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Article de revue

Le père, opérateur de conflictualité

Pages 13 à 22

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3 Plus d’un siècle après L’interprétation des rêves, le concept de « père » reste un concept majeur de l’entendement psychanalytique. Malgré les multiples interrogations que la pratique d’aujourd’hui engendre, c’est bien le concept de « père », en tant que désignant métapsychologiquement le fondement du jeu des représentations psychiques, qui permet de penser le processus fondamental de symbolisation à l’œuvre dans la cure psychanalytique. Par contre, lorsque nous essayons de nous représenter la société contemporaine, non seulement par fidélité à l’interrogation freudienne concernant l’incontournable question du « malaise dans la civilisation », mais plus fondamentalement pour approfondir notre approche des pathologies de la subjectivation, qui interrogent radicalement le fonctionnement social de la norme, alors le concept de « père » semble perdre de sa clarté et nous notre sérénité. Au point qu’il n’est pas rare de lire des propos prophétisant les pires maux pour notre société permissive. De manière beaucoup plus intéressante, tout un courant de pensée actuel s’interroge sur la société contemporaine soumise au déclin de la fonction paternelle et à l’érosion de la légitimité de la place spécifique du père (des auteurs comme M. Gauchet et J.P. Lebrun par exemple). Lacan avait initié, déjà en 1938, cette interrogation sur le « déclin social de l’imago paternelle » (Lacan, 1938, 73) et le questionnement actuel lui est largement redevable. Ce dernier accentue cependant d’une manière qui semble trop restrictive une conception du « père » comme tiers séparateur. Il paraît donc opportun de revenir au concept freudien de père pour préciser sa portée d’abord et pour pouvoir ensuite porter un regard sur la société actuelle qui ne néglige pas la complexité de ce qui est en chantier et ne minimise pas ses fragilités. Nous verrons ainsi que le père ne désigne pas une opération psychique particulière, mais qu’il est au contraire un « opérateur métapsychologique », pour reprendre le terme de P.L. Assoun (1989, 31), un agent de transformations qui concernent au premier chef l’élaboration de la violence pulsionnelle.

Le père freudien

4 Énonçons donc d’emblée le trait essentiel du concept freudien de père : la représentation paternelle n’est jamais unique. Et elle ne l’est pas parce qu’il faut au moins deux représentations pour inscrire la représentation paternelle dans toute son opérativité. La représentation paternelle est double car, à chaque étape de la pensée freudienne, elle se révèle être la mesure de l’écart entre, tour à tour, le père phallique et celui de la scène primitive, le père protecteur et le père persécuteur, le père de l’angoisse et celui de la culpabilité. En cela, elle est par excellence le support de l’ambivalence, de l’amour et de la haine, mais aussi de la soumission et de la révolte, de l’acceptation et de la transgression.

5 « Le père, à chaque étape, est celui en qui et par qui advient la différence » : cette formule de G. Rosolato résume fort bien la position freudienne du père (Rosolato, 1969, 43). En qui et par qui : c’est parce que le père n’a pas de statut ontologique (le père est incertus), qu’il est là où il n’est pas… entre nostalgie et persécution, entre identification et idéalisation, entre angoisse et culpabilité, entre représentation toute-phallique et reconnaissance du vagin, entre interdit et transgression. Et c’est grâce à cette tension à l’intérieur même de la représentation paternelle que la différence peut advenir, cette différence qui fait penser et désirer.

6 Mais procédons pas à pas.

Du père pervers au père rival

7 À l’aube de la psychanalyse, une première figure de père s’impose, celle du jouisseur impénitent : il s’agit du père pervers et séducteur de l’hystérie et du Lebemann, le « viveur » en cause dans la neurasthénie (Freud, 1892, 60). Le sexuel au fondement de ce qu’on a coutume d’appeler la « théorie de la séduction » et plus largement la neurotica freudienne est un sexuel traumatique. Et c’est le père pervers et séducteur, « l’homme de vie », qui se trouve désigné comme étant l’agent du trauma et donc le fauteur du trouble névrotique. Et si cette figure de père apparaît ensuite comme un fantasme, elle ne sera pas pour autant oblitérée. Elle resurgira comme une des composantes du père primitif, de l’Urvater « gardant pour lui toutes les femelles » (Freud, 1912, 162). Sa « réalité » sera alors celle des temps préhistoriques et sa mémoire se perpétuera, grâce au refoulement de son meurtre, de génération en génération. C’est dire la puissance de cette figure de père imaginaire dans la théorie freudienne. Elle sera repérée comme agissante dans le fantasme du fils, mais aussi, puisque toute position de père se conquiert sur la névrose infantile, comme l’un des fantasmes que le père a à traverser pour soutenir cette position.

8 Dans le champ du fantasme, la réaction de Freud à la mort de son père, c’est-à-dire l’auto-analyse et son produit théorique, L’interprétation des rêves, met au jour ce qui sera appelé plus tard le complexe d’Œdipe et dégage une double figure paternelle, dans le sens où l’ancienne figure de séducteur se trouve maintenant conflictualisée par la prise en compte de la mort : meurtre du père d’abord, père mort ensuite. La rivalité œdipienne fait éclater en deux la figure paternelle, corrélativement au double vœu du fils : vœu parricide et vœu mégalomaniaque d’être lui-même l’ancêtre inengendré. Et le pivot qui permet cette séparation semble bien être la culpabilité : de la faute du père, fauteur de troubles névrotiques, au fils coupable, parricide et incestueux, rêvant d’être l’ancêtre inengendré, détenteur d’un pouvoir de vie et de mort. Le « père » se construit sur le terrain de l’amour et de la haine et sur celui, appelé plus tard narcissique, du pouvoir et de la mégalomanie. Conrad Stein a fort bien montré la prégnance de ces deux figures de père dégagées dans la Traumdeutung. Il les nomme le « père immortel », père de l’accomplissement de la toute-puissance infantile, et le « père mortel », le père de l’identification, le père de la lignée (Stein, 1968).

Le père tout-phallique et la « reconnaissance du vagin »

9 Sur le terrain des théories sexuelles infantiles (paradigmes de toute théorisation, faut-il le rappeler), Freud rencontre une nouvelle opposition entre deux figures de père. La théorie sexuelle qui nous intéresse ici particulièrement est celle qui consiste à attribuer un pénis à tous les êtres humains, aux hommes comme aux femmes. À la question de savoir comment l’enfant est arrivé dans le ventre maternel, l’enfant, nous dit Freud, est tout prêt de trouver la réponse. Il peut s’appuyer sur une conjecture quant à une probabilité : « Que le père y soit pour quelque chose, c’est vraisemblable, il dit bien que l’enfant est aussi son enfant » ; et sur « des impressions obscures », liées à l’excitation du pénis : « Pénétrer, casser, percer des trous partout » (Freud, 1908, 20). Mais cette conjecture et cet éprouvé corporel se heurtent à la théorie sexuelle phallique : « C’est là que la recherche s’interrompt, déconcertée », car la théorie, sexuelle, prévaut sur la recherche. Si tous les humains ont un pénis, si la mère possède un pénis, alors « l’existence de la cavité qui reçoit le pénis demeure inconnue de l’enfant » (Freud, 1908, 21). Si la représentation père se dégage difficilement de son poids imaginaire c’est qu’elle a partie liée avec la représentation du sexe féminin. Le père imaginaire tout-phallique perpétue le refus le plus radical des deux sexes : le refus de la représentation du sexe féminin. La représentation du père exige celle, non pas de la mère, mais de la femme. Là où il y a impossibilité de se représenter le vagin, il y a un refus parallèle de la fonction paternelle dans l’engendrement, car les théories sexuelles infantiles perpétuent aussi bien « l’ignorance du vagin » que « l’ignorance du sperme » (Freud, 1908, 25).

10 Nous avons donc une nouvelle opposition entre deux figures de père : le père tout-phallique et le père qui connaît la cavité féminine, père sexué désirant une femme sexuée.

Le père tout-puissant et le père de l’interdit

11 La vaste fresque historique de Totem et tabou met en scène une véritable genèse de la représentation du père, en rattachant cette représentation, seule parmi toutes les autres, non pas à une perception mais à un acte, acte qui dès lors est du même coup genèse de l’interdit (non plus l’interdit arbitraire du père de la horde mais l’interdit intériorisé des fils) et du désir (en tant que sexuel), mais aussi du pacte entre les frères (comme fondement de la société) et de la culpabilité (par intériorisation de l’acte meurtrier).

12 « Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle » : telle est la « mémorable action criminelle » (Freud, 1912-13, 163) et sa suite, l’acte de dévoration réalisant l’identification au père. Dès lors à la haine pour le père et au désir de prendre sa place fait suite le sentiment de culpabilité, qui amène les frères à s’interdire d’eux-mêmes ce que l’Urvater avait interdit et à mettre en place les deux tabous du totémisme (l’inceste et le meurtre).

13 La loi est donc ce qui succède au meurtre, perpétré collectivement, elle repose sur la culpabilité des fils et sur le pacte qu’ils nouent. Elle dérive de la haine et du désir meurtrier. Dès lors, grâce à l’accomplissement de la haine et du meurtre, grâce à la mise à mort du père et à son incorporation cannibalique, un espace est libéré qui est celui de l’ambivalence, de la conflictualité interne. Car au triomphe (Triumph) sur le père succède la réconciliation (Aussönung), de même qu’à la transgression succède l’interdit. Le « père » implique donc l’établissement possible d’un champ où des mouvements opposés s’affrontent, champ propice à l’éclosion du symbole, puisque c’est ce champ qui institue la société, la morale, la religion. Quant au niveau individuel, le « père » rend possible la conjugaison d’une démarche de rébellion et d’une démarche de réconciliation. Et si la réconciliation charrie l’idée d’un pacte avec le père, à la base de la sublimation des pulsions et de la constitution de l’idéal, il n’en reste pas moins que manifestement c’est à la rébellion que Freud lie la liberté de penser, celle qui ne peut se conquérir que sur le terrain du Vatercomplex.

Le père protecteur et le père persécuteur

14 Le manuscrit retrouvé et traduit en français par Vue d’ensemble des névroses de transfert : un essai métapsychologique reprend la problématique traitée dans Totem et tabou en y apportant un complément important : le Urvater n’est pas la première figure de père. « Avant », durant la période glaciaire, période de privations indicibles et de dangers et de menaces incommensurables, l’humanité devint universellement anxieuse et trouva refuge auprès des pères, qui par leur force et leur intelligence pouvaient « protéger la vie de beaucoup d’autres individus sans défense (hilflos) » (Freud, 1915, 37). À l’aube de l’humanité, le père était protecteur comme l’est le père de l’histoire individuelle face à l’angoisse de ce qui est étranger. Le père tout-puissant et rival vient ensuite, comme vient ensuite, dans la préhistoire de l’humanité, le père usurpateur au « pouvoir absolu » : celui qui apparaît avec le langage et l’énonciation des deux premières « règles », ne pas tuer le père et ne pas lui contester la libre disposition des femmes.

15 C’est le langage et les pensées, en particulier leur tendance à la surévaluation, leur pente inexorable à la toute-puissance, à l’animisme, à la magie, qui « créent » l’Urvater. À la rupture externe due au changement de la terre-mère (glaciation) fait suite la rupture créée par la magie, par la toute-puissance de la pensée : c’est la figure du père unique, celui qui occupe la place d’exception. Figure de père persécuteur, de père violent et réellement castrateur, auquel on ne peut échapper que grâce à « l’intercession des mères », en faveur, pense Freud, du plus jeune des fils qui avait alors des chances de succéder au père.

16 Le « père » s’inscrit donc entre protection et persécution. La métaphore de la glaciation comme passage de la satisfaction à l’insatisfaction, de l’hospitalier au menaçant, de l’accord avec l’environnement à l’angoisse anxieuse face à ce même environnement, rend bien ce moment de l’histoire individuelle où se met en place la séparation avec la mère des débuts, avec la mère de la satisfaction. À ce moment surgit la figure du père protecteur face à l’insatisfaction et à l’accumulation de libido qu’elle induit et qui se transforme en angoisse. Le père a une fonction de protection face à la pression de la libido et à ses transformations angoissantes. Retenons cette figure car elle est largement sous-estimée au profit de la suivante, celle du père rival et séparateur. Mais même cette dernière figure n’est pas univoque : le premier temps est en effet celui du père persécuteur, duquel la mère a à protéger ses fils, et c’est le meurtre, le père mort, son incorporation et le pacte des fils qui instaure le passage des règles édictées par le détenteur du pouvoir absolu à la loi intériorisée des frères, ainsi que le passage de la toute-puissance des pensées à l’exercice effectif de la pensée.

Le père et la paternité

17 Le dernier texte freudien sur la problématique du père, L’homme Moïse et la religion monothéiste, réaffirme avec force le fait que le « père » ne peut se penser unitairement : il faut au moins deux pères pour inscrire la représentation psychique du père. Cette exigence est à ce point consubstantielle à l’entendement psychanalytique que Freud va jusqu’à dissocier la figure de Moïse, en tant que fondateur de la religion monothéiste, en soutenant qu’elle recouvre en fait deux hommes : Moïse l’Égyptien, promouvant la religion d’Aton, et Moïse le madianite, défenseur du culte de Yahvé, « dieu local, rude et borné, violent et assoiffé de sang » (Freud, 1934-38, 124). L’hypothèse freudienne est que Moïse l’Égyptien fut assassiné par les siens, du fait de la trop grande exigence spirituelle de la religion par lui soutenue, que son meurtre fut refoulé et s’inscrivit ainsi dans la mémoire des lévites à lui fidèles, de sorte que sa religion finit par s’imposer après coup. Il est impossible d’évacuer la violence de la genèse de la représentation père, car l’oblitérer équivaudrait à négliger le rôle du refoulement dans sa constitution. Le père qui induit le progrès, le développement en vue d’une spiritualité supérieure, assied son œuvre grâce au travail conséquent à son meurtre, grâce au travail du refoulement. Et tout comme les fils parricides de l’Urvater finirent par s’imposer les interdictions qu’ils avaient voulu abolir en le tuant, de même les fils d’Israël finissent par « rappeler à la vie » la religion du Moïse égyptien en adoptant une religion d’une rigueur imposante, basée sur la double interdiction mosaïque, celle d’adorer d’autres dieux que le Dieu unique et celle de s’en donner une image et de prononcer son nom. Freud insiste beaucoup sur cette dernière interdiction, qui lui semble être à la base de l’investissement de la vie de l’esprit : « Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique » (Freud, 1934-38, 212) Plus loin dans le texte, la vie sensorielle est désignée du nom de maternité, car la maternité est attestée par le témoignage des sens. Or cette mise en retrait de la perception sensorielle n’est pas un processus spontané, elle requiert un acte que Freud nomme une décision : une décision « contre la perception directe en faveur de ce qu’on nomme les processus intellectuels supérieurs » et une décision sur le fait que « la paternité est plus importante que la maternité » (Freud, 1934-38, 218). Nul meurtre donc en ce qui concerne la mère-des-sens, la mère du fantasme, pourrait-on dire, car la perception sensorielle constitue bien la racine du fantasme, comme le faisait remarquer W. Granoff (Granoff, 1975, 521). Nul meurtre mais une décision qui produit la représentation non pas cette fois du père, mais de la paternité. « Au prix d’une dématérialisation – disait M. Moscovici – la paternité devient prédominante pour l’esprit, prototype même de l’acte de pensée » (Moscovici, 1991, 347). Et c’est le nom du père qui vient signifier la paternité et la filiation patrilinéaire. Remarquons que ce trait, le nom du père, est dégagé après tout un parcours qui dénonce le pouvoir magique du nom, opération qui, commencée dans Totem et tabou, se poursuit dans L’homme Moïse. Il faut faire éclater la puissance du nom en en repérant les sources, qui sont au moins deux, comme deux sont les noms de Moïse, deux sont les noms pour le dieu unique (Aton et Yahvé) ; il faut donc décomposer les noms, il faut dénoncer leur pouvoir totalisant et magique, pour qu’un nom, le nom du père, puisse être l’héritage du fils.

Quelques conséquences pour une réflexion sur le « père » aujourd’hui

18 Ce parcours à l’intérieur de la représentation freudienne du père nous a été nécessaire pour rappeler notre héritage : la psychanalyse elle-même ne se pense pas en dehors du champ organisé par cette représentation. D’où l’importance de la place que nous accordons au concept de père et de l’usage que nous en faisons dans notre théorie. D’autant que ce concept, à la charnière de la « psychologie individuelle » et de la « psychologie des masses », peut nous autoriser, plus que tout autre, à porter un regard sur la société, la religion, la morale, la Kultur.

19 Il est frappant de constater combien aujourd’hui les analystes ont tendance, dans leurs approches théoriques, à réduire la fonction paternelle à sa composante d’interdit et de séparation par rapport à la mère. Comme si la question éminemment freudienne du destin de la violence pulsionnelle du père et envers le père avait cédé le pas à la question de savoir comment on se sépare de la puissance du collage à la mère. Autrement dit, comme si la mère avait résorbé toute la violence du complexe paternel, en déqualifiant d’ailleurs cette violence, qui n’est plus prise en compte comme telle. À sa place surgit l’interrogation sur la jouissance, mortifère il est vrai, mais par collage et inertie. Au bout du compte c’est la pensée de la violence qui s’en trouve appauvrie et avec elle la position d’un sujet qui a à conquérir son espace psychique.

20 Il faut donc nous interroger sur cette venue à l’avant-scène de la théorisation analytique de la figure de la mère incestueuse, fatalement vouée à absorber son produit sans l’intervention du tiers, présentifié par le père. Certes depuis Freud l’image du nourrisson au sein est l’image d’un plaisir, Lust, d’autant plus puissant que premier. La mère est pour Freud « la première séductrice », « le premier et le plus fort objet d’amour », comme il le dira en 1938. Et cette force est tellement grande qu’elle mobilise la tendance centrale de l’appareil psychique, celle à wiederzufinden, à retrouver l’objet. Mais la figure de la mère chez Freud n’est jamais persécutrice, comme elle l’est chez Lacan, à l’origine de cette accentuation de la figure de la mère incestueuse. Pensons à ce passage dans le Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse : « Je ne crois pas que ce Toi – ce Toi de dévotion où vient à l’occasion achopper toute autre manifestation du besoin de chérir – soit simple. Je crois qu’il y a en lui la tentation d’apprivoiser l’Autre, l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable qui risque tout à coup de nous surprendre et de nous précipiter du haut de son apparition… » (Lacan, 1959-1960, 69) L’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable est ce qui peut nous précipiter dans le néant. Une fois encore quelque chose se déplace du père à la mère : la puissance de persécution.

21 De la violence du complexe paternel à la jouissance propre au complexe maternel : tel semble être le déplacement auquel nous assistons aujourd’hui. Et sans doute ce déplacement tente de tirer les conséquences de la clinique actuelle, plus attentive aux écueils de la subjectivation, aux impasses narcissiques et aux failles de symbolisation. Mais cela ne va pas sans une certaine « amputation » (pour rester dans les signifiants du père) de la complexité de la fonction paternelle, réduite alors à cette fonction séparatrice, qui, privée de ses bases de conflictualité et de haine, perd beaucoup de son tranchant.

22 La fonction essentielle du père, telle que Freud la promeut, est de créer un espace à l’intérieur duquel un certain nombre d’opérations peuvent s’effectuer, opérations qui permettent de transformer la violence pulsionnelle due à l’insatisfaction et à la frustration : la rage, la haine et le désir de meurtre, mais aussi l’angoisse par accumulation de libido dans le moi. La question qui a toujours préoccupé Freud est celle de savoir comment le caractère indomptable, transgressif, meurtrier, a-social de la pulsion, avec sa compulsion à la décharge, parvient à être différé, élaboré et finalement mis au service de la Kultur. Si la pulsion est un concept de démarcation entre le psychique et le somatique, si elle se soutient des représentants-représentatifs, la question est de savoir ce qui favorise l’inscription de ces représentant-représentatifs, ce qui est à même de perlaborer la poussée aveugle et constante, propre à la pulsion, en un circuit pulsionnel, qui permette à la fois le plaisir sexuel génital (et donc l’érotisation de la différence des sexes) et la réalisation d’œuvres participant à la construction commune de la Kultur. Le « père » est en ce sens l’opérateur qui permet la transformation de la poussée de décharge en pulsion, des motions de haine et de meurtre en nostalgie et en culpabilité. Il faut préciser encore que le « père » est à la fois la cible de cette violence pulsionnelle et l’agent de sa transformation. Il a lui-même à s’expliquer avec la haine envers le fils et avec son désir de le châtrer : il a à traverser une figure de père persécuteur, la sienne propre et celle projetée par le fils, pour laisser être la révolte, la mise à mort et la réconciliation. La violence pulsionnelle peut dès lors se conflictualiser, laisser place à l’ambivalence, à cet amour du père qui est pacte, terrain propice à la « décision » du fils en faveur « des processus intellectuels supérieurs » (Freud, 1934-38, 218).

23 Ce que la psychanalyse a à soutenir dans une société du consensus reste, nous semble-t-il, une pensée de la violence pulsionnelle et de ses transformations possibles. La simplification qui oppose la mère incestueuse au père séparateur risque de reproduire en miroir ce que par ailleurs elle souhaite dénoncer : la pensée binaire et la propension aux rapports duels qui caractérisent notre société. La mère n’est pas plus incestueuse que le père n’est persécuteur. Mère et père sont les noms donnés à ce travail constant de transformation pulsionnelle qui implique la confrontation (voire l’affrontement) à plusieurs figures imaginaires d’une violence redoutable. En écoutant nos patients nous parler de leur(s) enfant(s) et de leurs questions de parents, nous nous faisons l’idée qu’une des difficultés actuelles majeures est celle de ne pas pouvoir s’appuyer sur une représentation de la mère, du père en tant que fonctions (et non pas identités) qui doivent nécessairement être mises à mal, être attaquées sous la pression de la violence pulsionnelle de l’enfant. Cette pression est incontournable et nécessaire, puisque c’est grâce à cette confrontation que s’inscrivent les « oppositions » essentielles au fonctionnement psychique (dedans-dehors, moi-monde, actif-passif) (Freud, 1915, 34), que la pulsion s’organise en circuit à la faveur des fantasmes et que les processus de détachement peuvent se conquérir par l’enfant. Les livres qui apprennent aux parents comment être de « bons » parents remplissent les rayonnages des librairies, être le « bon » parent a pris la place de ce que jadis on appelait le métier de parent. La pensée de la double violence au cœur de la fonction maternelle et de la fonction paternelle s’estompe : double violence dans le sens où ces fonctions ont à perlaborer à la fois la violence pulsionnelle de l’enfant et la violence imaginaire (incestueuse et persécutrice) que la position de mère, de père met en jeu. Plus grave encore, les troubles précoces de l’enfant, qui semblent en augmentation ces dernières années, nous confrontent à un désinvestissement très inquiétant de la fonction maternelle et paternelle. Et bien que vraisemblablement la problématique, voire la pathologie, individuelle soit ici prépondérante, nous ne pouvons éviter la question de savoir comment une société légitime la position de mère, la position de père. Nous soutenons que cette légitimation passe à la fois par le fait de favoriser la pensée de cette double violence et par le fait de soutenir la promesse de ses transformations possibles.

24 En parlant de violence nous avons souligné la prégnance de la rage et de la haine, la puissance de la frustration, le courant incestueux et persécuteur, et nous avons négligé un autre courant, tout aussi incontournable et difficile à perlaborer : il s’agit de l’envie. Freud l’avait déjà repéré en ce qui concerne la femme : le « roc » qui empêche plus que tout autre les transformations qu’on pourrait attendre de l’analyse est l’envie du pénis. Il considérait, par contre, la position de mère comme une issue possible à l’envie, l’enfant venant prendre imaginairement la place du pénis convoité. Freud n’a pas envisagé la question de l’envie en ce qui concerne l’homme. Et pourtant c’est une dimension tout aussi prégnante. Seulement hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne en ce qui concerne le circuit pulsionnel de l’envie : l’enfant, pour l’homme, loin d’être une « solution » imaginaire à l’envie, en est au contraire un déclencheur. Car pour un homme le phallus imaginaire est du côté de la mère, ce qu’il envie étant précisément le pouvoir d’enfanter et cette jouissance qu’il suppose entre la mère et son bébé. L’envie est donc un obstacle de taille qui s’oppose à l’exercice de la fonction paternelle. Et qui a des conséquences importantes du point de vue de l’impact social : de tout temps, l’homme est animé par un mouvement centrifuge par rapport à la famille. Chaque société a tenté de prendre en compte ce mouvement en mettant en place des possibilités de déplacement à potentialités sublimatoires. La mise en place du patriarcat par les Romains a été sans doute la réponse la plus puissante qui ait jamais été donnée. Mais d’autres réponses ont vu le jour, notamment celles qui ont privilégié non pas le pouvoir sur les femmes et les inférieurs en général, mais la richesse des potentialités « homosexuelles » d’une société où les hommes font corps au travers d’activités communes. Peut-être aujourd’hui manquons-nous d’une véritable réponse sociale à l’envie des hommes, les « nouveaux pères » maternants ou les travailleurs forcenés de la société de consommation n’étant pas tout à fait à même de produire le « corps social » des hommes. De tout temps les hommes ont opposé au corps maternel des femmes le corps social des hommes. Dans ce domaine la psychanalyse peut apporter sa contribution, son « rayon de lumière », pour reprendre la métaphore freudienne (Freud, 1912-13, 146). Gageons que la recherche psychanalytique ré-investisse la question du masculin avec la même acuité et la même ténacité que celles qu’elle a déployées pour le féminin et la féminité.

Lancement d’une coordination entre psychothérapeutes de formation psychanalytique s’occupant du traitement des enfants autistes

Le besoin s’en est ressenti dans le contexte actuel de récusation de la psychanalyse pour les psychothérapies en général, et plus encore pour celle des enfants autistes en recourant à des extrapolations à partir de recherches génétiques et neurophysiologiques, en elles-mêmes fort intéressantes et nécessaires pour l’avancée des connaissances, mais trop souvent utilisées pour refuser toute psychopathologie au profit d’une causalité neurologique. Un exemple récent en est l’expérience d’imagerie cérébrale faite par le Dr Monica Zilbovicius et autres chercheurs français et canadiens sur cinq adultes autistes (cet article de deux pages est disponible à Zilbo@ shfj. cea. fr) à partir de laquelle un communiqué de l’inserm (presse@ tolbiac. inserm. fr) s’empresse d’extrapoler des « stratégies de rééducation… spécifique des informations vocales et faciales », sans mentionner aucune autre prise en charge. La pratique montre qu’il est au contraire indispensable, pour donner les meilleures chances à un enfant autiste, d’associer « les approches psychothérapique et éducative [1] » complétées, suivant les besoins de l’enfant, par de l’orthophonie, psychomotricité, art-thérapie, etc.
Une première réunion des thérapeutes a permis d’échanger sur les difficultés augmentées par ce contexte : des familles sont troublées par cette regrettable polémique entre les praticiens de l’approche psychothérapique et plus généralement psychodynamique, et les déductions hâtives de certains représentants des sciences cognitives, neurophysiologiques et génétiques, alors que d’autres chercheurs de ces mêmes disciplines souhaitent au contraire une articulation avec les psychiatres et les psychanalystes, qui, eux-mêmes, ne doivent pas s’enfermer dans leurs propres disciplines.
Il devient par conséquent nécessaire de publier des résultats qui, pour davantage démontrer leur efficacité, doivent s’accompagner de l’usage de tests diagnostiques et évaluatifs déjà internationalement reconnus permettant les échanges interdisciplinaires et internationaux. Il serait utile d’y adjoindre un repérage, axé autour de la constitution du moi corporel [2], de la reprise du développement et de ses étapes, point de vue global sur la personnalité qui, jusqu’à présent, n’est pas pris en compte dans le courant cognitiviste.
Les intéressés peuvent se faire connaître par lettre, en indiquant notamment leur mode de prise en charge des sujets autistes, adressée à :
Mme D. Amy, 10 rue Carpeaux, 92400 Courbevoie
ou à Mme G. Haag, 18 rue Émile Duclaux, 75015 Paris.

Bibliographie

Bibliographie

  • André, J. 2000. « La séparation », dans Sexualité infantile et attachement, Presses Universitaires de France, Paris, 185-196.
  • Assoun, P.-L. 1989. « Fonction freudienne du père », dans Le père. Métaphore paternelle et fonctions du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, 25-49.
  • Balestrière, L. 1998. Freud et la question des origines, Bruxelles, De Boeck Université.
  • Freud, S. 1892. « Manuscrit A », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1973.
  • Freud, S. 1900. L’interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires de France, 1967.
  • Freud, S. 1908. « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, 14-27.
  • Freud, S. 1912-13. Totem et tabou, Paris, Payot, 1968.
  • Freud, S. 1915. Vue d’ensemble des névroses de transfert, Paris, Gallimard, 1986.
  • Freud, S. 1915. « Pulsions et destin des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, 11-44.
  • Freud, S. 1934-38. L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986.
  • Freud, S. 1938. Abrégé de psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1975.
  • Granoff, W. 1975. Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, Paris, Les éditions de minuit.
  • Lacan, J. 1959-60. Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.
  • Moscovici. 1991. Il est arrivé quelque chose, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
  • Rosolato, G. 1969. Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard.
  • Schneider, M. 1980. Freud et le plaisir, Paris, Denoël.
  • Schneider, M. 2000. Généalogie du masculin, Paris, Aubier.
  • Stein, C. 1968. « Le père mortel et le père immortel. Fragments d’un commentaire de “L’interprétation des rêves” », La psychanalyse, n° 5, 59-100.

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