1 C’est avec le parcours d’une consultante que nous avons accueillie dans le centre – nous la nommerons Mme G. –, que je vais illustrer la présentation du cadre qui vient d’être faite.
2 La raison de sa venue est l’annonce de la récidive de son cancer. Une annonce qui l’a plongée dans un véritable état de choc. C’est par un examen médical qu’elle a appris sa rechute. Ni douleur physique, ni angoisse psychique n’étaient venues lui donner l’alerte. La récidive du cancer a donc fait intrusion brutalement chez Mme G.
3 Dans ce premier temps de l’annonce, la maladie cancéreuse provoque chez elle l’effroi. Elle est débordée, agressée de l’intérieur par la maladie et de l’extérieur par les mots énoncés.
4 Et nous savons qu’à l’annonce du cancer vont s’ajouter les agressions liées aux traitements soignant le corps tout en le mutilant, en le transperçant, en isolant le malade par des contraintes de soin. Lorsque les perturbations deviennent trop grandes, trop nombreuses, il peut s’installer un sentiment d’annihilation tel que l’individu se trouve dans la situation de dépendance du nourrisson. C’est alors que le dispositif particulier de l’accueil au centre devient précieux. Une position de holding, c’est-à-dire de contenant suffisamment bon et attentif, et suffisamment fort pour ne pas être détruit, permet de le protéger. Notre hypothèse étant qu’ainsi, au-delà de la souffrance, le malade peut prendre appui sur ce soutien, cet étayage, pour laisser advenir par ses pensées, ses silences, ses émotions, des parties de son psychisme qu’il ignorait, liées à des expériences passées non mentalisées, donc non mises en mots et non intégrées et dont, de ce fait, il était privé. Ce dispositif permet que le lien au groupe soit là en support à l’émergence d’un temps personnel nécessitant soins, mise en mots, accompagnement contenant suffisamment bon, lieu intermédiaire et dispositif de mutualité. La fiabilité du cadre étant essentielle pour permettre aussi l’acceptation de ce qui n’a pas de sens, et ainsi l’émergence du self et de ses capacités créatrices.
5 Nous allons donc voir comment Mme G., traversée dans un premier temps par l’effroi, entre dans un mouvement régressif, puis va pouvoir évoquer ses peurs et commencer à élaborer ensuite ses angoisses.
À son arrivée, une situation d’effroi
6 Son cancérologue de l’hôpital de la Croix-Rouge avait bien repéré son état de terreur psychique et l’avait donc vivement incitée à venir nous voir. Il venait de lui annoncer que les examens systématiques qu’elle subissait montraient, comme elle nous le disait, « une petite cellule cancéreuse ». Elle devrait donc cette fois-ci, et pour la première fois, suivre une « chimiothérapie préventive ». Cette patiente avait déjà eu un cancer et avait subi deux interventions chirurgicales. La première intervention pour un cancer des ovaires puis une deuxième à proximité, sur un petit kyste dans la zone anale. À présent, un an et demi après la première opération, il y avait cette nouvelle alerte liée au résultat de l’examen d’anatomo-pathologie du kyste.
7 Cette annonce de la chimiothérapie provoquait chez elle une frayeur paralysante au point qu’elle l’empêchait de penser : cette seule idée lui était insupportable. L’annonce la renvoyait à sa propre histoire, son cancer des ovaires, mais aussi à son histoire familiale, et en particulier à celle de sa sœur, morte cinq ans auparavant d’un cancer pulmonaire diagnostiqué trop tard. Les images insoutenables de sa sœur malade lui rendaient maintenant toute pensée impossible. C’est son attitude, plus que ses paroles, qui manifestait pour moi l’effraction traumatique, et la douleur de sa situation. Réservée, des larmes aux yeux, le regard douloureux, elle faisait un effort terrible pour sortir de sa frayeur paralysante et dire ses peurs. Elle évoquait sa sœur avec une grimace – sorte de crispation du visage – par laquelle elle transmettait sa souffrance. Ses gestes étaient ralentis. Elle faisait un mouvement de la main vers la tête, comme si elle voulait balayer ses pensées ou chasser le souvenir d’images de métastases.
8 Plus tard, effectivement, comme son geste me l’avait fait comprendre, elle nous apprit que sa sœur avait eu une atteinte métastatique du crâne. Elle nous laissait percevoir l’intensité de son sentiment d’impuissance par la sidération dans laquelle elle était alors entrée face à la dégradation et à la souffrance de sa sœur. Elle tentait de s’apaiser, rationalisait, essayait d’humaniser, peut-être de mettre à distance les souvenirs qui déferlaient et s’imposaient à sa pensée. Elle disait que « [sa] sœur fumait et ne prenait pas beaucoup soin d’elle ».
9 S’agissait-il d’un constat ? D’un léger reproche ? D’une tentative de mise à distance de sa sœur lui permettant de bien s’en différencier ? Je m’interrogeais. Comme si elle pouvait, par là, mettre au loin ses peurs et le risque de mourir. Comme si elle pouvait ainsi se dégager d’un incorporé mortifère. Probablement le tout ensemble. De même, elle ne cessait de répéter qu’elle avait « une seule cellule » cancéreuse, une seule que j’entendais là encore probablement en opposition avec la prolifération, chez sa sœur, des trop nombreuses cellules cancéreuses.
Mise en place du dispositif de mutualité entre analyste, accueillants et consultants lors d’une permanence
10 Le jour de l’arrivée de Mme G., l’accueil est donc assuré par deux accueillantes et l’analyste. Trois consultantes reçues depuis déjà longtemps au centre se trouvaient également autour de la table – l’une d’entre elles en cours de formation afin de devenir à son tour accueillante.
11 Nous étions toutes mobilisées par l’extrême détresse de Mme G. et par ses interrogations contradictoires. Tout en nous questionnant sur la différence entre une « petite chimiothérapie préventive » et une « vraie chimiothérapie », elle semblait incapable d’appréhender la chimiothérapie comme un soin. Pour elle, c’était synonyme de mort. En même temps, elle ne comprenait pas pourquoi son cancérologue ne lui avait pas prescrit plus tôt une chimiothérapie. Elle se demandait s’il n’avait pas fait une erreur et si elle devait le croire… Devait-elle consulter un autre cancérologue ?
12 L’une des anciennes consultantes vint alors à son secours et évoqua ses propres doutes qui l’avaient amenée à voir en même temps deux cancérologues, deux psychanalystes…, et au centre, deux groupes d’accueil, avait-elle ajouté légèrement moqueuse, ironique, souriante et en me jetant un coup d’œil. « Rien de bien rassurant, tout comme mes deux pères disparus », avait-elle conclu.
13 Ce jour-là, pour soutenir Mme G., cette ancienne consultante fit état, pour la première fois dans le groupe, de son travail avec moi. En exposant ce que nous avions clarifié ensemble, elle tentait de soutenir la nouvelle arrivante et de lui éviter peut-être un passage à l’acte.
14 Je notai combien elle, qui était si souvent dans une demande exigeante à l’égard de l’ensemble du dispositif d’accueil, devint ce jour-là contenante et attentive, se prêtant à une relation d’identification. En se découvrant, elle avait relié immédiatement au vécu infantile de la perte des pères son attitude de recherche de réassurance. Et ce faisant, spontanément, elle avait su répondre au besoin de Mme G. avec une parole maternante, proposant alors des mots chaleureux et réconfortants quant à la détresse de la perte des cheveux.
15 La parole circulait, soutenue et relancée par les accueillantes, entre les consultantes et Mme G. Les anciennes consultantes devinrent, ce jour-là tout particulièrement, partenaires de l’accueil.
16 La question du soin par la « chimiothérapie préventive » vint ensuite au centre de la discussion. Peu à peu, une autre des consultantes parvint, avec le soutien du groupe, à formuler l’idée d’une chimiothérapie acceptable : une chimiothérapie « de barrage ». Il se trouve qu’elle-même a eu un cancer des ovaires et que, depuis douze ans, elle fait des chimiothérapies répétées. Qui mieux qu’elle pouvait représenter la réussite du traitement et trouver les mots pour permettre à Mme G. d’assimiler cette chimiothérapie comme préventive, et l’aider à sortir du trauma psychique et de la sidération dans laquelle l’annonce l’avait plongée ? Elle avait traversé ces mêmes étapes et sa présence paisible devenait ici apaisante. Elle permettait un véritable ancrage corporel de la pensée face aux mécanismes de déstructuration ou de démantèlement provoqués par le traumatisme de l’annonce.
17 Nous voyons donc combien, dès ce premier temps, le silence instauré par l’effroi dans lequel la maladie avait plongé Mme G. était avec nous interrompu. La capacité de sollicitude du groupe et le travail mutuel avaient permis de s’adapter aux besoins nécessités par la souffrance effroyable de Mme G., dans le respect de son rythme, permettant ensuite l’abord des mécanismes primitifs individuels.
18 C’est au décours de ces échanges qu’elle reprit la parole pour évoquer cette cellule cancéreuse, située dans le « doulas », disait-elle. Sa voix se perdait, devenait à nouveau murmure et elle contractait en un seul mot douleur et douglas, lieu de sa récidive.
Un entretien individuel face à l’intensité émotionnelle
19 Dans le premier entretien individuel avec moi, ce sont les douleurs et les peurs qui surgirent aussitôt. Les sons des mots entendus et remémorés la transperçaient. C’était comme si ces sons, ces images acoustiques entraînaient une douleur physique et la projetaient dans un état de dépendance et de peurs infantiles.
20 Elle ne cessait de revenir à l’annonce de la chimiothérapie, qu’elle me répétait et qui marquait son visage d’une douleur intense et réactualisait les images visuelles infligées par la maladie de sa sœur, rejetées jusqu’à ce traumatisme. Un véritable cauchemar éveillé, me disait-elle.
21 Elle ne pouvait y répondre autrement que par un appel de détresse murmuré avec peine : « J’ai peur », disait-elle en quête de mon regard. Et immédiatement, pour conjurer et contenir sa peur, elle évoquait la présence attentive de son fils, la joie des rencontres avec sa petite-fille, le plaisir de pouvoir lui confectionner des objets. Des « petites choses » qui sont pour toutes deux source de plaisir. Le plaisir d’être grand-mère venait éclairer un instant son visage et son regard. Mais, de façon réactionnelle, immédiate, surgissait un autre souvenir traumatique : sa mère et sa belle-mère étaient décédées toutes deux d’un cancer à six mois d’intervalle au tout début de son mariage. C’est-à-dire, au moment même où elle venait d’avoir son fils et où, ainsi, elles devenaient toutes deux grands-mères. Cette répétition de l’apparition du cancer dans sa situation de grand-mère la renvoyait à son histoire familiale et la plongeait aussi dans l’effroi. Et là encore, elle s’exprimait comme un très jeune enfant tant dans sa gestuelle de regard accroché au mien, que dans ses paroles redisant ce « j’ai peur » qui me renvoyait à la peur du noir, à sa peur de la mort.
Divers niveaux de souffrance et de défense
22 Je percevais des angoisses primitives par la sensibilité aux sons qui semblaient la transpercer, ou lorsque sidérée par la peur elle s’agrippait au regard.
23 À cette désintégration des mots, cet éclatement sensoriel des peurs répondait l’effroi.
24 Il y avait aussi la souffrance de l’enfant manifeste dans l’utilisation qu’elle faisait de la voix du tout-petit, disant « j’ai peur », qui me renvoyait à sa peur actuelle de penser afin de ne pas souffrir. Cette façon de parler venait signer l’adhésivité d’un attachement à la mère de la petite enfance réactionnel à un probable sentiment de lâchage.
25 Seul son recours à l’activité manuelle, pour retrouver en elle-même une capacité contenante et maternante, comme elle le faisait pour sa petite-fille, me renvoyait à une identification plus tardive à la mère. Identification plus paisible lui permettant un transfert confiant mais marqué par une forte dépendance.
26 Ces divers niveaux de défense, la régression et surtout les clivages menant aux angoisses primitives, à la pensée magique, à l’adhésivité, à l’annulation, me permettaient donc de formuler l’hypothèse que le traumatisme entraînait la répétition d’une situation de désarroi, d’une catastrophe déjà vécue et non pensée, déjà survenue dans l’enfance, l’ayant menée à cet agrippement à la mère.
27 L’appui sur la situation contenante de notre cadre et sur les mises en mots proposées m’apparaissait, ici tout particulièrement, vital. L’accompagnement respectueux, la possibilité qui lui avait été offerte au sein du groupe d’accueil de nommer ses peurs et de survivre à celles-ci lui avaient permis de faire barrage au séisme et au débordement des défenses provoqués par l’impact de l’annonce. C’était une étape indispensable pour soutenir sa capacité à penser.
La fonction d’étayage et de contenant
28 Au cours de la seconde rencontre, les échanges au sein du groupe se sont centrés sur la chimiothérapie. Mme G. allait perdre ses cheveux. On parla des adresses pour des perruques, d’idées de foulards, de bandanas. On parla aussi des divers sens que pouvait prendre la perte des cheveux. La crainte de la perte de la féminité fut évoquée mais vite débordée par l’angoisse de son image sans cheveux, qui la renvoyait à la peur de la mort.
29 Il apparut aussi que, d’expérience d’accueillantes, les cheveux repoussent après la chimiothérapie plus beaux et plus forts. L’aspect jubilatoire de ces paroles centrées sur le corps et ses atteintes, puis sur sa réparation, entraînait le rire, forme de soulagement et d’aide. En effet, ces paroles permettaient alors d’accéder à l’idée que l’on peut trouver dans cette traversée de la maladie des remaniements et des investissements nouveaux.
30 L’appui sur l’étayage corporel de la pensée est alors très présent.
31 On voit que la peur panique face à la perte des cheveux, qui apparaît comme le signe menaçant de la mort, peut être métabolisée au sein de l’accueil et réintégrée dans la pensée sous une forme tolérable, afin d’éviter de laisser dans le psychisme « ce trou noir » et « vide », tel celui d’un arrachement.
32 Dans ce second temps, l’entretien individuel est marqué par un changement : Mme G. passe de l’effroi aux peurs, puis aux angoisses.
33 C’est l’effroi lié à l’impact de l’annonce et au retour des souvenirs traumatiques, à la frayeur paralysante de sa pensée qui se transforme. Elle peut dire ses peurs, l’effroyable de la mort réelle, et laisser percevoir l’état de choc traumatique dans lequel elle avait sombré à l’annonce de la survenue de sa propre maladie. Elle peut aussi commencer à parler de ses angoisses liées au retour quasi hallucinatoire des images traumatiques de sa sœur.
34 L’angoisse non pensée avait révélé l’état de choc lié au danger de mort projetée sur le « danger de la chimiothérapie ». Au début, rien ne permettait à Mme G. d’envisager là un soin. Au-delà du lien à la mère et à la sœur mortes de cancer, ce qui m’interpellait aussi, c’était sa façon de me solliciter, toujours comme une petite fille, en chuchotant : « J’ai peur. » Cette manière de parler renvoyait à un appel à la mère de la petite enfance. Mère toute-puissante et qui, pourtant, n’avait pas pu la protéger. C’est ainsi que Mme G. semblait alors faire le lien, non seulement avec la mère morte, mais avec une problématique traumatique non résolue de la petite enfance.
35 Nous la recevrons dans notre permanence, en groupe, cinq à six fois, et ce sera dans un troisième temps individuel avec moi qu’apparaîtra cette situation traumatique : alertée par cette relation à la mère de la petite enfance insuffisamment protectrice, je ne fus pas surprise de l’entendre évoquer le premier deuil, celui du père. Ce deuil survenu alors qu’elle avait 9 ans l’avait laissée sans aucun souvenir, sinon celui d’une reconnaissance de dette envers sa mère qui y fit face et resta seule avec ses dix enfants.
36 Le sentiment d’abandon lié au décès du père n’existait pas. Ce décès était relié à la mère qui, depuis ce moment et jusqu’à sa propre mort, avait travaillé et su s’occuper de chacun. Mme G. était la sixième des dix enfants. Son père et sa mère s’étaient connus et mariés jeunes, ils avaient le même âge et moins de 40 ans à la mort du père. Sa mère avait dû faire face seule aux besoins de sa famille en travaillant dehors pendant la journée et en accomplissant chez elle, le soir, des travaux domestiques. De la perte de son père « il n’avait jamais été question », alors que sa disparition était lourde de conséquences. Les enfants « avaient fait corps », silencieux mais attentifs les uns aux autres, dans un soutien mutuel qui perdure aujourd’hui encore, faisant face à la disparition du cadre paternel rassurant et à ses conséquences sur l’environnement de chacun.
37 Devant l’absence de souvenirs et l’absence de mots pour évoquer la période de maladie puis le décès et le deuil de son père, je lui proposai dès cet entretien de faire un objet représentation de ses frayeurs, de ses peurs. En effet, dans cette fratrie, les identifications s’expriment dans des activités manuelles : les filles par des goûts artistiques tels que le dessin ou la confection de poupées et de vêtements, les garçons par le bricolage. Ces intérêts renvoient à la mère laborieuse et à l’aîné des garçons devenu soutien de famille. Je proposai donc à Mme G. d’utiliser ses capacités créatrices pour elle-même, dans l’espoir qu’elle pourrait ainsi, à partir d’une « représentation visuelle » de ses peurs, accéder à une « mise en mots ». Elle pourrait ainsi passer d’un processus primaire à un processus secondaire. En d’autres termes, trouver ensemble une langue pour donner vie, pour mettre ou remettre en vie ce qui pouvait être gelé et ce, peut-être depuis l’époque du nourrisson dépendant bousculé dans sa relation et sa communication primitive.
38 Le centre a été conçu pour répondre à ces angoisses prégnantes qui déstructurent les liens aux autres et réactualisent des positions régressives et de dépendance. L’approche analytique nécessite de prendre en compte les aspects liés à une menace de mort réelle sans perdre sa position d’analyste. Il s’agit de préserver son « attention librement flottante » au sens classique de Freud, et d’y ajouter ce que Ferenczi, dans ses tentatives de prise en compte des difficultés au sein d’une analyse, comprend comme une exigence à « un certain degré de détachement par rapport à une pensée et à une recherche consciemment orientées ». Winnicott a poursuivi et développé cette pensée de l’analyste capable de supporter le non-sens, le silence, ou une pensée chaotique, ces situations permettant de restaurer, de recréer le sentiment d’existence.
39 La pertinence de l’analyse et du dispositif de mutualité mis en place au centre Pierre Cazenave permet de renouveler le travail de dénouement de liens mortifères, de lier psychisme et corps. Pour le consultant, il s’agirait tout simplement de naître ou de renaître à soi-même en tant que sujet.