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Colloque Piotr-Tchaadaev, Institut français de Budapest, 27-29 mai 2004.
1 Lacan a rendu hommage à plusieurs reprises à l’École de Budapest, en commentant les travaux de Ferenczi, d’Alice et Michael Balint, de René Spitz, et surtout de Melanie Klein, qui, avec Ferenczi, a mené l’une de ses analyses à son terme. Dans les premières années de son enseignement surtout, quand il s’agit pour lui de présenter ses concepts, ou mieux, ses signifiants et ses mathèmes, leurs recherches lui offrent l’appui nécessaire pour continuer à dialoguer avec le monde analytique.
2 Si avant la scission de l’Association internationale de psychanalyse (1953), Lacan a cherché toutes les voies de médiation possibles pour éviter la rupture, une fois celle-ci consommée, il maintient le contact en appelant à la rescousse les autres courants de la psychanalyse dans son Séminaire. Dans l’élaboration de sa doctrine, Lacan s’appuie sur son expérience clinique, sur la lecture rigoureuse de Freud, mais aussi sur celle des analystes dont l’œuvre lui semble avoir la plus grande consistance et la plus grande vitalité. Et il repart des fondements : la question de l’analyse didactique et/ou personnelle et la formation de l’analyste ; la notion d’inconscient, sa constitution et la relation primordiale mère-enfant ; l’introduction du concept de grand A, enfin la tripartition rsi. Toutes trouvent dans les élaborations de l’École de Budapest des termes de confrontation et d’échanges critiques en toute franchise.
3 Quand il inaugure la série de ses Séminaires en 1953 (Les écrits techniques de Freud), la fracture avec la Société psychanalytique de Paris (représentant l’ipa), déjà engagée dans la seconde moitié des années 1940, est désormais consommée.
4 Dans cette affaire, l’hostilité profonde exprimée contre Lacan par la princesse Marie Bonaparte a joué un rôle non négligeable, ce qui avait poussé Lacan, pour contrebalancer cette inimitié, à écrire une lettre à Balint.
5 Lacan écrit à Balint parce qu’il connaît son aversion pour la rigidité de l’institution psychanalytique. Il espère surtout qu’il le soutiendra à propos des polémiques autour de sa personne, de son style d’analyste didacticien, de son mode de traiter la fonction du temps dans la cure et aussi de concevoir l’analyse : « L’analyse didactique est simplement une analyse » est une affirmation de Ferenczi, et Balint, son élève, n’avait pas manqué de le confirmer à l’occasion d’une conférence faite en 1947 à la Société britannique de psychanalyse.
6 En raison de cette affinité de positions, Lacan proposa à Balint une rencontre à Londres, pour l’entretenir des difficultés que rencontrait le mouvement psychanalytique français et lui demander son appui.
7 La liberté, la fraîcheur et la créativité avec lesquelles Ferenczi avait soulevé les questions de la formation de l’analyste, tout comme les difficultés rencontrées dans son analyse avec Freud, son transfert non liquidé, tout cela sert à Lacan pour soutenir, grâce à un aussi illustre précédent, la légitimité de ses « déviations », celles que la princesse Marie Bonaparte n’avait pas tolérées et qui l’avaient induite à soutenir par tous les moyens l’expulsion de Lacan de la spp.
8 La raison de l’hostilité de la Princesse Marie (pour reprendre le titre d’un film récemment diffusé sur Arte et magnifiquement interprété par Catherine Deneuve) touche essentiellement à la liberté avec laquelle Lacan use du temps dans ses séances, un temps dont la valeur est logique, et non chronologique, et dont la scansion est fondée sur le signifiant et non sur la production du sens.
9 La rupture avec la spp une fois achevée, Lacan, désormais seul avec ses élèves, reprend le dialogue avec son « ami » Balint, et cette fois, non pour des motifs de politique psychanalytique, mais strictement théoriques et cliniques. Lacan lui déclare sa grande estime, le considère comme « subtil ». Tellement subtil qu’il y gagne une lecture critique, qui est en même temps un hommage.
10 Clinicien avisé, Balint a écrit notamment : un recueil d’articles qui s’étend sur vingt ans et intitulé Primary Love and Psychoanalytic Technic.
11 Le concept autour duquel tournent ces articles est la relation d’objet, dont le prototype est la relation mère-enfant : un exemple unique, retient Balint – mais cela était aussi une certitude pour Freud – de complémentarité des désirs et d’adéquation du désir à son objet. Le désir d’être aimé sans condition qui apparaît à certains moments de la cure, est dû, selon Alice et Michael Balint, à l’apparition d’un amour archaïque qui prétend obtenir de la relation analytique la même satisfaction que dans le rapport primitif à la mère.
12 En quoi consiste la critique de Lacan à cette théorie ?
13 Essentiellement dans le fait de souligner que, même quand émergent dans la relation analytique des phénomènes de transfert qui peuvent faire penser à une relation duelle, éventuellement sur le modèle d’une expérience de satisfaction archaïque, même alors, du seul fait que le patient parle, nous sommes en présence d’une dimension tierce : la dimension du langage, du pacte, en un mot, une dimension symbolique. Sans compter que même la plus primitive des relations mère-enfant est une relation à trois, dans la mesure même où la mère parle à l’enfant.
14 Lacan soutien que Balint sait cela, et sa clinique le démontre, bien qu’il ne le théorise pas. Il y aurait en définitive un Balint théorique et un Balint clinique, qui avance en se contredisant, ou en ne tenant pas compte de sa propre théorie. Même s’il théorise la relation duelle dans les exemples cliniques qu’il nous a laissés, Balint tient compte de la dimension tierce, symbolique. Voyons à présent comment.
15 Dans un écrit de 1933, Le transfert des émotions, Balint affirme que la psychanalyse se fonde sur deux phénomènes cliniques : la résistance et le transfert. La définition de résistance est dans le prolongement de la définition freudienne : la résistance est tout ce qui fait obstacle au libre cours des associations. Mais c’est surtout sur le concept de transfert comme transfert d’émotions que Balint veut s’arrêter. Avant d’en donner des exemples cliniques, il tient à démontrer que toute la vie sociale, politique et religieuse des humains est constellée de phénomènes de transfert, phénomènes qui, en l’absence de la personne à qui ils s’adressent, s’expriment envers des objets inanimés. Le poing sur la table inerte, par exemple, déplace la colère de quelqu’un sur l’objet inerte. La même chose vaut pour la porte claquée ou pour l’adoration d’un objet appartenant à la personne aimée.
16 Balint semble très amusé par ce phénomène, et pour en accentuer le côté paradoxal, raconte cette histoire drôle : un mari surprend sa femme au lit avec son associé. Étant donné qu’en chassant sa femme, il perdrait la dot, et qu’en chassant l’associé il risquerait la faillite, il décide de chasser… le lit.
17 C’est cela, le lien avec la situation analytique : l’analyste, en quelque sorte, est la table qui prend le coup de poing, la porte claquée, ou le lit renvoyé… Ou au moins, telle est la position qu’il doit prendre initialement : une position passive. S’il ne l’assume pas et si, au contraire, il réagit de manière « spéculaire » comme n’importe quel être humain, il transforme le rapport analytique en un banal rapport d’« amitié ou hostilité, sympathie, amour, haine, ou si on veut, d’indifférence ». Cette position est définie par Balint comme une position de « passivité élastique », et requiert un rigoureux contrôle de son contre-transfert.
18 Ainsi, commente Lacan, Balint théorise-t-il seulement la dimension imaginaire du transfert, transfert qui se dispose cependant sur trois registres, imaginaire, bien sûr, mais aussi symbolique et réel. Que Balint le sache sans le théoriser est démontré, selon Lacan, par sa manière de traiter le cas qui suit.
19 Un homme mûr se présente à Balint pour lui parler de ses symptômes. Il raconte une histoire compliquée, à laquelle Balint ne comprend pas grand-chose. Il demande au patient de revenir, mais continue à ne rien comprendre. Il le lui dit alors. Le patient pousse un profond soupir et s’exclame que, finalement, il a trouvé une personne sincère. Puis il révèle avoir utilisé un faux nom, et que toute son histoire est inventée d’un bout à l’autre pour mettre à l’épreuve la sincérité et la loyauté de l’analyste. Les médecins consultés précédemment étaient tombés dans le piège.
20 Balint lui donne raison, mais ajoute que son système est plutôt coûteux, et de surcroît ennuyeux. Il y a d’autres moyens d’arriver au même résultat. Une attitude transférentielle de ce genre, retient Balint, cache certainement une dimension inconsciente, mais comme ce n’était pas le moment de la faire émerger, la meilleure chose était de seconder le patient, et de lui montrer l’inutile dépense psychique et matérielle mise en œuvre.
21 Lacan est absolument d’accord avec le « ne pas comprendre » de Balint, parce que c’est un point sur lequel il martèlera toujours ses élèves : se garder, précisément, de vouloir trop comprendre. Lacan est cependant en désaccord avec la deuxième intervention de Balint, à propos de la dépense liée au mensonge : au début de l’expérience analytique, on est dans le registre du mensonge.
22 La règle fondamentale – tout dire – est faite pour être transgressée, observe Freud, et justement, la transgression comme forme de la résistance indique que le pacte analytique s’est instauré, et que l’analyse peut avancer.
23 Si, comme l’observe Balint, les raisons de mentir sont inconscientes, à quoi sert-il de répondre au patient avec des arguments logiques ? Le problème est de savoir pourquoi il ment et à qui, en maintenant ces questions dans le cadre symbolique de l’analyse. En d’autres termes, la résistance du Moi, celle qui pousse à mentir et qui est du registre imaginaire, ne peut être analysée qu’à l’intérieur du transfert en termes de symbolique.
24 Lacan entend aussi critiquer une conception de l’analyse conçue comme analyse des résistances, ce qui présuppose un affrontement entre le Moi de l’analyste et le Moi du patient, une conception pour ainsi dire guerrière de l’analyse envisagée comme attaque des systèmes de défense que le sujet mobilise l’un après l’autre. En effet, envisager les défenses du sujet comme une forteresse à prendre revient à se laisser tromper. Souvent, la forteresse est davantage défendue pour détourner l’attention que pour elle-même. Si on prend dans la ligne de mire le Moi, et si on l’assume comme objet d’analyse – comme cela est théorisé dans l’analyse des résistances –, on met en jeu le prestige de l’analyste, la valeur de ses interprétations, en un mot son narcissisme. Dans ce cas, l’analyste assume la position de maître. La maîtrise qu’il est contraint d’exercer de cette place crée une distance fixe entre lui et le patient, qui restera telle quelle jusqu’à la fin de l’analyse. Balint fait ainsi les frais de la critique affectueusement pointilleuse de Lacan.
25 Le tort de Balint, selon Lacan, est de concevoir le transfert comme un rapport duel, façonné sur la réciprocité du rapport mère-enfant. Celui-ci prévoit bien sûr une alternance de passivité et d’activité, mais ne sort pas du cadre d’une dépendance réciproque, d’une relation imaginaire de Moi à Moi.
26 Quoi qu’il en soit, Balint fait preuve d’une exquise subtilité psychanalytique, quand il relève, dans quelques cas, une haine inextinguible en fin d’analyse, qui est l’effet de la pulsion de mort. Balint ne sait en donner la raison, si ce n’est pour reconnaître avec modestie les limites de l’action analytique.
27 Lacan, au contraire, ne considère pas cette issue comme inévitable : si l’analyste assume une position tierce, c’est-à-dire celle du « maître absolu », de la mort, et s’il s’abstient de faire intervenir son propre Moi dans le transfert, il crée les conditions pour que puissent se dissoudre les identifications imaginaires qui ont constitué le Moi du patient. Cette dissolution empêche l’agrippement à l’image narcissique et ouvre aux questions radicales de l’être.
28 Tout ceci suppose que le timonier du parcours analytique, l’analyste, ait lui-même fait plusieurs fois ce parcours et que, grâce à cela, il sache éviter la seule vraie résistance qui pourrait opérer négativement dans la cure : la sienne propre.
29 La question de la formation des analystes, qui avait tant travaillé Ferenczi, est au centre des préoccupations de Lacan qui, désormais débarrassé des questions de prudence politique, peut avancer avec franchise vers une refondation qui réponde avant tout à une éthique de la psychanalyse. La même éthique inspire les élèves de Ferenczi, même si les positions théoriques ne coïncident pas toujours.
30 Milan, 2004
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Colloque Piotr-Tchaadaev, Institut français de Budapest, 27-29 mai 2004.