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3 Dans le traitement psychanalytique, il est très important de s’attendre à ce qu’un symptôme ait une signification bisexuelle (Freud, 1908, 155).
4 En deçà du registre névrotique, celui correspondant à l’enfouissement des traces mnésiques du désir inconscient sur lequel porte le refoulement, Freud (1937) a décrit le registre traumatique où peuvent exister des cicatrices sans contenus, sans représentations et sans mots, traces consécutives – c’est l’hypothèse que je propose – à l’échec du deuil du lien à l’objet primaire, le père mythique de la horde et ajouterai-je, la mère phallique, sa compagne, entravant les identifications secondaires masculine et féminine.
5 À la suite de Freud, de nombreux auteurs contemporains se sont intéressés à ce qu’il est convenu d’appeler le travail du négatif. Nathalie Zaltzman, dans une contribution originale et novatrice, a souligné, parmi les conséquences imputées à l’échec de ce deuil, un renforcement de l’identification narcissique où perdurent « l’acharnement à détruire l’emprise de l’ombre paternelle et l’acharnement, tout aussi grand, à préserver le lien d’amour primitivement réservé à l’objet » (1986, 113).
6 C’est la relation à cette image paternelle archaïque que je souhaite interroger, afin de tenter de repérer les mouvements par lesquels peut s’élaborer, dans la cure analytique, un travail de deuil vis-à-vis de ce père de la préhistoire personnelle dont la survivance, sous les traits du surmoi féroce, est attestée par un fort sentiment inconscient de culpabilité pouvant revêtir des formes multiples.
7 J’ai discerné cette problématique chez deux patients dont les histoires cliniques, les biographies manifestes, bien qu’empruntant des trajets fort différents, ont en commun de donner lieu à des issues extra-représentatives relevant d’une même identité interne. Ces analyses, engagées à quelques mois d’intervalle, m’ont conduit à envisager une ligne de défense : accès mélancolique – agir pervers transitoire, en relation avec une intense identification narcissique, au point qu’il me paraît justifié de parler de dépression et de perversion narcissiques.
8 Le développement de larges extraits de séances éclairera la mise en œuvre, via le transfert, d’un travail de deuil portant sur l’imago paternelle dont résultera un assouplissement notable de l’instance surmoïque. Cheminons à la rencontre de Philippe et Dominique.
9 Philippe, un chef d’entreprise âgé d’une cinquantaine d’années, aurait probablement continué à tout ignorer des méandres de la vie psychique s’il n’avait été visité par un état dépressif sévère. Voici quatre ans il reçoit un courrier des douanes l’informant que l’administration a eu connaissance d’un compte bancaire numéroté en Suisse, précisant le numéro du compte. Efficacement conseillé, Philippe se défend bec et ongles jusqu’au changement de majorité gouvernementale, laquelle, moyennant un prélèvement forfaitaire, légalise le rapatriement des capitaux. Loin de le tranquilliser, le retour dans la légalité eut pour effet de transformer ses inquiétudes en une angoisse de plus en plus térébrante : supposant qu’un châtiment apaiserait ses tourments, il avait songé à « se dénoncer ». C’est lorsque l’idée de suicide le traversa que Philippe décida de me rencontrer. Cette épreuve fut manifestement plus décisive que ne l’avaient été les recommandations de deux psychiatres consultés durant l’année écoulée et qui, l’un après l’autre, lui avaient indiqué mon nom après avoir épuisé, en vain, l’arsenal médicamenteux traditionnel.
10 Au cours des premiers entretiens cet homme me donne à voir un tableau quasi mélancolique dans lequel il est difficile de distinguer honte et culpabilité. En entérinant le succès de son activité transgressive, quelle faute inconsciente impardonnable, exigeant une action punitive, l’amnistie avait-elle ainsi réactivée ? Quel souvenir refoulé avait été transformé après-coup en traumatisme ou plus précisément en avait constitué le premier temps ?
11 Je me posais ces questions dans une atmosphère d’urgence qui nécessitait, à mes yeux, de commencer à chaud. Bien que ne disposant pas de place, j’acceptai de bousculer mon confort en lui proposant de le recevoir deux fois par semaine, dès la semaine suivante, à des plages horaires tardives. Il accepta sans hésitation alors qu’il demeurait dans une ville distante d’une centaine de kilomètres.
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Je considère habituellement que la psychanalyse n’est pas une thérapeutique d’urgence, et donc mon attitude mérite d’être interrogée à plusieurs niveaux :
- la promptitude de ma décision ;
- le projet psychothérapeutique présent dans ma démarche. Il ne fait aucun doute que j’avais été touché par la souffrance donnée à entendre par Philippe et je souhaitais l’aider à sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait fixé (ma formation médicale n’est probablement pas étrangère à ces deux premiers points) ;
- un intérêt pour la problématique que je discernais chez Philippe, nommément celle du deuil impossible, la dialectique de la dépendance et de l’abandon, et leurs rapports probables avec la paternité ;
- la place tenue dans ma décision par la satisfaction vaniteuse d’avoir été recommandé par deux psychiatres, ce qui me renvoyait une image flatteuse ;
- le sentiment de me sentir en mesure d’aider cet homme à mobiliser ses conflits, alors qu’il ne savait rien de la psychanalyse ; toutes manifestations contre-transférentielles battant en brèche le principe de la neutralité de l’analyste.
- s’ajoute à ces interrogations, un questionnement relatif au phénomène de cryptomnésie qui consiste à s’approprier tout ou partie d’une élaboration théorique proposée par un auteur – en l’occurrence Nathalie Zaltzman – lue autrefois et recouverte par l’oubli ;
- la mise en question, enfin, de l’articulation entre pratique analytique et théorisation, et leur influence réciproque. Lors de la réalisation de ce travail, je pensais théoriser à partir de l’expérience clinique avec Philippe. Après-coup, je me demande si, à certains moments et à mon insu, la théorisation n’était pas là, déjà présente.
13 J’appris qu’avant son effondrement – c’est le terme qu’il utilisa – Philippe dirigeait avec efficacité une entreprise prospère. Il menait tambour battant ses affaires et dirigeait d’une main de fer sa vie familiale. Particulièrement dynamique et clairvoyant, il avait phagocyté l’un après l’autre ses principaux concurrents. Il déplorait d’autant son incapacité actuelle qu’il tirait l’essentiel de ses satisfactions des âpres batailles du monde des affaires. Extrêmement sensible à l’image qu’il donnait aux autres, il se terrait chez lui, allant même jusqu’à déserter les courts de tennis (sport dans lequel il excellait) pour ne pas donner le spectacle d’un homme diminué. Il faisait fréquemment référence aux « grands hommes » du monde politique ou de l’industrie que rien n’abat alors que lui… « Les grands hommes sont en béton. Ils ne font pas de sentiment, n’ont pas d‘états d’âme et tout plie devant eux. Ils n’auraient pas fait la connerie que j’ai faite ; vraiment, je suis un pauvre type. »
14 Quelques mois après le début de la cure, Philippe apporte un rêve. « Moi qui ne rêve jamais, j’ai rêvé que je remportais une épreuve de 110 mètres haies. C’est idiot, je n’ai jamais pratiqué l’athlétisme et j’aurais été bien incapable de franchir une haie, même à 20 ans. » Je lui demande à quoi cette épreuve le fait penser : « À Guy Drut, champion olympique. Tiens, récemment j’ai vu une publicité à la télévision. Je ne me souviens pas pour quel produit mais il y avait un coureur de 110 mètres haies, et immédiatement après, j’ai eu les larmes aux yeux en voyant un père étreindre son fils le jour du mariage de ce dernier. »
15 Je lui fais alors remarquer qu’il ne m’avait jamais parlé de son père. « Oh, c’était un pauvre type ! » Moi : « C’est exactement la formule que vous aviez utilisée à propos de vous il y a quelque temps. »
16 Philippe demeure interloqué. Après plusieurs minutes d’un silence très lourd chargé d’émotion, il éclate en sanglots : « Mon père a raté toutes ses affaires, il rendait ma mère malheureuse, il ne pensait qu’à courir les femmes. Ce n’est pas comme mon oncle, le frère de ma mère, lui, il savait mener une entreprise. »
17 Ces quelques minutes d’analyse – il y en a très peu, à mon sens, tout au long d’une cure, si elles sont l’expression et la conséquence du travail souterrain accompli durant les longues phases antérieures – eurent un effet mutatif considérable. Elles donnent l’occasion d’interroger la question relative à la paternité, aux avatars du conflit ambivalentiel avec le père et à la nature du surmoi, témoin d’une identification problématique.
18 Revenons aux premiers entretiens. Tant que l’adversaire (douanes, fisc) lui fait face, Philippe soutient une multitude de combats singuliers dans lesquels haine et amour luttent l’une contre l’autre, la haine pour détacher la libido de l’objet, l’amour pour la maintenir. Il n’est pas inutile de rappeler que le corps du délit se trouve représenté par le coffre en Suisse dont nous savons – Freud (1913) nous l’a précisé dans le thème des trois coffrets – qu’il est le symbole de l’essentiel de la femme. En l’occurrence, le coffre témoigne du désir d’appropriation des organes génitaux de la mère soustraite au regard du père (l’anonymat signant l’effacement du nom du père, sa mise à l’écart) dans le double sens de l’appropriation, en être le bénéficiaire mais aussi le dépositaire, ce qui dévoile la composante féminine de Philippe.
19 L’amnistie dont il va bénéficier le place en situation d’avoir réalisé ses désirs. Cette position nouvelle illustre ce que nous dit Freud (1917, 132) : « La maladie est apparue dès que le désir s’est réalisé, en réduisant à néant la jouissance qui eut dû résulter de cette réalisation. » Il ajoute, en conclusion : « Les forces de la conscience morale qui font qu’on tombe malade devant le succès… sont intimement liées au complexe d’Œdipe, aux rapports au père et à la mère » (133).
20 L’expérience clinique confirme la fréquence des états anxio-dépressifs consécutifs à la concrétisation d’un projet (promotion d’ordre professionnel, par exemple) inassumable tout autant (parce) que désiré. Dans ce cas, la représentation est refoulée, l’affect réprimé donne naissance à l’angoisse tandis que le sentiment de culpabilité relève de l’agressivité.
21 En ce qui concerne Philippe, le schéma désir incestueux-peur de la rétorsion semble insuffisant pour éclairer la survenue d’un authentique état mélancolique. On peut avancer l’idée que, pour échapper au conflit ambivalentiel avec le père réel et parallèlement, conserver un lien avec l’objet primaire tel que ce dernier demeure en permanence accessible, il a maintenu une identification primordiale au père, père idéal, sans limites, qui lui assurait, croyait-il, à lui aussi la toute-puissance.
22 On sait la fragilité narcissique qu’une telle problématique entraîne. En témoigne, chez Philippe, une très forte intolérance aux frustrations, une organisation relationnelle sur le mode pseudo-addictif, une compulsion à être le meilleur en toutes circonstances. Cette extrême fragilité narcissique pouvait passer inaperçue tant elle se rencontre dans le milieu socioprofessionnel auquel il appartient. Ainsi, Philippe est resté à l’abri de la castration symbolique tout comme le sont demeurées ses images internes paternelle et maternelle.
23 L’amnistie réinstitue le père qui pardonne, celui avec qui un rapprochement affectif et sensuel est possible car il possède une stature humaine. C’est plus que Philippe n’est en mesure de supporter parce qu’il devrait alors affronter un danger interne beaucoup plus grand, l’attitude féminine vis-à-vis du père, laquelle est demeurée soigneusement refoulée. Philippe s’acharne à conserver un lien d’amour avec un père moins concret, celui des origines et ce, au moyen du seul recours possible, l’identification narcissique dont Freud nous dit qu’elle est une façon, malgré le conflit avec l’objet, de conserver la relation d’amour. La haine entre en action contre cet objet substitutif en prenant à la souffrance qu’il lui inflige une satisfaction sadique et se manifeste par le désir de suicide, résultante d’un retournement sur soi d’une impulsion meurtrière sur autrui. Les autoreproches sont des reproches contre un objet d’amour qui sont renversés par celui-ci dans le moi-propre.
24 Dans Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde dessine de façon magistrale les enjeux de la problématique mélancolique. En prenant sur soi le fardeau de ses passions et de ses péchés, le portrait se modifie, jour après jour, sous l’effet du monde du çà, et, par son dévoilement, devient accusateur (le surmoi s’origine dans le çà). Une partie du moi s’oppose à l’autre, la prend littéralement pour objet, porte sur elle une appréciation critique dans un chassé-croisé, une dialectique entre le moi et son objet, propre au génie littéraire d’Oscar Wilde. Le roman s’achève sur une saisissante métaphore du suicide mélancolique. Dorian Gray, en poignardant son image sur la toile se donne la mort. Comment ne pas reconnaître dans le portrait une identification narcissique au père de la horde primitive, celui qui avait tous les pouvoirs. Il va de soi que j’ai délibérément privilégié un éclairage du roman, lequel recèle d’autres sources d’intérêt, notamment l’analogie avec le Faust de Goethe pour ce qui concerne l’éternelle jeunesse et les rapports du Docteur Faust avec le diable, autre figure du père des origines.
25 Alors que pour Freud il y a analogie entre travail de deuil et travail de mélancolie, on peut, avec Nathalie Zaltzman, parler de travail de mélancolie traduisant l’échec du travail de deuil, car, écrit-elle : « Loin d’atténuer l’emprise de l’identification au père historique, l’identification narcissique redouble l’effet de capture amoureuse et attise l’impossible travail de mise à mort » puisque « Chacun des combats singuliers relâche la fixation de la libido à l’objet en le dévalorisant, en le rabaissant et même, pour ainsi dire, en le frappant à mort » (1986, 113).
26 Dans le travail de mélancolie, l’attachement à une figure paternelle écartelée entre deux vœux contradictoires, sa mise à l’écart et la nostalgie de son retour, pérennisent un état endeuillé.
27 C’est à ce moment-là que Philippe me rencontre. Le transfert intense qui s’instaure lui permet, en m’investissant en tant que référence masculine, d’expulser l’objet interne narcissique ; l’ombre de l’objet a quitté le moi pour recouvrir le personnage transférentiel. « Vous allez rire mais je n’ai plus envie de me suicider ; je ne sais pas pourquoi mais j’ai confiance en vous. »
28 La rapidité et l’intensité du transfert, sur le mode du coup de foudre, traduisaient la manière pseudo-addictive dont j’étais investi. Elle marquait aussi, me semble-t-il, l’ébauche d’une relation passive consciente à un homme, alors que jusqu’à cette rencontre, les plaisirs passifs qu’il retirait étaient les passagers clandestins véhiculés par son comportement familial et son attitude professionnelle, l’une et l’autre tyranniques. En effet l’exercice immodéré du pouvoir conduit le despote à dépendre étroitement de ceux qu’il soumet, situation dans laquelle toute-puissance et impuissance se rejoignent.
29 Durant les premiers mois d’analyse, Philippe va osciller entre le rapproché homosexuel et une défense contre cette inclination en m’assimilant aux grands hommes, c’est-à-dire en me tenant à distance tant vis-à-vis de ses désirs homosexuels (affectifs et sensuels) qu’agressifs. Il me perçoit comme étant d’une solidité à toute épreuve, persuadé que la spécificité de mon écoute est innée et que la souffrance m’est inconnue. Je rappelle qu’il ignore tout de notre discipline.
30 Vient alors la séance où il apporte le rêve. Je me suis volontairement abstenu d’interpréter ce qui, dans la littéralité de l’énoncé du rêve, 110 mètres haies, évoquait les signifiants maîtres et haïr, la référence à ces derniers m’apparaissant prématurée. Cette décision renvoie à la question du choix de l’interprétation lorsque plusieurs d’entre elles se présentent à l’analyste. Pour ma part, je privilégie celle qui me paraît en phase avec le contexte affectif du patient. La connotation transférentielle (le prénom Guy du champion olympique) s’exprime dans les associations. Philippe franchit les obstacles… soudain, l’émotion surgit lorsqu’un père étreint son fils. Mon intervention : « Vous ne m’avez jamais parlé de votre père », permet la connexion entre la représentation refoulée et les émois actuels. Jaillit alors le « c’était un pauvre type ! » Ma deuxième intervention : « C’est la formule que vous avez utilisée, à propos de vous, il y a quelques temps » organise et dévoile le surgissement in statu nascendi, d’une identification au père réel. Il s’agit de l’ébauche d’une identification secondaire sous forme d’appropriation par le moi d’une caractéristique de l’objet perdu.
31 Cette identification, fortement contre-investie jusque-là, donnait lieu à une formation réactionnelle permanente, les retentissants succès dans les affaires, en opposition aux échecs.
32 Désormais chacun a repris sa place. Lui, fils de pauvre type et pauvre type aussi, cependant que le coffre et son contenu, ayant cessé d’être anonymes, pourront devenir source de plaisirs pour lui et sa famille.
33 Philippe a rejoué pour de bon la partie en ré-instituant le père réel lequel, tolérant la castration – les faiblesses du fisc et des douanes –, se désolidarise du père tout-puissant des origines. Plus exactement, il a disputé la première manche, celle qui de n’être pas jouée l’épinglait dans une spirale de conquêtes répétitives (en l’occurrence de sociétés concurrentes) lesquelles, infirmant le fantasme, l’entraînaient dans une fuite en avant, reflet d’une soif de pouvoir inextinguible. « Nous savons que tout pouvoir est gagé sur l’irrépressive propension humaine à se donner en objet de jouissance pour recevoir l’amour de l’autre » (Granoff, 1975, 232-253).
34 L’effet mutatif obtenu – nous allons y venir – ne signifie pas que la partie soit gagnée. Il indique néanmoins qu’une butée a été franchie, celle qui faisait obstacle à l’inscription de Philippe dans la filiation.
35 Lors des séances suivantes, il ne fut plus question de sa connerie. Philippe parle longuement d’une de ses petites-filles, âgée de 2 ans, qui, c’était nouveau, l’accueillait en levant les bras. Il n’ignorait pas que sa plus grande disponibilité avait été perçue par la petite. J’étais frappé par la qualité affective nouvelle qu’il témoignait à son entourage. Lui-même constatait – et sa femme s’en étonnait – une tolérance inhabituelle aux sottises de ses petits-enfants. Parallèlement, lui qui était resté près de trois ans sans pratiquer le tennis, reprenait le chemin des courts et des compétitions. Mais il n’engageait plus sa totalité narcissique dans chaque partie ; il découvrait le play alors que, jusque là, seul le game le motivait ! Peu après, il m’annonça qu’il partait quelques jours en Grèce avec son épouse, voyage que cette dernière espérait depuis longtemps. Cette destination n’est pas anodine si je me réfère à une patiente saisie de vertige devant l’Acropole, malaise qui la conduira à reprendre son analyse.
36 Dans les mois qui suivirent, il advint que Philippe manifeste quelque inquiétude quant à mon état de santé, me trouvant fatigué, mauvaise mine. Peut-être faisait-il preuve de perspicacité ? Cette préoccupation m’apparaissait cependant dictée par une agressivité qui commençait à se manifester à mon endroit. Dans le même temps, lorsqu’il manquait une séance, Philippe n’éprouvait plus le besoin de m’en prévenir systématiquement, ce qui traduisait un assouplissement dans son désir de me ménager. Ces modifications du vécu transférentiel de Philippe m’apparaissaient comme autant de réalisations agressives symboliques visant à détacher la libido de l’objet transférentiel, source d’identifications secondaires. Ces mouvements trouvèrent un écho en dehors de la cure puisque Philippe décida de confier une partie importante de la direction de ses affaires à son fils aîné. Désormais, « Entre fils et père, la mort est la conséquence d’une loi universelle et non le prix payé par le désir de mort pour le père » (Aulagnier, 1975, 168-182). Actuellement Philippe poursuit son analyse depuis deux ans et demi, « davantage pour une philosophie de la vie que par nécessité », précise-t-il.
37 Avec Dominique nous allons aborder le second volet de l’axe mélancolie-agir pervers transitoire sous-tendu par le renforcement de l’identification narcissique.
38 C’est accompagné de sa mère qu’il se présente à mon cabinet pour solliciter un rendez-vous. Lors du premier entretien j’apprends qu’il est en licence de psychologie et qu’il a délibérément choisi de rencontrer un psychanalyste dont il n’a jamais entendu parler à la faculté. Âgé de 32 ans, il est marié à une jeune femme égyptienne dont il a un fils de 3 ans. Parallèlement à ses études, il travaille, de nuit, comme standardiste dans une société de dépannage. À la lumière de ces informations, la présence de sa mère lors de la demande de rendez-vous me paraît énigmatique. Dominique se dit mal dans sa peau, déplore la pauvreté de sa vie affective et relationnelle dans laquelle son fils semble tenir la place essentielle, au point que depuis sa naissance les relations sexuelles ont cessé entre les époux. Dominique s’est même installé dans la chambre du fils, abandonnant à ce dernier la place dans le lit conjugal.
39 Le moins que l’on puisse dire c’est que la relation père-fils a pris, chez lui, une orientation assez particulière. Les souvenirs qu’il conserve de la vie familiale de l’enfance s’inscrivent dans deux périodes successives. La première s’étend jusqu’à sa douzième année. Elle se caractérise par un lien étroit avec un père aimant cependant que la mère est peu caressante, presque hostile. La déception du père devant de mauvais résultats scolaires conduit à la deuxième période où les choses basculent entraînant pour Dominique un renversement des alliances. La mère devient gentille. Quant au père, il se montre agressif et s’absente de plus en plus, rejoignant une maîtresse avec laquelle il s’installera définitivement et qu’il finira par épouser.
40 Il s’engage dans l’armée à 18 ans, son père contresignant sa demande, ce que Dominique ne lui pardonnera pas car elle avait pour lui valeur d’appel. Après deux ans d’une vie militaire sans relief en Afrique du Nord où le bordel fait figure d’unique distraction, il va connaître durant trois années en Afrique Noire les plaisirs du baroudeur. Il y côtoie un ami auprès duquel il jouera le rôle « d’un aventurier romantique qui vagabonde. » En réalité il mènera une vie facile dans laquelle l’alcool et les femmes seront au premier plan. Il attribue ses nombreux succès d’alors – véritable comportement dom juanesque – au fait qu’il avait la certitude d’être séduisant.
41 Par suite de troubles digestifs suraigus, qui cesseront dès son retour, Dominique doit quitter précipitamment l’Afrique pour rentrer à Lyon. Il apprend alors le suicide de son ami. Cette nouvelle provoque chez lui un traumatisme intense. Durant plusieurs mois alterneront affections cutanées (eczéma géant) et dépressions. Au cours d’une phase dépressive sévère, il sera hospitalisé dans une clinique psychiatrique où il subira – c’est le moins qu’on puisse dire – une cure de Sakel (comas insuliniques) dont il sortira lesté de 15 kilos supplémentaires qu’il ne reperdra jamais plus.
42 Apparemment rétabli, il réussit l’examen d’entrée à l’université et passe brillamment ses deux premières années de médecine. Terrorisé par le succès, il abandonne ses études et s’installe à Paris. Il gravit alors les postes de responsabilité dans une entreprise dont le patron l’a pris en affection. Il s’en sépare lorsque ce dernier lui propose la fonction de sous-directeur. De retour à Lyon, Dominique rencontre celle qui deviendra sa femme, après un faux départ pour l’Amérique du Sud. Billet d’avion en poche, il ne peut supporter la détresse de sa compagne. Il renonce à son projet, rentre à Lyon avec elle et l’épouse.
43 Jusque-là, les choses paraissent assez claires. On ne se méfie pas suffisamment de la clarté. Le conflit œdipien mis en sourdine durant la période de latence, période du lien chaleureux avec le père, s’est réveillé à la puberté. L’étape dom-juanesque en Afrique est en rapport avec la relation amicale étroite qu’il y avait nouée. Cette relation homosexuelle facilitait les conquêtes féminines, lesquelles le rassuraient quant à sa virilité. Enfin, tout récemment, la naissance du fils a réactivé le conflit. C’est probablement pour être sécurisé, alors qu’il venait de rencontrer un homme, qu’il avait eu besoin d’amener sa mère, l’interposant symboliquement entre lui et moi.
44 Six mois après les entretiens préliminaires, Dominique commençait son analyse à raison de trois séances par semaine. Dès les premières séances, alors que sa situation financière est rendue précaire par les frais d’analyse, Dominique effectue des achats disproportionnés, eu égard à ses possibilités. Ces achats ont en commun d’être impérieux, dispendieux et inutiles. Leur caractère compulsif est évident. Ainsi, en l’espace de quelques semaines, il achète une énorme plante verte, une pipe de grand luxe et une importante collection de livres de psychanalyse proposée en souscription. Il s’ensuit un intense sentiment de culpabilité envers sa femme et son fils. Ces achats m’apparaissaient avoir une connotation défensive car les dépenses occasionnées risquaient de mettre en péril la poursuite des séances.
45 Dans les semaines qui suivirent, Dominique me fit part de sa rencontre avec une prostituée à qui il avait demandé qu’elle urine et défèque dans sa bouche. La prestation ne pouvant être réalisée sur-le-champ, rendez-vous fut fixé auquel il ne se rendit pas, satisfait de savoir la chose possible. Pourtant à la suite de nouveaux contacts, la scène va se jouer sans grand plaisir (libidinal), semble-t-il. Il faut préciser que les honoraires demandés étaient exorbitants et que le rendez-vous avait été fixé à l’heure d’une séance d’analyse.
46 Je me trouvais confronté à un problème inattendu, l’émergence d’une symptomatologie indéniablement perverse, qui allait se répéter de nombreux mois durant, et que Dominique vivait avec un sentiment de culpabilité tel qu’il redoutait que je le mette à la porte. Pourtant le comportement spectaculaire que le patient me décrivait ne parvenait pas à me fasciner (m’inquiéter ou me choquer), ce qui me permettait de laisser ouvertes les interrogations sur la place du topique, du dynamique et de l’économique derrière le réel objectif. Pour tout dire, je ne croyais qu’à moitié à cette perversion. J’avais le sentiment que Dominique me donnait à voir le scandaleux pour mieux masquer l’infantile. Il est en effet plus blessant pour le narcissisme de se voir convaincre de manœuvres puériles que de conduites transgressives.
47 Avant d’explorer la cause du comportement du patient, l’organisation de son désir, la spécificité du fantasme, il me paraît important d’aborder sur un plan général la survenue d’un acting-out dans la cure.
48 Freud écrit : « Nous pouvons dire qu’ici (l’acting-out) le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire en acte » (1914, 108). Mais dans le même temps, Freud exerce une pression constante sur le patient afin qu’il se remémore au lieu d’agir, et va jusqu’à lui interdire explicitement d’entreprendre de nouvelles activités importantes pendant son analyse.
49 Je partage à ce propos l’opinion de Rosenfeld lorsqu’il écrit : « On pourrait bien être en droit de dire que l’acting-out est non seulement inévitable mais constitue en fait une partie essentielle de toute psychanalyse efficace » (1976, 259).
50 On peut ajouter que lorsqu’il s’agit d’agirs pervers, le contre-transfert se trouve particulièrement sollicité. En effet il est impossible de parler de sexualité sans engager la sienne propre dans ce qu’elle a justement de plus inconscient et donc éventuellement de plus « pervers ». D’où le danger de conduire l’analyse dans une impasse en neutralisant le contre-transfert soit par le maniement d’une technique et d’un savoir dévitalisés, soit en acceptant le rôle de personnage surmoïque, position plus fréquente qu’on ne le croit, d’autant que le patient peut y inciter, et qui ferait rebondir ce dernier d’un agir à l’autre.
51 Pour ma part, je soutiens qu’on est autorisé à considérer l’acting-out comme relation de transfert, figurabilité potentielle pour l’écran du rêve qu’est la situation analytique. Ici ce ne sont pas les pensées inconscientes qui sont à mettre en images mais les actes sexuels pervers clivés qui doivent pouvoir se dire, s’exprimer en mots, le matériel de l’analyse.
52 Concernant ces passages à l’acte j’étais servi. Malgré la liberté fantasmatique que mon analyse personnelle n’avait pas manqué de produire, je ne parvenais pas à m’identifier à Dominique dans sa recherche de satisfaction au moyen de l’acte-symptôme. Il me semblait que le patient tentait de conserver sa relation transférentielle à l’abri du tumulte créé par l’entrée en analyse en dérivant dans le passage à l’acte le flux pulsionnel et affectif dont il voulait me (et se) protéger sans toutefois y parvenir totalement. En choisissant les horaires de séances pour ses ébats, il s’imposait de devoir régler les dites séances sans en bénéficier.
53 C’est probablement le repérage de cette dimension masochique qui me permit de supporter sans trop de difficultés le récit de ces scènes scabreuses réitérées. Très vite Dominique me donna l’occasion de vérifier cette hypothèse lorsqu’il me fit part d’un ajout à son scénario, un peu comme s’il voulait me mettre sur la voie au cas où cette dernière m’aurait échappé. Il avait confectionné un fouet – en réalité une ficelle attachée à une baguette – pour se faire flageller par sa partenaire, flagellation de fait essentiellement symbolique.
54 J’avais beau m’accorder ce satisfecit, j’étais très loin de ce que j’avais imaginé à l’issue des entretiens préliminaires. J’en vins à me demander si le surgissement de cet agir pervers n’était pas en relation avec ce que Denise Braunschweig avait noté avec pertinence : « Le protocole de la cure entraîne un resexualisation de la libido homosexuelle contenue dans les liens sociaux, ce qui produit une intense angoisse de castration » (1971, 232-253). Et j’ajouterais que la cure libère un contingent de désirs passifs qui vient renforcer l’attachement libidinal à l’image paternelle (séquelle de l’Œdipe inversé). L’expérience clinique montre la fréquence de l’hyperactivité hétérosexuelle des patients hommes, à titre de réassurance, dans les débuts d’analyse.
55 Concernant Dominique, l’attachement à l’image paternelle avait trouvé satisfaction, avant le début de son analyse, par la soumission vis-à-vis du fils installé dans le lit de sa mère, ce qui dans le même temps (par identification au fils) alimentait le fantasme de triomphe œdipien. Dominique était gagnant en quelque sorte – si l’on peut dire, car à quel prix ! – sur les deux tableaux.
56 Le remaniement apporté par l’entrée en analyse a introduit un rapproché homosexuel vraisemblablement non négociable – car réactivant les déceptions antérieures (rejet par le père à l’âge de 12 ans redoublé six ans plus tard par la cosignature de l’engagement à l’armée puis par le suicide de son ami) – mais aussi « l’angoisse devant la position féminine qui vient renforcer l’angoisse de castration » (Freud, 1928, 169).
57 L’agir pervers de Dominique est, semble-t-il, un moyen de neutraliser le conflit ambivalentiel avec l’image paternelle réactualisée dans le transfert et inassumable tant dans son versant agressif que vis-à-vis des désirs tendres et sensuels. L’impossibilité d’utiliser la voie névrotique – nous y reviendrons – conduit à emprunter le court-circuit de la voie perverse.
58 La survenue de cet agir pervers après la longue période d’abstinence, pour ne pas dire de renoncement, donne à penser que déni et refoulement (donc clivage du moi) coexistaient chez Dominique comme il en va probablement ainsi chez chacun d’entre nous.
59 La coexistence de ces deux mécanismes de défense me semble confirmée par la clinique psychanalytique dans la mesure où l’agir pervers peut survenir de façon transitoire ou exister durablement chez des patients présentant des organisations psychiques variées. Elle l’est également par l’observation quotidienne : l’angoisse devant le sexe féminin est toujours prête à ressurgir, ce que nos compagnes ont bien compris qui ne manquent pas de dériver notre attention vers les fétiches à minima que représentent la coquetterie et la séduction.
60 En emboîtant le pas à Freud (1927) on pourrait dire qu’enfant, confronté au sexe béant de la mère et à l’angoisse de castration à laquelle il renvoie (être châtré ou féminisé), Dominique avait abandonné sa croyance que la femme ait un phallus mais il l’avait aussi conservée. Le premier terme est lié aux défenses névrotiques axées sur le refoulement, notamment la création d’une phobie. Le second recouvre la part déniée de l’objet par un quelque chose mis à sa place, le fétiche. Ce quelque chose me semble de même nature que ce que Serge Leclaire a nommé le tenant lieu d’objet dont il dit : « N’importe quelle représentation partielle qui se présente pourvu qu’elle soit cohérente et reconnaissable… peut faire l’affaire pour voiler cette horreur de l’innommable » (1971, 85). Ainsi le fétiche est-il un souvenir-écran qui tout à la fois dénie et désigne la castration.
61
En somme, jusque-là j’ai essayé de préciser :
- comment entendre l’agir pervers sans entraîner l’analyse dans une impasse ?
- quel est le rôle de la dimension masochique liée à la difficulté, chez Dominique, de soutenir le conflit ambivalentiel avec l’image paternelle dont nous verrons ultérieurement qu’elle correspond au père des origines, celui de l’identification primaire ?
- la coexistence de refoulement et déni – c’est-à-dire clivage du moi – et leur corollaire, élection d’une phobie et d’un fétiche, pour combler le sexe maternel.
62 C’est pourquoi la présence d’un personnage tiers sera nécessaire dans tout agir pervers, personnage que Joyce McDougall (1980) nomme le spectateur anonyme et dont Jean Clavreul dit qu’il est « l’œil dont il faut renouveler jour après jour l’aveuglement, l’impuissance ou la complicité, quitte à en faire un partenaire occasionnel ou permanent » (1981, 116) mais dont il dit aussi – point sur lequel je suis en désaccord – qu’il est « complice pour le pervers et dénonciateur pour le normal et le névrosé. » (109)
63 Pour ma part je crois que si ce tiers est ersatz d’« interdicteur » dans une parodie de transgression œdipienne, il sert de soutien au désir dans la partition du tiers lésé et offre une voie de décharge et d’actualisation à la culpabilité inconsciente, puisque c’est le désir – y compris (et surtout) lorsqu’il est refoulé – qui est coupable.
64 Je pense à un patient homosexuel qui, comme bien d’autres, avait besoin de s’adonner à ses pratiques favorites dans une vespasienne située… devant un commissariat. Concernant l’agir de Dominique, c’est à moi qu’il était adressé. Cette manière de concevoir l’agir pervers s’apparente, me semble-t-il, à ce que Freud écrivait concernant les criminels par sentiment de culpabilité.
« Ces actes avaient été commis avant tout parce qu’ils étaient défendus et parce que leur accomplissement s’accompagnait pour leurs auteurs d’un soulagement psychique… Cet obscur sentiment de culpabilité provient du complexe d’Œdipe… Nos enfants se font souvent « méchants » afin qu’on les punisse et, après la punition, ils sont calmes et satisfaits ».
66 Ce rapprochement a aussi le mérite de donner sens aux achats dispendieux qui avaient précédé l’agir pervers, celui de l’autopunition.
67 Il convient, au point où nous en sommes, de porter notre attention sur la spécificité de l’agir pervers de Dominique que nous avons, jusque-là, quelque peu négligée. La singularité de la demande adressée à une femme afin qu’elle défèque dans sa bouche et se livre à une parodie de flagellation n’a pas surgi ex nihilo. Dans son scénario, du fait de la permutation des rôles inhérente au fantasme, Dominique est à la fois la mère phallique et le fils mais tout aussi bien le père et la fille. On y repère le fantasme de fustigation – acceptable car pratiqué par une femme – dont Freud nous dit : « Le fantasme on bat un enfant est en effet, découverte étonnante, un fantasme masculin… il dérive de l’attachement incestueux au père » (1929, 111). Se retrouve également l’angoisse d’être dévoré par le père, habilement camouflée par le glissement le long de l’équation symbolique pénis=fèces ainsi que par le renversement dans le contraire et le retournement sur la personne propre.
68 Ce symptôme-souffrance a remplacé, avec le secours de la régression à la phase orale, l’angoisse devant la menace de castration par le père (être châtré ou féminisé). En somme, au moyen de l’agir sont réunis la satisfaction de la pulsion et le respect de l’interdit. Or l’angoisse d’être dévoré par le père se trouve être le premier terme de la série reprise par Freud (1927) dans « Le problème économique du masochisme », le dernier terme étant de servir de coït au père. On reconnaît, me semble-t-il, une condensation de la castration avec la jouissance obtenue par la pénétration du pénis paternel, fantasme dont Dominique avait eu besoin de se défendre et qui, justement, trouvait à se satisfaire grâce à la régression.
69 Tout ceci éclaire notre hypothèse selon laquelle ce qui se joue est en relation avec l’image paternelle, celle de l’identification primaire. Cette identification était restée, du fait de la propension à l’agir qui a émaillé la vie de Dominique, à l’abri du deuil. Elle n’a pas été atténuée par les identifications secondaires au père historique (représentées successivement par le père réel, l’ami en Afrique, le patron à Paris) et à la mère.
70 Elle permet de comprendre, rétroactivement, l’organisation familiale antérieure, au début de l’analyse, où se trouvent réunies la tendance à détruire l’emprise de l’ombre paternelle (le fils a pris la place du père) et celle tout aussi grande à préserver un lien d’amour avec elle (la relation père-fils est au premier plan). Les remaniements entraînés par le début de la cure ont réorganisé ce qui était fixé depuis près de deux ans. Il s’ensuivit une actualisation, dans le transfert, de cette identification primaire au père de la préhistoire personnelle.
71 Au début de l’analyse, j’avais opté pour une écoute empathique, fidèle en cela aux conseils de Freud (1914, 111) : « Le patient, et a fortiori l’analyste, doit trouver le courage de fixer son attention sur les manifestations morbides, doit non pas considérer sa maladie comme quelque chose de méprisable mais la regarder comme un adversaire digne d’estime. »
72 Je me contentais – et en l’occurrence ce n’était pas une mince affaire – de laisser Dominique se perdre dans la répétition tout en étant présent. J’acceptais de me montrer défaillant vis-à-vis du rôle surmoïque qu’il désirait me faire tenir.
73 Après cette longue période il me parut souhaitable d’interpréter les agirs dans le transfert, c’est-à-dire dans leur dimension affective, sensuelle et agressive à mon égard sans m’en sentir atteint ou détruit ; leur fréquence diminua sensiblement.
74 L’analyse en était à sa troisième année. Dominique avait passé sa maîtrise et obtenu le dess mais au plan matériel, après un licenciement intervenu un an après le début de l’analyse, il avait survécu grâce à l’aide sociale pour chômage complétée par une contribution financière de son beau-frère. En somme la régression ne s’était pas limitée au domaine sexuel mais avait envahi la vie quotidienne.
75 Vint alors une séance où, tandis que Dominique évoquait ce qui lui apparaissait comme la participation enthousiaste de sa partenaire lors d’une rencontre récente, je lui demandais tout de go ce qu’il en était réellement du plaisir de cette dernière. Il demeura stupéfait et… les agirs cessèrent presque totalement.
76 En posant cette question j’avais introduit une incertitude concernant la jouissance présumée et probablement nécessaire de sa partenaire (mise en doute du fétiche). Je l’avais en quelque sorte rétablie, elle, dans son statut de sujet du manque, d’un manque qui échappe à autrui. Dans le même temps, en désignant la place du sujet de désir, j’avais ébranlé le sentiment d’identité que Dominique tentait de maintenir par son agir et j’avais interrogé sa position sexuelle tant vis-à-vis de la femme que de l’homme. Parole paternelle dont l’effet est proche de ce qu’écrit Piera Aulagnier : « La confrontation de l’enfant au discours du père… vient lui dévoiler que ce qu’il pensait sur sa relation à la mère et sur la relation de la mère à son égard, était une tromperie » (1975, 168-182). Sans doute, un palier avait été franchi, celui qui donne à la scène primitive valeur d’engendrement.
77 Dans les semaines qui suivirent, Dominique reprit (j’allais écrire tout naturellement) sa place dans le lit conjugal sans toutefois (re)devenir l’amant de sa femme. Cependant à l’occasion des rencontres que la vie estudiantine occasionne, un désir pour d’autres femmes se réveilla – les choses demeurant dans les limites étroites du jeu de la séduction. Dès que l’opportunité d’une relation plus intime se présentait, Dominique était saisi d’angoisse et battait en retraite. Il se sentait « comme une femme hystérique, une allumeuse qui ne va pas au bout. » La métaphore est intéressante car elle exprime ce que Dominique redoutait, à savoir la castration en tant qu’homme, mais aussi par identification à la femme, les deux versants de l’angoisse de castration qui l’avaient précipité dans l’agir.
78 Il semble, et c’est une dimension importante, que la phobie du sexe féminin pouvait apparaître alors qu’elle avait jusque-là été masquée par le fétiche. Ou dit autrement, que le refoulement avait relayé le déni. Ces deux mécanismes de défense étaient utilisés successivement sur le même plan et non simultanément à deux niveaux.
79 En fait, chez Dominique, l’agir pervers est resté conflictualisé puisque, je le rappelle, il donnait lieu à une parodie de transgression aux yeux de l’Autre que je représentais. Ce n’est pas le cas dans la transgression véritable magistralement décrite, à mon sens, dans le film The Collector (titre anglais préférable à L’obsédé, sa mauvaise traduction française) où le rapport à l’Autre n’est pas parodie de transgression mais parodie du respect de la loi. Après avoir enlevé puis séquestré une jeune femme dans une cave le héros frappe à la porte avant d’entrer ! Envisager la perversion, non pas en fonction de la déviation quant au but, mais en se référant à la place de l’Autre dans le désir sous tendant l’acte, permet d’éclairer l’affinité que moralistes et conformistes entretiennent avec elle.
80 Pour en revenir à Dominique, à mesure que se dévoilait l’attachement au père, directement, dans la relation transférentielle et indirectement dans le fantasme sous tendant la satisfaction obtenue grâce à la régression, un travail de deuil visant à détacher la libido de l’objet transférentiel, suivi d’identifications secondaires, fut rendu possible. Au point que Dominique put, par la suite, devenir père d’un deuxième enfant.
81 Cette réflexion théorico-clinique, poursuivie dans le cadre de ces deux cures analytiques m’a conduit à définir un axe de défense accès mélancolique-tentative d’agir pervers procédant d’une fixation à l’objet primaire, celui correspondant à l’identification directe immédiate au père des origines dont Nathalie Zaltzman (1986, 103-120) nous dit avec pertinence « qu’elle se situe au centre du défi que chaque homme, à sa manière, cherche à gagner : tuer en lui cette paternité constitutive de son identité, en même temps qu’il la vénère comme son idéal le plus précieux… défi impossible car la détruire c’est se détruire, puisqu’elle est inséparable de ce qui le constitue ».
82 Le lien à l’objet primaire étant resté, tant chez Philippe que chez Dominique, à l’abri de la destruction dans l’identification narcissique, les identifications secondaires au père et à la mère ont été entravées.
83 Le travail analytique, à la lumière de quelques moments féconds dont on peut constater qu’ils ont des effets mutatifs, a permis la mise en œuvre d’un travail de deuil, grâce à une série de réalisations agressives symboliques visant à détacher la libido de l’objet transférentiel, réalisations suivies d’identifications secondaires, afin que le renoncement à l’objet d’amour primaire relaie la capture amoureuse.
84 Le surmoi féroce qui réclamait une action punitive – chacun, en s’offrant comme proie à l’objet primaire, l’avait assuré de sa fidélité – s’est mué en surmoi primordial plus souple, trace psychique dont témoigne le renoncement à la jouissance interdite (mélancolique et perverse).
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Ayant abordé le complexe paternel, le conflit ambivalentiel avec les versants positif et négatif du complexe d’Œdipe (rivalité d’une part, lien tendre et érotique d’autre part) jusque-là vécu sur un mode régressif, chacun des deux patients semble en mesure d’accéder à la temporalité, à la succession des générations :
- Philippe en confiant la direction de ses affaires à son fils aîné : dans ce mouvement il a fixé les limites à l’expansion, non pas de son désir, mais de la réalisation de celui-ci en articulant désir et loi au lieu de les opposer ;
- Dominique en décidant – c’est-à-dire en en revendiquant la responsabilité – de donner un second enfant à son épouse, témoignant ainsi que la crainte d’un lien mortifère entre fils et père n’a plus lieu d’être.
86 C’est aussi, me semble-t-il, l’un des buts poursuivis par l’analyse.
Bibliographie
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