Notes
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[1]
À noter que ce travail d’observation pourtant indispensable à une meilleure adaptation de suivis lourds et complexes, n’a pas pu être maintenu plus de dix-huit mois dans ce service hospitalier, pour des raisons administratives et budgétaires.
1L’hospitalisme est décrit par Spitz en 1946, à l’issue de l’observation de nourrissons en pouponnière, séparés pendant plusieurs mois de leur mère. Il s’agit de la forme extrême de la dépression anaclitique qui évolue en trois phases. Après un temps de pleurs et de cris, de lutte anxieuse, au bout d’un mois survient une phase de repli ; enfin, si la séparation se poursuit sans substitut maternel, trois mois après environ, l’enfant devient inexpressif, détaché, refuse de manger, se réfugie dans une activité autoérotique. Le repérage de ce syndrome a abouti à une remise en question de la prise en charge des jeunes enfants à l’hôpital.
2A priori, l’hospitalisme est donc une vieillerie, qui relève de l’histoire de la médecine ou de la psychiatrie. Il peut paraître anachronique d’en parler à propos de la néonatalogie. Les longs séjours des grands prématurés, allant jusqu’à trois ou quatre mois, ont été largement étudiés et le soutien apporté à la relation entre parents et enfant prématuré permet le plus souvent d’échapper à l’hospitalisme. Les deux cas que nous allons rapporter ici, où l’hospitalisation se prolonge au-delà des délais habituels, avec son cortège d’effets pervers, ont un peu réinterrogé les pratiques.
3Voici l’histoire de Paul et de Louis, avec les questions que le déroulement de leur hospitalisation pose, du point de vue du médecin qui les suit et du psychiatre interpellé à cette occasion.
Paul
Biographie clinique
4Paul est né prématurissime à 27 semaines d’aménorrhée du terme d’une première grossesse non désirée chez une jeune maman de 18 ans. Cette jeune femme est fragile, avec un lourd passé de ruptures, de placements successifs en foyer de l’enfance, en famille d’accueil, à sos maternité d’où elle a fugué. Elle présente par ailleurs une surdité congénitale, en principe appareillée. Elle est sans travail et vit en concubinage depuis peu dans la maison des grands-parents du père qui, lui, a 24 ans et fait des petits travaux. Cette grossesse mal suivie aboutit, en raison d’une toxémie sévère, à une césarienne à 27 semaines d’aménorrhée pour sauvetage maternel et fœtal.
5À la naissance
6Paul pèse 770 g, son adaptation cardio-respiratoire est satisfaisante, et il est pris en charge en réanimation ; sa détresse respiratoire est sévère et nécessite une ventilation assistée. Mais sa réactivité, son estimation neurologique et l’échographie cérébrale sont rassurantes.
7Les trois premiers mois de vie
8Paul est en unité de réanimation néonatale, avec des complications pulmonaires sévères, une impossibilité de sevrage du respirateur, des malaises graves avec réintubations dans l’urgence. C’est une ambiance de réanimation lourde, très anxiogène pour le bébé et ses proches. L’alimentation entérale de Paul est régulièrement remise en cause en raison des difficultés respiratoires et de rejets. Les parents viennent régulièrement voir leur bébé dans sa couveuse. Une évaluation par l’équipe de pmi de secteur fait ressortir que l’habitat est vétuste, insalubre, le couple dormant à même le sol sur un matelas. Rien, bien sûr, n’est prévu pour le bébé. De plus, les relations avec la belle-famille sont mauvaises et on note de grosses difficultés relationnelles dans le couple, suspectant des actes de violences conjugales.
9À 4 mois de vie (soit 1 mois de naissance à terme)
10La détresse respiratoire est tellement intense que l’on craint une compression trachéale, et Paul est transféré pour explorations à Paris où il restera un mois, séparé de sa maman, pour des raisons sociales (impossibilité de prise en charge du séjour). À son départ, la présence faible d’une succion lui permet de boire un peu de ses biberons.
11Il revient un mois plus tard (soit à un âge de 2 mois de naissance à terme)
12Toujours dépendant de sa machine pour respirer, il n’a pas de compression mais un réflexe gastro-œsophagien majeur pour lequel un arrêt complet de l’alimentation orale est nécessaire. Un cathéter est placé afin de mettre son estomac au repos et d’améliorer son état respiratoire. Sur le plan neurologique, il nous est signalé une agitation, une absence de contact, une hypotonie axiale. L’investigation à résonance magnétique cérébrale est normale. L’eeg est satisfaisant. Mais au potentiel évoqué auditif Paul présente une surdité dans les aigus. Il nous faudra encore un mois pour le sevrer définitivement de sa machine et de l’oxygène, et enlever le cathéter central qui l’alimente. Les tentatives d’alimentation orale sont cependant un échec en raison de l’absence totale de réflexe de succion et il est alimenté par sonde de gavage. Il est pris en charge en kinésithérapie et psychomotricité. Depuis son retour, les parents ne viennent plus qu’irrégulièrement. Les rapports du couple semblent très tendus.
13À 6 mois de vie (soit à un âge de 3 mois de naissance à terme)
14Paul sort enfin de réanimation. Il pèse 3,5 kg.
15Les trois mois suivants
16Paul est alimenté à la cuiller, lentement mais de manière satisfaisante ; mais il refuse toujours les biberons, et les gavages restent nécessaires. Il grossit régulièrement. L’équipe de néonatalité tente de s’organiser autour de lui :
- une auxiliaire de puériculture se porte volontaire pour être référente, aussi présente et disponible que possible, pour les moments d’éveil et les repas ;
- on réserve à Paul une chambre isolée, chacun amenant quelques jouets et un tapis d’éveil ;
17Sur le plan neurologique, le retard psychomoteur semble dissocié. Alors que persiste un retard de tonus axial estimé à deux mois, Paul progresse dans ses acquisitions et est habile avec ses mains, attrape ses pieds. Cependant, le contact reste difficile. À 5 mois du point de vue de la naissance à terme, il ne rit pas, babille très peu, fuit le regard. Paul entend-il ? Sa surdité est-elle en cause dans son isolement ?
18Sa mère reste régulièrement présente dans le service. Elle exerce une sorte de double langage entre notre équipe et le service social. Son instabilité, son errance, sa non-adhésion à la mise en place d’un projet de retour à domicile pour son bébé conduisent les services sociaux à envisager le placement de Paul.
19À 11 mois de vie (soit à un âge de 8 mois de naissance à terme)
20Il a atteint le poids de 6 kg, mais désormais refuse de s’alimenter et son poids stagne, ses acquisitions psychomotrices sont médiocres. Il est couvert d’attentions de toutes les filles du service, selon leur disponibilité, et reste gai, aime les chatouilles, semble reconnaître le personnel. Mais il vocalise toujours aussi peu, fuit le regard et la cuiller, semble se replier sur lui-même. Une aide éducatrice lui est rattachée à temps plein. Un appareillage auditif est mis en place.
21Le juge des enfants prend une ordonnance aux fins de placement provisoire. Mais subsiste une impasse : les pouponnières ne sont pas médicalisées et ne peuvent prendre en charge Paul et aucune assistante maternelle n’est disponible pour accueillir un bébé aussi « lourd ». On nous propose une place en métropole, ce que nous refusons énergiquement.
22Paul devra encore rester six mois dans le service, avec le sentiment pour les soignants d’être enfermés dans un cercle vicieux délétère : guidés par la nécessité d’un apport calorique suffisant pour permettre toute espèce de croissance ou d’acquisition, ils instituent un complément calorique par des gavages nocturnes. Ces gavages interdisent le placement et justifient son hospitalisation. Et plus on le gave, moins il a faim… À force de persévérance, on arrive à le faire boire à la timbale.
23À 16 mois de vie (soit à un âge de 13 mois de naissance à terme)
24Une assistante maternelle nous est proposée par l’Aide sociale à l’enfance et nous décidons de faire sortir Paul, en arrêtant les gavages, nous donnant trois mois pour prendre la décision d’une gastrostomie d’alimentation si la croissance est insuffisante.
25La mère refuse d’abord énergiquement tout placement, ne voulant pas qu’une autre maman lui vole son bébé, préférant l’hôpital. Il présente un retard psychomoteur dissocié avec un retard tonique axial important (tenue assise non acquise), contrastant avec une préhension fine, une manipulation, un tonus des membres normaux. Sa prise en charge par l’assistante maternelle est lourde mais exemplaire.
Observation de Paul avant son placement
26Je vais raconter quatre séances consécutives d’observation, sur un mois et demi, entre le moment où on m’a appelée et celui de sa sortie.
27Le 11 janvier
28Première rencontre, l’enfant a 13 mois. On m’a fait part de plusieurs interrogations à son sujet : est-il autiste ? Quelle est la capacité de ses parents à s’occuper de lui et pourquoi ne mange-t-il pas ?
29Sur le plan du contact, il accroche le regard brièvement et le temps de contact s’allonge (deux ou trois minutes) s’il est maintenu tête et dos. Il s’absente ensuite dans un plafonnement du regard et des stéréotypies. Durant cet échange, il fait des bruits de gorge et de lèvres en réponse à ce que je lui dis. C’est adressé, mais il ne gazouille pas et n’émet aucun son. Plus généralement, au niveau du contact, d’après l’équipe c’est un enfant qui ne pleure pas, ne réclame pas, n’a aucune exigence. C’est tout à fait inquiétant.
30Il souffre de surdité, m’a-t-on expliqué, mais à un certain moment il tourne la tête du côté de la puéricultrice qui entre en parlant. Il donne également des coups de pied dans la boîte à musique accrochée à son lit quand elle s’arrête et elle redémarre aussitôt.
31Il ne mange pratiquement pas par ailleurs. Il a été sondé depuis sa naissance jusqu’à il y a huit jours ; une tentative de sevrage est en cours. Il parvient à avaler quelques gorgées du biberon si l’éducatrice stagiaire qui s’occupe plus particulièrement de lui dispose d’une heure pour le faire manger et l’assoit, dos contre elle. Il refuse la cuillère.
32Il tient assis et peut se maintenir debout avec aide. Indifférent aux barreaux du lit, il se tape contre eux sans le faire exprès et sans réagir. Il ne se protège pas, paraît ne pas avoir intégré les limites de son corps.
33À la fin de cette première séance, nous convenons avec le médecin et cette stagiaire qui a du temps, n’étant pas intégrée au planning serré de l’équipe, et qui a bien investi l’enfant, qu’elle s’occupera plus particulièrement des repas. De mon côté, je viendrai en observation lors de ces temps d’échange entre la jeune femme et le bébé. Les parents sont invités à me rencontrer ici en néonatalogie avec leur enfant.
34Le 18 janvier
35La semaine suivante, à mon arrivée, il prend son repas : il vient de renverser son biberon après quelques gorgées, il joue avec une cuillère, mais ne porte pas son contenu à la bouche ; il manipule un morceau de pomme qu’il affleure des lèvres par moments. L’éducatrice m’explique que s’il ne fait pas un câlin avec elle avant, il ne mange pas.
36Les parents arrivent : il se redresse et regarde dans leur direction. Une fois dans la chambre de Paul, le père s’assoit par terre près de lui sur le tapis d’éveil, la mère préfère rester sur un siège. Ce père accompagne son fils dans ses intérêts, dans ses gestes, sans le presser ni avoir d’exigences particulières, pendant que la mère, à distance, a peu de contacts physiques avec son enfant. C’est le père qui lui propose de prendre l’enfant dans les bras. Le plus remarquable est qu’à aucun moment, durant une heure environ, l’enfant ne s’absente dans des stéréotypies.
37Le 24 janvier
38Quelques jours plus tard, à l’heure du repas j’assiste à des jeux autour des aliments :
- l’enfant ne prend pas la cuillère qu’on lui tend dans la bouche, mais y trempe l’index. Il sait ce dont il s’agit mais ne fait pas ce qu’on attend de lui ;
- il aperçoit le biberon que l’éducatrice a caché derrière une boîte : c’est ça qu’il veut. Elle lui répond : « Pas maintenant. » Elle mélange ensuite bouillie et lait dans une timbale qu’elle lui tend. Il l’attrape des deux mains et l’avale si voracement qu’il en régurgite une grande partie. Comme nous l’avons vu, les scènes de gloutonnerie ne sont pas dans ses habitudes. C’est comme si le jeu sur le désir de s’emparer de la nourriture avait permis cela.
39Il est très curieux ce jour-là : il jette des coups d’œil à tous ceux qui entrent dans la pièce et, en changeant de pièce, au nouveau lieu qu’il découvre. Il marche si on lui tient les deux mains. J’apprends que ces derniers jours il a crié et pleuré pour la première fois. Avant, on n’avait pas entendu sa voix. Il a crié parce que quelqu’un l’a forcé à manger à la cuillère. S’il crie et pleure quand on l’embête, ce n’est plus tout à fait l’enfant passif dont on m’a parlé quand je suis arrivée.
40Un beau mouvement de jonction se produit également ce jour-là : après le repas, il est allongé sur le dos dans son parc, un objet entre les pieds et un dans chaque main. Il lâche un à un les jouets des mains en regardant celui des pieds qu’il attrape à deux mains. Ensuite il joue avec. C’est un moment d’intégration du corps et de l’attention.
41On s’active du côté social : on a trouvé une famille d’accueil qui est déjà venue le voir. Par ailleurs il est appareillé sur le plan auditif et s’intéresse beaucoup aux cris des bébés.
42Le 1er février
43C’est la dernière séance à l’hôpital. Les parents sont présents. Il est sur les genoux de sa mère et joue avec un morceau de pomme qu’il met à la bouche, quand il l’a décidé et non quand la mère le veut. C’est lui qui a l’initiative des échanges. Il se protège aujourd’hui : il met les mains pour se protéger le visage lorsque le ballon arrive ou, tête en bas, quand la mère le rapproche de son visage. La mère parle de l’hospitalisation de l’enfant en juillet (en réalité en mars) en France, où elle n’a pu l’accompagner malgré son désir. Il est revenu trois semaines après, « maigre, il faisait plein de salive, ce n’était plus lui » dit la mère. Cette nette régression est notée également par l’équipe médicale. Cela ressemble au récit de bon nombre de parents d’autistes : comment leur enfant est devenu méconnaissable suite à un épisode somatique grave et une séparation.
44Il va sortir, chez une assistante maternelle. Nous prévoyons au centre médico-psychologique un suivi hebdomadaire de celle-ci et de l’enfant par la psychologue ; il poursuivra en externe la psychomotricité et la kinésithérapie entreprises durant l’hospitalisation. Pour ma part, je propose aux parents de poursuivre nos rencontres autour de leur enfant.
Évolution au cours des premiers mois de placement
45Il est placé le 22 février chez une assistante maternelle.
46En mars, l’assistante maternelle pense qu’il l’entend quand elle lui parle (même sans appareil), et lui répond. Il mange de plus en plus, mais toujours avec ses doigts. Et se fâche quand on lui refuse quelque chose.
47Les parents ne viendront qu’une seule fois à leur rendez-vous avec leur fils et ne parleront que du différend qui les oppose : ils se séparent ; lui a été violent, elle a été chassée du domicile des grands-parents du père où le couple était jusque-là hébergé. Ensuite, impossible pour eux de s’impliquer avec moi. Difficile aussi pour eux de respecter le cadre des visites. De temps en temps ils arrivent à l’improviste chez l’assistante maternelle pour emmener l’enfant.
48En avril, Paul a pris 700 g depuis sa sortie. L’assistante maternelle dit qu’il entend quand il veut. Il s’énerve quand on le frustre, change de tempérament. Il fixe dans les yeux plus longtemps, et il vocalise.
49En août, il marche, fait du quatre pattes. Il commence à grimper partout. Il reconnaît son père quand il vient le voir, même après des mois d’absence. Il fait des câlins, fait des jeux front à front. Il explore, va au contact des adultes présents en les touchant du sommet du crâne.
50En octobre, il fait non de la tête à l’assistante maternelle quand elle lui interdit quelque chose, mais il entend les limites. Ses vocalises se sont enrichies. Il est devenu instable, il faut le suivre en permanence. Il porte tout à la bouche, lèche, mord. Il circule tout autour de mon bureau, intéressé par les trous et les fissures, regarde sous les meubles. Il veut manger dans l’assiette et avec les couverts de l’assistante maternelle.
51Que peut-on dire de l’avenir de ce petit garçon ? Il bénéficie d’un étayage particulièrement adapté de la part de son assistante maternelle, a un développement psychomoteur relativement satisfaisant, mais garde des traits autistiques. L’essentiel va se jouer sur le terrain du langage : va-t-il pouvoir parler ? On peut sans peine imaginer une longue prise en charge psychologique.
Louis
Biographie clinique
52Louis est le quatrième garçon d’une femme de 38 ans, trois grands frères sont nés d’un autre père. La famille est modeste. L’accouchement à terme débute dans la voiture et se termine in extremis à la maternité, la maman disant avoir serré très fort les fesses pour retenir son bébé…
53Le nouveau-né présente une détresse respiratoire immédiate, nécessitant une prise en charge en réanimation néonatale. Cette détresse respiratoire sévère, imposant une intubation, n’est pas due à une maladie pulmonaire, mais est secondaire à une compression trachéale par une malformation complexe du tronc de l’aorte, associée à une paralysie laryngée et une laryngo-trachéo- malacie.
54La maman est très présente, inquiète et craint d’avoir trop serré les fesses et écrasé le larynx de son bébé… Louis est transféré en réanimation à Paris pour une prise en charge à l’âge d’un mois, accompagné de sa maman. À son départ, son examen neurologique est satisfaisant, il est nourri par gavages, mais la succion est présente.
55Son séjour à Paris va durer trois mois et sera assez lourd. Louis sera assez souvent transporté pour des explorations complexes, il passera deux semaines dans une unité de réanimation cardiaque pour y être opéré ; mais cette intervention s’avérera insuffisante. Louis, ne pouvant toujours pas respirer sans être intubé, sera alors trachéotomisé. De plus, d’autres anomalies biologiques, dont une fragilité immunitaire, font entrer ses malformations dans le cadre d’un syndrome connu (Di-georges) avec révélation d’une anomalie génétique associée (microdélétion 22ql1).
56Quand Louis revient de Paris, il a 4 mois. Il est toujours nourri par gavages et sa croissance staturo-pondérale est médiocre. Sur le plan neurologique, il semble s’éveiller normalement, son tonus est globalement satisfaisant pour un enfant hospitalisé, intubé et menotté depuis sa naissance. Il est encore dépendant de sa machine pour respirer. Il a perdu son réflexe de succion et l’alimentation par gavages est incontournable.
57À 5 mois, il respire enfin seul, par sa sonde de trachéotomie. Les soins sont encore importants, et le retour à domicile est inenvisageable du fait de l’absence d’autonomie alimentaire. La maman est très souvent présente auprès de lui, et avec beaucoup de temps arrive à lui faire avaler quelques cuillerées. Cette absence de succion suscite des interrogations : est-elle secondaire au syndrome génétique lorsque l’on sait que dans 40 % des cas, cette microdélétion est responsable d’un déficit des praxies bucco-faciales, et qu’en plus Louis a une paralysie récurrentielle ?
58Louis est très gai, sourit beaucoup, attrape et met les objets à la bouche. Il existe un retard d’acquisition tonique axial. Mais depuis la sortie de la réanimation, il est très stimulé et progresse. Il ne peut bien sûr pas vocaliser, du fait de la trachéotomie.
59Jusqu’à 9 mois, rien ne progresse vraiment sur le plan alimentaire. Les parents sont toujours très présents, mais ils ne sont pas demandeurs de changement. L’équipe médicale s’installe aussi, de fait, dans cette situation. La maman gère bien les soins de trachéotomie. Notre service de néonatalogie est une petite structure, et Louis (comme Paul, notre premier exemple) occupe seul une de nos trois salles, ce qui nous pose bien sûr régulièrement de gros problèmes de fonctionnement.
60Début septembre, Louis a 11 mois et le besoin de place dans l’unité de néonatologie est tellement aigu que nous décidons de le changer d’unité et d’étage. Ce déménagement avait déjà été discuté, mais écarté par les parents et l’équipe médicale. Quoi qu’il en soit, la décision est prise dans l’urgence un week-end, et Louis s’installe en pédiatrie. Sa prise en charge alimentaire va alors être bousculée par l’équipe paramédicale, qui décide qu’il a été assez gavé, qu’on a pris de mauvaises habitudes. Le résultat est spectaculaire, puisque, en quelques semaines, le voici autonome. Il persiste un discret retard d’acquisitions toniques axiales, mais Louis progresse. Sa courbe pondérale n’est pas fameuse, mais on commence à parler de sortie, et des permissions courtes sont données le dimanche. Maintenant, depuis un mois, c’est la maman qui tente de repousser la sortie définitive. Enfin – Louis a presque 1 an –, il devrait rentrer chez lui….
Trois mois d’observation de Louis
61Première rencontre le 23 août à 8 mois
62Cet enfant n’inquiète pas l’équipe médicale au plan du contact et de la personnalité, mais lui non plus ne mange pas. La question qui m’est posée est de savoir s’il ne mange pas parce qu’il ne peut pas avaler la nourriture qu’on lui propose (des biberons de bouillies) à cause d’une malformation des voies aérodigestives supérieures ou bien pour une autre raison.
63Lors de notre première rencontre, il a 8 mois. Il a un très bon contact. Depuis un mois, selon la kinésithérapeute, il a fait beaucoup de progrès. Son tonus axial s’est amélioré et il tient quasiment assis. Il est plus éveillé et plus actif. Le plus remarquable est qu’il a investi son hémicorps gauche qu’il semblait méconnaître jusque-là. D’ailleurs la mère dit qu’il se collait à elle toujours par le même côté, le droit, et ce dès l’âge de 2 ou 3 mois.
64Geneviève Haag théorise ces cas de mauvaise intégration des deux hémicorps de la façon suivante : chaque hémicorps est identifié soit à la mère, soit à l’enfant. L’axe vertébral est le lieu d’articulation, le symbole du lien entre les deux hémicorps et entre la mère et l’enfant. Ce qui représente un moment précoce du développement du nourrisson peut être retardé dans les cas de pathologie du lien, d’autisme.
65Très stimulé par sa maman, qui est très présente auprès de lui, l’enfant répond à toutes ses sollicitations. Il imite ce qu’elle lui propose : des jeux autour du rythme, et tout son corps y participe. Il est sollicité par un rythme vocal par exemple, et y répond selon une autre modalité, par exemple en agitant les pieds selon le même rythme. Il a intégré les différents sens entre eux. On est donc face à un petit garçon qui se développe bien dans certains secteurs et qui met en place tardivement une intégration des deux hémicorps.
66Deuxième rencontre, une semaine plus tard
67Il explore avec la langue et les lèvres. Il boit et mange du bout de la langue et ne mord pas. Il coince éventuellement un objet entre la langue et la gencive supérieure, comme s’il ne percevait que la partie antérieure de sa bouche. Il dit « maman » des lèvres, pile au bon moment, en réponse à un sourire de sa mère.
68Les manipulations de la maman sont un peu dures : l’enfant est secoué, mais très réceptif. Il est surstimulé, sa mère est impatiente. Elle ne voit peut-être pas beaucoup les initiatives que prend son fils. Est-elle sur ce mode-là dans la relation avec tous ses enfants, ou rattrape-t-elle le temps perdu avec cet enfant qu’elle doit laisser à l’hôpital tous les soirs ?
693e rencontre, le 13 septembre
70Louis est un peu éteint, mais attentif. Il se provoque des régurgitations quand l’infirmière approche l’appareil d’aspiration. Il se calme dès que c’est fini. Il reconnaît les adultes qui l’approchent, et selon leur capacité de nuisance se met à régurgiter ou non. Ce même jour, j’apprends qu’il mâche, par moments, le produit de ses régurgitations, ce qui en dit long sur ses capacités à avaler mais qui m’évoque quelque chose de plus inquiétant autour d’un agrippement interne aux voies digestives déjà tellement malmenées par les sondages et les explorations subis. Au niveau de son oralité quelque chose émerge : il porte de plus en plus les objets à la bouche. Une puéricultrice raconte qu’il a récemment ouvert une grande bouche devant elle à la vue d’un objet qui lui plaisait et qu’elle tenait dans les mains. Par ailleurs, il tire sur sa sonde, sur les tuyaux de l’aspiration. De bébé docile, il passe à bébé qui s’oppose. Il circule dans son berceau maintenant. Il parle à la peluche.
7120 septembre
72Il fait du bruit avec sa bouche, des « bisous ». Il met un tas de choses dans sa bouche : doigts, coins de jouets. Il fait des mouvements de jonction des pieds quand on lui essuie la tête après le bain. Il pose ses pieds sur le rebord de la baignoire et pousse.
7327 septembre
74Il a 9 mois ce jour. Sur le pèse-bébé, il regarde sa mère alors qu’il est dans l’autre sens. A des mouvements de lèvres et secoue la main droite en même temps. La mère imite son geste et dit « aïe, aïe, aïe ». Toujours sur le pèse-bébé, il met la main sur le cadran, on lui dit non, il la remet. Il s’oppose et il est dans le langage.
75Il est question qu’il sorte en permission entre deux gavages.
7611 octobre
77Deux semaines plus tard, il a changé d’étage, est passé chez les enfants. Il s’est habitué aux nouvelles têtes et au nouvel espace en vingt-quatre heures. Par contre sa maman a beaucoup de mal à supporter la séparation d’avec l’équipe de néonatalogie. Le père, que je rencontre pour la première fois, tempère les choses. L’équipe de pédiatrie a retiré la sonde de gavage, mais pour le moment, Louis ne mange pas.
788 novembre
79Trois semaines plus tard, il boit des biberons après avoir maigri ! C’est sa mère qui a réussi la première à le faire boire, dit-elle. Il mord son pouce. C’est donc au moment où il se met à mordre qu’il peut incorporer, s’approprier la nourriture. La mère semble redouter la date de la sortie : la maison est en travaux, et elle souhaite la sortie de son enfant pour Noël, pas avant… Le sevrage de l’équipe médicale ne va pas être simple.
Quel devenir psychoaffectif de ces prématurés en hospitalisme ?
80En somme, l’absence de succion, premier signe d’appel de ces deux enfants, est aussi le point d’achoppement médical. Il justifie à lui tout seul l’hospitalisation et enferme l’équipe médicale dans la fusion. Seul un tiers peut rompre ce cycle.
81Pour Paul, c’est l’équipe qui prend l’initiative de retirer sa sonde de gavage et c’est le médecin qui décide que cela suffit, qu’il doit partir chez l’assistante maternelle sans plus attendre une hypothétique organisation des parents pour récupérer leur enfant, et c’est lui qui prend le risque de le laisser sortir sans gastrostomie de gavage, malgré un tout petit poids.
82Pour Louis, c’est le changement de cadre associé à la décision de la nouvelle équipe de soin de considérer cet enfant assez grand pour manger normalement et donc arrêter son gavage.
Les points communs entre Paul et Louis
83Ces points communs sont intéressants à souligner sur le plan clinique, malgré l’extrême différence quant au degré de prématurité.
841. La disparition du réflexe de succion est notée dans les deux observations dès le retour du séjour parisien des deux enfants. Pour les deux, ce séjour semble avoir été une rupture, totale pour Paul, parti sans sa maman. Il faut dire que l’hospitalisation parisienne de Louis à été très lourde ; il a subi de nombreuses explorations dans des hôpitaux différents, a été opéré plusieurs fois (chirurgie cardiaque, orl).
85L’absence de succion semble être dans les deux cas le signe le plus précoce de cette rupture. Cette absence de succion, cette absence d’autonomie est un point d’achoppement majeur, justifiant l’hospitalisation. C’est aussi le sujet de toutes nos attentions. Dans les deux cas, il a fallu rompre brutalement nos habitudes pour que les enfants reprennent une autonomie alimentaire correcte. Pour Paul, décider de lui donner sa chance sans gavages et sans gastrostomie, dans les bras d’une assistante maternelle dévouée. Pour Louis, imposer un changement de chambre, de service, et d’habitudes et de regards.
862. Le deuxième point commun clinique est l’aspect dissocié du retard psychomoteur. En effet, le retard d’acquisition est dominé par un retard du tonus axial, contrastant avec un tonus normal des membres, une préhension et une manipulation très fines. Ce retard de tonus axial est probablement secondaire aux longs mois passés en réanimation, sur des plans pas toujours adaptés, intubés et menottés. Nous avons bien conscience et connaissance des effets secondaires sur le développement neurologique et relationnel des séjours prolongés des grands prématurés en réanimation et de gros progrès ont déjà été réalisés ces dernières années.
873. Enfin je voudrais signaler la difficulté d’analyse des troubles de l’expression orale pour ces deux exemples.
88Quelle est la part de la surdité dans l’absence de vocalise de Paul, et comment analyser finement celle de Louis avec sa trachéotomie ?
Problèmes posés aux soignants
89Il nous paraît évident que notre unité d’hospitalisation n’est pas adaptée structurellement et entretient les causes et les conséquences de cet hospitalisme. Il eût été bien préférable pour ces enfants et leurs proches de bénéficier d’une structure de prise en charge différente, dès lors qu’ils ne bénéficiaient plus de soins de réanimation. Mais il n’existe en Martinique ni structure d’accueil sociale mère-enfant, ni pouponnière médicalisée dans lesquelles ces enfants auraient dû trouver leur place.
90Nous avons à ce sujet alerté par courrier les services du conseil régional, qui gèrent et décident ce genre de structures. Le calcul exact du coût de l’hospitalisation de ces deux enfants (en tout vingt-sept mois dans une unité de soins intensifs néonatale) est difficile, mais est exorbitant pour la société. De plus, la prise en charge de ces enfants est loin d’être terminée, si on veut essayer de leur faire oublier cette rupture au départ de leur vie.
91Le deuxième problème posé par ces dossiers est probablement lié à l’absence d’habitude de notre équipe médicale et paramédicale à gérer ce genre de situation et d’impasse. Ces longues hospitalisations ont beaucoup fait discuter, réfléchir et souffrir les soignants, face à une impression finale d’impuissance, mais ont permis aussi de mieux connaître, réunir et impliquer autour de ces enfants tous les acteurs de leur prise en charge : Assistance publique, infirmières et puéricultrices du service et du réseau de protection maternelle et infantile, pédiatres, pédopsychiatres et psychologues, psychomotricienne, kinésithérapeute, orthophoniste et audioprothésiste, le secteur social et bien sûr les parents.
92Tous ont eu un rôle à jouer dans la prise en charge initiale et sont impliqués dans le suivi de ces enfants. Il s’agit d’une prise en charge pluridisciplinaire de longue haleine. Mais ces expériences nous ont aussi fait progresser, et nous serons, je pense, plus aptes à dépister et à prendre en charge précocement de tels troubles du développement psycho-relationnel chez ces nouveau-nés grands malades. Et leur prise en charge précoce est indispensable pour limiter les conséquences, voire les séquelles développementales lourdes de telles ruptures.
93Désormais, depuis ces cas complexes, la pédopsychiatre Isabelle Heymann est présente dans le service quelques heures par semaine et observe… Travail précieux [1].
Perspectives
94Certes, en raison des progrès de la médecine périnatale, la mortalité des nouveau-nés prématurés, en particulier ceux d’âge gestationnel inférieur à 30 semaines d’aménorrhée, a diminué de manière significative. Cependant ces enfants restent des semaines dans un environnement agressif, en raison des pathologies diverses liées à la prématurité, mais aussi à cause de nombreuses procédures de soins douloureuses ou inconfortables, des postures inadaptées sur des plans durs, un niveau sonore et lumineux élevé et continu, des stimulations excessives ou trop précoces… Les conséquences à long terme de l’inadaptation de l’environnement initial sur le développement de l’enfant prématuré sont mal connues.
95J’évoquerai ici nidcap, ou Programme néonatal individualisé d’évaluation et de soins du développement, mis au point aux États-Unis par le Dr Als. Ce programme repose sur une observation rationnelle du comportement de l’enfant, élaboré dans la ligne des travaux de Brazelton. Ces observations avant, pendant et après les soins permettent de définir les stimulations adaptées, mais aussi le seuil de désorganisation ou la réponse individuelle du bébé.
96Ce programme implique une réorganisation architecturale, environnementale (posture, bruits, lumières) et médicale (coordination des soins, réflexions sur la pertinence des soins invasifs, respect des phases de sommeil et d’éveil). Les parents eux-mêmes sont impliqués dans les soins de développement. Et les résultats sont impressionnants, réduisant de près de moitié la durée d’hospitalisation, de ventilation et le coût des séjours de ces enfants.
Notes
-
[1]
À noter que ce travail d’observation pourtant indispensable à une meilleure adaptation de suivis lourds et complexes, n’a pas pu être maintenu plus de dix-huit mois dans ce service hospitalier, pour des raisons administratives et budgétaires.