1 Je voudrais mettre en exergue de ces quelques réflexions sur la formation analytique une petite note d’Alice Balint, une analyste trop tôt disparue, qui s’intéressait tout particulièrement à l’éducation des enfants. Elle a consacré de nombreux articles à expliquer ce qui lui paraissait recommandé pour favoriser le bon développement des enfants et ce qu’elle considérait comme nuisible à cet égard.
2 Puis elle a ajouté une notation très réconfortante pour les parents et les éducateurs en difficulté, en les rassurant sur le fait qu’il y a finalement très peu de choses qu’un enfant ne parvient pas à supporter et à surmonter, tant bien que mal. Je pense que cette remarque pourrait également servir à réconforter ceux qui se consacrent à la dure tâche de former de futurs analystes.
3 Les problèmes de la formation analytique ont toujours fait l’objet de discussions passionnées – mais rarement passionnantes – et ont été la cause de violentes controverses, voire de disputes et de scissions. Une des particularités de ces problèmes est qu’ils ont été pour une bonne part clairement identifiés, dès 1927 par Bernfeld, l’année suivante par Ferenczi et maintes fois depuis, notamment par Balint, Valabrega, et tout récemment encore par Kernberg ou Kuperman, sans qu’il ait jamais été possible d’y remédier. Cet étrange blocage est d’ailleurs une des questions dont j’aimerais que nous discutions ici : qu’est-ce qui fait qu’un problème repéré, dont les causes sont connues, s’avère néanmoins insoluble ?
4 Freud lui-même a relativement peu parlé de la formation analytique. Dans le tome I des Minutes de 1907, on lit : « Dans une analyse, s’il n’y a pas de souffrance, il n’y a pas de guérison ; d’où une difficulté rencontrée dans les analyses “didactiques”. » Un peu plus loin, il estime cependant que « la psychanalyse est enseignable ». En 1910, dans « Les perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique », il n’est question que d’autoanalyse, à poursuivre tout au long de la vie professionnelle. Cette même année, dans « À propos de la psychanalyse sauvage », il estime que « le manque de formation pratique au contact des analystes expérimentés nuit plus à la cause psychanalytique qu’au malade ». Enfin, en 1912, dans ses « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », il en arrive à penser qu’« analyser ses propres rêves ne suffit pas […] d’autant que tout un chacun n’y est pas apte. Une analyse préalable s’avère finalement indispensable ». Jugement qu’il confirme par la suite, en 1916-1917 dans Introduction à la psychanalyse : « On apprend la psychanalyse par l’auto-observation, mais surtout en se faisant analyser. » Dans l’ensemble, il en restera à ce principe unique. Cependant, la controverse autour de l’analyse par les non-médecins, survenant vers le milieu des années 1920, l’oblige à envisager une formation organisée, contrôlée et sanctionnée par une institution habilitée. Cependant, par penchant personnel, il se dit en faveur d’une politique de « laisser-faire ».
5 De fait, il semble que la formation des analystes soit devenue un problème à partir de la fondation de l’Association internationale de psychanalyse, de toute l’organisation bureaucratique qui s’en est suivie, et de l’ouverture du premier Institut de psychanalyse. Ferenczi, dans son article de 1910 où justement il préconise, à la demande de Freud, la fondation de l’ipa, en a évoqué tous les dangers. Comparant la structure d’une association à celle d’une famille, il a mis en garde – sans trop d’illusions – contre les dérives ou plutôt les conséquences quasi inévitables qui résultent de l’attribution d’un pouvoir à certaines catégories sur d’autres.
6 Autant que je sache, Ferenczi est le seul auteur qui ait commencé son article sur la formation en formulant la question de la façon suivante : « Comment étudier la psychanalyse ? », et non « comment l’enseigner ? » ou « comment former un psychanalyste ? ». Il parle d’« apprenti analyste » et non de « candidat ». En effet, le terme de « candidat » met l’accent sur l’admission dans un groupe ou à un examen, et non sur l’acquisition d’un savoir et d’un savoir-faire, d’une pratique. Ferenczi insiste sur la nécessité d’une analyse personnelle au cours de cet apprentissage : l’unique mesure qui n’a jamais été contestée dans aucun groupe analytique, tant elle est évidente. Elle est même tellement évidente qu’il est à peine nécessaire de la rendre obligatoire. Elle est simplement nécessaire. Qui aurait l’idée de rendre obligatoire de saisir un marteau par le manche pour enfoncer un clou ? En revanche, des tonnes de papier ont été gaspillées pour tenter de définir si elle doit, « obligatoirement », durer tant ou tant d’années, à raison de tant ou tant de séances hebdomadaires de telle ou telle durée, avec telle ou telle catégorie d’analystes.
7 Ailleurs, Ferenczi attribue à l’ipa la tâche de préserver, autant que faire se peut, la « pureté » de l’analyse et de « favoriser son développement ». L’ipa regroupe ceux qui partagent « les principes de base » de la psychanalyse. Ferenczi n’y inclut pas les modalités techniques et, pour sa part, il a expérimenté maints procédés techniques, quitte à les abandonner ou à les atténuer quand à l’usage ils s’avéraient erronés ou excessifs.
8 Michael Balint a consacré deux articles aux problèmes de la formation, l’un en 1947, l’autre en 1953. À cette date, la plupart des instituts avaient déjà élaboré des cursus de formation. Aussi commence-t-il par les examiner. Il critique notamment le dogmatisme qui préside à leur élaboration et compare son déroulement à un rite d’initiation. Je cite : « Toute cette atmosphère est fortement évocatrice des cérémonies primitives d’initiation. Chez les initiateurs – le comité de formation et les analystes didacticiens –, nous observons la discrétion concernant un savoir ésotérique, les exposés dogmatiques de nos exigences et l’emploi de techniques autoritaires. Chez les candidats, c’est-à-dire ceux qui vont être initiés, nous observons un empressement à accepter les fables exotériques, la soumission sans trop de protestations à la façon dogmatique et autoritaire dont ils sont traités et un comportement excessivement respectueux. »
9 Cette initiation, au lieu de développer un moi fort et critique, dit-il, cherche à créer un surmoi fort, qui dominera l’individu tout au long de sa vie. Situation aggravée encore par l’effort des différentes écoles de récupérer le plus possible de candidats fidèlement attachés aux principes de l’école en question.
10 Apparemment, beaucoup de responsables de la formation sont conscients de ces problèmes. Mais le sujet semble tellement passionnel que la plupart des changements proposés ont généralement porté sur des points de détail, voire simplement sur la terminologie, sans que le contenu soit effectivement modifié. Le seul changement notable que certaines associations ont eu l’audace d’introduire fut d’admettre que l’analyse didactique est une analyse comme une autre et que c’est par la suite seulement qu’elle va s’avérer ou non avoir eu un effet didactique ; par voie de conséquence, le candidat est libre de choisir son analyste dans n’importe quelle catégorie et dans n’importe quelle association. Bien sûr, le pouvoir d’admettre ou non un élève à l’enseignement de l’association en question continue à appartenir aux autorités adéquates de cette dernière, de sorte que la pression, levée en amont, reparaît en aval.
11 Or, la formation d’un analyste ne peut pas se faire sous la pression d’un pouvoir. En fait, je dirais même que l’idée de former un analyste est une sorte d’utopie. Je pense plutôt qu’il existe un certain nombre de personnes qui parviennent à se former pour devenir des analystes, malgré et contre tout. Aucun cursus préétabli ne peut rendre compte du cheminement dont tel ou tel individu a besoin pour acquérir les aptitudes nécessaires à en analyser d’autres, à l’exception de l’analyse personnelle qui permet d’acquérir – dans la plupart des cas – la souplesse psychique requise pour faire face à la tâche analytique.
12 Mais à l’exception de cette unique mesure, le cheminement de chaque élève-analyste est imprévisible. Pour ne signaler qu’une des différences, on peut faire remarquer que certains ont besoin d’un bagage théorique assez considérable pour oser affronter le travail avec un patient. C’est l’expérience qui leur apprendra ensuite à assouplir et à enrichir leurs grilles théoriques. D’autres sont incapables d’assimiler la moindre donnée théorique avant d’avoir une certaine expérience clinique, seule apte pour eux à donner un sens à la théorie.
13 Ces différences personnelles sont influencées aussi sans doute par les voies antérieurement suivies par les élèves-analystes, maintenant que la dispute stérile autour de l’analyse par les non-médecins semble définitivement réglée. Un médecin ou un psychologue sera probablement moins intimidé par le contact avec les patients qu’un professionnel qui n’a jamais travaillé dans un tel cadre et qui est sans doute plus disposé à chercher d’abord un support dans la théorie.
14 Depuis plusieurs décennies, les associations psychanalytiques n’ont cessé de chercher à résoudre cette quadrature du cercle qui consiste à concilier les structures hiérarchisées des associations avec la liberté nécessaire pour se former à la psychanalyse. Car, comme on sait, il est extrêmement difficile de résister à l’attrait du pouvoir, et une structure hiérarchisée implique toujours une série de pouvoirs superposés. Dès lors, une succession de sélections s’impose, pour parvenir aux différents échelons du pouvoir.
15 Il y a peut-être encore des associations où on sélectionne ceux qui seront admis à une analyse didactique. Dans d’autres, la sélection commence au moment de l’admission à l’enseignement. Puis vient la sélection pour être admis à pratiquer une analyse officiellement supervisée (car certaines supervisions demandées par l’élève à l’analyste de leur choix ne comptent pas comme analyses officiellement supervisées). Ensuite une nouvelle sélection va décider si le candidat sera admis ou non comme membre de l’association. Dans certaines associations, le processus s’arrête là. Dans d’autres, il y a encore une autre étape, l’admission à être membre titulaire. Les façons de désigner ces catégories varient selon les associations, mais le principe reste à peu de choses près le même.
16 Les critères selon lesquels s’effectuent ces diverses sélections sont extrêmement difficiles à définir, et autant que je sache ne l’ont jamais vraiment été. Le risque est grand de voir écartés les esprits originaux – je me demande si Ferenczi aurait réussi à se faire admettre dans nos associations actuelles – pour ne retenir que ceux qui suivent les voies familières aux sélectionneurs ou qui parviennent à masquer suffisamment leurs particularités pour ne choquer personne. Notons en passant que ces sélections peuvent aussi avoir un effet traumatisant en confrontant un postulant prié de se révéler le plus possible à des examinateurs qui, eux, ne révèlent rien de leurs impressions et se contentent de signifier leur verdict, sans aucune explication.
17 On pourra objecter à tout cela que critiquer est facile, mais proposer quelque chose de mieux est beaucoup plus difficile. C’est parfaitement vrai. Je vais donc donner ma propre vision des choses, certainement tout aussi critiquable que tout ce qui précède.
18 J’estime donc qu’il est très difficile de se former à l’analyse sous une pression quelle qu’elle soit, notamment celle qui découle de la nécessité de satisfaire ceux qui décident de votre destin professionnel. Je ne suis pas pour autant opposée à l’existence d’associations psychanalytiques, seules en mesure d’organiser cours, séminaires et rencontres professionnelles. Je pourrais donc imaginer qu’après l’analyse personnelle, qui va de soi, faite où l’on veut et avec qui l’on veut, les sociétés psychanalytiques proposent des cours et des séminaires que les apprentis-analystes suivent dans l’ordre et pendant la durée qui conviennent à chacun, et à partir du moment où ils se sentent prêts à le faire. Certains commenceront sans doute trop tôt, d’autres trop tard, mais qui saurait décider mieux qu’eux-mêmes quel est le bon moment ?
19 Tout apprenti-analyste sentira certainement le besoin de faire superviser ses premières analyses, ou les plus difficiles, ou plutôt celles qui, pour lui, le sont. Je ne vois pas la nécessité de fixer le nombre de ces supervisions, ni de décider à sa place à qui s’adresser, ni si elles doivent être individuelles ou collectives.
20 Il arrivera un moment où l’apprenti-analyste voudra faire partie d’une association. Et c’est à ce moment-là que les membres de l’association que le candidat aura choisie pourront décider s’il a, ou non, le profil qui leur convient. Sans doute certains esprits originaux auront du mal à se faire admettre et devront prendre le risque de travailler hors association, mais pas nécessairement sans contact avec les autres professionnels.
21 Parmi les nombreuses objections qu’on pourra faire à un tel cursus ultra-libéral, j’en reconnais moi-même une de taille. En effet, les associations sont censées garantir la qualité des professionnels formés par elles et être ainsi responsables de la sécurité des patients. Une telle sécurité serait extrêmement souhaitable. Cependant, pour ma part, je m’interroge sur l’efficacité de ce label de qualité garanti par les associations, compte tenu de tous les dysfonctionnements et fautes d’éthique dont chacun a pu avoir connaissance parmi les membres de toutes les associations, et à tous les niveaux de la hiérarchie.