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3 La manière dont l’humain s’inscrit dans la lignée des générations n’est pas naturelle. Elle repose sur des processus culturels et des actes de parole qu’entérinent généralement des actes juridiques. À ce titre, l’extension des possibilités techniques de la biologie ne doit pas dans ce domaine faire illusion. La détermination génétique de la paternité, si elle introduit de nouvelles règles de filiation, n’en reste pas moins aussi peu « naturelle » que la traditionnelle reconnaissance de paternité ou l’adoption. Tout au plus cette nouvelle règle de filiation, au lieu de s’appuyer sur les anciens registres symboliques (religieux par exemple), s’appuie désormais sur l’édifice des savoirs et des techniques scientifiques, dont les performances concrètes expliquent le pouvoir de séduction.
4 Quel que soit le support culturel du montage « symbolique » qui est mis en œuvre, la dimension subjective reste centrale dans l’opération. Autant du côté des parents que de celui de l’enfant, la dynamique du désir et les effets de la parole propre à l’être humain jouent un rôle de premier plan.
5 De nombreux facteurs sont susceptibles d’intervenir à chaque étape de ce processus d’inscription généalogique. La légitimation sociale (mariage par exemple), l’injonction légale (les obligations du père « naturel », désormais « biologique », envers son enfant), la pression de la tradition, les rites spécifiques de « passage », etc., proposent certes un cadre – nécessaire – au sein duquel vont se dérouler les opérations subjectives de l’inscription généalogique, mais la reconnaissance et l’acceptation de sa place généalogique par un sujet dépend tout autant des enjeux inconscients de désir à l’œuvre dans le groupe familial restreint et des fantasmes propres aux parents ou à leurs substituts.
6 Le processus d’inscription généalogique s’avère d’ailleurs posséder d’étonnantes propriétés de réversibilité, clairement observables dans certaines conditions subjectives, lorsque la position généalogique socialement attendue entre en conflit avec le désir (toujours inconscient au sens de la psychanalyse) de l’intéressé. C’est alors le symptôme, au sens psychanalytique d’un compromis, qui va manifester ce conflit.
7 Parmi les nombreux facteurs en jeu, ma pratique auprès des sujets migrants, déplacés et exilés, et auprès de leurs enfants m’a rendu attentif aux effets produits par cette expérience spécifique de déplacement à travers les cultures, les langues et les références symboliques.
8 L’hypothèse sous-jacente à ce travail ne consiste pas à poser que les migrants ou leurs enfants auraient plus de difficultés que les autres à se placer de manière pacifiée (non conflictuelle) dans une lignée généalogique. Les praticiens rencontrent chaque jour suffisamment de sujets « autochtones » en proie à une incertitude symptomatique quant à leur position généalogique pour juger de la fausseté d’une telle approche. Je fais plus modestement l’hypothèse que certains facteurs liés à l’exil et à la migration, lorsqu’ils se conjuguent à des problématiques personnelles et familiales précises, sont susceptibles d’induire des effets de confusion généalogique particulièrement ravageurs et dont la description clinique et l’analyse psychopathologique restent en grande partie à élaborer.
9 Il est possible de dégager, parmi toutes les configurations possibles, au moins deux occurrences assez fréquentes.
10 La première concerne les nombreux adolescents et jeunes hommes qui se retrouvent au plan fantasmatique en position de rivaliser avec, voire d’occuper la place du père.
11 La seconde concerne certains pères qui, à des moments particuliers de leur trajectoire personnelle, semblent happés par une régression qu’on pourrait dire généalogique, au sens où tout se passe comme si un vœu inconscient les ramenait à la position de fils tandis que leur place réelle de père se trouve par eux-mêmes démentie, dévaluée et violemment anxiogène.
12 Notons d’emblée que contrairement à ce que le bon sens pourrait faire supposer, ces deux situations ne se rencontrent pas – ou très rarement dans mon expérience – au sein d’une même famille. Elles ressortissent à chaque fois de problématiques inconscientes propres au fils ou au père, mais n’exigent pour se dévoiler ni que le père du fils en rivalité inconsciente soit « démissionnaire » ou « absent », ni que le fils du père « auto-dévalué » n’endosse réellement les fonctions et responsabilités du père dans la famille.
13 Cette remarque est essentielle dans ce domaine de la « clinique transculturelle » où les savoirs sociologiques et ethnologiques sont régulièrement sollicités pour appuyer les élaborations théoriques. On y confond très souvent le registre de l’observation des fonctionnements réels d’une famille ou d’un individu (méthode sociologique) d’une part, et celui du fonctionnement inconscient des sujets (approche psychanalytique) d’autre part. La mise en perspective de ces deux approches pose de redoutables problèmes d’épistémologie, comme en témoignent à la fois l’œuvre des pionniers de l’ethnopsychanalyse (Devereux) et les ambiguïtés de l’actuelle ethnopsychiatrie.
14 J’aborderai dans ce travail ces deux configurations cliniques et tenterai leur analyse, à travers deux rubriques dont la manifeste contradiction évitera, je l’espère, de comprendre trop vite et de simplifier les problématiques en jeu. Du côté des fils, il s’agira de tourner autour de cette annonce « l’affolante question de la vacance du père » ; du côté des pères, je proposerai celle-ci : « L’impossible déclin du père ».
L’affolante question de la vacance du père
15 Cette formule suppose par hypothèse que l’affolement des fils provient du fait qu’une place est laissée vacante du côté du père, et qu’il existe une invitation à l’occuper. Ne nous pressons pas de comprendre. Quelle est la nature de cette vacance ? Quel est le père ainsi évacué ? D’où provient l’invitation à occuper la place libérée ?
16 J’évoquerai d’abord quelques situations cliniques, quelques fragments de discours de jeunes hommes rencontrés dans cette situation, qui illustreront quelques-unes des diverses modalités symptomatiques dont peut se parer cette question fondamentale. Puis, viendront quelques pistes pour l’analyse.
Situations cliniques
La toute-puissance maniaque
17 Monsieur C., jeune homme de 20 ans d’origine turque, fils d’immigrés installés en France, a présenté assez brutalement un état pathologique essentiellement marqué par une hyperexcitation thymique, une logorrhée rapidement incohérente, des comportements aberrants aux yeux de son entourage. Après quelques semaines, son état le conduit à l’hôpital où il bénéficie d’un traitement psychotrope rapidement efficace. Il y séjourne quelques semaines. Il vient consulter un mois après son hospitalisation et se plaint d’apragmatisme, de ralentissement, d’une disparition de son aisance en public et avec ses amis. Il éprouve surtout des difficultés à parler, à « s’expliquer correctement », comme s’il avait « oublié les mots et les phrases ». Il n’y a pas de véritable tristesse de l’humeur, mais une perte de l’allant et des investissements antérieurs.
18 Il raconte difficilement quelques bribes de son histoire. Lui-même, comme sa famille, tend à attribuer l’épisode d’allure maniaque à une prise de cocaïne, pourtant épisodique, remontant à 6 mois avant les troubles. En fait, depuis beaucoup plus longtemps, une excessive « nervosité » lui créait des problèmes d’instabilité professionnelle notamment.
19 Il est marié, déjà père de trois enfants et il vit avec eux et son épouse chez ses parents.
20 Au bout de quelques entretiens, il évoque plus précisément ce qui le tourmente : son père est selon lui un joueur pathologique. Il dépense tout l’argent du ménage dans les machines à sous, s’endette, et se désintéresse de sa famille. Il ajoute : « On dirait que c’est un gamin, il ne réfléchit pas. » Il avoue n’avoir pas pris de logement pour lui et sa famille afin de rester auprès de sa mère. Il travaille et entretient la maisonnée. La mère a évoqué la séparation d’avec son mari, ce que commente ainsi le fils : « Mais peut-être qu’on ne fera pas ça. »
21 Ses symptômes prennent alors une autre signification. « Avant, je faisais tout à la maison, je m’occupais des papiers, je savais tout faire. Maintenant, je ne peux plus rien faire… » C’est le père qu’il ne peut plus remplacer. Il aura cette phrase fugitive, aussitôt recouverte par le refoulement (il refusera d’y revenir ensuite) : « Tout cela ne serait pas arrivé si je m’étais séparé de mes parents. J’aurais pris mes responsabilités. » Inutile d’ajouter qu’il est « très attaché » à sa mère…
22 Le tableau qu’il brosse de lui avant l’éclosion des troubles est celui d’un être surpuissant, amuseur apprécié de tous, respirant une joie de vivre et une assurance exceptionnelle, rêvant d’une carrière prestigieuse dans le monde du show business. Ses capacités sexuelles n’étaient jamais prises en défaut, quelles que soient les partenaires… Désormais, il n’éprouve plus de désir et souffre d’éjaculation précoce.
23 Le personnage de la mère restera confiné dans un flou protecteur. Du père, on apprendra simplement qu’il fut très jeune orphelin de père et de mère.
24 Je le reverrai neuf mois plus tard. Il m’apprendra qu’il a repris son travail, ses activités habituelles, mais sans l’assurance et l’entrain sans faille qui le caractérisaient auparavant. Il vit toujours chez ses parents. Il souffre d’un nouveau symptôme : une faiblesse de l’érection avec les femmes, sauf la sienne…
Surpuissance, affirmation virile et paranoïa
25 Il faut citer sous cette rubrique le travail présenté par Thierry Trémine lors du colloque des Cahiers Intersignes de janvier 2001. Il y décrivait « Les décompensations psychotiques chez les enfants de migrants maghrébins. » Au sein d’un tableau riche, comportant par ailleurs des éléments hallucinatoires souvent oniroïdes, il retrouvait les caractères de la série maniaque (agitation, insomnie et lutte contre la sédation ou le sommeil, hypersynthonie).
26 Il signalait en outre un élément très significatif, que j’ai effectivement retrouvé dans mon expérience. Il s’agit d’une tonalité et d’une thématique du discours caractérisées par une « surmasculinisation factice ». D’une manière analogue au patient évoqué plus haut, nombre de ces jeunes hommes au cours de leur décompensation semblent soumis à l’impérieuse nécessité de faire la preuve de leur virilité. Attitudes de bravades, bagarres, exhibitions narcissiques, propos vantards quant à leurs prouesses sexuelles, vocabulaire envahi par les références phalliques. Encore plus significatif, on relève très souvent des propos injurieux et méprisants vis-à-vis de tout ce qui semble représenter à leurs yeux une réduction de la virilité – qui les épouvante – les homosexuels, les femmes, les hommes efféminés, sont visés, sous la forme de la dénégation (« moi je ne suis pas un pédé, une gonzesse… », etc.). Il faut d’ailleurs remarquer que ce type d’affirmation virile constitue une part importante du vocabulaire et des échanges quotidiens au sein de certaines bandes ou groupes de jeunes, indiquant, au-delà de ceux qui la symptomatisent bruyamment, l’ampleur collective de cette question.
27 On vérifie en outre dans ces situations la connexion établie par Freud entre homosexualité refoulée et paranoïa car l’ambiance qui caractérise l’être-au-monde de ces jeunes est régulièrement marquée par la méfiance, la susceptibilité et le sentiment de persécution par le regard. Le contenu de la persécution fantasmée (il ne s’agit pas toujours d’un délire proprement dit) est toujours une accusation d’homosexualité (ou de féminisation ?).
28 Il sera nécessaire de rendre compte précisément de la présence de ces éléments : toute-puissance (sexuelle), affirmation virile et hantise de l’homosexualité (retour d’une homosexualité refoulée), en regard de notre hypothèse qui pose la « vacance du père » à l’origine de cette symptomatologie.
Du passage à l’acte violent au parricide
29 Une autre modalité symptomatique d’expression de cette confusion généalogique est représentée par l’apparition de passages à l’acte violents hétéroagressifs. Il nous a été donné de rencontrer un cas particulièrement dramatique qui s’est soldé par un parricide.
30 Il s’agissait d’un jeune garçon, A., aîné d’une famille migrante, lycéen intelligent et fin, amené par ses parents à la suite d’une menace d’exclusion du lycée. Il avait porté la main sur un professeur. Ce n’était ni le premier passage à l’acte ni la première exclusion. La perspective du passage en conseil de discipline angoissait toute la famille. Le jeune homme reconnaissait volontiers son incapacité à se contrôler face à l’autorité en général. Il ne s’en glorifiait pas, au contraire. Il se disait angoissé, tendu, et paraissait perplexe et désorienté face à ses difficultés.
31 Il exposait précisément et très calmement ce qui le troublait : des contradictions familiales au sein desquelles il ne parvenait pas à se repérer. D’une part, il constatait qu’il était beaucoup plus avantagé que ses frères et sœurs. Il avait de l’argent de poche, obtenait toutes les autorisations de sortie. Sa mère le poussait même à s’amuser, et semblait tirer satisfaction de le savoir en train de séduire des jeunes filles. Mais plus il faisait de « bêtises » (les passages à l’acte à l’école), plus il avait l’impression qu’elle le « gâtait ». Il ajoutait de façon très pertinente, et sur le ton du regret : « Elle ne m’interdit rien ! » Et pourtant il avait le sentiment d’être aussi le mal-aimé, celui que dans la famille « on n’écoute jamais ». Il visait surtout sa mère dans cette accusation de surdité à son endroit. Il disait par contre bien s’entendre avec son père. Mais il regrettait de ne pas en être plus proche et que le dialogue avec lui soit difficile en raison de la langue (le père possédait mal le français). Selon lui, à la maison, le père n’avait pas la parole.
32 Au cours d’un entretien, la mère l’a accompagné. Une curieuse sensation a gagné les thérapeutes. On pouvait presque palper la tonalité incestueuse qui émanait de la mère vers son fils : attitude admirative, d’émerveillement, d’hyperprotection, regards de complaisance absolue. Le fils apparaissait clairement comme son objet, elle le capturait dans son regard infiniment attendri, mais, effectivement, aucune place n’était plus laissée à la parole et à l’écoute de ce fils comme personne autonome.
33 Le jour du conseil de discipline, le fils tente de quitter la maison familiale pour échapper à la convocation. Le père veut l’en empêcher. Bagarre. Un couteau de cuisine traîne sur la table. Le fils s’en empare et assène un coup à son père. Le père tombe mort, touché au cœur.
34 Quelques semaines plus tard, le fils se suicide en prison.
L’éclosion délirante aiguë : la transgression et le retour délirant de l’interdit
35 Une autre vignette clinique peut aider à saisir la signification inconsciente de la petite délinquance, lorsqu’on s’aperçoit que c’est l’interdit qui, faute d’avoir été symbolisé, fait parfois retour dans le réel sous une forme hallucinatoire.
36 Le jeune N. a présenté un épisode délirant au pays d’origine, alors qu’il était parti en vacances seul chez ses grands-parents paternels. Le facteur déclenchant est précis : il a fumé un « joint », c’est-à-dire transgressé l’interdit, au lieu même qui représentait pour lui la Référence idéalisée de l’origine. Il était halluciné, entendait des injures, voyait des images.
37 À son retour, il traite son père de diable.
38 Les manifestations délirantes réapparaissent 3 mois plus tard, au cours d’un voyage scolaire à l’étranger. Les voix lui parlent. Il explique : « Comme si on m’interdisait de sortir, comme si on me disait de rester à la maison. » Il n’a plus envie de « s’éclater ». Avant tout cela, il sortait jusque tard dans la soirée, parfois il ne rentrait pas de la nuit, il n’écoutait rien des recommandations de ses parents. Il se sent coupable de ce passé car « sa mère devait se mettre entre lui et son père qui essayait d’intervenir ». Le père alors se taisait.
39 Il a vu des anges qui lui disaient d’aller à la mosquée. Il n’arrive plus à regarder la télévision française. Il se sent dans un nouveau monde : « Avant, j’étais dans le monde des délinquants, maintenant je ne jetterais même pas un papier par terre. »
40 Il voit des images manichéennes : un personnage rouge qui fait des grimaces, un blanc qui lui montre le chemin. « Le premier essaye de m’inciter à faire des conneries ». Ce sont des « doublures ».
« Avec le père, on ne parle pas beaucoup. Depuis mon retour, je me dis qu’il ne m’aime pas. Peut-être que ce sont les doublures qui me font penser ça. Ce doute à propos de l’amour du père (m’aimes-tu ?), je l’ai ramené de là-bas. »
42 Il est l’aîné des garçons, protégé par sa mère. Il se heurte à une contradiction familiale de taille. Sa mère est très religieuse, elle porte le foulard, fait la prière, etc., mais elle discrédite constamment le père et son autorité (attitude peu en accord avec le traditionnel « respect du père »). Elle lui reproche de ne pas prendre ses responsabilités, de boire, de sortir dans les cafés, de ne pas s’occuper des enfants (les devoirs, l’école, etc.). Elle dit : « Je suis le chef à la maison et mon mari me le reproche : tu as pris les manières des français, chez nous c’est l’homme qui commande ! » La mésentente parentale existe depuis la naissance de ce fils. Il existe en outre une très grande complicité entre cette mère et son propre père resté au pays, de laquelle le mari est évincé. Au mépris des traditions là encore, puisque des affaires importantes se décident entre la fille et son père, sans que le mari-gendre ne soit mis au courant.
43 Au bout de plusieurs entretiens, elle finit par exprimer ce qui la travaille. Elle est persuadée d’être à l’origine de ce qui arrive à son fils. Elle a avorté peu avant le départ du fils en vacances. Pressée par le mari, dit-elle d’abord, comme lors de toutes les grossesses. Mais elle reconnaît que cette fois elle était d’accord, pour ne pas perdre son emploi à l’usine (elle venait de signer un contrat). Elle est obsédée par cette ivg, et la transgression qu’elle représente au regard de sa religion. Elle émet l’idée d’une punition divine : « Tu m’as enlevé un enfant, je t’enlève le grand ! » Le jeune patient n’est au courant de rien.
44 Quelque temps plus tard (après les révélations de la mère), celui-ci rechute. Il entend des voix qui injurient Dieu. Elles lui disent qu’il va aller en enfer. Il se sent coupable. « Est-ce que c’est moi qui dis ces gros mots ? »
45 Le père est à nouveau à la maison. L’entente est bonne entre les parents : « Peut-être fallait-il que je tombe malade pour qu’ils s’entendent à nouveau ? » N. fait désormais la prière. « J’espère que mon père la fera à son tour. » Le père ne parle plus à son propre père depuis la maladie du fils.
La suture par la religion
46 Enfin, pour faire suite à cette dernière illustration clinique qui convoque la religion comme ultime recours face au chaos généalogique et au brouillage des références, je voudrais citer une autre construction défensive assez fréquente. Chez un certain nombre de jeunes, la seule solution susceptible de combler cette « vacance du père » est d’y substituer la référence religieuse, mais sous la forme de la certitude inébranlable. C’est pourquoi, on ne rencontre pas ces jeunes en consultation, car il n’existe ni plainte ni conflit subjectif exprimé (la certitude les en protège), mais plutôt dans le cadre des expertises légales.
47 Cette attitude, favorisée par des facteurs sociologiques bien connus (la présence de religieux prosélytes et sectaires dans certaines banlieues, et leur pouvoir de séduction en direction d’une jeunesse désemparée quant à ses repères fondateurs), amène un certain nombre de ces jeunes à disqualifier la loi paternelle au nom de la religion, précisément au nom d’une religion « pure », que le père est accusé d’avoir trahie par ses compromis avec le mode de vie occidental. Le père se trouve nié dans sa fonction même de pacificateur, de créateur des solutions de compromis qu’imposent l’exil et le changement de références.
48 Inutile d’ajouter que cette revendication de « pureté » ne transforme pas pour autant ces jeunes en érudits et que le « savoir » théologique auquel ils font appel est le plus souvent extrêmement parcellaire…
49 Peu importe, du point de vue du fantasme, l’inversion généalogique est verrouillée par ces slogans qui ne laissent aucune chance au père.
50 Un discours fallacieux de maîtrise, mais très efficace, a supplanté – comme référence de la loi – le discours du père. Cette substitution n’est pas propre aux enfants de migrants, mais la réactivation de la question des origines chez ceux-ci comme chez leurs parents en produit les conditions propices.
Éléments d’analyse
La vacance du père
51 Méfions-nous pour commencer de ce qui semble évident et massif dans ces fragments cliniques : l’image péjorative des pères qui en ressort. Père joueur, père irresponsable, père buveur ou tout simplement le brave type qui n’a pas la parole. Rien ne nous permet d’entériner ces jugements comme des réalités objectives. Et nous n’avons pas accès à la parole de ces pères pour cerner quelle est leur position subjective. Ce qui semble certain par contre, c’est que, quelle que soit la forme de décompensation (état maniaque, passage à l’acte hétéroagressif, éclosion délirante), l’affolement des enfants est directement en rapport avec ce discours péjoratif tenu à l’endroit du père par les fils comme par les mères.
52 À chaque fois, ce qui est en jeu est une mise en échec de l’interdit, dont on s’aperçoit – et il n’y a pas lieu de s’en étonner – qu’il est toujours interdit de l’inceste, et toujours interdit de l’inceste avec la mère.
53 S’il y a vacance du père, c’est donc précisément là qu’il faut la situer : à ce point où le père réel n’est plus mis en place de représenter l’interdit de l’inceste envers la mère.
54 Configuration banale de l’hystérie pourrait-on dire : une femme pour ne pas abandonner son propre père, évince ou infantilise son mari et investit son fils en position phallique… Sans doute, mais cette interprétation trop générale rend mal compte des particularités cliniques que nous observons et de la question de savoir en quoi l’exil et l’émigration pourraient fragiliser ce rapport à l’interdit et favoriser l’appel incestueux à occuper la place du père.
Le discours du maître
55 C’est pourtant dans le registre de l’hystérie que nous trouverons une possible clé de compréhension, par le truchement de l’idéalisation du maître et du savoir. Dans l’émigration, le changement de références s’avère susceptible d’induire un glissement du « discours du père » au « discours du maître ». Dans l’univers traditionnel en effet, le pouvoir de représentation du père (incluant sa fonction interdictrice) se soutient de l’évidence de la transmission généalogique et de la référence aux ancêtres. Il n’a nul besoin d’être renforcé par un quelconque savoir explicite. En outre, sa fonction lui préexiste en quelque sorte, et peut s’exercer malgré ses frasques réelles, voire en son absence. Il y a du père (symbolique) qui n’est pas confondu avec le père réel de la famille (Piret, 2000).
56 L’émigration, le déplacement, le passage de la campagne vers les villes, sont autant de facteurs qui vont déconnecter ce lien d’évidence entre le père et les garants traditionnels de sa fonction. Rien n’est plus tentant alors que d’imaginer que le « vrai père », que la « vraie loi », sont ailleurs, en un lieu idéal qui protège enfin les sujets d’avoir à se confronter aux défaillances du père réel. C’est par exemple le lieu d’origine des grands-parents du jeune N., lieu tellement idéalisé que la moindre transgression n’a plus aucune chance d’y être symbolisée. C’est le lieu de la religion pour la mère de N., lieu d’une vérité et d’un savoir si puissants qu’il l’autorise à rivaliser dans la famille avec la place de son mari, comme aussi pour ces jeunes qui jouent la carte d’une religion intégrale contre le père.
57 Ce report du lieu de la vérité du côté d’un savoir idéal repose sur deux complicités. L’une est culturelle : c’est la promotion dans l’ère industrielle post-moderne de la performance et de l’expert et le refus d’assumer la part bancale et manquante du désir et de sa transmission (Rassial, 1998). L’autre est liée à l’inconscient et aux communes résistances à accepter la séparation, le deuil et la perte…
Le mensonge
58 On pourrait m’objecter que je fais du changement de références symboliques un élément traumatisant en lui-même. On aurait raison de réfuter une telle assertion. Ce changement en lui-même n’est pas traumatisant au sens de la psychanalyse. Et il n’y a pas lieu, pour éviter les troubles dont il s’agit, d’invoquer un retour aux traditions, un renfermement culturel prétendument protecteur, en fait ghettoïsé, pas plus qu’un « retour au pays ». Exil et émigration imposent au contraire des modifications, des bouleversements subjectifs inévitables. Ils comportent toujours une dimension de deuil et de sacrifice (Hassoun, 1994), qui une fois franchie, ouvrira à de nouveaux possibles. La vraie question est là : que se passe-t-il lorsque, pour des raisons qui tiennent à l’histoire des sujets, ces sacrifices et ces deuils sont impossibles ? Le traumatisme déclencheur de l’affolement des fils provient de là : d’un deuil impossible chez les parents – et notamment la mère –, mais dont l’impossibilité est recouverte par le mensonge.
59 Le cas du jeune N. est particulièrement illustratif à cet égard. La religiosité de la mère (quelle que soit sa ferveur consciente, dont il n’y a pas lieu de douter) est mise au service d’un mensonge affolant pour le fils. L’argument religieux recouvre pour la mère un attachement œdipien à son propre père impossible à entendre. Il justifie (comme discours de vérité) la disqualification du mari, qui à son tour camoufle une adhésion non assumée à un rôle social de type occidental (travail en usine, ivg, etc.). Mensonges, non-dits et refus d’assumer deuils et désirs propres sont les véritables éléments pathogènes.
Survirilisation et homosexualité
60 Reste à dire un mot de la « surmasculinisation factice » déjà relevée dans ces situations cliniques. Il est assez clair qu’il s’agit d’une formation réactionnelle à un désir homosexuel affolant. On ne peut en effet se contenter d’une première interprétation (comme toujours en partie vraie) qui consisterait à attribuer ces attitudes hyperviriles à une tentative de combler le désir de la mère dans le sens de devenir le phallus qui lui manque. Le problème de l’homosexualité latente est plus épineux. S’agit-il par ce biais de conjurer la confrontation rendue affolante à l’autre sexe par l’ambiance incestueuse ? Ou d’un appel « archaïque » au père vacant pour qu’il manifeste enfin sa puissance et sa loi ? Ou encore de la traduction du seul rapport possible avec le père idéal mis en scène dans ces configurations : une soumission féminisée au père-maître idéal ? Je pencherais plutôt vers cette dernière interprétation. En effet, lorsque le père réel est évincé (du désir de la mère), rien ne peut plus venir alors symboliser la castration. On a coutume de dire, après Lacan, que le père réel, c’est celui contre lequel il faut se heurter. C’est à travers cet affrontement (à ses insuffisances, à sa bêtise, à ses mollesses, que sais-je…) que pourra s’élaborer ce qu’il en est de la castration, et l’abandon de la figure d’un père idéal et sans défaillances. Si le père réel est tout à fait déconnecté du père idéal, rien ne va pouvoir venir atténuer, relativiser et pacifier la figure toute-puissante et violente du père idéal. N’est-ce pas lui qui resurgit de l’inconscient de ces jeunes en proie à la peur panique de devenir leur objet sexuel féminisé ?
L’impossible déclin du père
61 Le déclin social et familial du père, qui est à l’origine de la psychanalyse selon Lacan, est une notion ambiguë si on la rapporte à celle de complexe d’Œdipe.
62 D’un côté, on semble regretter l’ancienne fonction paternelle du patriarche totipotent. On craint que sa disparition ne mette en péril rien moins que la subjectivation des petits humains. La perte de cette référence expose au risque de ne pouvoir abandonner le monde des jouissances immédiates et incestueuses. Le père ne sépare plus.
63 Mais d’un autre côté, si l’on regarde de près ce qui conditionne le procès œdipien, on remarque qu’il y faut effectivement un père violent et castrateur, répondant imaginaire de cette instance séparatrice d’avec le maternel. Mais on peut également observer que le temps suivant, la sortie du complexe d’Œdipe, nécessite la chute des deux images parentales : celles qui se réfèrent au maternel comme celles qui se réfèrent au paternel, et notamment celle qui attribue tellement de puissance au père séparateur…
64 La sortie de l’Œdipe est donc bien conditionnée par un « déclin du père ». Où réside le paradoxe ? Est-il absolument résolu par la tripartition lacanienne en père symbolique, imaginaire et réel ? Quel est le père défaillant dans l’hypothèse d’un effet subjectif délétère du déclin contemporain des figures paternelles ? Les réponses varient grandement.
65 Le titre équivoque que j’ai choisi veut également suggérer l’hypothèse que, malgré les bouleversements culturels et sociaux que nous connaissons, il n’est peut-être pas si facile que cela de se débarrasser du « père », au sens cette fois de cette fonction qui gouverne la structure désirante du langage humain et de l’inconscient…
Liminaire : note sur le lien entre la loi, le père et le complexe d’Œdipe
66 Une question majeure se pose actuellement dans le champ de la psychanalyse, et la déborde : quel est le lien entre la loi qui fonde la régulation du lien social et la fonction paternelle telle qu’on peut la repérer à travers le montage œdipien ?
67 Mettons en perspective deux lectures en apparence proches : Mustapha Safouan et Jacques Lacan.
68 Mustapha Safouan (2001, 149) dans son dernier ouvrage reprend avec clarté ce problème sous la forme de deux interrogations simples : 1° la loi – ce qui fait autorité au-delà des caprices et des jouissances privées de chacun – se supporte-t-elle d’un nom qui, par effet métaphorique, soit susceptible de produire la signification de cette loi ? 2° Est-ce que cet effet métaphorique est tel que la personne réelle qui porte ce nom apparaît comme si cette loi était l’œuvre de sa volonté ?
69 Il répond très classiquement par l’affirmative aux deux questions. Le nom qui signifie la loi est le nom du père : il signifie précisément la loi de l’interdiction de l’inceste, en référence à un schéma œdipien où l’enfant doit être protégé du désir aliénant et sans limite de la mère. À la deuxième question, il répond qu’effectivement la personne qui porte ce nom et qui signifie la loi apparaît comme l’auteur de cette loi : c’est le père idéal.
70 On peut encore en suivant Safouan souligner deux points d’importance : 1° ce père idéal ne remplira sa fonction de faire supporter le manque et l’incomplétude au sujet (c’est-à-dire de l’ouvrir au désir) qu’à la condition que le sujet se heurte à un père réel, réellement défaillant (et qui l’assume). 2° Mais que toutefois, c’est bien sur le symbole que représente cette figure du père idéal que se branche celle de l’absolu ou du tiers comme garant de la réalité et de la vérité. C’est ce symbole qui soustrait le sujet à la dépendance affolante vis-à-vis d’un Autre qui est foncièrement d’abord un Autre menteur comme lieu du langage (puisque rien dans le langage lui-même ne garantit a priori la vérité des propositions émises…).
71 En contrepoint, on peut s’attarder sur un court passage du séminaire I de Lacan (1975, 219…), « Les écrits techniques de Freud ». Il y est question du rapport entre la loi et le Surmoi. Lacan y introduit l’hypothèse que, contrairement aux idées répandues, le Surmoi peut être conçu comme autre chose qu’une tension héritée du complexe d’Œdipe. Tel que Freud l’a introduit, le Surmoi correspond d’abord à la censure dont la fonction est de scinder le monde symbolique du sujet en deux, une part accessible, reconnue, et une part inaccessible, interdite.
« Le Surmoi est cette scission en tant qu’elle se produit pour le sujet – mais non pas seulement pour lui – dans ses rapports avec ce que nous appellerons la loi. » (Lacan, 1975, 220) Il est essentiel de souligner que ce que Lacan appelle ici le « monde symbolique du sujet » et « la loi » désigne précisément l’univers culturel dans lequel le sujet puise ses références. Il ne s’agit aucunement d’une pure abstraction en tant que « Loi symbolique » en quelque sorte « au-delà » ou « au-dessus » de la culture spécifique d’un sujet. La preuve en est que c’est dans ce passage que Lacan affirme clairement l’idée « qu’on ne saurait méconnaître les appartenances symboliques d’un sujet », et qu’il éprouve le besoin d’appuyer cette position en relatant – ce qu’il fait rarement – un exemple clinique issu de sa pratique et qui concerne un analysant de religion musulmane. Lacan : « […] pour tout être humain, c’est dans la relation à la loi à laquelle il se rattache que se situe tout ce qui peut lui arriver de personnel. Son histoire est unifiée par la loi, par son univers symbolique, qui n’est pas le même pour tous. La tradition et le langage diversifient la référence du sujet ».
73 Pour interpréter correctement le symptôme que présente son analysant, Lacan souligne très explicitement qu’il a besoin de faire appel à des éléments culturels spécifiques : la loi coranique – et comment elle spécifie la sanction du vol : couper la main –, et l’absence de disjonction entre le plan juridique et le plan religieux qui caractérise l’univers culturel islamique traditionnel. Pour cet analysant, une expérience traumatique de l’enfance – la rumeur selon laquelle son père était un voleur – a déterminé pour lui un isolement de l’énoncé « on lui coupera la main » du reste de la loi. Cet énoncé est passé dans ses symptômes (qui se focalisaient sur la main) tandis que ce sujet affichait un éloignement et une profonde aversion à l’endroit de la loi coranique.
74 On retrouve donc bien là quelque chose qui pourrait s’apparenter à un refus du déclin du père idéal, tel que Safouan le présente, c’est-à-dire inséré dans le procès œdipien classique. Or, et c’est là l’intérêt de ce texte, Lacan défend un tout autre point de vue. Il soutient en l’occurrence que le symptôme trouve sa source dans le Surmoi, au sens de la censure et non au sens de l’Œdipe. Ce qui organise le symptôme de ce patient est « la réduction de la loi à une pointe au caractère inadmissible, inintégrable » du fait d’un événement traumatique qui a promu au premier plan un énoncé discordant, ignoré dans la loi. « Voilà ce qu’est pour lui cette instance aveugle, répétitive, que nous définissons habituellement dans le terme de Surmoi. » Quant à l’Œdipe, il estime qu’il est ici injustifié d’y faire appel. Il semble même affirmer que la résolution d’une analyse ne passe pas forcément par cette coordonnée légale et légalisante du complexe d’Œdipe. Pourquoi ? Parce que le complexe d’Œdipe est lui-même une formation spécifique de notre culture, dans la civilisation occidentale, et qu’il n’occupe pas partout cette même position privilégiée. Le complexe d’Œdipe, selon Lacan, est la construction minimale qui subsiste de l’attache de l’individu avec les formes les plus primitives de la loi lorsque les différents « langages d’une civilisation se complexifient », lorsque par exemple se dissocient les plans juridique et religieux comme c’est le cas dans l’occident romano-chrétien. Si le complexe d’Œdipe est le point d’intersection le plus constant, celui qui est exigible au minimum, cela ne veut pas dire que « ce serait sortir du champ de la psychanalyse que de se référer à l’ensemble du monde symbolique du sujet […] et de nous apercevoir que d’autres structures du même niveau, du plan de la loi, peuvent jouer, dans un cas déterminé, un rôle tout aussi décisif » (223).
75 On ne peut être plus clair. La formation du symptôme, et sans doute peut-on ajouter la structuration du sujet comme divisé, peuvent passer par d’autres voies que le complexe d’Œdipe en tant qu’instance légalisante introduisant à la loi. Le Surmoi, tel qu’il le définit ici, rapporté à la culture et à la censure, peut jouer ce rôle.
76 Cette précision a des conséquences très importantes. J’en citerai rapidement deux. D’une part la prévalence clinique d’une culpabilité surmoïque dans nombre de cas de patients issus d’autres cultures, comme on le verra par exemple avec le cas clinique qui suit. D’autre part, elle rejoint l’avis de certains psychanalystes qui cherchent à saisir ce qui pourrait définir une subjectivité spécifique de notre culture contemporaine lorsque les repères traditionnels familiaux, conjugaux et sexuels sont bouleversés. Je pense à Jean Allouch et à son essai de réduire le complexe d’Œdipe, à la suite de Foucault, à une « affaire d’hommes », limitée au monde patriarcal occidental traditionnel, et surtout à sa tentative de mettre en évidence que la voie de la castration n’est pas forcément la seule ni l’universelle voie de constitution de la subjectivité (Allouch, 1998). Deux situations où les mutations culturelles amènent à revoir les liens supposés établis entre la loi, le père et le complexe l’Œdipe, de manière différente dans chaque cas bien sûr.
Illustration clinique
77 À partir du cas clinique suivant, je voudrais aborder une configuration fréquente où c’est bien l’impossible « déclin du père », dans diverses acceptions que l’on verra, qui semble la source d’une psychopathologie familiale sur plusieurs générations. On verra aussi comment l’exil produit dans ce contexte des effets spécifiques qu’il est important d’entendre et de référer de manière adéquate.
78 Il s’agit d’un homme issu d’un pays musulman. Il consulte en raison d’un effondrement qui touche toute sa personnalité : il ne peut plus travailler, n’a plus goût ni désir à rien, il n’anticipe plus l’avenir, il s’isole et ne supporte plus le commerce avec ses amis ou les membres de sa famille. Sa tristesse est profonde et s’exprime à travers des idées suicidaires qu’il a bien failli mettre en acte le jour même où il a définitivement quitté son travail.
79 Les facteurs qui ont déclenché cet effondrement apparaissent progressivement. Ils sont d’ordres très différents.
80 Un racisme de plus en plus manifeste à son égard, surtout depuis qu’il a la responsabilité d’une équipe d’ouvriers français. Cette stigmatisation est d’autant plus douloureuse qu’il a tout fait au cours de sa vie pour se fondre dans la société française et ne pas faire cas de son origine. Marié avec une française, il a adopté une attitude très œcuménique et tolérante vis-à-vis de la religion, n’imposant rien de sa tradition ni à son épouse ni à son fils. « Le dieu est le même quelles que soient les religions, et les hommes, quelles que soient leur origine ou leur race, sont égaux devant lui. »
81 Deuxième facteur : le décès de son père il y a quelques années. C’est là en fait que les ennuis ont commencé : sentiment de malaise et de tristesse grandissant, accumulation des accidents de travail provoqués par l’inattention, puis la prise de médicaments psychotropes qui aggravèrent encore cette perte de concentration (il exerce un travail hautement qualifié qui exige rapidité et imagination dans ses interventions). Il brosse de son père un tableau dithyrambique. Modèle de sagesse, de tendresse et de tolérance, il en était le fils préféré et le plus proche de lui. Il n’admet pas sa mort et n’intègre pas cette réalité. Il est pour lui toujours vivant, tel qu’il apparaît dans les nombreux rêves qu’il relate. Le deuil de ce père idéal, de ce père imaginaire – son déclin ? – est impossible. Il se rendra sur sa tombe sans modification de son état. Il rapportera de ce voyage un peu de la terre de l’endroit où il est enterré, qu’il garde précieusement contre lui.
82 Troisième facteur : son fils qui vient de se marier lui a annoncé qu’il allait quitter son épouse. Sentiment d’échec que le patient prend sur lui.
83 La psychothérapie s’engage sur ces bases. Un discours riche et élaboré se déploie, déroulant notamment avec précision sa biographie. Il se présente comme le seul enfant à avoir accepté d’assumer l’aide envers ses parents qui vivent dans des conditions socio-économiques misérables. Il a quitté dès l’âge de 13 ans sa famille pour ne plus être une charge en espérant rapidement trouver de quoi subvenir aux besoins de la famille. Cachant sa propre misère à ses parents (il travaillait tout en vivant à la rue), il réussit finalement à obtenir une situation qui lui permet de remplir sa mission : aider les parents et financer les études des puînés, avec l’amertume que suscitera bientôt l’indifférence de ses frères et sœurs au sort des parents et le fait qu’ils s’en remettent totalement à lui. Lassé de cette situation, alors qu’il a un poste de fonctionnaire enviable dans son pays, il décide de gagner la France. Il y réussit une trajectoire professionnelle et familiale exemplaire.
84 Il rapporte de sa petite enfance un élément primordial. Il vivait donc avec ses parents dans un monde traditionnel marqué par la présence, familière et quotidienne, des occupants coloniaux de son pays. Certains étaient des amis de ses parents. Il explique avoir très tôt éprouvé un sentiment d’extériorité par rapport à son milieu, ou mieux le sentiment d’y être étranger à bien des points de vue : traditions, machisme, son goût inhabituel pour la solitude, etc. Il se sentait même physiquement différent de ses frères et sœurs. Au point qu’il a conçu très tôt un étrange roman familial, qu’il ne m’avouera qu’avec peine et beaucoup de honte : il s’est demandé enfant si sa mère n’avait pas fauté avec l’un de ces étrangers colons, et s’il n’était pas le fruit de cette union illicite…
85 C’est ainsi que, replongé de manière quasi obsessionnelle dans le ressassement de sa misère d’enfant, dans la douleur des conflits professionnels qui tentaient de le ramener à une origine dont il avait tant fait pour s’éloigner, son fils un jour lui déclare, un peu perdu par la perspective de son divorce : « Trouve-moi une gentille femme traditionnelle et musulmane au pays ! » Le patient hésite entre le rire et la consternation. Comment ce fils à qui il a donné une éducation résolument laïque, et qui vit comme n’importe quel jeune français, peut-il faire appel au pire archaïsme de sa tradition, le mariage arrangé, et que lui arrive-t-il pour défendre des positions religieuses aussi rétrogrades que décalées par rapport à son univers quotidien ? Voilà vraiment de quoi ébranler ce père, une fois de plus renvoyé, par son fils cette fois, à cette origine qu’il a tant voulu quitter.
86 Je passe sur bien d’autres éléments pour en arriver à un rêve central que le patient me rapporte bientôt. En voici le texte. « Je suis assis sur une montagne. Un personnage apparaît. Un vieil homme tout de blanc vêtu, aux cheveux et à la longue barbe blanche. Il respire la sagesse. Comme un ange. Il me demande ce que je fais là. – Je cherche mon père, fait le patient. L’homme répond : – Viens avec moi, je t’y emmène. Ton père est là-bas dans cette grotte. Le patient s’envole avec légèreté et aisance. Il s’aperçoit alors que le vieil homme vole à ses côtés. Arrivé dans la grotte, il y retrouve effectivement son père, qui se repose sur un petit lit. Le père l’accueille chaleureusement, lui demande de ses nouvelles. Il a l’air parfaitement heureux. Le patient lui dit alors : – eh bien, maintenant, je vais rester ici ! Je dormirai avec toi, dans ton lit. Le père répond : – tu n’y penses pas ! Vois, ce lit est trop petit ! Tu dois rentrer à la maison, tu y dormiras mieux. Et tu ne dois pas être triste ! »
87 Ce patient, malgré la richesse de son récit, éprouve une très grande difficulté à associer spontanément, et à prendre la distance qui serait nécessaire vis-à-vis de ses propos pour les entendre à un niveau métaphorique. Quoi qu’il en soit, j’insiste pour obtenir au moins une parole qui constituerait l’amorce d’une association signifiante à partir de ce rêve. Il finit par dire : « – Vous savez, je suis croyant, mais pas pratiquant… », et il s’arrête là. Cette association est largement suffisante pour moi : ma religion est faite, si je puis dire en l’occurrence. Elle m’autorise à susciter d’autres associations de manière plus directive et à proposer un début d’interprétation au patient. Pourquoi ?
88 Tandis que j’écoutais le patient, le récit de son rêve m’était apparu immédiatement très connoté par la culture, ici la religion musulmane. Le blanc qui est la couleur du deuil en islam, l’ange qui vole à ses côtés, la grotte, sans compter que ce patient me raconte ce rêve dans les jours qui suivent l’Aïd8. Je commence donc par lui demander quand il a fait ce rêve. Je lui souligne alors qu’il s’agit exactement du jour qui suit l’Aïd. Il en est assez bouleversé. Et il associe aussitôt : « – D’ailleurs mon père est décédé la nuit de l’Aïd, la nuit du pardon, la nuit de la mort du prophète et le jour de mon anniversaire ! » Étonnante condensation. Je poursuis alors à propos de la grotte, car, malgré mes connaissances très parcellaires dans ce domaine, je sais qu’il y a dans le Coran un épisode qui fait intervenir une grotte. – N’est-il pas question dans le Coran d’une grotte ? Le patient acquiesce, assez étonné, et associe : « – Oui, il s’agit de l’histoire de Aïssa (nom arabe d’Isaac) qui va être sacrifié et qui pour échapper à la mort se réfugie dans une grotte devant laquelle une araignée tisse miraculeusement une toile qui le rend invisible à ceux qui le menacent. » Je n’interviens pas car je ne suis pas assez sûr de moi. Mais il me semble que c’est le prophète Mohamed qui se cache ainsi dans une grotte et non le fils promis au sacrifice… J’aurai plus tard confirmation de ce point.
89 Récapitulons les différentes strates condensées de ce rêve et les interprétations qu’on peut en faire.
90 1. D’où vient l’injonction qui renvoie le patient à la maison ? S’agit-il d’une sorte d’appel à une instance séparatrice qui enfin l’autoriserait à faire son deuil ? Ou bien s’agit-il au contraire d’une confortation du clivage que le patient opère entre sa culture d’origine et sa nouvelle vie en France : « Rentre dans ta maison, ton univers est désormais celui-là et non celui de ton père et de ses traditions ! » Cela reste pour l’instant indécidable.
91 2. Quelle est la signification de la transformation du texte coranique à propos de la grotte, sinon qu’à cet endroit le sujet de l’inconscient s’y manifeste, sous la forme du fantasme, si présent dans toute son histoire, du fils sacrifié, voire du bâtard ?
92 3. Mais on peut aussi y lire le vœu de protection d’un père menacé, qui prend dans ce rêve la place du prophète au moment de la révélation coranique. Un père idéal qui ne serait alors pas si solide que ça… Et dont la mission du fils est d’occulter, de faire rempart contre toute défaillance.
93 4. Que faire du souhait de « dormir avec son père » ? N’y a-t-il pas là non seulement l’expression d’un Œdipe inversé (dont Safouan rapporte qu’il n’est jamais accidentel, mais de structure), mais aussi d’un rapport incestueux et refoulé à la mère, déplacé sur la figure du père ? Élément qu’il est encore bien trop tôt d’interpréter.
94 5. N’est-il pas évident que l’inconscient joue ici un mauvais tour au patient ? Lui qui refuse qu’on le renvoie à son origine, voilà qu’après ses collègues racistes, après son fils, c’est un rêve qui le ramène bien malgré lui à l’univers symbolique de sa culture. C’est sans doute la raison essentielle de la difficulté à associer : maintenir le clivage défensif mis en place depuis des années, mais dont on commence à mesurer le prix. À noter que cette difficulté est parfaitement consciente chez le patient, qui la décrit très finement, mais ne peut la surmonter : « À chaque fois que je parle d’un sujet, dit-il, il y a un moment où ça coupe, et je perds le fil, je ne peux plus continuer à réfléchir. Je suis à nouveau plongé dans ce ressassement de ma misère, de mes ennuis professionnels, etc. »
Examinons maintenant les problèmes techniques que pose ce genre de situation
95 Il est clair que le recours aux « appartenances symboliques » du patient (Lacan) s’impose ici, sous peine de perdre l’essentiel de ce qui cherche à se signifier du sujet. Il est tout aussi évident en conséquence que cette attitude nécessite une attention toute particulière aux signifiants qui vont se référer à cet univers symbolique, c’est-à-dire une attention, une prise en compte de la culture d’origine du patient. À l’opposé, méconnaître cette dimension au nom d’un universel du psychisme aboutirait à se priver d’un matériel précieux. Mais je ferais remarquer que cette attention, même si elle débouche sur des interventions pouvant apparaître inhabituellement « actives », ne conduit en aucun cas à réduire l’univers symbolique du patient à sa culture d’origine, comme une certaine ethnopsychiatrie préconise de le faire. Il s’agit simplement de ne pas se faire le complice d’un clivage problématique et symptomatique, plus précisément : du mode défensif mis en place par ce patient, pour la raison qu’il ne relève pas d’une distance assumée vis-à-vis de sa culture, malgré les apparences sociales. Un deuil reste à faire, tout aussi difficile que celui du père.
Les incidences cliniques de l’exil
96 Mais il existe encore d’autres éléments cliniques qui justifient que l’on insiste dans ce genre de situations sur les effets subjectifs de l’exil proprement dit.
97 1. Passons rapidement sur la difficulté particulière à faire le deuil des aïeux et notamment du père chez de nombreux immigrés ou réfugiés : l’éloignement de la tombe et du groupe communautaire, l’impossibilité de participer vraiment et régulièrement aux rituels collectifs de deuil, peuvent conforter certains sujets dans un déni de la mort de l’être aimé. C’est d’observation courante. Ceci provient du fait que le deuil, contrairement aux idées reçues, n’est en rien une affaire individuelle, un drame de soi à soi par rapport à son mort. On peut relire là-dessus aussi bien Allouch (1995) que Lacan (alors que Freud semble avoir manqué ce point et a sans doute exagéré la force du caractère « substituable de l’objet » dans sa théorie du deuil).
98 2. C’est bien le déplacement, le changement réel d’univers culturel et la confrontation à de nouveaux repères symboliques qui alimentent le clivage défensif que l’on observe dans ce cas comme dans d’autres. La première association spontanée du patient à propos de son rêve est éclairante : « Vous savez, je suis croyant, mais pas pratiquant. » Qu’est-ce à dire sinon qu’il affirme par-là deux propositions contradictoires et qu’il veut maintenir clivées ? D’une part, il reconnaît que son rêve puise son contenu au sein des matériaux de sa culture et de sa religion d’origine, c’est-à-dire aussi de son monde d’enfant, (c’est ce début de reconnaissance qui m’a autorisé à intervenir comme je l’ai fait). Mais d’autre part, il s’en défend aussitôt : « Je ne suis pas pratiquant », essayant d’annuler ainsi l’éventuelle portée signifiante de cette formation de l’inconscient, selon le mécanisme du déni. Il semble donc bien que l’exil – entendu comme ce qui résonne subjectivement pour un individu de son déplacement, quelle qu’en soit la cause manifeste (migration économique ou exil politique) – produise une clinique particulière dominée pour certains sujets par le mécanisme du déni et du clivage.
99 La mise de l’exil au service des défenses se repère aussi chez ce sujet par la manière qu’il a de me mettre souvent dans une position très curieuse où je me retrouve à avoir l’impression qu’il ne comprend plus rien de ce que je lui dis, comme si d’un coup il ne comprenait plus le français (qu’il manie pourtant avec une bonne aisance). Le refuge dans la « barrière de la langue » est un aspect clinique connu de nos consultations, et que ne lève pas toujours, loin s’en faut, le recours à l’interprète. Il rend le travail plus difficile, car on ne peut guère espérer de résultats si l’on se contente de formules allusives, de sous-entendus ou d’approximations : ce type d’intervention va aussitôt être repris dans le sens des défenses. L’occasion de jouer sur l’équivoque – et d’être entendu – se présente rarement, sauf lorsqu’un signifiant lui-même polysémique apparaît, au mieux si la polysémie entre en connexion avec les deux langues du patient et parvient ainsi, par le truchement de la langue à ébranler le clivage (car celui-ci recouvre aussi la séparation des registres de langue). C’est là que l’interprète ou le thérapeute bilingue peuvent s’avérer très utiles.
100 3. La particularité de ce qu’on appelle communément la transmission est un autre aspect majeur des incidences cliniques de l’exil. On le voit bien ici lorsque le fils – plus adolescent qu’adulte – interpelle son père précisément au point vif où ce dernier a échoué à transmettre quelque chose de son désir, qui permettrait au fils de s’en soutenir. Les renvois à la religion musulmane, aux traditions de mariages arrangés, sont autant de provocations adressées au père afin qu’il se détermine et dise quelque chose de son parcours : Pourquoi es-tu parti ? Pourquoi as-tu épousé une française ? Quel désir était à l’œuvre là ? Pourquoi as-tu pris une telle distance vis-à-vis de ta tradition ? Autant de questions qui en traduisent une autre, informulée : de quel désir suis-je le fruit ? Interrogation, angoisse centrale de ce qui fonde l’exigence de transmission. Pour le dire à la manière de Pierre Legendre, ce fils lance un appel au père, ce qui nécessite que ce père ne soit plus un fils. Or c’est bien ce qu’il est, pris depuis quelques années dans le deuil interminable de son propre père, redevenu, ou resté, un fils sacrifié.
101 Toute la problématique adolescente se retrouve là en condensé, avec les marques spécifiques que lui appose la situation de l’exil. Et on peut remarquer que justement cette situation favorise une orientation particulière de cet appel au père. Puisque le père réel, endeuillé, n’y peut répondre, c’est à la loi que le fils va s’adresser, sous la forme ici de la loi traditionnelle musulmane, à partir des quelques signifiants qui pour lui la représentent. Il y a saut d’une génération, appel à un père archaïque qui s’avère pour le coup « très » imaginaire et fort peu efficace dans sa fonction symbolisante. Mais c’est tout ce dont ce fils dispose : des bribes désincarnées de ce qui a pu pour son père constituer l’arrimage symbolique de son désir.
102 Le père convoqué par ce fils à travers ces choix et ses interpellations est donc doublement imaginaire pourrait-on dire : imaginaire une première fois comme toute figure du père séparateur, et imaginaire une seconde fois au sens où il s’agit d’un fantasme totalement détaché du réseau de significations symboliques qui lui donnent habituellement sens et épaisseur. C’est ce qui donne son caractère incongru aux attitudes de ce fils.
Complexe d’Œdipe et loi paternelle
103 Est-il possible à partir de ce cas de dire quelque chose de l’hypothèse d’une relativisation du complexe d’Œdipe dans certaines cultures ? Cela est hasardeux, mais je proposerais cependant quelques remarques.
104 1. Le père dont le patient a tant de mal à faire le deuil est-il le support du signifiant de la loi, pour reprendre les termes de Safouan ? Le support du « nom-du-père » ? C’est un père idéalisé certes, mais ses qualités pourraient tout autant s’appliquer à une bonne mère. D’ailleurs, le patient rêveur ne demanderait que ça, de coucher avec lui ! Ainsi, du côté du père imaginaire en tant que père idéal, cela pèche un peu. Car il s’agit surtout dans le fantasme du fils d’un père cocufié. Où se niche alors le père idéal ? Dans la figure de l’étranger, du colon, si puissant et séduisant qu’il peut même aller jusqu’à ravir la mère, au mépris des interdits les plus forts ? C’est possible, mais dans cas, on conçoit aisément que la figure qui représente ce père imaginaire ait le plus grand mal à soutenir aussi le père symbolique. Car la pacification qu’on peut attendre du père symbolique provient très précisément d’un pacte et d’une promesse faite au fils : je t’interdis l’accès à la mère, mais en échange, tu pourras acquérir à ton tour ma puissance et ravir toutes les autres femmes. Le choix d’une épouse chrétienne et occidentale irait dans le sens de l’accomplissement partiel de cette promesse. Mais on sait que cette promesse est toujours déçue, et c’est le propre de l’adolescence d’avoir à en faire le deuil. Par ailleurs, pour que l’interdit de la jouissance soit opérant, il faut que le représentant du père symbolique soit en mesure de le prononcer au nom d’une loi qui le dépasse, et à laquelle il se soumet. C’est là qu’interviennent dans les montages fictionnels les contenus culturels, les systèmes symboliques d’allégeance au nom desquels la loi est rappelée. Or dans ce cas précis, pour des raisons liées à la situation coloniale puis à l’exil, il existerait une disjonction entre les référents symboliques du père réel (le pauvre et tendre cocu) et ceux du père imaginaire (le colon). Ceci permettrait de comprendre à la fois la distance prise avec la tradition chez cet homme (qui le ramène à l’image peu glorieuse de son père cocufié), la tentative de le sauver et l’investissement dans le système de références occidental. Le deuil qu’il n’arrive pas à surmonter ne provient-il pas de cette disjonction ? Comment faire le deuil d’un père idéal (ou de la promesse qu’il a formulée) lorsqu’il se trouve si totalement disjoint du père réel et de son univers culturel ?
105 Arrivé à cet endroit, il faudrait relire Franz Fanon (1961) et ses intuitions lumineuses à propos de la psychologie du colonisé. C’est un aspect important de la pratique « interculturelle » pour nous qui exerçons en France, ancienne puissance coloniale.
106 2. On peut aussi faire une hypothèse moins facile à intégrer dans nos schémas de pensée habituels, c’est-à-dire œdipiens et occidentalo-centrés. Et si le père dont il est question ici, le père dont le deuil est impossible, n’avait rien à voir avec la loi, voire avec l’Œdipe tel qu’on l’entend communément ? Ce père pourrait être aussi bien une bonne mère qu’un grand frère amical… Et si la loi ici ne devait trouver à se repérer, comme Lacan l’indique dans son exemple, qu’à travers les signifiants culturels de la loi, et ne se manifestait que par le Surmoi ?
107 Il est cliniquement manifeste que ce patient est taraudé par une culpabilité d’allure mélancolique, hanté par le suicide, en proie aux supplices d’un Surmoi féroce que rien en apparence ne vient pourtant justifier. Quelle serait sa faute ? Pourrait-on dire par exemple que son rapport à la loi, et ce qui oriente sa vie et sa subjectivité, ne passe pas tant par l’Œdipe que par la faute originelle de sa mère, coupable, dans son fantasme, d’un adultère aggravé d’exogamie ? Ceci pourrait expliquer que la personne de son père condense si peu des représentations que nous avons l’habitude d’y voir attachées (père imaginaire, père symbolique), pour la raison que la loi symbolique chez lui emprunte d’autres voies que la fiction œdipienne pour se faire entendre.
108 Pour conclure : l’impossible « déclin du père » formulé en hypothèse de départ serait au fond ici l’impossible intégration de la loi, au sens de ce fragment traumatique qui a inauguré pour ce sujet sa position de bâtard et d’étranger, fils d’une mère coupable du pire des crimes.
Actualité du sacrifice de l’enfant
109 Je laisse ces fragments cliniques et ces quelques pistes d’analyse à la réflexion du lecteur. Il n’est pas forcément souhaitable de chercher à englober la diversité des situations dans une théorisation générale artificielle et simplificatrice.
110 J’aimerais plutôt insister sur un aspect commun qui semble s’en dégager : la question du sacrifice de l’enfant (du fils, pris dans le sens générique que propose Pierre Legendre).
111 En effet, plusieurs figures du sacrifice apparaissent : sacrifice fantasmé d’un père identifié au fils bâtard ; sacrifice de la subjectivité du fils dont le délire réconcilie les parents sur la base d’un mensonge ; sacrifice réel – mort par suicide de l’enfant symptôme et parricide… À quoi on peut ajouter le sacrifice de la toute-puissance et la rencontre avec l’inhibition sexuelle chez le jeune C.
112 La signification en est à chaque fois différente, puisque tantôt le sacrifice est symbolisé, c’est-à-dire élaboré dans le fantasme, et produit un symptôme névrotique (dépression, impuissance sexuelle), tantôt il touche la fonction de symbolisation elle-même (délire), tantôt il se produit dans le réel (parricide, suicide). Cette gradation représente en fait les différents degrés d’une même opération, barrée à des étapes différentes. Il s’agit tout à la fois de l’accès problématique à la castration, de la symbolisation et de l’intériorisation de l’interdit, ou pour suivre Lacan, de l’intégration de la castration de l’Autre (tel que l’émergence des figures idéales toutes-puissantes, la féminisation, etc.).
113 La fonction classique du sacrifice est à la fois d’attester la souveraineté d’une instance supérieure, à laquelle on signifie ainsi sa soumission et son renoncement, et d’implorer son pardon et sa protection. On observe bien que cette logique est reprise dans certains fantasmes où le sacrifice du fils vise à sauver le père ou l’entente parentale. Mais dans les cas où l’instance tierce fait défaut, le sacrifice prend alors cette dimension de l’appel désespéré (appel à l’amour du père, appel à l’interdit, etc.), et tout se passe comme si seul le sacrifice réel du fils pouvait alors résulter de l’absence de ce tiers. Pierre Legendre a formulé cette hypothèse que la fonction du sacrifice dans la culture est la mise en œuvre du principe de division, et qu’à un niveau collectif et social, le répondant de la négation contemporaine du Tiers réside précisément dans le sacrifice réel, mais obscur, de pans entiers de la population (suicides, drogues, violences, exclusion…) (Legendre, 1994, 281-287).
114 Ne peut-on voir également dans l’inflation médiatique du thème de la pédophilie et du meurtre pervers d’enfants un autre indice de l’actualité de cette question du sacrifice de l’enfant ? Discours politiquement correct qui, en insistant sur la menace extérieure, évacue la sordide réalité statistique qui rappelle qu’un homicide sur quatre est commis en famille… Selon Jean-Pierre Baud cette « ruine interne au lieu familial » est à interpréter comme le retour – inavouable – à des pratiques sacrificielles archaïques visant l’enfant (179-209).
115 Dans ce contexte, les migrants et les réfugiés issus de sociétés dites traditionnelles méritent toute notre attention. Confrontés brutalement au changement de références, ils sont les mieux placés pour nous enseigner à travers les vicissitudes de leurs symptômes les conséquences subjectives de l’ultra-modernité de nos sociétés industrielles.
Bibliographie
Bibliographie
- Allouch, J. 1998. « La psychanalyse : une érotologie de passage », Cahiers de l’Unebévue, Paris, epel.
- Allouch, J. 1995. Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, epel.
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