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Article de revue

Clinique de la honte. Honte et pudeur : les deux bornes de l'intime

Pages 48 à 56

Notes

  • [1]
    La pudeur, un lieu de liberté, Buchet Chastel, Paris, 2003.
  • [2]
    Le Monde, 24 septembre 2004.
  • [3]
    ocf XVIII, p. 286.
  • [4]
    Ornicar ? Analytica 11, octobre 1978.
  • [5]
    « La perversion narcissique », Revue française de psychanalyse n° 3, 2003.
  • [6]
    L’instinct filial, Denoël, 1972.
  • [7]
    C’est dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis que l’on peut le mieux repérer ce qui distingue l’Idéal du moi du Surmoi, lorsqu’ils citent Nunberg : « Le Moi obéit au Surmoi par peur de la punition, et se soumet à l’Idéal du moi par amour » ou bien lorsqu’ils distinguent le sentiment de culpabilité qui témoigne d’une tension entre le Moi et le Surmoi est rapport avec la conscience morale et le sentiment d’infériorité produit par une tension entre le Moi et le Surmoi en rapport avec l’Idéal du moi en tant qu’il est formé sur l’image des objets aimés, le Surmoi sur celle des personnages redoutés.
  • [8]
    Freud, bien sûr ; Imre Hermann (L’instinct filial, 1943) ; André Green (Le narcissisme moral, 1969) ; Lacan (L’envers de la psychanalyse, 1970) ; Jean Guillaumin (Culpabilité, honte et dépression, 1973) ; Octave Mannoni (La férule, 1982) ; Ghyslain Lévy (Une catastrophe, la honte, 1983) ; la revue Espaces (La honte, 1989) ; Serge Tisseron (La honte, psychanalyse du lien social, 1992) ; la revue ptah (1999) ; rfp (Honte et culpabilité, 2003) ; Colloque de Cerisy (Lire et écrire la honte, 2003).
  • [9]
    rfp n° 5, 2003.

1C’est parce que je travaillais depuis des années sur la honte qu’on m’a sollicitée sur le thème de la pudeur [1], ce qui m’a contrainte à tenter de les distinguer l’une de l’autre. On verra que cela ne va pas toujours de soi.

2S’interroger sur la honte semble devenu aujourd’hui un fait de société. Je pense que cette mobilisation trouve son origine, entre autre, dans l’histoire. En effet, travailler la honte, c’est travailler la façon dont l’homme traite l’homme, et ce que le devenir humain nécessite pour advenir. Or le traitement inhumain que l’homme a fait subir à l’homme, lors des deux guerres mondiales, et tout particulièrement lors de la Shoah, force à ce travail de pensée sur la honte. Il a fallu un très long temps pour pouvoir le commencer. Cette mise au travail se fait à des rythmes variables selon les pays, les peuples, et les disciplines. Peut-être, de ce point de vue, la psychanalyse n’a-t-elle pas brillé par sa rapidité et sa perspicacité. Cependant, si ses champs de questionnement sont orientés par l’histoire, ils le sont avant tout par le biais de la clinique, c’est-à-dire par ce que les analystes sont amenés à entendre dans le discours de leurs patients. C’est ainsi qu’aujourd’hui, mais peut-être pas depuis très longtemps, ces derniers nous confrontent à la honte et nous obligent à l’entendre et à chercher, non pas des réponses, mais plutôt des façons de la traiter au sens de « faire avec ». Cela relève, pour moi, de ce processus appelé par Freud la Kulturarbeit.

3Un autre élément important ressortit à l’existence d’un individualisme de plus en plus grand dans nos sociétés modernes où tout est question de performances individuelles et où l’on ne peut que constater la disparition grandissante d’un tissu social qui offrait l’appui d’une solidarité collective maintenant disparue. À ce sujet, Dominique Quessada (publicitaire et philosophe), dans un de ses articles intitulé « Tout doit disparaître [2] » montre que le capitalisme, aujourd’hui, qui « vise à la consommation de toute chose, cherchant dans le moindre processus une source de plus-value » a conduit à la disparition de toute altérité à ce système « puisque, écrit-il, c’est l’idée d’altérité elle-même qui a disparu ». C’est pourquoi il le qualifie de « système altéricide ».

4Les déviances individuelles renvoient alors à un défaut d’être, à des défaillances narcissiques qui ne trouvent plus les moyens de s’étayer sur un tissu social néantisé. C’est l’ère du « chacun pour soi », « moi plus et mieux que l’autre, pour lequel je ne dois avoir aucun égard, car c’est un rival », et « si je ne prends pas sa place, c’est lui qui prendra la mienne ».

La honte est un affect complexe

5En allemand, un même mot, die Scham, dit la honte et la pudeur et l’on pourrait croire que c’est une seule et même chose. Pourtant, si le français distingue deux mots, on doit penser qu’ils renvoient à deux problématiques psychiques distinctes. Cependant, on peut avoir idée de la complexité de la question en constatant, que, dans la traduction de Laplanche, par exemple, dans la fameuse note de Malaise dans la culture, au début du chapitre IV [3], ce qui, dans la première traduction, datant de 1971, avait été traduit par pudeur, l’est cette fois-ci par honte...

6Mon hypothèse est que ces deux affects sont comme deux bornes dont l’écart vient faire place au sujet. Ces deux sentiments, qui, plus que des affects sont des mouvements psychiques à l’origine de la constitution même de l’être psychique, délimitent les conditions d’émergence d’une vie subjective, vécue en première personne par l’individu. Toutes deux impliquent des comportements, des fonctions qui relèvent de et construisent la relation à l’autre, c’est-à-dire au monde extérieur.

7Qui s’intéresse à ou travaille la question de la honte en a fait l’expérience. C’est une des raisons, ai-je signalé dans mes premiers écrits sur le thème, qui peut expliquer le manque d’intérêt que les analystes ont eu, pendant longtemps, pour elle.

8En effet, travailler et écrire sur la honte, c’est toujours une façon de parler de soi, c’est donc toujours au moins en partie, une réflexion autobiographique. Ceci n’est pas spécifique à la honte. Il est difficile de s’engager dans un domaine de recherche qui ne présente pas au moins une amorce, un point d’accrochage subjectifs. Mais la honte présente une caractéristique particulière, que Freud aborde dans la préface qu’il a écrite en 1913 à la version allemande du livre de John Gregory Bourke [4] : Les rites scatologiques. Assistant, à Paris, à des autopsies menées par le médecin légiste Brouardel, il avait été frappé d’entendre celui-ci dire, face à un corps non identifié : « Les genoux sales sont le signe d’une fille honnête. » « Cette leçon, écrit-il, selon laquelle la propreté corporelle s’associe davantage au vice qu’à la vertu, me revint souvent à l’esprit, plus tard, lorsque le travail psychanalytique vint m’avertir de la manière dont les hommes civilisés, aujourd’hui, sont confrontés au problème de leur corporéité. Ils sont à l’évidence gênés par tout ce qui leur rappelle par trop la nature animale de l’humain. »

9Un peu plus loin, il poursuit : « C’est loin d’être une petite affaire que d’examiner ou de décrire les conséquences entraînées pour la civilisation par cette façon de traiter le douloureux “reste de terre” dont les fonctions sexuelles et excrémentielles peuvent être tenues comme constituant le noyau. Il suffira de mentionner une seule de ces conséquences, celle qui, ici, nous touche le plus : il n’a pas été permis à la science de s’occuper de ces aspects proscrits de la vie humaine, en sorte que quiconque étudie de telles choses se voit considéré comme à peine moins “inconvenant” que celui qui fait réellement des choses inconvenantes. »

10Ceci donne un éclairage sur les raisons de la difficulté d’aborder la honte. Traiter de la honte, c’est toucher à l’indifférencié, au cloacal, à l’excrémentiel, au profond de l’intime, et il est inconvenant de s’en approcher, surtout s’il s’agit de rendre cette approche publique. Celui qui le fait sera considéré comme identifié à la chose elle-même, il sera lui aussi réprouvé.

11J’ajouterais un autre aspect qui tient à la honte elle-même : on n’en a jamais fini avec elle. Et il est sans doute difficile, pour la psychanalyse, d’avoir affaire à quelque chose qui lui résiste, qui résiste à ce qui se voudrait peut-être un pouvoir thérapeutique sans limite… De ce point de vue, mais ce n’est certainement pas le seul, la honte pose un vrai problème à la psychanalyse.

12Non seulement on n’en finit jamais avec elle, mais tout semble indiquer qu’il serait particulièrement dangereux d’en finir avec elle. Les articles d’un numéro de la rfp de l’année dernière, intitulé « La perversion narcissique [5] » amènent à envisager qu’en finir avec la honte conduirait inévitablement à la perversion narcissique. Ce raccourci mérite bien sûr des développements, mais il n’est sans doute pas possible aujourd’hui d’éviter de faire ce rapprochement et de le questionner. Pourquoi aujourd’hui ? Peut-être notamment parce que notre société paraît engagée dans un processus qui se voudrait celui de l’éradication de la honte. Et cela produit insidieusement des effets pervers dans les relations sociales, tels que le mépris de l’autre, l’incivilité et la disparition de toute courtoisie, l’atteinte grave du respect et de l’espace propre de chacun, et une violence de plus en plus manifeste.

13Les liens entre perversion narcissique et honte apparaissent également si l’on convient, comme le propose Imre Hermann [6], que la honte vient signifier le renoncement à l’omnipotence et la reconnaissance de la dépendance vis-à-vis de l’objet et que les manœuvres perverses viennent justement signaler le refus de renoncer à cette omnipotence.

14Risquons l’hypothèse que si la perversion est conçue comme une conséquence de l’incestuel, la honte pourrait être ce qui en protège.

15Si Freud n’a pas établi précisément une métapsychologie de la honte, néanmoins, il aborde la question à plusieurs reprises, suffisamment pour nous permettre d’en déterminer certaines caractéristiques, mais sans doute pas pour répondre à toutes les questions qu’elle pose. Il s’agit d’un affect, pour certains d’apparition relativement tardive dans le processus du développement psychique, puisqu’elle suppose l’existence du Surmoi, ce qui la situe dans le contexte de la triangulation œdipienne. Classiquement, elle témoigne d’une tension entre les instances psychiques que sont le Moi et l’Idéal du moi, alors que la culpabilité relève d’un conflit entre le Moi et le Surmoi [7]. Elle est le résultat, sous l’effet du regard de l’autre, d’un double mouvement de retournement d’actif en passif d’une exhibition phallique en exposition anale, du caché en découvert, alors que ce qui était montré s’effondre, et d’un retour narcissique de la libido objectale, retournement sur la personne propre. Cette présentation est celle du raptus honteux, qui est un affect secondarisé, mais qui traduit toujours une fragilité narcissique.

16Mais la honte renvoie aussi à un état, que certains appellent « honte primaire », qui est le témoin de l’humanisation et que tout un chacun rencontre au cours de la constitution du sujet. L’accès à la position de sujet passe par la nécessaire traversée de la honte, consciente ou non. Elle se situe lors de la reconnaissance du monde extérieur et de la mise en place de l’autre. Elle est constitutive de l’altérité. C’est par l’expérience de la honte que s’installe en moi la certitude de l’existence de l’autre. Elle révèle la présence de l’autre et provoque la tentation d’y échapper. Elle parle du rapport à la différence et de la menace du retour de l’indifférencié. Dans le cadre de la relation analytique, la déliaison induite par la régression expose au danger de cet indifférencié. C’est alors que la présence de l’autre, l’analyste, tient une place essentielle.

17Je ne vais pas reprendre en détail ce qui a maintenant été signalé de nombreuses fois à propos de la métapsychologie de la honte [8]. D’une façon très condensée donc, je dirai que la honte fait intervenir la problématique anale, et, plus que la passivité, la passivation, c’est-à-dire, le passage imposé de l’activité à la passivité, sous l’action du regard et/ou de la parole réels ou supposés de l’autre.

18La honte touche à l’être même. Elle pose non la problématique de l’avoir, mais celle de l’être. Elle est consubstantielle à l’être. Elle trouve son origine notamment dans le renoncement nécessaire à l’omnipotence infantile, et dans l’expérience de la dépendance du petit humain qui naît prématuré, en ce sens qu’il n’a pas les moyens de subvenir lui-même à ses propres besoins, dépendance qui pose des limites dans ses possibilités de réalisation de désir et d’accession au plaisir.

19Elle parle de l’origine signalée plus haut par la citation de Freud : le sujet naît dans l’indifférencié, la fusion, le cloacal où se mêlent sang, urines, fèces, le mélange de ces matières étant assimilé à l’abject… De cela, il lui reste la trace de la honte, ce « reste de terre », qui serait la marque de l’animalité présente dans l’homme.

20Enfin, éléments essentiels, elle provoque l’isolement et elle est l’affect spécifique du trauma.

La pudeur aide à déterminer la frontière

21Comment Freud parle-t-il de la pudeur ? Dans les Études sur l’hystérie (1895), il signale la nécessaire confiance que l’analysant doit pouvoir faire à son analyste afin de permettre la levée de la pudeur verbale, laquelle risque d’entraver le déroulement de l’analyse qui, toujours, s’aventure vers le plus secret et le plus intime. Il présente donc la pudeur comme une résistance potentielle qu’il faut déjouer.

22Dès sa correspondance avec Fliess, il attribue à la pudeur une fonction refoulante, protégeant de la névrose. Du refoulement normal résulte une « transformation de l’angoisse libérée en rejet psychiquement lié, c’est-à-dire qu’il fournit le fondement affectif d’une multitude de processus intellectuels, tels que moralité, pudeur, etc. » favorisant ainsi les progrès évolutifs de l’enfant. Par la suite, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il la présente comme une « force qui s’oppose au plaisir scopique, qui peut éventuellement être supplanté par elle », et qui permet de maintenir la pulsion dans des limites estimées normales. Associée au dégoût et à la moralité, elle serait comme un sédiment historique « des inhibitions externes auxquelles la pulsion sexuelle a été soumise au cours de la psychogenèse de l’humanité. » C’est une formation réactionnelle, qui vient réprimer les motions sexuelles de l’enfance, inutilisables et perverses en soi, « c’est-à-dire issues de zones érogènes et portées par des pulsions qui, eu égard à l’orientation prise par le développement de l’individu, ne pourraient susciter que des sensations de déplaisir ». Elle vise alors à réduire le risque de déplaisir.

23Si le petit enfant est avant tout dépourvu de pudeur, celle-ci s’édifiant progressivement, notamment pendant la période de latence, dans Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud considère que son édification résulte d’un facteur externe, l’éducation, et d’un facteur interne de protection de la psyché, le pare-excitations, sans lequel l’organisme vivant succomberait sous le coup des excitations du monde extérieur. C’est donc une tendance à se détourner de l’excitation sexuelle, qui apparaîtrait spontanément, au signal de l’éducation.

24Dans Malaise dans la culture (1930), Freud attribue l’origine de la pudeur et le commencement du processus de la civilisation à la verticalisation de l’homme, qui, en rendant visibles les organes génitaux jusqu’ici masqués, faisait qu’ils demandaient à être protégés. La pudeur donc tiendrait une grande place dans le développement de la civilisation.

25Un parcours à travers les champs de la philosophie, du droit et de l’anthropologie permet de dire que le processus d’hominisation débute avec le regard porté sur le corps et que dans ce processus, la pudeur, dont la fonction consiste à protéger du regard de façon modulée, participe à la délimitation de l’espace au sein duquel le sujet pourra se mouvoir librement, à l’abri de toute intrusion de l’autre et sans risque, pour sa part, de s’immiscer dans le lieu de l’autre. En ce sens, elle remplit une fonction sociale indispensable : garantir la liberté de chacun, individuellement et collectivement.

26La pudeur concernée dans l’analyse est celle des deux personnes en présence, analysant et analyste. Si l’analyste est soustrait au regard du patient, c’est afin de faciliter le dire, en lui offrant l’ouverture d’un espace d’expression d’une plus grande liberté, sans qu’il ait à se heurter frontalement au regard de celui qui l’écoute, inévitablement porteur de jugement. Mais une totale liberté de parole n’existe jamais. Elle se heurte à une limite qui est celle-là même imposée par la pudeur : la mise en retrait nécessaire et vitale d’une partie de soi, le lieu de l’intime. La fonction de la pudeur est de circonscrire ce lieu, de maintenir un écart par rapport à autrui, sans lequel il n’est pas d’intériorité, et donc pas de sujet. C’est pourquoi l’essentiel dans la cure n’est pas de tout dire, mais de découvrir qu’on a le choix de dire ou de ne pas dire. Cette découverte, c’est celle du pouvoir de la pudeur qui conditionne le choix de s’ouvrir ou non à l’autre, dans une relation qui ne sera ni de comblement, ni de sacrifice. Enfin, il importe d’être attentif à protéger la pudeur du patient, car il y a dans l’analyse un aspect exhibitionniste et narcissique, qu’on ne doit pas méconnaître. À noter que cet aspect exhibitionniste sera pour une grande part fonction de la disposition de l’analyste à adopter ou non une attitude voyeuriste. C’est dire l’importance de la position contre-transférentielle.

27La pudeur entre de façon explicite dans la vie de l’enfant à l’adolescence. Cette période du développement, qui va le conduire vers la forme adulte de sa sexualité, est le lieu de modifications essentielles. L’enfant prend de l’autonomie par rapport aux imagos parentales, les modifications corporelles de la puberté s’accompagnent de celles de la pulsion sexuelle, enfin un travail psychique important produit un remaniement des identifications mettant à l’épreuve la solidité de ses assises narcissiques et de son monde interne. C’est dans ce contexte de grand chamboulement que vient se manifester la pudeur, d’abord, en général, au sein de la famille, par le désir de cacher son corps aux yeux des parents et de la fratrie.

28Pour qu’elle s’installe de façon satisfaisante, c’est-à-dire, ni trop présente, provoquant alors l’inhibition, ni trop absente, exposant au risque de l’exhibition, il est nécessaire qu’une étape préalable se soit correctement passée : c’est celle de la constitution du narcissisme de l’enfant sous le regard de la mère. Cela se passe dès les tout premiers moments d’échange entre l’enfant et sa mère et lui permet de s’identifier comme un élément distinct et séparé du monde dans lequel il évolue. Grâce à cette phase, pourra s’établir à l’adolescence une pudeur adaptée, témoignant de la constitution d’une image du corps et d’un espace psychique bien circonscrits par rapport au monde extérieur, lorsque la potentialité érotique, c’est-à-dire l’existence d’un corps et d’un regard sur lui porteurs de désir, devient consciente et conduit l’enfant à souhaiter soustraire son corps au regard de l’autre, ou plutôt à décider lui-même si, quand et à qui il le montrera. Cette capacité de décision est essentielle : c’est une façon de tester ses moyens d’agir sur l’extérieur, c’est ne pas être totalement transparent psychiquement, c’est avoir ses propres pensées qu’il ne dévoilera que selon ses choix. Ainsi se construit le noyau de l’intimité. On voit alors bien comment l’apparition de la pudeur chez l’enfant et la possibilité d’en imposer le respect à son entourage sont de bons signes d’une autonomie psychique en train de se constituer.

29Comme le montre la clinique analytique, c’est sans doute au sein du couple que se saisit le mieux l’enjeu primordial de la pudeur. En effet, la relation amoureuse peut mettre le sujet particulièrement en danger. Freud ne s’y trompe pas quand il écrit dans Pour introduire le narcissisme (1914) : « Un solide égoïsme préserve de l’amour, mais à la fin, l’on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber malade lorsqu’on ne peut pas aimer. » D’autre part, il soulignait dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) : « La dissimulation progressive du corps qui va de pair avec la civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle, laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en dévoilant ses parties cachées… » La pudeur vient ici en aide à la recherche de la bonne distance entre les amants et dans les jeux de la séduction et de l’entretien du désir, par les mouvements d’alternance de voilement et dévoilement qu’elle met en œuvre.

30Ainsi, la pudeur, se manifestant dans la relation à l’autre, apparaît comme représentative de la mise en place du sujet dans le mouvement progressif d’intégration de soi. Ce processus est finalement celui de l’installation du sujet en lui-même et dans le monde, conditionnant le rapport entre ses investissements narcissiques et objectaux.

La honte et la pudeur dans la cure : une illustration

31Geneviève est une patiente dont la cure analytique dure depuis plusieurs années. Elle était venue au départ pour une demande de psychothérapie en raison d’une boulimie dont elle n’arrivait pas à se libérer. Si très rapidement il ne fut plus question de ce symptôme, elle attendit cependant longtemps avant de s’allonger. Elle avait absolument besoin de me voir. Et même une fois sur le divan, pendant longtemps encore, elle a parlé de sa souffrance à ne pas me voir, son regard sur moi étant une possibilité de repère. Tout en sachant qu’elle avait à tout moment la possibilité de s’asseoir, elle ne l’a pourtant pas fait.

32Elle est d’une extrême sensibilité à la variation de mes états de vigilance, de mes états tout court. Elle s’est toujours souciée de ne pas empiéter sur ce qu’elle considérait comme mon espace, de peur de m’envahir, de me détruire, ce qui lui interdisait de se laisser aller, surtout par crainte de me donner à entendre ou à voir des choses qui pourraient m’être insupportables et donc dangereuses pour moi. Pour que je puisse continuer à rester présente pour elle et lui conserver mon amour et mon attention, il lui fallait constamment se soucier de moi et me protéger d’une potentielle violence qu’elle ressentait comme très grande. Cette façon de prendre soin de l’analyste me semble très caractéristique de ces patients qui ont subi de graves défaillances affectives très précoces. Après de longues années, après entre autres un épisode au cours duquel elle se casse les dents à son travail, sans oser, dans un premier temps, mettre cela sur le compte d’un accident du travail (elle était alors éducatrice)… elle prend conscience petit à petit de la façon dont elle paye de sa personne, et qu’elle paye cher. Pour qui ? Pour quoi ? se demande-t-elle. Elle a du mal à le savoir.

33Et puis, à l’occasion d’une séance difficile, elle s’aperçoit qu’à s’interdire de gagner correctement sa vie (elle fait partie de ces patients qui, bien qu’ayant assez peu de moyens, se débrouillent toujours pour payer leur analyse…), à s’obliger à « ramer » constamment financièrement, parce qu’elle considère que l’argent pourrit tout, à s’interdire d’être heureuse, elle ne rend pas pour autant les pauvres plus riches et les gens malheureux plus heureux. Autrement dit, elle comprend qu’à se sacrifier ainsi depuis si longtemps pour les autres, elle n’a toujours pas réussi à les rendre moins pauvres et moins malheureux.

34C’est une grande honte pour elle de prendre conscience de cela. Cela la met en rage contre moi. C’est la première fois qu’elle me manifeste de l’agressivité. Elle m’en veut de l’avoir fait descendre du nuage où elle s’était réfugiée et sur lequel elle pouvait se dire qu’elle seule avait une position éthique correcte, qu’elle seule voyait et comprenait les autres, et où, par sa souffrance pour les autres, elle était convaincue qu’elle leur faisait du bien. S’identifier à la souffrance de l’autre lui servait de position éthique et militante et lui donnait bonne conscience. Aussi, quand elle s’aperçoit de son impuissance et de son inefficacité totale par rapport à ses idéaux, elle se sent terriblement humiliée.

35Dans la suite de cette prise de conscience, un changement fondamental s’opère dans la relation transférentielle. Elle commence à prendre vraiment sa place et questionner la relation analytique. Des possibles s’ouvrent. Elle peut même me confier quelque chose qui lui apparaît comme faisant partie du plus intime d’elle-même : « J’ai envie, me dit-elle, de faire du théâtre. Je suis sûre que ceux qui m’entourent, mes amis et ma famille n’y comprendront rien. Mais ça ne fait rien. »

36Et pour la première fois depuis toutes ces années, elle me parle de sa souffrance auprès d’une mère si défaillante, quand elle était enfant, de la maltraitance de cette mère affolée, perdue dans une détresse telle qu’elle était dans l’incapacité de s’occuper d’un bébé, puis d’un autre… Elle peut dire, enfin, l’abandon et la souffrance qui lui a été liée, même si plus tard sa mère l’a reprise et qu’elle a eu alors, avec elle, une relation très forte. Pendant cette période où elle avait été confiée à sa grand-mère maternelle, elle passait des journées entières à préparer des spectacles pour le jour où sa mère viendrait. Ces spectacles, elle ne les lui a jamais montrés, car celle-ci venait trop rarement et pour trop peu de temps !… Toutes choses qui étaient là depuis longtemps, bien sûr, mais pas sous cet aspect. Au contraire, elle avait toujours été persuadée d’avoir eu de la chance de jouir d’une très grande liberté, sa façon d’inverser l’abandon et l’absence de père en quelque chose de positif, et ainsi, d’en masquer la douleur.

37Sa mère a été « une victime de la vie », dit Geneviève, dont elle avait dû s’occuper très vite, la prendre en charge et la mettre à l’abri, notamment de sa violence et de sa propre agressivité.

38Il apparaît alors que sa principale difficulté est d’établir des limites entre elle et les autres, et cela se repère tout particulièrement dans la relation transférentielle avec moi. Sa peur panique de la trop grande proximité et de la fusion l’a contrainte à maintenir une distance excessive. Elle comprend que ce qu’elle vivait comme l’injustice du monde pour les autres doit être entendu comme la projection de l’injustice dont elle a été victime dans sa relation à sa mère. C’est elle, la fille, qui s’était donné pour tâche d’assurer à la mère ce dont elle avait besoin pour continuer à vivre. Tenter de réparer l’injustice du monde, c’était tenter de réparer cette injustice qu’elle avait elle-même subie, tenter de réparer sa mère. Et son extrême sensibilité aux souffrances des autres parle d’elle et de la détresse dans laquelle elle-même a vécu enfant.

39Alors, elle peut dire le changement qu’elle ressent dans la cure, le bien-être, voire une certaine volupté, mais aussi la peur qu’elle a eue pendant des années que je ne supporte pas sa détresse, que je finisse par me lasser. Elle peut dire surtout la honte de sa dépendance à mon égard. Elle avait tellement besoin de mon amour, qu’elle devait constamment être vigilante pour me maintenir présente pour elle. Cette honte est très difficile à dire, mais elle la dit quand même, parce que c’est très fort et qu’elle n’a plus peur pour moi.

40

« Il y a de l’impudeur, dit-elle, à dire simplement ce qui est là et il faut du courage pour l’affronter… Pour se rapprocher de l’autre, il faut se couvrir, avoir une circonférence, être délimité et protégé de l’intérieur… C’est important de venir là juste pour le plaisir d’être là. »

41Pendant une longue période, la patiente avait manifesté une pudeur excessive. Ce qui venait pendant les séances ne devait pas être montré, parce que cela lui faisait peur et qu’elle devait m’en protéger. De la même façon que sa mère avait été sa préoccupation prioritaire, elle avait dû constamment se préoccuper de moi. Cette pudeur extrême a provoqué pendant très longtemps une grande inhibition, par moments partiellement contournée par la préparation à l’avance de ce qu’elle allait dire en séance. Et pendant tout ce temps, la honte n’était pas consciente chez elle.

42Très tôt j’ai pensé, par la teneur émotionnelle de sa présence, qu’il était question chez elle d’une maltraitance très précoce. J’ai eu souvent du mal à tolérer la façon dont elle s’interdisait de prendre sa place dans la relation analytique, honteuse d’être parfois impatiente, inquiète de ses silences, désarmée devant cette souffrance qui ne pouvait se dire et qui pourtant occupait tout l’espace.

43Mais sans doute avait-elle su, dès le début, produire chez moi suffisamment de connivence pour m’imposer malgré tout la patience nécessaire afin que je lui accorde le temps dont elle avait besoin pour arriver à prendre véritablement sa place. Parfois, elle avait pu évoquer la honte qu’elle ressentait devant moi, quand elle arrivait en mauvaise forme à une séance. Mais c’est vraiment à ce moment charnière que j’ai rapporté que, quasi simultanément, la rage contre moi, donc son agressivité, et la honte enkystée se sont manifestées et explicitées. C’est à partir de là, qu’elle a pu lâcher ses défenses et se donner la liberté de penser et dire ce qu’elle veut. Maintenant, elle est là.

Pour conclure, je reprends ma question de départ : honte et pudeur, quel rapport ?

44Des travaux anglo-saxons considèrent la pudeur comme l’angoisse de la honte. Pour d’autres, la pudeur installe une démarcation entre le montrable et le non-montrable, le partageable et le non-partageable. Alors sans pudeur, il n’y aurait pas de honte.

45Il n’est pas aisé de les distinguer l’une de l’autre, toutes les définitions les associant, ce qui témoigne sans doute d’une certaine confusion entre les deux. Elles sont présentes toutes deux dans la relation : on n’est pas plus honteux seul que l’on n’est pudique seul. Elles mettent l’une et l’autre au premier plan la dimension sexuée du corps, saisi d’abord dans sa nudité. Toutes deux sont sous la dépendance du regard, mais le regard honnisseur juge, réduit le sujet au rang d’objet, de déchet, tandis que le regard de la pudeur assure un rôle de protection et de modulation du désir. La pudeur voile, la honte révèle une image mensongère que le sujet entend donner de lui. Mais toutes deux, à leur façon, protègent le narcissisme. Si elles participent à la construction du sujet et à la mise en place de l’altérité, notons cependant que la honte vient révéler une blessure ou une défaillance narcissique, tandis que la pudeur témoigne de la qualité de la relation d’objet, révélant l’existence d’un espace de discontinuité par rapport à l’autre, dont l’existence n’est pas évidente, lorsque c’est la honte qui se manifeste.

46Ainsi, je dirais que la honte et la pudeur sont toutes deux à l’interface entre le sujet et l’autre, l’une, la honte, côté narcissisme, relevant plus de la répression, l’autre, la pudeur, côté objectal, plutôt manifestation d’un refoulement partiel intermittent. Entre ces deux bornes, ou peut-être plutôt ces deux enveloppes, se spécifie l’espace de l’intime, qui, comme le signale Claude Barazer [9], n’est pas celui que la pornographie prétend donner à voir, car c’est celui du sujet divisé qu’est l’être parlant, qui ne relève d’aucun dévoilement physique.


Date de mise en ligne : 01/04/2006.

https://doi.org/10.3917/cohe.184.56

Notes

  • [1]
    La pudeur, un lieu de liberté, Buchet Chastel, Paris, 2003.
  • [2]
    Le Monde, 24 septembre 2004.
  • [3]
    ocf XVIII, p. 286.
  • [4]
    Ornicar ? Analytica 11, octobre 1978.
  • [5]
    « La perversion narcissique », Revue française de psychanalyse n° 3, 2003.
  • [6]
    L’instinct filial, Denoël, 1972.
  • [7]
    C’est dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis que l’on peut le mieux repérer ce qui distingue l’Idéal du moi du Surmoi, lorsqu’ils citent Nunberg : « Le Moi obéit au Surmoi par peur de la punition, et se soumet à l’Idéal du moi par amour » ou bien lorsqu’ils distinguent le sentiment de culpabilité qui témoigne d’une tension entre le Moi et le Surmoi est rapport avec la conscience morale et le sentiment d’infériorité produit par une tension entre le Moi et le Surmoi en rapport avec l’Idéal du moi en tant qu’il est formé sur l’image des objets aimés, le Surmoi sur celle des personnages redoutés.
  • [8]
    Freud, bien sûr ; Imre Hermann (L’instinct filial, 1943) ; André Green (Le narcissisme moral, 1969) ; Lacan (L’envers de la psychanalyse, 1970) ; Jean Guillaumin (Culpabilité, honte et dépression, 1973) ; Octave Mannoni (La férule, 1982) ; Ghyslain Lévy (Une catastrophe, la honte, 1983) ; la revue Espaces (La honte, 1989) ; Serge Tisseron (La honte, psychanalyse du lien social, 1992) ; la revue ptah (1999) ; rfp (Honte et culpabilité, 2003) ; Colloque de Cerisy (Lire et écrire la honte, 2003).
  • [9]
    rfp n° 5, 2003.
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