« Flac se parle. Fait que ça. […] Monsieur est en conférence, installé dans l’aparté d’un interminable concile muet. »
2 Flac se parle, Flac me parle. Au tout début, le rappel d’une autre lecture : L’enfant dans le grenier, de Julien Bigras. Un autre style, et pourtant la même force pour décrire la terreur d’un enfant. Flac me parle, comme il se parle à lui-même, une langue, carnivore, dévorante, fracassante.
3 À la frontière de l’écriture, de sa forme, de son style, c’est une rencontre avec le sujet authentique, l’étrangeté, l’innommable… Cela incarne une faim, dans le sens d’une famine, une fin dans le sens d’un jeu terminé. Au fil des pages, je traverse un temps de mon propre trajet analytique. L’inédit d’une rencontre. J’entre dans l’univers réel de Flac, je vois un enfant seul, ni vu, ni entendu. En fait, il n’existe pas.
4 Les géniteurs de Flac : une mère toujours au bord de l’effondrement ; un père que Flac présente « baratineur, flagorneur, mystificateur », un « voyou de la parole ». Ce père, qui refuse de se faire appeler « papa », se nomme Yon ; puis, l’oncle Fif, tout en muscle, dont Flac ne s’explique pas la présence dans l’appartement, sinon par ce constat : Yon et Fif, deux frères inséparables.
5 Parmi les énigmes familiales, une tare, un crime, l’inavouable. Tante Suzon, naine et homosexuelle, ne correspond pas aux normes sociales. Lors d’une rencontre avec Flac, le secret révélé, elle réussit à lui transmettre, par sa présence et son humour décapant, une émotion intense de bien-être.
6 Chez lui, dans la promiscuité, Flac se déplace avec précaution, sans bruit, tentative désespérée de ne pas faire obstacle au corps de la mère. Flac est de trop.
7 L’appartement ? Un espace exigu, sale, encombré d’objets cassés, inutiles, que la mère s’obstine à conserver. C’est un désordre infernal où se croiser sans se toucher devient un exploit. Attention ! Répulsion viscérale de la mère, au moindre contact corporel.
8 Au comble de l’insupportable dépotoir humain, les wc et la salle de bain. Latrines douteuses, lavabo où trempent en permanence les culottes et les slips de toute la famille. Une vision d’horreur ! Exhibition d’une intimité misérable, écœurante.
9 Flac vomit sa honte. Une honte à fleur de peau, car pénétrer dans ces lieux est une expédition de tous les dangers. Passé le seuil de la porte, un système défensif entre en action, les voix prennent le terrain, Flac n’est plus qu’un pantin entre leurs mains. Persécuté, supplicié, dévoré, Flac entend des voix qui ordonnent, jugent, méprisent, ridiculisent.
10 En réalité, sous une apparence calme, craintive, couve une colère monstrueuse, jamais exprimée, jamais éclatée, sinon par jets de pensées meurtrières ; c’est une bombe à retardement.
11 La brutalité des voix le plonge dans un gouffre d’angoisse, alors Flac résiste, se tord les doigts, se balance d’avant en arrière. Mais la horde sauvage est la plus forte. Armé jusqu’aux dents par des pensées dévastatrices, Flac devient exécuteur, et fossoyeur de sa haine.
12 Agité d’une fureur blanche, Flac enrage de ne pas être vivant. Seul remède à la solitude : convier les voix au parloir, et le chercheur de mots s’étrangle du plaisir de les entendre. C’est épuisant. Mais, selon ses propres dires : « Flac mène la vie d’un captif dont la prison n’est autre que lui-même. »
13 Dans les pensées terrifiantes, une plus redoutable aiguise sa peur, et le menace. Un événement grave est envisagé, une catastrophe, la fin du monde, la honte absolue. Flac imagine, à s’en faire sauter la cervelle, une visite à l’improviste. Penser que ce visiteur puisse découvrir l’univers sordide, le capharnaüm, le désastre social, et pire encore, la couche où dort la mère, l’odeur intime dévoilée au grand jour… Flac tremble.
14 Les voix s’acharnent sans répit, c’est une torture morale intolérable, car penser le pire, c’est souhaiter le pire, c’est faire appel à sa réalisation. Flac est pris au piège comme un rat. Et, dans le même temps, une jouissance suprême le met en alerte : le désir d’être découvert, qu’on vienne le délivrer, le sortir du trou noir dans lequel il croupit. Or, la peur panique de l’autre, de l’ennemi, prend le dessus. Submergé d’une activité mentale explosive, Flac passe à l’offensive, c’est le massacre intégral. Il le dit lui-même : « L’appel au carnage habitait Flac, comme un cancer qui colonisait ses cellules, l’une après l’autre. »
15 Flac rêve du grand nettoyage, laver, désinfecter l’appartement. C’est la vengeance, le règlement de compte sans concession. Faire expier l’impardonnable abandon. Réduire à néant l’étreinte incestueuse du père amant. Flac dénonce « la succion avide des baisers et des morsures sur le cou et les épaules ». Flac destitue le père d’un rôle qu’il n’a pas su tenir.
16 Flac remonte aux origines, mène une fouille inlassable parmi les déchets universels. Soudain, une autre voix, un souffle, un murmure : « Le discours commun. » Surpris, mais pas effrayé, car il attendait cet instant depuis longtemps, Flac entend le sens du message. C’est fini, le flot des paroles, l’emprise des pensées, le harcèlement des voix doivent cesser. Brusquement, Flac s’éprend d’un désir infini de silence. Pour ça, il est prêt à tout, quitte à exister par lui-même.
17 Mais la vérité de Flac est implacable : « La vérité, c’était qu’il n’avait jamais rien dit réellement de ce qu’il avait à dire. Qu’il était seul, absolument seul. Qu’il avait l’impression d’être mort à l’âge de 7 ans et d’avoir été englouti par un fantôme, surnommé Flac, qui avait usurpé son être depuis lors. »
18 Dans le marécage originel, entre l’envahissement des pensées et l’interdiction de penser, les cellules s’affolent. Que devient cet enfant ?
19 J’ai tourné les pages, j’ai entendu le bruit des pensées, j’ai vu le chaos d’une vie.
20 J’ai tourné la dernière page, une voix primitive a chuchoté : « L’enfant est mort. »