complexe car, me dit-il, il était parvenu à la réduire à sa plus simple expression : lui-même, pouvant ainsi se consacrer plus librement à la narration et user à sa guise du temps et de l’espace. Son projet était conçu selon les recettes formelles du Nouveau Roman latino-américain le plus audacieux.

2 Je me rappelle que le récit débutait dans la capitale du Guatemala, au moment où l’Esthète quittait la faculté où il donnait des cours, et tandis qu’il marchait jusqu’à l’arrêt du bus, qu’il y attendait le sien, y montait puis en descendait devant chez lui, s’enchaînait une séquence de flash-backs sur son enfance et d’autres périodes de sa vie, ce qui lui servait de prétexte à diverses considérations sur la vie intérieure. Ensuite, il apparaissait dans un dédale urbain qui n’était autre que le quartier chinois de Barcelone ; le narrateur s’y arrêtait pour analyser la question de l’ubiquité. Plus tard, il découvrait dans les pages d’un journal guatémaltèque l’annonce de l’assassinat d’une de ses connaissances, ce qui lui permettait de réfléchir sur la répression politique dans ce pays. Suivait une aventure érotique, qui devenait une sorte de leitmotiv piquant dans l’ensemble du récit. Venait ensuite une soûlerie entre écrivains dans une anonyme cantina[2] sous-développée, où l’on discutait littérature et politique. Après cela, assis sur un banc de la Villa Borghese, à Rome, le protagoniste observait les formes changeantes des nuages puis se lançait dans une docte méditation sur l’indéterminisme vital ou quelque chose ce genre.

3 Toute l’histoire continuait ainsi, dans un style enlevé, cinématographique, plein de shots, de monologues intérieurs, de cut-ups, tout à fait à la Joyce, à la William Burroughs, ou à la Beckett. Le roman se terminait dans une chambre de bonne parisienne, le narrateur rivé à sa machine à écrire, devant une feuille de papier bien centrée sur le chariot, une feuille blanche, nette, parfaitement vierge ; c’est dire que tout ceci n’était arrivé que dans l’imagination de l’écrivain, sans qu’il ait pu écrire une seule ligne.

4 Le projet me parut excellent et non dépourvu d’originalité. L’Esthète possédait un back-ground intellectuel et littéraire plus que suffisant pour se lancer dans cette aventure ; une vie riche d’expériences intéressantes ; de l’intelligence à revendre ; il ne manquait pas non plus d’imagination. Mais selon ses propres dires, le problème est qu’il n’arrivait pas à trouver un début. Ou plutôt, il avait bien dû commencer une centaine de fois, pour réécrire ce commencement cent autres fois encore. Il finissait toujours par s’empêtrer dans un quelconque détail technique, ou dans le leurre maudit du temps et de l’espace.

5 J’imaginais l’Esthète, assis devant sa machine, la tête bourrée de ses théories sur les structures narratives. La légende de Narcisse me vint à l’esprit ; celui-ci fut, comme l’on sait, victime de son propre éblouissement. L’Esthète, lui, tentait à l’infini d’écrire un roman sur quelqu’un qui tentait d’écrire un roman. Lui aussi avait chu dans son propre piège.


Date de mise en ligne : 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/cohe.185.0083

Notes

  • [1]
    Extrait de Veilleur de nuit rêveur du jour, traduit par Michel Sérizier, Paris, ediciones del correcaminos, 1988.
  • [2]
    Bar populaire au Mexique (ndt).

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