Couverture de COHE_179

Article de revue

Le concept de père interne

Pages 52 à 68

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3 Dans cet article je me propose d’approcher de plus près non seulement ce qui à présent est passé dans notre langue analytique courante, le concept de père interne ou intériorisé, mais aussi les tenants et les aboutissants de la fonction paternelle lorsqu’elle fait partie de notre monde interne. Je chercherai ce qui se dessine dans la pensée de Freud, de Klein et enfin des post-kleiniens et qui nous conduit vers l’essentiel de la fonction tierce du père interne. Celle-ci implique quatre points que j’aborderai dans l’ordre : le dedans et le dehors du moi, le deuil de l’objet, la limite imposée par le tiers, puis l’évitement de ce tiers grâce aux identifications narcissiques et à l’attaque directe de ce dernier. Une vignette clinique servira d’illustration non pas à l’exploration systématique des points précédents, mais à l’exposé de ma manière de comprendre sur le vif le travail intérieur effectué par ce qu’il est convenu d’appeler la fonction paternelle au-dedans de soi.

Le dedans et le dehors

4 Le concept de père interne ne nous a pas été donné d’emblée par Freud parce qu’il implique une conceptualisation de l’existence d’un espace intérieur concrètement vécu auquel s’oppose le monde de la réalité externe. Ce vécu, dans sa concrétude, a été mis en évidence par Melanie Klein grâce à son expérience de l’analyse d’enfant. Ce qui est pour Freud de l’ordre des représentations de chose non encore liées aux représentations de mots, et donc totalement inconscientes, est devenu pour Klein de l’ordre de la concrétude objectale. Cela veut dire que ce qui pour Freud est de l’ordre de l’inconnaissable (l’Inconscient de la 1re topique ou le Ça de la 2e topique) hors une transformation grâce à un passage par le préconscient, est pour Klein de l’ordre du connaissable : la scène intérieure existe d’emblée avec ses liaisons significatives et c’est à l’analyste de la découvrir et d’aider son patient à mettre son moi conscient en lien avec elle. L’interprétation chez Klein a pour objet de lever le rideau du théâtre intérieur, alors que chez Freud elle a d’abord pour objet de lier et donc de transformer en un discours conscient ce qui, de ce fait, a été perdu parmi les éléments inconscients qui ont donné naissance à la scène consciente. Nous retrouvons avec les post-kleiniens la leçon de Freud dans la mesure où l’accent est mis avec Bion sur le travail de transformation et de liaison par l’objet de ce qui, autrement, ne serait pas symbolisable.

5 Si nous passons outre cependant à ce problème de l’appréhension des éléments inconscients de la psyché, nous devons être reconnaissants à Klein de nous avoir permis de nous mettre à la place de l’inconscient infantile en pénétrant dans son théâtre : c’est à partir de cette position – celle de l’appréhension de l’intérieur par l’extérieur – que la question du dedans et du dehors du moi peut être posée. Pour une partie du moi infantile en effet, ce qui est au-dedans tient lieu de tout : ce qui est vécu concrètement au-dedans n’est pas soumis à l’épreuve de la réalité qui relativise ce vécu et le met en perspective avec ce qui est de l’ordre de la réalité externe. Le dedans ne prend son statut qu’à l’aide de ce qui est appréhendé comme différent : le dehors. Nous verrons dans la suite de cet exposé comment il revient à la fonction tierce paternelle de se lier à l’épreuve de la réalité pour établir et maintenir cette différenciation dedans-dehors.

6 Qu’en est-il alors du père interne ? Si le père est sur la scène interne du petit enfant un objet concrètement vécu, il n’y a pas de raison pour qu’il ait cette fonction de différenciation entre les mondes interne et externe. Il fait d’emblée partie intégrante de l’omnipotence infantile. Et c’est effectivement la place que lui attribue Melanie Klein. Autrement dit, elle nous introduit à la fois dans la concrétude omnipotente du monde interne de l’enfant où le père est un objet interne comme un autre, et dans le projet de différenciation entre les mondes interne et externe où la figure et la fonction paternelles ont alors un rôle spécifique dont elle ne précisera la nature qu’à travers sa grande conception, celle de la position dépressive.

7 La constitution du monde interne de l’enfant s’appuie essentiellement pour Klein sur les processus introjectifs.

8 Le bébé, dit-elle, après avoir incorporé ses parents, les sent comme des personnes vivantes à l’intérieur de son corps, de cette façon concrète dont sont vécus les fantasmes de l’inconscient profond ; ses parents incorporés sont, pour sa pensée, des objets « internes » ou « intérieurs »… Un monde intérieur s’édifie ainsi dans la pensée inconsciente de l’enfant, un monde qui correspond à ses expériences réelles et aux impressions qu’il reçoit des gens et du monde extérieur, mais qui est modifié par ses propres fantasmes et pulsions (Klein, 340, 343).

9 Et de préciser un peu plus loin qu’après « avoir été intériorisés, les gens, les choses, les situations et les événements – tout ce monde en train de s’édifier – deviennent inaccessibles pour le jugement et l’observation précise de l’enfant… » (Klein, 1940, 343).

10 C’est donc le processus même de l’incorporation, de la mise en place dans le corps d’objets perçus au dehors du corps, qui entraîne la perception de l’existence d’objets dans le corps lui-même et, par conséquent, d’un espace interne où ces objets ont pris place. Tout le jeu pulsionnel des projections sur les objets externes de motions d’amour ou de haine entraîne de ce fait une transformation de la qualité des objets internes. Le contenant interne, constituant une limite entre le dedans et le dehors du moi, se forme ici à partir de la perception des limites corporelles de l’incorporation. Melanie Klein conçoit pourtant aussi l’existence d’un objet maternel prototype de toute contenance puisqu’il est vécu par l’enfant comme empli lui-même d’objets : la mère renferme le pénis paternel et les bébés (Klein, 1945, 418). Ce sont les travaux des post-kleiniens sur l’identification au contenant maternel qui permettront de tirer parti de la conception kleinienne du contenant maternel pour l’édification de notre propre enveloppe corporelle. Dans cette perspective, le père interne est d’abord le père contenu par la mère et Klein n’entre pas dans la description précise du passage de ce qui est attribué au contenant maternel à ce que s’approprie le moi.

11 Dans le jeu entre la projection et l’introjection, Klein en reste de même au niveau d’une projection qui n’est pas mise au service, comme avec Bion, d’une introjection de contenant, mais simplement d’un contrôle omnipotent de l’objet.

12 Dans ces conditions, le père interne est assimilé essentiellement à un contenu – un contenu maternel et un contenu du moi infantile. Le fait que le père ait eu un « précédent » dans le pénis paternel est d’importance secondaire de ce point de vue puisque de même que le pénis du père est contenu par la mère en tant qu’objet partiel, au même titre que les bébés, le père en tant qu’objet total peut être vu comme celui qui habite le corps maternel auquel il est lié de par un lien de dépendance originelle. C’est le règne de l’omnipotence infantile projetée sur l’objet maternel. Le monde interne de l’enfant est assimilé au monde interne de l’objet maternel tel qu’il a été créé par l’enfant lui-même. Le pénis du père, et le père y ont le statut de contenus.

13 Melanie Klein ne s’explique pas non plus sur la coexistence de l’objet maternel dans sa fonction de contenance auquel l’enfant s’identifie et de l’objet maternel en tant que contenu du monde interne infantile. Car dans ce monde les objets paternel et maternel ont aussi le statut de contenus à part entière et sont soumis aux manipulations fantasmatiques de l’enfant qui en fait des objets aux qualités différenciées : ils sont idéalisés, persécuteurs, partiels avant que d’être entiers. Chez Klein la fonction paternelle en tant qu’agent de la limite entre le dedans et le dehors du moi, en tant que garant surmoïque, porteur d’interdit mais aussi de liaison, n’est pas spécifiquement mis en évidence. Le passage de l’état d’un père en tant que contenu maternel à un père en tant que tiers qui compte dans la structuration œdipienne, se mêle chez Klein à la constitution et à l’élaboration de la position dépressive.

Le deuil et la position dépressive

14 La position dépressive est pour Klein une organisation psychique fondée sur le lien. Consécutive à ce qu’elle a appelé la position schizoparanoïde fondée, elle, sur la mise en place des clivages et des différenciations affirmées entre les qualités des objets, la position dépressive permet que les éléments différenciés conservent leur spécificité tout en étant mis en rapport les uns avec les autres. La première différenciation concerne celle qui établit la séparation des identités entre l’objet et le moi de l’enfant. La position dépressive permet que le moi soit lié à l’objet sans être confondu avec lui ; ce résultat n’est obtenu que par l’abandon progressif des identifications narcissiques (cf. infra) qui mêlent de façon omnipotente le moi et l’objet. Klein a cependant attribué à la fonction de liaison un rôle particulier dans la transformation des qualités de l’objet : un même objet était doté dans la position schizo-paranoïde de qualités contraires de telle sorte qu’il était vécu comme clivé en deux objets séparés. Il s’agissait de la mère idéalisée ou persécutrice, du père idéalisé ou persécuteur. La béance entre les qualités opposées du même objet, en diminuant pour faire place au lien, transforme l’objet : si la persécution diminue, l’idéalisation se perd et l’objet mis à l’épreuve de cette transformation est devenu « bon ». C’est d’un même mouvement que l’objet est perdu en tant que possession interne omnipotente et en tant que porteur de qualités non remises en cause. Après un pareil mouvement, l’objet interne est lié à l’objet externe de la même façon que les objets aux qualités opposées sont liés entre eux. Ce vaste mouvement s’accompagne d’une souffrance particulière : celle de la perte des valeurs premières de l’omnipotence. C’est pourquoi le travail de cette position a été assimilé par Klein à celui du deuil.

15 On remarquera que ce travail qui a pour but de transformer les qualités de l’objet et parallèlement du moi, ne différencie pas les fonctions paternelle et maternelle. Klein met pourtant l’accent sur l’existence d’un clivage pathologique qui pourrait ne pas se résoudre dans une liaison dépressive. Il s’agit du clivage qui ferait de l’élément maternel un objet idéalisé et de l’élément paternel un objet persécuteur, ou l’inverse. La réduction du clivage ne s’appliquerait pas alors à un même objet et le moi ne prendrait pas conscience de la manière dont il a attaqué l’objet de son amour puisque la déportation sur un objet sexuellement différencié verrouillerait cette prise de conscience. La culpabilité demeurerait alors persécutrice et ne donnerait pas naissance à un désir de réparation de l’objet abîmé et en même temps aimé.

16 Le mouvement dépressif qui permet de dire adieu aux idéalisations passées et à l’état de fusion identitaire avec l’objet, dans la mesure où il est fondamentalement un mouvement de liaison, prend en compte le lien de la scène primitive où il ne s’agit plus seulement d’établir un pont entre des identités séparées, entre des qualités opposées, mais également entre des sexes différents. La création d’un objet nouveau, doté d’une qualité nouvelle, devient maintenant celle d’un être nouveau : le bébé issu de l’union sexuée. Le complexe d’Œdipe est chez Klein essentiellement associé au mouvement dépressif.

17 Qu’en est-il alors du père, de sa fonction et de l’intériorisation de cette fonction ?

18 En 1945, Klein (418), fait du pénis paternel intériorisé une partie intrinsèque du surmoi de l’enfant. Le père, ou le pénis paternel, occupe donc ici une place particulière dans l’articulation des rapports entre le moi et l’objet maternel, ou entre le moi et l’objet du désir. Freud avait déjà touché ce point en faisant du surmoi l’héritier du complexe d’Œdipe, via l’intériorisation de l’interdit paternel : « Lors du surmontement du complexe d’Œdipe apparaît aussi, dominant le moi, l’instance morale du surmoi » (Freud, 1926, 158), et l’identification avec le père, finalement se taille une place permanente dans le moi : elle est reçue dans le moi, mais elle s’y installe comme une instance particulière s’opposant à l’autre contenu du moi. Nous lui donnerons alors le nom de surmoi (Freud, 1928, 169).

19 Mais Freud considère aussi que cette identification aboutissant à la formation du surmoi est particulière puisque : « Le surmoi de l’enfant ne s’édifie pas, en fait, d’après le modèle des parents mais d’après le surmoi parental » (Freud, 1933, 93).

20 Comment passer de l’image d’un père tout puissant, que la conception kleinienne nous aide à considérer comme objet de la projection de l’omnipotence infantile, à l’instance surmoïque héritière du complexe d’Œdipe ? En 1930 Freud parle encore de « ce père de l’enfance, tout puissant, omniscient, parfait (qui) lorsqu’il est incorporé à l’enfant devient une force psychique interne que nous appelons… idéal du moi ou surmoi » (Freud, 1930, 80-81).

21 Une telle imago paternelle peut s’assimiler à un objet interne omnipotent tel que le décrit Klein dans sa conception de la position schizoparanoïde et doit être différenciée, me semble-t-il, du surmoi héritier de l’Œdipe tel que Freud en parle en 1923 (240-252). Je me suis expliquée à ce propos dans mon travail sur le surmoi en 1995. Le travail de la position dépressive en transformant l’objet paternel tout puissant en objet régulant les rapports du moi et de l’objet maternel, impose au moi un travail de deuil assimilable à ce que Freud entend par l’élaboration du complexe d’Œdipe chez le garçon : ce dernier doit renoncer à l’objet maternel en intériorisant l’interdit paternel. Il doit « faire comme son père » et prendre en lui la loi de l’interdit de l’inceste que son père avait lui-même intériorisé (Freud, 1933, 93).

22 Une précision peut donc être apportée sur les rapports existant entre le développement de la capacité de renoncer à la toute puissance primitive, et l’intériorisation d’une fonction paternelle telle que Freud l’a conçue en 1923 comme résolution œdipienne. Melanie Klein a essentiellement attribué le travail de renoncement à la toute-puissance au développement d’une capacité d’intégration, ou de liaison, telle que – ainsi que nous l’avons vu – la qualité des objets se transforme dans le moi. Dans sa conception de l’Œdipe précoce elle présente bien ce qui fait barrage à la satisfaction depuis le niveau oral jusqu’au niveau génital comme issu d’un objet phallique, puis paternel. Mais rien ne transforme plus la toute-puissance associée à cet objet que ce mouvement intégratif dont nous venons de parler. Autrement dit, la fonction paternelle n’est pas associée au mouvement intégratif lui-même. L’identification introjective, qui permet de renoncer à la possession toute puissante de l’objet dont on fait le deuil en l’installant dans le moi, est commune au renoncement à l’objet maternel aussi bien que paternel. Et c’est de cette identification introjective dont parle Freud lorsqu’il aborde le problème du renoncement à l’être (Freud, 1921, 168), qui devient ensuite un renoncement à l’avoir au profit de l’intériorisation d’une loi.

23 Comment comprendre que l’intériorisation d’une loi soit celle d’un objet paternel qui la porte lorsque cet objet lui-même est doté de toute la concrétude associée aux aspects primitifs des objets parentaux ? Nous pouvons à ce point nous poser la question du rapport entre l’émergence des capacités symboliques – c’est-à-dire des capacités de quitter les aspects concrets des objets internes pour les remplacer par des représentations – et l’intériorisation d’une figure paternelle porteuse de la loi des différences : différence entre le dedans et le dehors, entre le moi et l’objet, entre les identités sexuées, entre l’objet et sa représentation. L’installation de ces différenciations dans le moi est bien le résultat du travail de la position dépressive associée à l’élaboration œdipienne.

24 La question du père interne dans la spécificité de sa fonction de maintien des différences est assimilée en ce sens à la question de la limite.

La limite

25 Nous quittons avec ce concept la concrétude associée à l’objet paternel intériorisé pour aborder ce qui est l’attribut plus abstrait d’une de ses fonctions : celui d’imposer des limites. Mais ce faisant nous nous approchons d’une fonction au service du principe de réalité : le vécu infantile qui n’a pas fait l’épreuve de la limite entre le moi et l’objet maternel est celui d’une continuité absolue avec ce dernier. Frances Tustin a associé ce vécu de continuité absolue à une sensation, celle du « doux » (1981, 74). Tout ce qui se confronte de l’extérieur à ce vécu de douceur est perçu comme dur. L’externe est le dur qui fait intrusion dans le doux. Il est possible de comparer le travail de l’enfant qui commence de comprendre que le « doux » et le « dur » appartiennent à un même objet ou qu’ils sont les deux aspects d’un même objet selon que ce dernier heurte ou ne heurte pas l’omnipotence primaire absolue de l’enfant, au travail que Klein décrit comme étant celui de la position dépressive. Avec Tustin ce travail de rassemblement ou de liaison qui est le cœur de toute position dépressive, touche des niveaux beaucoup précoces que ceux qui ont été abordés par Klein. Alors que chez cette dernière la position dépressive travaille sur le rassemblement des qualités de l’objet et du moi, ou sur la perte des défenses narcissiques permettant d’annuler la séparation entre l’objet et le moi, chez Tustin, ce que nous assimilons au travail d’une position dépressive précoce touche au rassemblement des vécus de continuité ou de discontinuité du moi avec pour conséquence l’émergence de la perception d’un objet extérieur au moi. Un objet qui, de par sa qualité objectale, impose une limite au moi.

26 La qualité « dure » associée à la réalité de cet objet, et donc de la limite qu’il introduit dans la continuité du moi, est peu à peu liée à l’existence paternelle et, au fur et à mesure que l’enfant développe en lui-même l’existence d’un espace interne, cette fonction paternelle issue du dehors et porteuse du caractère externe de la réalité, est intériorisée. Le père interne assure de la sorte l’autorité d’une limite au-dedans même du moi entre le moi et tout objet interne, et particulièrement entre le moi et l’objet maternel.

27 Tustin (1981, 106) le rappelle : dans une famille le père joue un rôle important dans le maintien des liens existant entre l’enfant et sa mère, surtout dans les épreuves que l’enfant traverse lorsqu’il s’aperçoit qu’il ne fait pas qu’un avec elle et qu’il s’aperçoit qu’il n’adhère pas parfaitement à elle. La fonction paternelle est donc ici à la fois d’introduire une limite dans l’omnipotence infantile et d’aider l’enfant à supporter l’existence de cette limite.

28 Nous pouvons comparer cette fonction à celle d’une barrière qui à la fois coupe le vécu de continuité absolue de l’enfant avec le monde – l’enfant ne peut pas aller au-delà de cette barrière sous peine de tomber dans le vide – et en même temps protège ce même enfant de la chute. La fonction paternelle est donc assimilée à un tiers qui s’introduit dans un monde qui ne le connaîtrait pas, et ce tiers crée la possibilité d’existence dans un monde où le moi et l’objet vivent séparés l’un de l’autre. En effet, le tiers offre la possibilité de supporter la séparation qu’il introduit. Il est à la fois principe de réalité, puisque la réalité externe est faite de différences et de séparations, et principe de liaison : toute séparation n’est supportable que par le lien qui relie le moi à l’objet. Ainsi le lien dont l’existence est assimilée à la formation d’un couple entretient un rapport particulier avec le tiers dont on vient de définir la nature : il est celui qui introduit la discontinuité dans le monde de la continuité.

29 C’est à ce point que s’impose une réflexion sur les rapports existant entre l’émergence du tiers et celle du couple : on voit que le tiers est par définition ce qui crée la possibilité de l’existence d’un lien de couple. L’étude de la construction de l’espace psychique précise le sens de ce que l’on entend par tiers. Bick (1968, 73-76) a découvert chez le bébé l’existence d’un monde où l’espace en trois dimensions n’existe pas. Il s’agit d’un monde possédant une, puis deux dimensions. Lorsque le bébé s’agrippe à ses sensations ou aux perceptions ayant leur source dans le monde extérieur, il est dans un monde où l’espace se réduit au point. Lorsqu’il assure la continuité de son identité en se collant aux surfaces – la peau de sa mère étant la première surface qui s’offre à lui – il vit dans un monde à deux dimensions dans lequel le moi et l’objet sont en continuité adhésive, où l’identité est assimilée à la limite : celle de la continuité de la peau. Lorsque cette continuité est interrompue, ce « moi de surface » est plongé dans le néant, car il ne connaît aucune autre sécurité que celle du collage sur une surface. Ce monde bidimensionnel est donc un monde plat. Lorsque l’espace s’organise en trois dimensions, le tiers est là qui s’introduit entre les éléments adhésifs : il est possible pour le moi de se sentir en rapport avec son objet sans pour autant être collé à lui. Il peut donc continuer d’avoir un sentiment d’identité en étayage sur l’objet mais à distance de ce dernier. Le moi est prêt, à partir de l’organisation d’un monde en trois dimensions, à être en contact aussi bien avec un espace externe qu’interne. La surface de la peau n’a plus pour unique fonction d’être le garant d’une continuité identitaire, elle peut se constituer en enveloppe délimitant un dehors et un dedans. Elle passe d’un rôle de garant identitaire de surface à un rôle de tiers.

30 La complexité des mouvements psychiques qui se mettent en place alors nous permet de considérer après-coup que le même agent, ce tiers originaire dont Freud nous aura peut-être parlé de manière indirecte à propos du « père de la préhistoire personnelle », est à la fois celui qui a instauré un monde en trois dimensions et celui qui se tient au centre du contenant qu’il a contribué de la sorte à constituer.

31 Le père interne tire son origine de ce tiers en lutte contre un monde qui ne connaît pas l’espace non plus que l’ensemble des objets et des liens qui l’habitent.

L’identification narcissique et attaque contre le tiers

32 L’identification narcissique est celle qui permet par excellence de parasiter le travail de l’introjection du lien à l’objet en œuvre dans la position dépressive. Nous avons vu plus haut comment le tiers paternel impose une limite à la mise en place des identifications narcissiques. Celles-ci se situent à chaque niveau du développement de l’espace interne. Ainsi le repli sur un contact uni ou bidimensionnel à l’objet recrée un sentiment d’identité lorsque ce dernier a été menacé, au prix de la perte de l’espace psychique. C’est en ce sens que l’identification est dite « narcissique » : elle assure un vécu identitaire par la suppression de l’espace qui sépare le moi et l’objet, servant l’illusion que ceux-ci sont toujours en continuité « narcissique » d’un avec l’autre. Dans un monde en trois dimensions, Klein a découvert une identification narcissique qui à la fois maintient et annule cette troisième dimension. Il s’agit de l’identification projective où le moi lance des parties de lui-même dans l’objet afin d’annuler la perception de la séparation et de la différence existant entre eux. Le moi contrôle ainsi magiquement sa dépendance à l’objet et sa fragilité par rapport à lui. Les rôles s’inversent et la faiblesse du moi, déportée sur l’objet, permet au moi de se croire lui-même dans la position de l’objet tandis que l’état de dépendance et de fragilité est défléchi sur l’objet. Nous voyons bien comment une telle identification qui utilise l’espace pour inverser les positions, est mise au service du narcissisme du moi. Mais ce faisant, nous pouvons dire que le narcissisme est une puissance qui va à l’encontre de la mise en place du tiers ou de cette tiercéité dont parle Green (1989). Il est important de remarquer ici qu’elle est à l’origine non seulement du concept de père interne mais aussi de tous les processus introjectifs qu’il sous-tend. En effet, ce n’est que parce qu’il verrouille la séparation entre le moi et l’objet au-dedans de soi qu’il sert en même temps tous les processus introjectifs permettant de supporter cette séparation, sans que toutefois ils n’autorisent la régression dans l’illusion narcissique selon laquelle le monde interne permet de se passer de la réalité externe. Une fois mis en place, le père interne est au centre d’un monde aux exigences symboliques. Il est le grand maître des deuils qui s’imposent. Il leur donne un sens et les met au service de la vie. C’est pourquoi il exige en tant que surmoi, que l’identification soit introjective et non narcissique : qu’elle installe dans le moi les objets qui se perdent au dehors du moi, et non pas que le moi comble sa béance en s’installant au-dedans de ses objets.

33 L’identification narcissique parasite ou freine cette fonction tierce paternelle au-dedans de soi. Une telle paralysie pourrait être conçue comme une véritable attaque contre cette fonction. L’étude de la construction de la dimensionalité de l’espace interne nous permet de mieux appréhender le problème de cette attaque. Nous avons appris à connaître différents types de défenses contre la persécution associée à la frustration. Freud nous a parlé de la projection comme moyen primitif de protection contre l’émergence de la persécution au-dedans de soi. Un monde externe habité d’éléments persécuteurs nourrissant une paranoïa, en découle. Le clivage des qualités de l’objet et du moi coupant le monde en deux a permis à Klein de concevoir l’évolution du monde psychique de la position schizoparanoïde à la position dépressive. Remarquons que dans tous les cas, nous assistons à une attaque contre l’objet qui cause la frustration, que cet objet soit directement le père ou la mère habitée par un père interne. Je précise que dans tous les cas également, il s’agit d’un objet attaqué pour ses qualités objectales, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un objet perçu comme séparé du moi et limitant donc le narcissisme de ce dernier.

34 L’étude de la construction de la dimensionalité de l’espace nous a permis d’appréhender l’existence d’un autre type d’attaque contre le père interne ou la dimension tierce de la vie psychique. Il s’agit non plus d’une attaque active au sein d’un monde de turbulence pulsionnelle. Il s’agit d’une attaque passive, dont le caractère silencieux qui la fait passer inaperçue, l’assimile en même temps à une force plus directement issue de la pulsion de mort (Freud, 1920, 43-115). Par cette attaque, le tiers qui fait que l’objet peut imposer son existence en tant qu’objet, est circonvenu de telle sorte que l’objet s’écroule sans que rien ne l’ait apparemment touché. Tout se passerait comme si un être humain tombait parce qu’il perdrait d’un coup sa colonne vertébrale. Nous n’aurions rien vu arriver du dehors. C’est du dedans que le processus négatif ou l’inversion d’un processus positif se serait mis en place. Telle est l’attaque la plus puissante que nous connaissions jusqu’à présent, selon moi, contre le père interne et ce que sa fonction véhicule. Nous ne voyons pas ici un père devenu persécuteur parce que violemment attaqué de diverses manières. Nous ne voyons tout simplement plus rien. Je voudrais, par un exemple clinique, préciser tous ces points, mais j’ajoute ici que ce que Meltzer (1975, 19-21) a décrit comme constituant le démantèlement de l’objet est un aspect du type d’attaque passive. La dimension tierce de l’objet de l’espace interne est supprimée de telle sorte que tout ce qui permet au monde de se tenir debout, d’avoir un sens, ou de se structurer en différenciations diverses, est aboli. Les liens se dénouent sans qu’il ait été besoin de les couper. Les données mêmes de la castration sont supprimées. L’immense puissance du narcissisme primaire ne trouve plus devant elle un barrage suffisamment puissant que seule une fonction paternelle solidement intériorisée pourrait lui opposer. L’exemple clinique que je donne à présent va nous permettre d’entrer dans la complexité de cette problématique.

Une vignette clinique

35 Il est toujours intéressant de mettre au jour chez les patients dits « névrosés » des mécanismes de défense qui accompagnent en général les structures les plus atteintes de la personnalité. Cela permet de mieux comprendre les liens qui existent entre ces mécanismes et la fonction du père interne dont j’ai parlé jusqu’à présent.

36 La brève vignette clinique qui suit va nous donner l’occasion d’étudier les séances qui entourent la coupure constituée par de courtes vacances. Il s’agit d’un adolescent névrosé mais qui néanmoins utilise certains mécanismes d’attaque contre la pensée qui évoque la destruction systématique effectuée par certains psychotiques de la figure paternelle interne, cette colonne vertébrale psychique. Le jeune homme a un aspect très doux et filiforme qui masque une incapacité de traiter la violence en lui et de se confronter à elle.

37 Je donnerai d’abord brièvement le contenu de deux séances qui précèdent les vacances et, après quelques commentaires, le contenu des deux séances qui les suivent.

38 Le patient est ému en pensant à l’explosion qui a eu lieu non loin de chez lui durant son absence. Heureusement que ses parents avaient fait garder ses plus jeunes frères ailleurs. Il rapporte qu’il s’est trouvé dans une position étrange qui le fait pleurer : les pompiers ont perdu un des leurs dans l’explosion et il les a rassurés ou consolés alors qu’il aurait eu besoin d’être lui-même rassuré. Quant à son père, il n’était pas là.

39 Il se souvient avoir rêvé d’une explosion au cours des dernières grandes vacances et nous pourrons rattacher ce phénomène en lui à la séparation qui prend place entre nous. Il considère que la violence déclenchée en lui se trouve dans l’autre et non pas en lui-même, et qu’il ne lui est pas possible de se confronter à elle. Il la fuit comme petit, il la fuyait aussi.

40 Ce patient provoque en même temps en moi un contre-transfert fluctuant dont les variations sont significatives dans sa manière de traiter ses objets internes : il m’endort parfois de manière brutale. Sans lui traduire évidemment ce que j’éprouve, je lui fais remarquer l’opposition entre la douceur du ton qu’il adopte toujours et la violence du contenu de ses propos. Il parle d’ailleurs dans ces cas-là de manière très détachée comme s’il rapportait des faits qui ne le concernaient pas. Tout se passerait comme si ce détachement devait gagner mon attention elle-même.

41 Ce style se poursuit au cours de la séance suivante et va même chez lui jusqu’à une impression d’ennui. Pourquoi parler de tout cela, de ses études et du reste ? Il a le sentiment que c’est sans intérêt. Or je remarque en moi-même qu’à chaque fois que mon attention peut se brancher sur un lien qu’il serait possible d’effectuer entre son discours et le sens que je puis lui attribuer, cet adolescent fort intelligent abonde en associations qui visent à drainer mon attention loin du premier lien que j’étais en train d’effectuer. Il m’emmène à la dérive et provoque ainsi en moi cette somnolence dont il est difficile de me dégager. Il faudrait pour que je continue de penser que j’arrête de l’écouter et que j’arrête ainsi d’être attirée par le halo de ses propres associations. Il faudrait que je demeure capable d’entrer en contact avec ce qui, en moi, est susceptible de barrer la route à la séduction de ses associations : c’est-à-dire avec ma pensée qui a parti lié avec le maintien de la solidité de la figure paternelle au-dedans de moi. Mais c’est ce lien là qui est précisément attaqué au-dedans de lui tandis que, parallèlement, j’en ressens les effets dans mon contre-transfert.

42 Nous sommes avant les vacances et il a failli partir sans me payer. Il a évoqué certains enseignants qui ont un discours indirect, parlant de ce qu’ils ne voient pas et qu’ils n’ont appris que dans les livres par opposition à ceux qui parlent, eux, de ce avec quoi ils ont un contact direct à travers leur expérience de la vie. Nous comprendrons que c’est le cas du patient lorsqu’il aborde les sujets qui, en lui, pourraient provoquer des réactions « explosives » : une manière de les évoquer sans se sentir exploser lui-même est de les mettre à distance au point que, vidés de tout vécu émotionnel, ils finissent par paraître ennuyeux et sans intérêt. Mais comment cette mise à distance est-elle obtenue ? Nous pouvons aisément faire ici l’hypothèse que le même mouvement défensif qui met le patient à l’abri de ses émotions, coupe également le contact entre son moi et l’image paternelle intériorisée. Mon « vécu » contre-transférentiel est le témoin de cette mise en veilleuse de l’activité paternelle. Au lieu de se sentir exploser lorsqu’il perçoit que j’ai en moi une réalité paternelle qui met son moi infantile à distance de l’objet maternel que je représente pour lui, il tente d’endormir ou de ramollir cet élément dur afin de rétablir entre nous un contact doux et sans résistance où la réalité n’aurait pas sa place. Autrement dit, au lieu de se confronter à la persécution « explosive » associée à sa propre colère et donc à son vécu pulsionnel, en respectant malgré tout l’imago paternelle porteuse de toute limite associée à la réalité objectale, le patient tente de transformer cette même réalité et d’éviter ainsi sa reconnaissance. Je pense qu’il met en balance le soulagement que pourrait lui apporter l’utilisation d’un objet contenant, c’est-à-dire d’un objet capable de recevoir sa rage grâce à la solidité de l’objet paternel qui en constitue la colonne vertébrale – tels les pompiers, ou son père au cours de la première séance – et le soulagement que peut lui apporter la solution rapide et efficace de sa défense narcissique : la suppression de la cause de sa rage dans l’anéantissement de la fonction paternelle elle-même. Le contenant s’en trouve également anéanti et il ne reste au patient que d’avoir recours à ses propres défenses en lieu et place de ce que pourrait lui apporter l’objet. Il s’en plaint d’ailleurs douloureusement en considérant qu’il doit consoler au lieu d’être consolé. L’objet paternel absent ou faible le conduirait à ces moyens « indirects » de traiter ses émotions ? Ou bien est-ce l’attaque passive – à travers le tiers interne – contre l’objet capable de contenir ses émotions, qui maintient l’utilisation de solutions rapides entretenant le recours aux défenses narcissiques primaires ? Au lieu de s’appuyer sur le lien à l’objet afin de supporter la souffrance imposée par la réalité de ce même objet, la défense narcissique primaire vise de façon illusoire à transformer la réalité de cet objet. Le vécu contre-transférentiel porte témoignage de ces fluctuations et je dois lutter en moi-même contre les tentations narcissiques pour maintenir la vie de mes liens internes et de ce qui protège leur réalité : la fonction d’un père interne en tant que tiers entre fantasme et réalité.

43 Il reste cependant dans l’organisation psychique du patient une partie de lui capable de pleurer et de supporter la perception de l’absence de l’objet. Mais ces pleurs ont une triple origine : d’abord il s’agit de la tristesse associée à la perte qu’il subit, et donc de ses propres capacités de deuil d’un objet – l’analyse et l’analyste – qui bientôt lui fera défaut. Dans cette mesure l’objet et le moi ont conservé une valeur associée au maintien du lien entre un contenant et un contenu, un tiers paternel interne et l’ensemble des éléments formant enveloppe et se rattachant à lui. Ces pleurs sont aussi causés par la souffrance du moi qui prend conscience de l’attaque à laquelle il est soumis lorsque le lien à l’objet est remplacé par la défense narcissique primaire que nous avons évoquée. Au lieu de pouvoir être consolé par l’objet, le moi fait semblant d’être fort et d’occuper lui-même une position de consolateur. Enfin, le moi pleure le père aimé, celui qui aurait précisément permis que l’objet conserve sa puissance malgré les attaques narcissiques auxquelles il a été soumis (un des pompiers est mort et le père est absent). Il s’agit donc à la fois d’une tristesse associée à la perte de l’objet qui a conservé sa position d’objet et d’une tristesse associée à la perte de l’objet parce que les attaques contre l’élément tiers en lui, lui ont fait perdre sa valeur objectale. Dans tous les cas c’est le moi-réalité, celui qui reste capable d’aimer l’objet, qui pleure. Le père interne a parti lié au moi-réalité.

44 Considérons à présent deux séances qui prennent place au retour des vacances.

45 Le patient apporte d’emblée un rêve où il se retrouve dans la position de son petit frère en classe, à l’école primaire alors que lui est, dans la réalité, en fin du cycle secondaire. La maîtresse le punit parce qu’il ne cesse d’entrer et de sortir de la classe. Il pense qu’autrefois il a eu une maîtresse qui s’appelait Alexandra. Cela le mène d’abord à Alexandre, un ami de son père, et aussi à Alexandrie et donc à mon prénom qui évoque l’Égypte, la royauté, mais également la psychanalyse. Il pense aussi qu’il a découvert l’autre jour dans sa bibliothèque un livre assez abîmé, comme s’il avait été détrempé par la pluie. Ce livre était caché derrière un beau livre d’art pour enfants dont la couverture faisait penser à un puzzle ou une énigme à déchiffrer. Je verrai à ce propos qu’on peut appeler un tel livre un cache-misère. J’interprète d’abord son rêve en fonction des vacances : il a le sentiment que la classe représente l’analyse et que quelqu’un entre et sort sans cesse. Pour cette raison ce quelqu’un mérite d’être puni.

46 J’interprète d’abord le rêve dans le sens où celui qui entre et sort est moi-même, l’analyste à qui il s’identifie, comme si j’étais un petit enfant et que lui-même, par identification projective, était la maîtresse qui punirait un tel enfant. Le puzzle à déchiffrer, le rêve, présente un tableau susceptible de cacher la « misère » de sa position de détresse et de dépression infantile (le vieux livre détrempé). Cette position est précisément opposée à celle qu’il prétend occuper par identification projective avec un objet qui contrôlerait la situation : il est le petit enfant et c’est la maîtresse qui sort de la classe et qui le laisse seul ; c’est aussi la maîtresse qui l’oblige à sortir de la classe. Telle est la réalité. L’objet puissant, celui qui est habité par un père interne, est celui qui a le pouvoir de mettre l’enfant à la porte et qui lui impose des limites. Cette réalité lui a été rappelée par l’existence de mes petites vacances. L’identification projective inverse les rôles et les fonctions, mais la réalité de la situation apparaît malgré tout : il y a un dedans et un dehors, une limite. Le père interne est en ce sens présent lorsqu’il maintient l’existence d’un objet en tant que tel, même si l’identification narcissique vise à renverser les positions du moi et de l’objet. Quelqu’un doit sortir et faire le deuil de son objet. C’est alors que selon le premier volet de mon interprétation, il devient la maîtresse qui me punit parce que je ne cesse de sortir de la classe et de prendre des vacances. La réalité est pourtant rappelée avec la représentation du patient en tant que petit enfant. Mais cette réalité est tordue dans la mesure où c’est la maîtresse qui met l’enfant à la porte et non pas lui qui sort selon sa fantaisie. Alexandra ou la reine des lieux, est bien l’objet et, par identification projective, le moi qui vise à occuper une position de commande des liens entre le moi et l’objet.

47 Je veux souligner ici une autre perspective en jeu dans la défense narcissique utilisée par le patient, perspective qui ne respecte plus l’existence du tiers fondateur du caractère objectal de l’objet.

48 J’ai déjà fait remarquer plus haut comment dans un monde tridimensionnel ce tiers continue d’exister, même si l’identification narcissique de type projectif, établit une bascule des identités autour de ce point central : le patient, on vient de le voir, s’identifie à la maîtresse et c’est moi, l’analyste, qui suis l’enfant punie pour ma mauvaise conduite. La réalité, comme ce tiers paternel, demeure en place malgré tout et le patient se représente comme l’enfant qui sort.

49 Dans une autre interprétation de ce rêve dictée par mon contre-transfert, la réalité du père interne est fondamentalement attaquée, comme avant les vacances, à travers le matériel de l’explosion et de la mort du pompier. Ce qui manque à ma compréhension du rêve dans la perspective exposée plus haut, concerne précisément cette attaque de l’élément paternel dans l’objet – et donc dans le moi. La première interprétation n’est pas fausse mais elle n’est que partielle. Le fonctionnement de ma psyché en porte témoignage. En effet, alors que durant la première partie de la séance, je me sens éveillée et fonctionnant « normalement », c’est-à-dire avec un halo d’associations à ma disposition pour comprendre le matériel du patient, je commence à me sentir psychiquement paralysée vers le dernier tiers de la séance. Je puis faire l’hypothèse ici encore d’une attaque directe par le patient du fonctionnement de l’objet à travers l’attaque du tiers paternel qui se tient au-dedans de lui. Ce dernier point correspond à un propos du patient que j’ai négligé de prendre en compte au moment où il l’a mentionné : il a pensé – ou imaginé, car il reconnaissait qu’il ne s’agissait que d’un fantasme – que s’il me confiait des choses je pourrais faire du mal à Alexandre, l’ami de son père. Le désir d’attaquer le père interne est défléchi sur moi, mais le message est là : l’objet maternel qui ouvre ses bras à l’enfant se met, par-là même, en position de faiblesse et lui « confie » ce qui fait sa force – l’élément paternel sur lequel l’enfant peut s’étayer comme sur l’objet lui-même. De la même façon, en faisant confiance au patient, je lui « confie » ma tête et son fonctionnement, habité par ma pensée, ce tiers interne, et il en profite pour lui « faire du mal ». C’est-à-dire qu’il s’empare de cette pensée, non pas pour l’introjecter, mais pour la neutraliser. Telle est la neutralisation du tiers qui disqualifie l’objet en tant que tel. Comme nous l’avons vu plus haut dans la partie théorique avec Tustin, l’objet, de ferme devient mou ; il a perdu sa colonne vertébrale et n’oppose plus de résistance à la pénétration de la toute-puissance infantile. Ainsi, faute d’avoir pris conscience de cet enjeu dans le rêve lui-même et dans une partie des associations du patient, je commence à me sentir impuissante et paralysée vers la fin de la séance.

50 Dans cette perspective nous pouvons comprendre que l’enfant qui sort sans cesse de la classe, c’est bien lui qui ne cesse de sortir du lien qu’il peut nouer avec moi, la maîtresse. La « punition » que j’impose au patient a bien trait aux vacances : je lui impose une épreuve dans la réalité pour qu’il comprenne enfin que je ne suis pas un prolongement de lui-même, car ses « sorties » incessantes de ma classe sont toujours des échappées vers des défenses narcissiques au moment même où, en séance, il pourrait prendre conscience qu’en ma présence même je ne suis pas lui : je suis un objet habité par un tiers.

51 Nous voyons que cette perspective permet de comprendre l’attaque profonde à laquelle ce patient soumet le tiers paternel qui se situe dans l’objet et, parallèlement, dans le moi. Les deux modes d’appréhension du rêve sont liés : le lien que j’entretiens en moi-même avec ma pensée, comme avec un tiers interne, est ce qui heurte constamment le patient et ce qu’il ne cesse d’éviter. Lorsque je le mets enfin à l’épreuve en le confrontant avec cette réalité, il m’attaque plus directement et me disqualifie en tant qu’objet en supprimant ma capacité de lui imposer une limite de par mon fonctionnement interne même, celui qui prend place entre mon moi et mon objet interne, comme entre un couple parental fertile.

52 En écho à ce que le patient me disait avant les vacances à propos du contact direct ou indirect que les enseignants ont avec ce qu’ils enseignent et avec leurs élèves – c’est-à-dire avec les parties de lui capables d’éprouver des émotions – le patient me parle à présent des personnes qui, au lieu de faire des enfants, font des livres. Et de considérer que ces personnes doivent être bien malades.

53 Nous retrouvons ici la capacité de prendre conscience de la différence entre un véritable lien moi-objet – analogue au lien authentique entre deux parents créateurs – et un lien vécu comme artificiellement construit à la manière d’un faux-self où le moi n’est pas concerné par l’objet et par l’impact que l’objet a sur lui. Il est un fonctionnement psychique fertile où le père interne engendre des enfants, comme le fonctionnement de la pensée engendre des pensées – ces êtres totalement nouveaux et porteurs de pensées à venir – et il est un fonctionnement psychique stérile où la pseudo pensée n’est qu’une reduplication mimétique à l’infini de ce qui a déjà été pensé. Ce fonctionnement qui n’engendre rien de nouveau tient l’être à l’abri de tout contact émotionnel. Le patient sait à présent qu’il ne s’agit que d’un « cache misère » susceptible de masquer le « vieux livre détrempé ».

54 La seconde séance ramène avec elle un fonctionnement authentique où le patient peut me « confier » ses émotions. Il a confiance dans ma capacité de supporter ces dernières sans être détruite par elles. Le « pompier » au fond de moi tient le choc et supporte ses pleurs. Car cet adolescent schizoïde commence d’être gagné par une vague émotionnelle importante. Les « eaux » n’abîment pas l’objet qui les reçoit : le père interne – ou ma propre pensée – assure la solidité de l’objet qui a imposé une limite mais qui demeure capable de recevoir les effets qu’elle a engendrés.

55 Il apporte une association sur le temps, les liens, la mort : un copain a voulu rassembler les amis qu’ils se sont faits au cours de leurs études secondaires avant la terminaison de ces dernières. Il y manque la petite sœur de l’un d’eux, morte dans un accident il y a quelques mois.

56 Par cette association, il me semble que le patient prend en considération les liens dépressifs qui se construisent en lui à travers le temps. Il ne s’agit pas seulement des diverses époques de sa vie, de sa petite enfance à la fin de son adolescence, ou des diverses couches psychiques associées à ces époques, il s’agit aussi de l’intégration du temps à travers l’épreuve de la séparation. On se souvient comment il a réagi à la perception de la séparation en raison des récentes vacances en évoquant d’abord l’explosion que cela suscite en lui, puis le rêve de la fuite hors de la classe ou de la pensée. Le travail de résistance de mon objet paternel interne ou de ma pensée aux attaques auxquelles il a été soumis a permis au patient de terminer ses séances de retour par un travail de liaison interne dont le premier effet a été une prise de contact avec des émotions dépressives c’est-à-dire des émotions mêlées à des liens d’amour : c’est parce qu’il aime son objet qu’il le pleure et la mort encore évoquée dans sa dernière association est une absence qui provoque des pleurs d’amour. Il dira qu’il s’agissait d’une « jeune fille adorable », en parlant de la sœur de son copain. Il l’aimait mais elle est devenue inaccessible. On ne remplace donc pas aisément un objet par un autre et chaque objet conserve le poids de sa valeur, surtout lorsqu’on en est à la fin du lien qu’on a avec lui, à la fin des « études secondaires ». Le patient perçoit bien que tout progrès le mène vers une capacité de se séparer de moi et de partir vivre sa vie dans la réalité.

57 Nous pouvons observer encore comment le patient tente d’attaquer ce qui fait cette valeur : il dit ne pas « croire beaucoup à ces choses-là » ; il veut dire qu’il ne croit pas beaucoup à la valeur des liens effectués par la réunion de ce copain. Mais nous comprenons bien qu’il signifie qu’il ne croit pas qu’un monde dans lequel des liens à travers le temps se constituent, puisse exister. À peine s’engage-t-il dans une liaison émotionnelle spontanée que sa défense narcissique fait entendre sa voix, tant le patient se méfie de la capacité de l’objet de contenir sa propre souffrance psychique.

58 L’épreuve contre-transférentielle est donc difficile à supporter avec un tel patient, en même temps qu’elle est capitale pour l’avenir de ses introjections. En effet, l’essentiel du travail de l’analyste consiste à comprendre à quel genre d’attaque il est soumis de manière à y parer le mieux possible. C’est le père à l’intérieur de l’objet, la capacité de demeurer vigilant, de penser en maintenant l’existence de ce père interne en place, qui est subtilement attaqué par le patient : il séduit l’attention, il fait dériver notre capacité d’effectuer des liens en présentant à notre esprit de multiples pistes de telle sorte que nous nous jetons partout où il nous mène sans maintenir la fermeté de nos premières hypothèses. Il s’agit donc bien de notre capacité de rester ferme ou de s’appuyer sur une colonne vertébrale représentée par ce père ou ce tiers interne garant de la capacité du contenant d’être un contenant psychique. Faute de quoi nous nous ramollissons, nous perdons sans le savoir notre valeur d’objet et ce faisant, nous perdons également notre direction intérieure, notre père interne. Ce type d’attaque passive est la plus difficile à détecter, mais il est important déjà de savoir qu’elle existe pour commencer d’étudier la technique ou les techniques utilisées par les patients afin de la mettre en œuvre. Nous avons pu observer comment, au cours des séances, j’ai pu en être victime parce que je ne me suis tenue qu’à une seule version de l’interprétation en moi-même des identifications narcissiques. Un analyste peut concevoir d’être attaqué, ou bien que son identité soit échangée contre celle de son patient. Il se fie pour cela à ce qui dans son moi demeure capable d’analyser son contre-transfert. Mais il a plus de mal à concevoir que ce soit son moi lui-même, ce tiers interne qui a parti lié avec le principe de réalité et avec la mise en place d’une figure paternelle interne, qui soit attaqué. Que lui resterait-il alors pour analyser son patient et pour demeurer lui-même ? Un analyste a du mal à concevoir qu’il puisse être à ce point invalidé par son patient. Mais que ne ferait pas ce dernier pour éviter de laisser émerger en lui la douleur du temps, celui qu’on a toujours représenté dans la mythologie sous un aspect masculin et dont nous ne pouvons également qu’assimiler la réalité à celle de la figure paternelle intériorisée ? C’est cette prise de conscience de l’existence d’un tiers interne qui nous éloigne du monde magique de nos fantasmes. Le père intérieur sert en cela la construction du moi-réalité dans le sens d’un développement des identifications introjectives aux dépens d’une perte de la puissance de conviction des identifications narcissiques. La force de ce mouvement qui intègre la perte est celle d’une figure paternelle intériorisée : elle apporte la douleur mais elle travaille en même temps dans le sens de sa consolation par l’amour.

Conclusion

59 Nous avons vu comment le concept de père interne se prête à une interprétation à double entrée. Il s’agit d’abord de celle donnée par Freud et que Klein retrouvera avec la concrétude du monde interne qu’elle a découvert grâce à l’analyse des petits enfants. Le père interne pour Klein a le même statut que celui des autres objets internes et, lié à l’objet maternel, il forme un couple qui dans une scène primitive, se calque sur la fertilité du couple parental. Le père interne est alors soumis à l’ensemble des projections fantasmatiques de l’enfant suivant le stade prégénital duquel elles émanent. Nous avons vu comment Klein a mis en place son important concept de position dépressive correspondant à un mouvement par lequel la psyché lâche son emprise omnipotente sur l’objet pour effectuer des liaisons à caractère douloureux puisque chaque lien s’accompagne d’une perte : perte de la fusion identitaire, perte de l’illusion de l’objet et du moi idéalisé. Ma thèse a associé à ce mouvement l’action d’une figure paternelle intériorisée que Klein n’a pas mis en évidence en tant que telle dans sa description de la position dépressive. Freud, par contre, en décrivant le mouvement introjectif du surmoi paternel dans la résolution du complexe d’Œdipe, avait déjà eu l’intuition de l’introjection de ce tiers fondamental qui œuvre à la perte de la réalisation immédiate du désir et à la toute-puissance du principe de plaisir. Avec les études sur l’autisme effectuées par Tustin et avec le développement de la compréhension de la construction du contenant psychique en trois dimensions, nous avons pu aussi mettre en évidence l’existence d’une dimension tierce dans la psyché : cette dimension est d’abord concrètement vécue – et elle est vécue comme un élément dur par les autistes ou par les couches primitives de la psyché – puis elle est vécue de manière plus abstraite en étant à l’origine de tout développement symbolique. On peut rattacher cette figure paternelle interne d’abord à ce que Freud a associé à la construction du surmoi en tant qu’héritier du complexe d’Œdipe, puis à ce que Klein a trouvé comme étant à l’œuvre dans le travail de perte et de liaison dans la position dépressive, et enfin à ce que j’ai souligné comme constituant le caractère objectal de l’objet ou au fondement de l’activité de la pensée dans le moi. L’exemple clinique que j’ai donné a visé à souligner, par défaut, comment l’attaque contre une telle figure paternelle intériorisée, entraîne la perte des capacités d’existence de l’objet lui-même.

Bibliographie

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