Notes
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Conférence présentée au Colloque franco-hongrois sur « L’école de Budapest » les 27-29 mai 2004 à l’Institut français de Budapest, sous l’égide de l’Association Piotr Tchaadaev. Texte à paraître également dans la publication de l’Association.
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Voici le passage de la proposition d’octobre 1967, dont je m’inspire ici : « La troisième facticité, réelle, trop réelle, assez réelle pour que le réel soit plus bégueule à le promouvoir que la langue, c’est ce que rend parlable les termes de : camp de concentration, sur lequel il nous semble que nos penseurs, à vaguer de l’humanisme à la terreur, ne se sont pas assez concentrés.
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Exode 20.
1 Et Dieu prononça toutes ces paroles :
2 Je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ai tiré de la terre d’Égypte, d’une maison de servitude.
3 Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face.
4 Tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre.
5 Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point.
1 Budapest est une ville qui ne saurait laisser un psychanalyste indifférent. Outre les travaux de son école et les psychanalystes de renom qui s’y sont illustrés, cette ville est associée à l’histoire de mon grand-père paternel qui, au cours de ses pérégrinations de juif polonais, vint y apprendre son métier d’ébéniste.
L’École de Budapest : premiers contacts entre psychanalyse et politique
2 Ferenczi et l’École de Budapest ont posé des pierres essentielles à l’édification de la psychanalyse. En Hongrie, où une Société psychanalytique de Budapest avait été créée en mai 1913, la psychanalyse eut même droit à une reconnaissance officielle à l’occasion du Congrès de septembre 1918 et Sándor Ferenczi fut titulaire d’une chaire durant la brève existence du régime de Béla Kun en 1919.
3 Rappelons aussi que Ferenczi fut l’artisan de la fondation de l’Association internationale de psychanalyse, sous la tutelle de S. Freud. Nous y reviendrons.
4 Si 1913-1914 furent des années-charnières pour la théorie de la psychanalyse, la Grande Guerre lui ouvrit des potentialités extraordinaires. En effet, la psychanalyse fut la seule discipline à obtenir des résultats satisfaisants dans le traitement des névroses de guerre. Pour en saisir l’enjeu, il suffit de lire ce que Freud écrivait dans l’introduction à La psychanalyse des névroses de guerre, ouvrage qui correspond au compte rendu du Ve Congrès de psychanalyse qui s’est tenu à Budapest en septembre 1918. Il note la présence des « représentants officiels des instances dirigeantes des puissances de l’Europe Centrale ». Le résultat fut l’engagement de « mettre en place des centres psychanalytiques où des médecins formés à l’analyse devraient trouver les moyens et le loisir d’étudier la nature de ces affections énigmatiques et l’influence qu’on peut exercer sur elles par la psychanalyse ». Il est amusant de constater que cela se serait passé comme pour la création des hospices, la formation des médecins est invoquée avant le traitement des patients.
5 Les projets sont malheureusement tombés à l’eau, du fait que l’armistice a été signé moins d’un mois après. En effet, ces organisations d’état furent dissoutes, mais aussi, les névroses de guerre disparurent aussitôt.
6 Il s’en est fallu de peu que la psychanalyse trouvât une reconnaissance politique, dont il est difficile de mesurer aujourd’hui quelles en auraient été les conséquences sur son évolution.
7 Pourtant, cet épisode ne fut pas sans importance dans la diffusion de la psychanalyse. Ainsi, la présence de psychanalystes dans les services psychologiques des armées alliées durant la Deuxième Guerre mondiale va être à l’origine du développement de la psychanalyse en Europe comme aux usa.
8 Insistons un instant sur la création de la première chaire d’enseignement de la psychanalyse à l’université par Béla Kun, après qu’il eût proclamé la République des Conseils en mars 1919. Malheureusement, elle fut renversée au bout de quatre mois pour faire place à une nouvelle dictature. Il nous en reste le texte de Freud, « La psychanalyse peut-elle être enseignée à l’université ? », question qui est à remettre au travail pour chaque psychanalyste.
La société de consommation des psychanalystes
9 Le débat sur la pratique de la psychothérapie qui se déroule sur la scène politique a ravivé certaines de ces questions. Cela tient, entre autres, au fait que les associations qui sont en train de solliciter une reconnaissance par le politique d’une profession de psychothérapeutes ont habilement inclus la psychanalyse dans ce débat.
10 À nous de ne pas nous laisser entraîner dans un faux combat. Il y a lieu, au contraire, de réagir avec rigueur, et cela concerne en particulier le volet de la formation. C’est d’autant plus important que les tenants de la psychothérapie exposent des principes de formulation empruntés à ceux de l’ipa, en y substituant « psychanalyse » par « psychothérapie ».
11 Historiquement, la formation des analystes a rapidement nécessité de penser l’institution. C’est en 1910, lors du deuxième congrès du mouvement psychanalytique, que Freud a réalisé ce projet avec Ferenczi.
12 Un chef lui semble nécessaire, quelqu’un qui fasse autorité, dans une association officielle « pour prévenir les abus qui pourraient se commettre au nom de la psychanalyse ».
13 Il fallait aussi « enseigner la manière de pratiquer la psychanalyse, former les médecins, en se portant garant de leurs compétences ». Freud émet aussi le désir de voir s’établir entre les partisans de la psychanalyse des relations d’amitié et de soutien mutuel.
14 C’est dans cette perspective que Lacan fonde son école. Elle veut offrir des garanties dont elle autorise de sa formation un analyste, ce dont elle s’engage à répondre. Parmi les éléments qui signifient cette responsabilité, Lacan place la constitution de l’Annuaire des membres de l’École. Lacan maintient, en la signifiant, l’autonomie de l’initiative de l’analyste.
Une école de psychanalyse à Strasbourg
15 Dans notre travail de ces vingt dernières années, nous sommes restés fidèles à ces principes. Nous avons toujours été sensibles aux réflexions sous-tendant l’acte de fondation de J. Lacan, en particulier à propos de la troisième facticité réelle, trop réelle, qui rend parlable le terme de « camp de concentration ». Il est en effet l’un des premiers à envisager, dans notre champ, la Shoah. Et il ne le fait pas dans un texte quelconque, mais bien dans celui qui fonde son École. Il s’y appuie sur l’expérience des camps, comme réelle, au sens de ce qui résiste à la signification ; qui laisse sans mots, qui ne cessera de ne pouvoir se dire… Elle est alors présente dans toute expression de la parole, a fortiori dans le champ de la psychanalyse. Quant à la réflexion sur la préadaptation des psychanalystes de l’ipa à l’épreuve des camps, elle ne peut nous laisser indifférents. De même la prédiction « des effets de ségrégation qui seront la balance nécessaire à l’avenir des marchés communs [2] ».
16 Ne devons-nous pas aujourd’hui nous inquiéter d’une « préadaptation des analystes à la société de consommation » ? Elle peut se déduire de certains symptômes dans l’intension comme dans l’extension.
17 Ainsi un demi-siècle après le nécessaire retour à Freud proposé par Jacques Lacan, pouvons-nous repérer l’adultération des concepts lacanien et a fortiori freudien ?
18 Cela se traduit par une tendance à l’imaginarisation des concepts, à leur donner une consistance, dénoncés par Lacan à l’encontre des analystes de l’ipa.
19 Le problème de la transmission de la psychanalyse se trouve réduit à la production de psychanalystes, via la reproduction voire le clonage.
20 La demande (névrotique) de reconnaissance exprimée par Freud sous la forme épique de conquête de territoire, mais par la psychanalyse, pas par lui, est devenu un jeu de stratego, de conquête territoriale par des institutions de psychanalystes en lutte les unes contre les autres.
21 Dans le même état d’esprit apparaît la notion de reconnaissance de la psychanalyse comme profession par l’état qui permettrait son remboursement et tirerait bien la chose du côté d’une conception purement consumériste. Tout cela est sous-tendu par le lien reconnu entre consommation et totalitarisme.
22 Les questions sur le statut du psychothérapeute suscitent des conflits entre les tenants des institutions qui prétendent en être le garant. Cela part des associations de psychothérapeutes en tout genre, jusqu’aux psychanalystes en passant par l’université, la psychologie et la psychiatrie.
La question de la Laïenanalyse ?
23 Les psychanalystes auraient-ils oublié la dimension métaphorique de la question de la Laïenanalyse ? Dans l’esprit de Freud, « la question de l’analyse profane » ne concerne pas un gradus quelconque entre psychiatre et psychologue, mais une question mettant en jeu une distinction entre médecin et non-médecin. On peut d’ailleurs se demander quand et de quelle manière elle est venue schizer le peuple psy.
24 Toujours est-il que ce que Freud met en évidence, ce n’est ni querelle de personnes, ni de compétence, c’est une réflexion sur la formation. Et elle se définit au mieux comme la nécessité pour l’analyste de se déprendre des discours qui l’ont constitué, qu’ils soient médicaux, psychiatriques, philosophiques, voire psychanalytiques…
25 La Laïenanalyse met en jeu la castration de l’analyste et sa Spaltung, sa division subjective. À ce titre, le principe de la « double-casquette » que prône l’eps permet la mise en place d’un discours tiers, d’un référentiel, mais aussi de préserver l’intime de la relation analytique. Il est important que quelqu’un qui veut pratiquer la psychanalyse ait une autre formation professionnelle.
26 Cela se justifie en particulier par la dimension nachträglich de la psychanalyse. Le psychanalyste est produit par la cure. Et, c’est aussi dans l’après-coup que l’on peut acter des moments analytiques d’une cure…
27 Il y a de nombreuses applications cliniques, pédagogiques, thérapeutiques de la psychanalyse qui se déploient sur la scène publique, sur le mode de « ce que la psychanalyse nous enseigne, comment l’enseigner ? » Mais la cure, elle, devrait pouvoir se dérouler dans l’intime, à l’ombre d’une autre raison sociale. En effet, la psychanalyse ne saurait se déterminer comme une profession qu’à profaner la Laïenanalyse…
Et la psychothérapie ?
28 S’il est nécessaire que nous précisions ce que nous entendons comme notre formation à la psychanalyse, il est aussi indispensable que nous prenions position quant à cette épineuse question de la psychothérapie.
29 Parmi les différentes manières qu’a eu Freud de définir la psychanalyse, il en est une qui montre son pouvoir subversif par rapport à toutes les autres psychothérapies, en ce qu’elle se fonde sur le renoncement, le dessaisissement par le thérapeute de l’usage de la suggestion.
30 Freud n’a cessé de montrer de quelle manière la psychanalyse se détache et se distingue des autres psychothérapies. Le geste fondateur de Freud pourrait être qualifié de Yahviste. En effet, de même que le dieu de la bible, le dieu un, dans son acte de révélation, reconnaît l’existence des autres dieux. Il ne dit pas : « il n’y a pas d’autres dieux que moi », mais ordonne de ne pas faire d’autres dieux devant lui [3]. De même Freud, lorsqu’il fonde la psychanalyse, ne la situe pas comme devant se substituer aux autres psychothérapies, mais l’individualise par rapport à ces dernières tout en précisant les indications, qui ne sont pas pour lui universelles.
31 Elles ont pour lui une « action cosmétique », alors que la psychanalyse a, elle, une « action chirurgicale ».
32 Viendront ensuite la notion de transfert et de la création d’une névrose de transfert.
Un malentendu à lever : la guérison de surcroît
33 Mais, il est surtout un malentendu à lever dès lors que l’on s’intéresse aux rapports de la psychanalyse et de la psychothérapie.
34 La psychanalyse se distingue en ce sens qu’elle ne veut réprimer aucun phénomène psychique par voie d’autorité. « L’inévitable influence suggestionnante du médecin est, dans la psychanalyse, orientée vers la tâche, dévolue au malade, de vaincre ses résistances, c’est-à-dire d’opérer le travail de guérison. Il faut pour cela, s’aider d’un « maniement prudent de la technique ». Le but du traitement est de « façonner le meilleur de ce qu’il [le patient] peut devenir en fonction de ses dispositions et de ses capacités, et de le rendre autant que possible, capable de réaliser et de jouir. » Dans cette visée, et c’est une précision lourde de conséquences sur la pratique, et propre à lever un certain malentendu tenace : « L’élimination des symptômes de souffrance n’est pas recherchée comme but particulier, mais, à la condition d’une conduite rigoureuse de l’analyse, elle se donne pour ainsi dire comme bénéfice annexe. » Voilà l’occasion de lever un malentendu introduit par la trop fameuse expression de « guérison de surcroît » qui a laissé supposer pour certains, que la psychanalyse n’avait pas vocation thérapeutique. Ce serait trahir gravement l’enseignement de Freud que de soutenir une telle position. Freud ne parlait pas en terme de visée. Il parlait des moyens propres à obtenir cette guérison. Ce n’est pas la « volonté de guérir » qui est en jeu, c’est permettre l’expression du désir. C’est en envisageant le symptôme comme un appui pour la parole – et non pas comme signe de la pathologie, et donc à éradiquer –, en permettant le retour du refoulé, on obtient la guérison de surcroît. Il ne s’agit donc pas d’un mépris pour la guérison, mais c’est plutôt la marque de ce qui vient différencier le Souverain Bien de l’éthique du sujet, ce qui était déjà, comme on vient de l’entendre, la préoccupation de Freud.
L’efficacité d’une psychothérapie se juge à long terme
35 Dans « Endliche und unendliche Psychoanalyse » en 1938, Freud nous explique que contrairement à certains de ses élèves, il a longtemps attendu pour livrer son expérience sur la fin du traitement. Pourquoi ? Parce qu’il faut de nombreuses années de recul pour pouvoir apprécier les effets à longs termes d’une cure. Aussi plutôt que d’envisager comme aboutissement une structure stable, on est amené à raisonner en termes d’équilibre. Ce qui veut dire que quelqu’un peut apparaître guéri au sens où il fait face sans difficultés aux exigences de son existence. Cela ne présage en rien de ce qu’il pourrait arriver s’il était soumis à des exigences pulsionnelles plus élevées. Et en effet, c’est bien dans de tels moments que l’on peut observer des états de décompensation chez des sujets qui apparaissaient jusque-là parfaitement « bien équilibrés ». Ce peut être un deuil, un échec amoureux ou universitaire, une réussite…
36 À ce propos, il conseille aux analystes, mais doit-on dire aux psychothérapeutes, qui sont soumis à de puissantes exigences pulsionnelles de la part de leurs patients, de se faire environ tous les cinq ans, « l’objet de la psychanalyse ».
37 C’est dans ce texte également qu’il individualise trois aspects de la démarche analytique : la thérapeutique psychanalytique, l’analyse personnelle, celle qu’on appellerait aujourd’hui analyse didactique, et l’analyse de caractère. Ce que j’appelle « dimension psychothérapique » n’est autre que le premier de ces trois aspects, la thérapeutique psychanalytique.
De la dimension psychothérapique de la Laïenanalyse
38 Ainsi, la psychothérapie ne saurait être une psychanalyse édulcorée, une psychanalyse du pauvre, au rabais… La psychothérapie ce n’est rien d’autre qu’un des trois volets de la psychanalyse, sa dimension psychothérapique.
39 Si Freud a toujours envisagé la thérapie psychanalytique, il a longuement insisté sur ce qui la distinguait des autres psychothérapies.
40 Ce qui est en jeu pour Freud, dès le début, ce n’est pas la pureté de la psychanalyse, c’est donc sa singularité. Autrement dit, il n’est pas question de psychanalyse pure, mais de la Laïenanalyse. Si cette dernière désigne la nécessité pour l’analyste de se déprendre des discours qui l’ont constitué, comme nous l’avons défini plus haut, elle vient marquer chaque analyste dans sa singularité, sa différence. La Laïenanalyse pourrait alors se dire paradoxalement « kodesh » ; paradoxalement en raison de sa traduction fautive par sainte, la « sainte psychanalyse », alors que kodesh signifie bien « marquée de la différence ».
41 La profanation de la Laïenanalyse provoque alors la perte de cette dimension du Kodesh, et l’amène à devenir une psychothérapie parmi les autres (réalisant la pire des appréhensions de Freud).
42 Toujours est-il que si nous envisageons la dimension psychothérapique de la psychanalyse, il ne saurait y avoir d’ambiguïté quant à la formation : la psychanalyse personnelle n’y est pas de surcroît, elle est la seule qui puisse se concevoir.
Notes
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[1]
Conférence présentée au Colloque franco-hongrois sur « L’école de Budapest » les 27-29 mai 2004 à l’Institut français de Budapest, sous l’égide de l’Association Piotr Tchaadaev. Texte à paraître également dans la publication de l’Association.
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[2]
Voici le passage de la proposition d’octobre 1967, dont je m’inspire ici : « La troisième facticité, réelle, trop réelle, assez réelle pour que le réel soit plus bégueule à le promouvoir que la langue, c’est ce que rend parlable les termes de : camp de concentration, sur lequel il nous semble que nos penseurs, à vaguer de l’humanisme à la terreur, ne se sont pas assez concentrés.
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Exode 20.
1 Et Dieu prononça toutes ces paroles :
2 Je suis l’Eternel ton Dieu qui t’ai tiré de la terre d’Égypte, d’une maison de servitude.
3 Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face.
4 Tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre.
5 Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point.