Couverture de COHE_181

Article de revue

Une catastrophe anti-humaine : une antispéciation, rémanence de l'antéspéciation ?

Pages 173 à 181

Notes

  • [1]
    Je remercie Jean Hatzfeld d’avoir accepté que j’introduise dans cette étude de très nombreuses citations des récits qu’il a recueillis.
  • [2]
    Terme utilisé par Régine Waintrater pour désigner celui qui accueille et recueille un témoignage.
  • [3]
    Selon l’auteur, après ces événements, 22 000 Tutsis rescapés ont été rapatriés du Burundi et d’Ouganda ; 24 000 Hutus ne sont pas revenus du Congo, et 6 000 ont été emprisonnés en l’attente de jugement.
  • [4]
    Cf. la définition de certains mots locaux dans l’article de Guillaume Suréna, « Le trauma béké-trauma nègre ».
  • [5]
    J.F. Chiantaretto, Témoignage et trauma (v. note de lecture).
  • [6]
    La résistance humaine, ouvrage collectif sous la direction de Nathalie Zaltzman, Paris, puf, 1999.
  • [7]
    R. Waintrater, Témoignage et trauma, op. cit. (cf. note de lecture).
  • [8]
    Cf. article de J. Letondal.
  • [9]
    Cf. travaux en cours de Pérel Wilgowicz aimablement communiqués.
  • [10]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve, Dunod, 2002 et chap. 7, dans Le rêve dans la pratique psychanalytique, Paris, Dunod, 2003.
  • [11]
    C’est moi qui souligne.
  • [12]
    Yolanda Gampel, L’ange exterminateur (p. 173 à 175), op. cit., Colloque de Cerisy 1993.

1Suivre Jean Hatzfeld[1], Dans le nu de la vie, Récits des marais rwandais, Le Seuil, 2000 et Une saison de machettes, Le Seuil, 2003.

2J’envisageais quelques notes de lecture pour encourager chacun à lire les deux récents bouleversants ouvrages de Jean Hatzfeld, récits d’ethnocides, côté victimes et côté tueurs. Mais la banalisation d’une note de lecture inacceptable pour de tels récits a paralysé plusieurs mois mon intention. Comment évoquer de tels faits contemporains sans nom ? Question insistante aussi pour l’auteur-« témoignaire [2] ». Peut-on dire sans trahir, avec nos pauvres mots humains, quelque chose des restes vifs d’émotions et d’actes traumatiques, que seuls les acteurs du drame peuvent tenter de reconstruire avec leur propre récit ? Comment avec des mots partageables peuvent-ils réussir à revenir eux-mêmes d’une telle expérience d’anti-vie, d’une situation de catastrophe quasi semblable à celle des bouleversements, des mouvements et des forces irrépressibles d’une ère d’antéspéciation, celle qui a précédé toute différenciation des espèces, une ère d’anté-vie et d’anté-émotions groupales, animales et humaines ; une ère où des masses indifférenciées de l’univers ont pu écraser d’autres masses coexistantes ? Car ils ont vécu l’incroyable réalité de masses humaines tueuses programmées groupalement pour écraser à heure fixe dans un rythme régulier et implacable de marées d’autres masses humaines. Laves, flots et terres d’humains en mouvement.

3J’ai renoncé à toute note ou résumé au profit d’un partage de mes propres émotions de lecture. Car avec ces recueils respectueux des paroles subjectives des victimes et des tueurs, construits en des conditions différentes, Jean Hatzfeld nous donne à éprouver et à penser les inaccessibles couches antépsychiques de notre fragile histoire humaine.

Comment être et ne pas être au genre humain

4Les témoignages d’autres génocides furent souvent recueillis plusieurs décennies après le vécu indicible de leur réalité. En revanche, ces récits du récent génocide rwandais rassemblés par J. Hatzfeld datent à peine d’une décennie. Ce recueil plus rapide de témoignages du trauma de l’innommé, de l’innommable, de l’horreur pour des hommes d’être expatriés de l’espèce humaine par d’autres êtres dits de la même espèce humaine, pourra-t-il permettre à chacun de ces êtres et de ces groupes humains éprouvés, de mieux franchir et dépasser cette gigantesque fracture, ce schisme d’existence, cette obscure crevasse de la vie, du corps et de la psyché, cette ligne de fracture pourtant à jamais comblable, réparable ou comaltable ?

5Comment intégrer la réalité, le possible d’une telle fracture existentielle ? Il s’agit pour tous ces êtres de pouvoir réussir à réintégrer la communauté des humains au sein du genre humain, dans un monde ré-habitable et réhabilité. Il s’agit de pouvoir se réintégrer eux-mêmes en l’espèce humaine. Peuvent-ils construire la moindre passerelle autrement qu’avec quelques raccords de mots, raccords qui lanceront des lianes virtuelles de flash de mémoire, constructions arrimées à ce qui reste visible et pensable d’un possible encore humain ? Ce possible n’est-il pas l’infime étincelle préservée en l’obscurité d’un recoin secret capable de faire rebondir un jour le feu du désir de vie ?

6De plus, après ce génocide délibéré, comment les victimes-rescapées et leurs agresseurs-tueurs pourront-ils continuer à « s’avoisiner » ? Comment conserver la familiarité du voisinage de terrain, de maison, de culture, d’élevage, et aussi de rencontres du quotidien, dans un effort « résilient » masquant inévitablement les marques rémanentes internes et visibles de ce désastre humain ? C’est cependant ce qu’ils font depuis.

7L’extermination de près d’un million d’humains de l’ethnie tutsie, aux prémices déjà terribles en 1963, a développé son paroxysme pendant quatre semaines du printemps 1994.

8Dans la seule commune concernée par ces récits, il reste selon Hatzfeld environ 13 400 orphelins sur une population dénombrée désormais à environ 67 000 habitants au lieu des 119 000 auparavant (répartis entre 60 000 Hutus et 59 000 Tutsis) [3]. Dans cette commune, la tuerie à la machette de cinq Tutsis sur six par des milices hutues parfaitement organisées en section de travailleurs-tueurs et travailleurs-pilleurs, dura moins de six semaines. Ces milices organisées pour une chasse comptable avec trophées et butins étaient une expédition groupale, quasi semblable à celle des meutes de loups – qui elles ne chassent pas pour éradiquer l’existence de toutes leurs proies.

9Tous les génocides se fondent sur un déni, ou un désaveu d’appartenance à l’espèce humaine pour éliminer certaines catégories de populations ; le désaveu fut très explicite dans la controverse de Valladolid pour les Indiens d’Amérique, plus implicite en revanche dans l’esclavage, où l’on voit des terminologies animales étendues aux esclaves [4].

10Chiens, serpents, cancrelats, parasites, moins-que-rien, telles furent ici les péjorations en espèces non-humaines attribuées à l’ethnie tutsie par l’ethnie hutue pour en exterminer toute trace.

Dans le nu de la vie

11Ayant d’abord découvert avec horreur, révolte et incrédulité Une saison de machettes, qui rassemble les témoignages désaffectés dits d’obéissance aveugle de paysans tueurs hutus en chasse d’une autre ethnie, je suis restée ensuite médusée du calme, de la résignation apparente, du dépouillement émotionnel des récits, qu’Hatzfeld appelle « l’effacement » des rescapés du génocide tutsi. Car ces autres témoignages « dans le nu de la vie » baignent dans un climat où l’épouvante intime est bien au-delà du mot épouvante, où la terreur de survivre à cette réalité vécue bien plus innommable encore que la terreur de mourir dépecé, « coupé comme des chèvres au marché » (Innocent R.) à l’instar de près de 85 % des leurs.

12Du côté des Hutus comme du côté des Tutsis, l’horreur commise et l’horreur subie n’ont pas de registre émotionnel reconnaissable et transcriptible en langage humain partageable. « Quand on a vécu en vrai un cauchemar éveillé, on ne trie plus comme auparavant les pensées du jour et les pensées de la nuit » explique Francine N. « Cauchemar véridique » hors de la compréhension dit Claudine K., car ces cadavres, « ces corps nus à l’abandon du temps, ils n’étaient plus tout à fait eux, ils n’étaient pas encore nous ». Comment trouver les mots d’une émotion, d’une terreur impensables, quand l’impensé se fait réalité, et réalité assassine de toute représentation humaine ? Et alors comment cette réalité-là peut se faire reconnaissable dans le langage quotidien, celui qui a été transmis de générations en générations, transmis au nom de la vie, pour apprendre, nommer et prolonger la vie ? Comment transmettre ce qui empêche le sens de la transmission de la vie ? Claudine K. le constate : « Il manque un mot en kinyarwanda pour désigner les méfaits des tueurs, un mot dont le sens dépasse la méchanceté, la férocité et cette catégorie de sentiments existants. Je ne sais si vous disposez de ce mot dans le vocabulaire français. » Sylvie U., assistante sociale dont les paroles ont offert son titre au livre de ces récits en expliquant que « si on revient de là-bas, on a voyagé dans le nu de la vie.… », parvient à formuler l’inaccessibilité d’une telle réalité vécue avec des mots usuels : « Le génocide a changé le sens de certains mots dans la langue des rescapés ; il a carrément enlevé le sens d’autres mots, et celui qui écoute doit être aux aguets de ces perturbations de sens. »

13L’expérience du non-humain instauré par l’humain a fait basculer les rescapés dans un monde hors des mots, des pensées et des sentiments, tous ceux auparavant connus et familiers. Toutefois il est indéniable que l’écoute respectueuse d’Hatzfeld les aura incontestablement aidés à ressaisir peu à peu la possibilité de partage humain du langage, ce précieux « témoin de l’appartenance à l’espèce humaine [5] ». Malgré tous les potentiels de « la résistance humaine [6] », demeurent des faits effractants, hors pensée, hors concept, hors langage, hors communication humaine. Comment les cerner, les dire, les transmettre avec les mots d’autres vécus dicibles, pour tous ceux écoutés par Jean Hatzfeld ? Ne faudrait-il pas créer des mots nouveaux et terrifiants pour contenir ces faits hors psychisation ? En lisant ces récits il arrive de penser que les mots de « trauma » et de « traumatisme », utilisés en tant de situations diverses, restent bien peu aptes à exprimer l’irreprésentable. Ne faudrait-il pas avoir déjà pu graduer la nature et les niveaux des traumas et des traumatismes ? En l’absence d’un terme-témoin moins galvaudé, ne faudrait-il pas, pour graver la nature de l’impensable en de tels actes génocidaires, disloquer l’orthographe du mot trauma ? Comment surligner « le trop » de cet outre-trauma, de cette outre-fracture ?

14Sylvie U., elle-même une rescapée, s’est donné mission d’aider les rescapés à parler leurs enfers et d’écouter aussi des familles hutus voisines, dans leurs évitements et leurs évidements de culpabilité. Son expression spontanée pour dire le dépouillement extrême du vécu, du « nu de la vie », se superpose exactement au concept de « la vie nue » défini en 1971 par W. Benjamin comme degré le plus infime et minime du vivant. Le langage-témoin aurait-il pu déjà ainsi dans ces partages refonder en elle sa matière vivante dans le creuset de ses émotions humaines réapprivoisées ?

15Pourtant tous ne peuvent pas ainsi rebondir et bâtir un pont de mots réhabitables entre la vie humaine d’avant et la vie humaine d’après, et remonter de cette chute en une fosse commune abyssale de l’espèce humaine. Tout survivant, adulte ou enfant orphelin, qui a de la sorte vécu « des jours plus bas que la détresse », parole de Francine N., reste pour l’enseignant Innocent R. un « rescapé (pour qui) quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. […] Il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça. […] Pour nous, il y a avant, pendant et après, mais ce sont trois vies différentes, qui sont séparées à jamais ». Après ces indicibles traumas, restent-ils sur la rive de l’inimaginé d’un vécu déserté par l’espèce humaine ou passent-ils sans retour possible sur l’autre rive d’une vie humaine à reprendre ? Car un tel vécu d’« outre-fracture » exige que l’individu puisse ensuite faire un saut pour rebondir ailleurs, sans pour autant scotomiser l’insondable et incomblable précipice entre des vécus de mondes inconciliables, celui de l’humain et celui du non-humain. Tenter de reprendre place dans une vie implique le constat inexorable de vivre désormais une autre vie, à cause de l’inexplorable fracture entre « trois vies différentes séparées à jamais » ; fossé à franchir pour émerger d’une expérience de survie et préserver l’énergie d’un éventuel rebond. Car selon Sylvie U., même si les survivants « ont trouvé une bonne vie, s’ils ont un boulot, de beaux enfants, de la bière, ils ont été coupés dans leur existence ».

16Quant aux orphelins rescapés, Francine N. observe que « ce n’est plus la peine de rien leur apprendre sur le génocide, ils ont vu le pire du réel ». Sylvie U. ressent qu’« après le passage du génocide, il subsiste, enfouie dans l’esprit du rescapé, une blessure qui ne pourra jamais se montrer en plein jour aux yeux des autres. Nous, nous ne connaissons pas exactement la nature de la blessure cachée, mais au moins nous savons qu’elle existe. Ceux qui n’ont pas vu le génocide, ils ne voient rien ». […] « Les enfants dialoguent entre eux facilement ce qu’ils ont vécu, et ça débloque le langage. Après il faut écouter tous les mots de chacun pour l’aider à débrouiller son problème et à trouver de nouveaux mots pour s’exprimer plus à fond. » Quand un enfant lui demande s’il va y avoir une punition pour les tueurs, l’enseignante Édith U. explique avec simplicité qu’« un génocide dépasse les lois humaines »…

17En effet, qu’il soit génocide des Juifs, élimination des malades mentaux et des autres humains dits indésirables de la dernière guerre mondiale au nom de la pureté de la race, qu’il soit la barbarie idéologique et politique des Khmers rouges au Cambodge et d’ailleurs, qu’il soit cette extermination ethnique-là au cœur de l’Afrique, qu’il soit ce que nous ignorons peut-être encore autre part dans le monde, ou que nous ne voulons pas croire ou savoir, voire d’autres impensables à venir, le moindre génocide « ne ressemble à aucun autre tourment » (Sylvie U.). Il « est une affaire de dégénérescence de l’intelligence » (Innocent R.). Car « un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines, mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer » (Claudine K.). « Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain » (Sylvie U.).

18En dépit de l’innommable, ces rescapés-là auront donc réussi avec une grande dignité à fixer peu à peu des mots partageables pour penser l’impensable. Il faut probablement remercier et rendre hommage au travail patient, minutieux et respectueux de Jean Hatzfeld, qui a fait ici œuvre de transcription et d’écoute en parvenant peut-être à « desceller l’emprise de la mort [7] ». Mais les traces de tels traumatismes affectent l’être dans son intégrité corporelle, psychique, culturelle, sociale, temporelle, et donc dans toute sa condition humaine, et ce de façon durable et transgénérationnelle. C’est sur cette atteinte qu’insiste Édith U., l’enseignante devenue subitement très croyante ; pour elle « le génocide, c’est hier dans ma mémoire, ou plutôt l’année dernière ; et ça restera toujours l’année dernière, car je ne distingue aucun changement qui permette au temps de reprendre convenablement sa place. […] Le génocide ne va pas se dissiper dans les esprits. Le temps va retenir les souvenirs, il ne va jamais accorder plus qu’une petite place au soulagement de l’âme ». Quant à Marie-Louise K., commerçante chez laquelle se rassemble une foule de rescapés, voici comment elle décrit son retour dans un monde sans tueurs, son réveil de cette catastrophe-cauchemar de l’humain : « J’avais tout perdu, j’étais indifférente à l’existence. […] Mais c’est surtout le temps qui semblait cassé dans la ville. Il semblait s’être arrêté pour toujours, ou au contraire avoir filé trop vite pendant notre absence. Je veux dire qu’on ne savait plus quand tout ça a commencé, du nombre de nuits et de jours que ça avait duré, en quelle saison on était, et finalement on s’en fichait vraiment. […] On était désormais préoccupés de la présente journée, on la passait à trouver des compagnies d’amis avec qui passer la nuit, pour ne pas risquer de mourir abandonnés dans un cauchemar. »

19Berthe M. dépeint l’état profond qui habite le présent des rescapés d’une poignante métaphore : « La terre est trop endurcie pour laisser percer l’espoir. Le génocide pousse vers l’isolement ceux qui n’ont pas été poussés vers la mort. » Car on peut avoir été sauvé de justesse d’une extermination radicale, programmée avec méthode, cela n’empêche pas la réalité d’un impensable qui s’est imposée dans la vie de tous, de faire rémanence et subsister en soi, même et surtout si elle se souvient qu’après d’antérieurs inquiétants massacres déjà connus « il était défendu d’échanger des témoignages entre nous […] et interdit de s’en étonner. On enveloppait nos craintes de feuilles de silence ».

20Rémanences alors inévitables comme laves brûlantes encapsulées dans des roches durcies. Et pourtant bien peu de rancœurs et de soifs de revanche émergent des récits de ces survivants.

21Pour beaucoup, être survivant sans avoir pu accompagner ses proches dans la mort et encore moins les sauver pour garder soi-même la vie sauve, sans savoir ni où ni comment leurs dépouilles ont disparu, être ainsi survivant en côtoyant de nouveau en « avoisinants » les familles des tueurs, voire les tueurs eux-mêmes, demeure un épouvantable fardeau invisible. En ce fardeau se contredisent et s’emmêlent chance de vie et de survie, souvenirs reconstruits ou à reconstruire, résurgences imprévisibles de traversées de terreurs sans nom, honte et culpabilité. Chaque récit en témoigne à sa façon. Personne ne pouvait plus sauver personne. Innocent R. a lui-même décidé de faire fuir sa famille dans la dispersion car « […] tu vas te sentir trop coupable d’une situation qui te dépasse complètement. Un terrible sentiment de honte va t’envahir à l’ultime moment et va l’emporter sur l’amour, la fidélité et tous ces sentiments-là. » Terrible culpabilité d’être resté vivant au contraire de tant de proches : tragédie des survies. Comment en effet supporter d’être encore en vie après ces proches éventrés sous les yeux de celui qui sait que sa propre extermination ne tient alors plus qu’à un geste, un bruit, un souffle pouvant trahir sa propre cachette éperdue dans la boue des marais ?

Une saison de machettes

22Les témoignages placides des Hutus sur leur saison de consciencieux « travail » d’extermination glacent d’effroi et d’incrédulité, à l’égal de ceux des nazis et des Khmers rouges. Certains regrettent même de n’avoir pas pu achever leur boulot. « C’est trop difficile de nous juger, car ce que nous avons fait dépasse l’imagination humaine » explique l’un d’eux, Fulgence.

23Plus de 50 000 ans d’hominisation n’auraient donc toujours pas extirpé la barbarie de la condition humaine par quelques fragiles passerelles de civilisation ?… Serions-nous soudain glacés d’effroi par ce potentiel d’horreur latent enfoui encore en nos propres mémoires neuroniques, potentiel plus sauvage même que la sauvagerie d’un animal sauvage, plus aveugle et violent que le déchaînement des éléments naturels terrestres et cosmiques, plus irrépressible que la force neutronique de la matière ?

24Aucune recherche en phylogenèse et sur la période antérieure à l’apparition de l’espèce humaine n’a encore mis en évidence que les éléments vivants d’une même espèce auraient entrepris un combat d’extermination entre eux, pas plus d’ailleurs qu’entre ceux d’espèces différentes. Seule l’espèce humaine a réussi et réussit encore l’exploit d’anéantir d’autres espèces vivantes, et à programmer des extinctions sérielles au sein de son propre genre. Pourquoi et comment l’humain se fait-il tout autant aveugle que la matière élémentaire dans ses poussées exterminatrices ?

25Car ce potentiel exterminateur ici est bien au-delà de la cruauté et de cette cruauté d’origine issue du traumatisme de la naissance [8]. Cela évoque plutôt une sorte d’« arché-pulsion minérale » sans aucun lien avec les émotions humaines et leurs élaborations. Car ce type d’arché-pulsion paraît se raciner dans une groupalité massive de horde anté-humaine vécue comme un seul corps.

26Si j’ai pu évoquer avec les extraits de récits des rescapés leurs essais de réflexion individuelle face à une situation effroyable, par contre j’ai peiné à citer des récits de tueurs interviewés. La répétition de leurs dénégations, oublis, rationalisations, banalisations, leur groupalité, leur asepsie émotionnelle et leur insensibilité à tout ressenti de culpabilité et de honte [9] les placent dans un autre monde, celui de monstres, de créatures étranges, sortes de clones à figure et habitude humaines qui peuvent soudain agir dans une folie méthodique portée par une idéologie groupale orchestrée, coupée de toute sensibilité humaine. Pancrace par exemple conclut : « Un grand gâchis sépare désormais les morts et les vivants. Mais ceux-là doivent persévérer dans ce monde. De retour sur la colline, je vais demander à mes avoisinants de vivre de nouveau en bonne entente. […] À part les tourments de mes années emprisonnées, je ne vois pas ma vie endommagée par tous ces regrettables événements. La fortune et l’infortune ne m’ont pas changé. » Et un autre, Pio, élabore son vécu de tueur en ces termes : « La chasse était sauvage, les chasseurs étaient sauvages, le gibier était sauvage, la sauvagerie captivait les esprits. On n’était pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare. Cette vérité n’est pas croyable pour celui qui ne l’a pas vécue dans ses muscles. Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait. Pour moi, je vous propose une explication ; c’est comme si j’avais laissé un autre individu prendre mes propres apparences vivantes, et mes manies de cœur, sans aucun tiraillement d’âme. Ce tueur était bien moi pour la faute commise et le sang coulé, mais il m’est étranger pour sa férocité. Je reconnais mon obéissance de cette époque ; je reconnais mes victimes, je reconnais ma faute ; mais je méconnais la méchanceté de celui qui dévalait des marais sur mes jambes, avec ma machette dans la main. Cette méchanceté était comme celle d’un autre moi au cœur lourd. Les changements les plus graves de ma personne étaient mes parties invisibles, comme l’âme ou les sentiments consorts. Raison pour laquelle, moi seul ne me reconnais pas dans celui-là. Mais peut-être que si on est extérieur à cette situation, comme vous, on ne peut entrevoir cette étrangeté de l’esprit. »

27Jean Hatzfeld suppose que la mémoire des tueurs est intacte, que leurs oublis sont des mensonges de sauvegarde comme lorsqu’ils font porter la responsabilité de leurs actes sur la pression, l’emprise de la propagande anti-Tutsis, les contraignant à l’obéissance. Toutefois il serait prudent de s’interroger ici sur le caractère hypnotique efficace d’injonctions groupales propagandistes, pouvant se développer dans un espace communautaire ; René Kaës [10] en démontre l’existence prégnante dans l’utopie et les « rêves de groupe ». Si un effet d’hypnose collective est tel, l’individu lui-même ne pourrait pas avoir accès à sa propre culpabilité ou honte, car participant au « corps groupal » il ne disposerait plus de subjectivité intime réappropriable. La justification idéologique semble constituer la pseudo-enveloppe d’identité groupale phagocytant l’identité intime des individus. Bien qu’une telle hypothèse ne dédouane pas pour autant les tueurs de leurs actes, elle pourrait nous permettre de mieux comprendre le constat chez eux d’absence de cauchemar, de suicide et de dépression. « Nous sommes arrivés à l’âge adulte au pire moment de l’histoire du Rwanda, nous avons été éduqués à l’obéissance absolue, à la haine, nous avons été gavés de formules, nous sommes une génération malchanceuse » (Joseph-Désiré).

28« Nos avoisinants tutsis, on les savait blâmables d’aucune malfaisance, mais on pensait tous les Tutsis fautifs de nos ennuis éternels. […] Ils étaient devenus une menace supérieure à tout ce qu’on avait vécu ensemble, qui surpassait notre vision des choses sur la commune » (Léopord).

29Le détail spontané des témoignages porte sur le fonctionnement et l’efficacité d’une tâche programmée et organisée ; exactement comme on l’observe chez des tueurs en série pour lesquels l’émotion intime n’a plus cours – car déjà assassinée en eux depuis bien longtemps –, dissoute au fond des parties mortes, cadavérisées de leur personnalité.

30Ainsi, le tueur peut calmement expliquer : « Celui qui était lancé la machette à la main, il n’écoutait plus rien. Il oubliait tout et en premier lieu son niveau intellectuel. Ce programme répété nous dispensait de réfléchir à ce qu’on faisait. On allait, et on revenait, sans croiser une idée. On chassait parce que c’était le programme de nos journées, jusqu’à ce qu’il soit terminé » (Joseph-Désiré). « On tuait pour continuer le boulot » (Fulgence). « Pour celui qui est habile au maniement d’un outil, c’est facile de l’utiliser pour toutes les activités : tailler les plantations ou tuer dans les marais. […] On commençait la journée par tuer, on terminait la journée par piller. C’était la règle de tuer à l’aller et de piller au retour. On tuait en équipée, on pillait chacun pour soi ou par petits groupes d’amitié » (Léopord).

31Dans la mise en œuvre de cette tâche, l’individu en tant qu’humain de la même espèce que lui ne peut être reconnu dans sa dimension émotionnelle souffrante et pensante, sous peine de bouleverser toute la construction identitaire fondée sur et dédiée à l’obéissance infaillible au bon et normatif fonctionnement groupal. « Les yeux de celui qu’on tue sont immortels, s’ils vous font face au moment fatal. […] Les yeux du tué, pour le tueur, sont sa calamité s’il les regarde » (Pancrace). « Ce monsieur tué sur la place du marché, je peux vous en raconter un souvenir exact, car il est le premier. Pour d’autres […] je n’en ai plus trace dans ma mémoire. Je les ai considérés sans gravité ; je n’ai même pas repéré, à l’occasion de ces meurtres, cette petite chose qui allait me changer en tueur » (Léopord).

32La groupalité est ici devenue un confort rationnel dans de tels génocide ; confort qui fonde l’idéologie justificatrice de l’acte par opposition à la naissance d’une pensée individuelle réfléchie née de la transformation de l’émotion relationnelle en ses complexités.

33D’ailleurs le « on », ce sujet anonyme, est le pronom personnel dominant tous les témoignages des tueurs. Rares sont ceux des tueurs qui peuvent parler de leurs actes et ressentis à la première personne, en se différenciant d’un état groupal ; l’un, Jean-Baptiste, est l’époux d’une femme tutsie : « Moi, je me sens plus calme depuis que j’ai commencé à parler. Après avoir enduré ma peine, je ne vois aucun obstacle à retrouver mon épouse, ma place dans la population, mes six enfants, même s’ils ont grandi sans moi et s’ils ne me reconnaissent pas. Toutefois je dois préciser un point : il y a désormais une fissure dans ma vie[11]. Je ne sais pas pour les autres. Je ne sais pas si c’est à cause de mon épouse tutsie. Mais je sais que jamais la clémence de la justice ou la pitié des familles éprouvées ne pourront la combler. Peut-être même que la résurrection des victimes ne le pourrait pas. Peut-être même que ma mort ne la comblera pas. »

34Une question de fond liée à la sauvegarde d’une psychisation émotionnelle est aussi bien repérée par Jean Hatzfeld : comment expliquer l’absence de cauchemars et de rêves angoissants chez les génocidaires, à l’inverse de ce qui se passe chez les rescapés ? Même en supposant qu’il puisse exister quelque tromperie dans le récit de chaque tueur, cette absence d’angoisse et de rêves induit à penser ces tueries groupales comme des actes issus des parties psychotiques des individus. Ces parties « hors sujet », totalement clivées, sont traitées comme étant assumées par le groupe au même titre qu’une hallucination collective, et elles restent spontanément inintégrables à la personnalité subjective. Ce ne peut alors être que la fonction sociale et civilisée d’une collectivité intersubjective qui pourrait en aider la réappropriation individuelle. Les tribunaux internationaux jugeant des génocides en sont déjà au moins l’une des modalités symboliques.

35En cette collecte de récits, Hatzfeld montre que les capacités de transformations et de rebonds en notre genre humain exigent pour prendre leur essor que des états psychiques et physiques irreprésentables ne soient pas entretenus en une collectivité et chez les individus qui la composent. En effet en de tels états, la réalité vécue emprisonne les uns dans une situation de régression innommable ou d’indécryptable secret, et les autres dans un comportement anté-humain annihilant les lois culturelles civilisatrices de différenciation et de croissance de notre espèce humaine.

36« Entre l’horreur à l’état brut et l’acte de penser, il y a un sentier très étroit qui d’un côté mène à l’abîme mais de l’autre permet de s’en dégager et de réfléchir. » Toutefois « l’élaboration ne peut porter que sur des résidus », restes, « résidus radioactifs ». Et « c’est seulement lorsque ces résidus trouvent une représentation que nous leur donnons la possibilité d’apparaître, que nous leur trouvons des noms. Le langage, en le nommant, donne accès à l’horreur. […] Ces restes non représentables des influences radioactives, se révèlent à travers des images, de symptômes, des rêves, dans une transmission de génération à génération. L’individu qui a intériorisé les restes radioactifs sans en être conscient, s’est identifié à eux ainsi qu’à leurs aspects déshumanisants. Par la suite, il les met en acte ou bien elles sont agies par ses enfants, dans le processus de transmission [12] ».

37Ces récits rassemblés avec courage et intelligence par Hatzfeld auront sûrement contribué à ouvrir pour les acteurs de ces catastrophes humaines quelques possibles chemins de représentation d’un des « hors-là » de notre espèce. C’est probablement bien dans ces « hors-là » nidifiant en silence au creux des êtres, des générations, des idéologies, que s’engendrent bien d’autres ultérieurs « hors-là » qui, confinés au mutisme seront à nouveau capables un jour de stupéfier d’incompréhension des générations ultérieures. Ainsi emmurés, ne déclencheront-ils pas encore ces « abjections » répétitives, capables d’éjecter l’espèce humaine de sa matrice d’émotions, de pensées, de langage, d’imaginaire et de vie créatrice, et de faire éclore ces morceaux innommables d’horreurs collectives où les bases de l’espèce humaine et de ses civilisations désertent notre spéciation ?

Notes

  • [1]
    Je remercie Jean Hatzfeld d’avoir accepté que j’introduise dans cette étude de très nombreuses citations des récits qu’il a recueillis.
  • [2]
    Terme utilisé par Régine Waintrater pour désigner celui qui accueille et recueille un témoignage.
  • [3]
    Selon l’auteur, après ces événements, 22 000 Tutsis rescapés ont été rapatriés du Burundi et d’Ouganda ; 24 000 Hutus ne sont pas revenus du Congo, et 6 000 ont été emprisonnés en l’attente de jugement.
  • [4]
    Cf. la définition de certains mots locaux dans l’article de Guillaume Suréna, « Le trauma béké-trauma nègre ».
  • [5]
    J.F. Chiantaretto, Témoignage et trauma (v. note de lecture).
  • [6]
    La résistance humaine, ouvrage collectif sous la direction de Nathalie Zaltzman, Paris, puf, 1999.
  • [7]
    R. Waintrater, Témoignage et trauma, op. cit. (cf. note de lecture).
  • [8]
    Cf. article de J. Letondal.
  • [9]
    Cf. travaux en cours de Pérel Wilgowicz aimablement communiqués.
  • [10]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve, Dunod, 2002 et chap. 7, dans Le rêve dans la pratique psychanalytique, Paris, Dunod, 2003.
  • [11]
    C’est moi qui souligne.
  • [12]
    Yolanda Gampel, L’ange exterminateur (p. 173 à 175), op. cit., Colloque de Cerisy 1993.
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