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Article de revue

La relation singulière du gynécologue avec la patiente atteinte de cancer

Pages 70 à 73

1 Il me paraît difficile de traiter de la relation singulière du gynécologue avec la patiente atteinte de cancer sans vous dire quelques mots de la singularité de mon propre cheminement, qui m’a amenée à occuper cette place. Ce qui m’a conduite au départ à faire des études de médecine, ce n’est pas la lutte contre la maladie par les traitements. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre ce qui se passait pour le malade et pour le médecin par rapport à la souffrance et à la mort. C’est pourquoi, pendant mes études, j’ai sélectionné les services où je pouvais observer et écouter à souhait, et où l’on me demandait le minimum d’actes techniques. À la fin de mes études, j’ai choisi de faire un ces de gynécologie médicale le matin, et je passais mes après-midi à l’institut Curie. Puis je me suis installée comme gynécologue médicale en ville, tout en assurant des vacations à Curie. Au cours d’une cure psychanalytique, engagée pour des raisons qui apparemment n’avaient rien à voir avec la médecine, s’est fait jour l’écho singulier de ma propre quête, qui s’exprimait avec beaucoup d’énergie, parfois trop peut-être, dans ma pratique médicale : aider à mettre au jour le processus de vie, aider à renouer avec lui, bref, aider l’autre et, dans la foulée, moi-même, à – si j’ose ce néologisme – se désenfermer.

2 Qu’une personne peut être comme une pièce fermée, fermée à elle-même et par conséquent aux autres, est notamment ce que m’a appris, ce que m’a fait éprouver ma cure. Cela m’a permis aussi de comprendre ce que je voyais dans ma clinique, à savoir que les patientes atteintes de cancer, du fait de la fracture traumatique qu’elles subissaient à ce moment-là, devenaient plus accessibles à un discours vrai, ce qui permettait à la relation elle-même de devenir plus authentique, de changer de strate pour ainsi dire.

3 Cela m’amène directement au sujet de cette conférence, puisque ce qui fait la singularité de la relation médecin-malade dans ma spécialité, c’est l’évolution de cette relation et la façon dont elle se modifie radicalement à l’annonce de la maladie. Et le gynécologue vient alors occuper une place, par rapport à ces patientes, tout à fait particulière.

4 La spécificité de cette relation est qu’elle s’inscrit la plupart du temps dans une histoire et, je dirais, une histoire de vie normale, puisque le gynécologue, contrairement aux autres spécialités médicales, n’a pas toujours affaire à la maladie, surtout en ville. Nous sommes plutôt, au départ, des accompagnants de la vie, de la fécondité, de la vie sexuelle, de la vie relationnelle, et la relation qui s’instaure à ce moment-là s’établit dans des enjeux de vie normale, hors la maladie et la mort. Dans ce cadre, quand j’ai affaire à une patiente en bonne santé qui me demande simplement une contraception, même si je perçois éventuellement d’autres difficultés, je ne peux pas faire beaucoup plus que lui prescrire ce qu’elle me demande puisque ses défenses sont alors bien en place et qu’elle n’est pas ouverte, le plus souvent, à des questionnements existentiels plus profonds, qui se jouent éventuellement jusque dans sa façon de prendre en charge sa contraception, mais qu’elle n’est pas prête à affronter. C’est cela qui va changer au moment de l’irruption du cancer.

5 Tant que nous sommes dans la normalité, ma manière de pratiquer est de questionner autour de ce qui motive la consultation. Suivant les questions soulevées, je propose diverses solutions tout en soutenant la patiente dans sa réflexion et en l’aidant à faire, pour elle, les meilleurs choix. Je considère en effet qu’il n’y a pas, dans l’absolu, une bonne ou une mauvaise contraception, il y a des contraceptions qui conviennent aux unes et pas aux autres. De même pour un fibrome, toutes sortes de solutions thérapeutiques sont possibles, et ce qu’il faut chercher ensemble, dans la consultation, dans l’échange, c’est la solution qui va être bonne pour cette patiente-là, celle qu’elle va pouvoir choisir, s’approprier en quelque sorte. Car c’est à partir du moment où elle se l’approprie, où elle se sent bien dans cette décision-là, que l’aide sera le plus efficace. Il ne s’agit pas, autrement dit, d’un désengagement, où le médecin dirait « il y a plusieurs solutions, choisissez », mais d’un travail de recherche ensemble où, à partir d’une information multiple, on explore ce qui va être le mieux pour chacune. Cela suppose évidemment une pratique où les consultations durent un certain temps.

6 Cela dit, dans cette relation, dans cette histoire de vie normale, l’ombre du cancer a d’une certaine façon toujours été présente. Aujourd’hui, en effet, dès la prescription du moindre contraceptif oral, cette question est toujours abordée, et les dépistages sont systématiques. Tant que tout va bien, le gynécologue explique, rassure, prescrit les examens nécessaires. Et quand un cancer est diagnostiqué, c’est dans le contexte de ce lien préexistant où le cancer a déjà été parlé.

7 La façon dont est faite l’annonce, la manière aussi d’adresser au cancérologue, d’expliquer et de soutenir cette adresse, peuvent soit venir renforcer ce lien initial, soit le briser.

8 Cette rupture du lien thérapeutique, je l’observe, par exemple, chez des patientes qui me sont adressées secondairement, pour une raison peut-être obscure, et qui n’ont pas supporté de revoir le médecin qui avait été le porteur de la mauvaise nouvelle. (De tels cas s’observent dans d’autres circonstances, pour des ivg par exemple, comme si certaines femmes ne supportaient pas de faire face, après coup, au témoin de cet épisode difficile.) Mais cette rupture de lien, il m’est arrivé aussi de la vivre dans ma pratique. J’ai le souvenir d’une patiente, par exemple, qui n’a pas voulu revenir me voir mais qui m’a téléphoné deux jours après que je lui avais annoncé un cancer du sein. Elle m’a appelée pour me dire qu’elle ne supporterait pas que sa beauté soit atteinte et qu’elle avait décidé, par conséquent, de ne pas se soigner. Au cours de cet entretien téléphonique, je lui ai fait valoir la nécessité de ce traitement, non seulement pour elle mais pour ses enfants, et je lui ai dit à quel point il était important, dans la transmission de la vie, d’être aussi capable de faire face à l’éventualité de sa propre mort. Je ne sais plus très bien dans quels termes je me suis exprimée, mais c’était le sens de mon message. Elle n’est pas revenue me voir, mais j’ai appris qu’elle avait décidé de se faire soigner. J’ai tendance à penser, vu la nature de notre entretien, qu’elle avait eu besoin de cette rupture, et de me haïr pour ce que je lui avais dit, pour devenir capable de se soigner.

9 Lorsque je diagnostique un cancer, j’adresse toujours les patientes à des médecins que je connais personnellement. Je leur trace ainsi un chemin que je connais, ce qui va me permettre ensuite de les accompagner plus efficacement. Il n’est pas inutile de rappeler, en effet, que l’annonce, les effets de cette annonce et ce qu’elle fait émerger de particulier chez chaque patiente, sont souvent plus difficiles à vivre et potentiellement plus dangereux pour le sujet que la maladie somatique elle-même.

10 Dans le cadre de ma pratique, l’annonce est facilitée, à la fois pour moi et pour les patientes, par la solidité du lien préexistant. Et lorsque j’adresse la patiente au cancérologue qui va confirmer le diagnostic et prendre en charge le traitement, c’est aussi en réassurant ce lien thérapeutique initial, en m’engageant auprès d’elle à assurer le suivi permanent et à être, pour elle, une espèce de pôle inamovible, de recours toujours possible dans les moments de difficulté, de doute, de questionnement. Si, par ma formation, je suis capable d’avoir un avis sur les traitements engagés, je m’interdis absolument d’intervenir dans les choix thérapeutiques. Je me contente de les expliquer et de soutenir les choix faits par le cancérologue, car j’estime que toute intervention technique de ma part menacerait le transfert de ma patiente avec son cancérologue. Autrement dit, en veillant à rester à ma place et à cadrer cette place, je soutiens à la fois le traitement et le transfert de mes patientes avec leurs autres thérapeutes, voire avec l’institution hospitalière elle-même.

11 La place singulière que le gynécologue a dans le suivi des patientes atteintes de cancer est d’autant plus importante que, dans le contexte de l’organisation hospitalière actuelle, les acteurs du traitement – chirurgien, chimiothérapeute, radiothérapeute – changent souvent et, ce qui me paraît dommage, il est fréquent que les patientes y soient suivies par d’autres que ceux qui ont été, au départ, impliqués dans la décision du traitement. Il est d’autant plus vital, pour elles, que nous soyons cet interlocuteur permanent qui leur sert de repère. Le plus souvent, dans ce long cheminement, nous restons les seuls à les avoir accompagnées depuis le départ et à inscrire, ainsi, parallèlement à la maladie, un lien dans l’histoire.

12 Cette place à la fois centrale et extérieure aux traitements proprement dits permet d’être vigilant à ce que vit la patiente et à ce que l’on pourrait appeler, suivant les métaphores guerrières souvent utilisées dans le langage médical, les « dégâts collatéraux ». Mon intérêt singulier, ma conviction foncière est que de ces traumas multiples et associés peut émerger un « plus de vie », un « plus de relation » avec le plaisir de vivre, à partir de la mise au jour de ce qui, au départ, limitait le sujet, voire l’enfermait. Je pense d’ailleurs que c’est ce qui, d’instinct, m’a conduite à choisir cette spécialité.

13 Ce que j’appelle les « dégâts collatéraux » exigent, de la part du médecin, du temps, de la délicatesse, mais aussi parfois de l’autorité, pour que les patientes puissent en prendre la mesure et s’autoriser à accorder de l’attention à leur propre souffrance, s’autoriser aussi à en prendre soin, de la manière qui leur convient à ce moment-là.

14 Ainsi, de même que je soutiens le transfert avec les cancérologues, j’essaie d’être vigilante aux limites de ma propre consultation, afin que puisse s’effectuer, au bon moment pour la patiente, un transfert vers un psychothérapeute ou un psychanalyste. J’ai l’impression de me trouver ainsi au centre d’une toile relationnelle, et c’est bien ce que figurent ces adresses : les fils d’une toile que nous avons à tisser pour la patiente, une toile dans laquelle elle va pouvoir se déplacer à son aise, sans en être prisonnière. Tout ce travail d’adresse me paraît fondamental et devoir être travaillé, aussi, entre collègues. Car parvenir à de justes adresses, c’est aussi, pour les médecins, partager avec leurs collègues non seulement la responsabilité médicale, mais aussi la charge traumatique que nous subissons chaque fois que nous sommes, nous-mêmes, confrontés à des cas difficiles.

15 S’il fallait définir la singularité de la relation du gynécologue avec les patientes atteintes de cancer, je dirais qu’elle réside dans cette double écoute à la maladie somatique et aux dégâts collatéraux, et dans cette vigilance et ce soutien permanents tout au long du chemin que chacune accomplira à la faveur de sa maladie. J’ai la certitude en effet que chacun a la possibilité, à tout moment, et même très près de la mort physique, de renouer à l’intérieur de lui avec une source de vie toujours présente, qui peut éclairer son existence, quelle qu’en soit la durée.

16 Cette pratique, toutefois, suppose aussi la capacité du médecin d’être attentif à lui-même, à sa propre souffrance comme à la nature du plaisir qu’il éprouve dans l’exercice de sa pratique, et qui est singulier pour chacun. Il est bien évident que ce choix de spécialité, comme n’importe quel choix d’ailleurs, n’est pas anodin. Et j’ai souvent constaté, chez les cancérologues que j’ai connus, qu’ils avaient des histoires singulières difficiles et des souffrances lourdes, jamais verbalisées, qui les avaient probablement conduits à ce choix. Le bénéfice que j’ai tiré de mon analyse est à la fois d’être plus consciente de ce qui a motivé mon propre choix, mais aussi d’être mieux à même de préciser le cadre et de supporter les limites de ma propre pratique. Je dirais, de supporter la frustration inhérente à toute pratique médicale, et qui peut trouver justement une issue dans le partage, les échanges et l’élaboration entre collègues.

17 Peut-être a-t-on aussi, en tant que médecin, à accepter cette idée qu’en soignant les autres, en les aidant, nous nous soignons aussi un peu nous-mêmes. Et si le médecin, comme disait Balint, est en lui-même un médicament, j’ai souvent le sentiment que ces patientes que j’accompagne dans ces trajets semés d’épreuves, par la capacité qu’elles ont d’y faire face et de s’en sortir, m’enrichissent profondément et m’en apprennent, chaque jour un peu plus, sur la force vitale que chacun porte en soi.

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