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Article de revue

Correspondances à propos du tome III de la biographie de Freud par Jones

Pages 89 à 106

Notes

  • [1]
    Il s’agit de la visite de Ferenczi à Freud, en 1932, avant le congrès de Wiesbaden, où il lui a lu son article qui a paru plus tard sous le titre de « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ».
  • [2]
    Clara Thompson lui donne, par erreur, le prénom d’Alma.
  • [3]
    Jones fait ici une erreur de date. Les premières lettres de Ferenczi à Freud datent de 1908.
  • [4]
    Erich Fromm, La mission de Sigmund Freud, Bruxelles, Éditions Complexe, 1975.

1 Les allégations de Jones concernant l’état mental de Ferenczi au cours des dernières années de sa vie ont mis en émoi tous ceux qui ont bien connu Ferenczi, et notamment ceux qui ont assisté à ses derniers moments. Toute une correspondance croisée, centralisée essentiellement par Erich Fromm, rend compte de cette émotion. En voici quelques extraits, avec l’autorisation, pour les lettres d’Erich Fromm, du Dr Rainer Funk, exécuteur littéraire d’Erich Fromm. Qu’il en soit ici encore une fois remercié.

2 * * *

3 Izette de Forest à Erich Fromm

4 le 18 février 1957

5 Sky Farm, Marlborough, N.H.

6 Cher Erich,

7 Oui, en effet, Ferenczi m’a rapporté cette histoire [1], mais je ne pourrais pas jurer qu’elle est exacte. C’est ce dont je me souviens après vingt-six ans ! Et vous savez bien quels tours notre mémoire peut nous jouer ! Je sais qu’après que Ferenczi a informé Freud sur ses derniers développements techniques, celui-ci lui a tourné le dos, refusant sa main tendue et a quitté la pièce. Et Ferenczi en a eu le cœur brisé. J’ai écrit récemment à sa belle-fille, Elma Laurvik, pour lui demander si elle se souvenait de quelque chose que Ferenczi aurait dit à propos de cette dernière visite. Elle m’a répondu comme suit : « Je regrette de devoir dire que je ne me souviens pas de ce que Sándor nous a dit à propos de sa dernière visite à Freud. Il me semble me souvenir seulement qu’au cours des dernières années de la vie de Sándor, il y avait moins de tension en lui à l’égard de Freud. Désormais, il n’était plus aussi amer. Vous savez ce que je veux dire par là. En réalité, il n’a jamais été amer. Il s’est révolté contre le père, mais à la fin, il a analysé leur relation et cela l’a en quelque sorte apaisé. Je suis désolée de ne pas pouvoir pas vous aider à cet égard. »

8 Plusieurs épisodes à propos de Freud sont susceptibles de vous intéresser. En 1929, les Freud, Dorothy Burlingham et ses enfants, ont loué deux charmantes maisons à Berchtesgaden pour l’été. Nous y sommes allés tous les quatre pour plusieurs semaines, habitant au village. C’était la saison des foins, et Anna Freud, Dorothy, moi-même et les six enfants, nous avons passé des journées entières dans les champs pour faire les foins. Le professeur était enchanté, et tard le matin et les après-midi, il descendait toujours dans les champs pour nous regarder, bavarder avec nous et plaisanter avec le fermier qui conduisait la charrette à foins. Taber est tombé d’un arbre et dut rester à la maison pendant plusieurs jours. Chaque après-midi, le professeur Freud venait le voir et lui apportait des petits cadeaux ; il bavardait un peu avec lui et se montrait authentiquement gentil et sympathique. Judy a passé un an et demi avec les Burlingham à la Berggasse, dans l’appartement qui se trouvait juste au-dessous de celui des Freud. Les deux familles formaient comme une grande famille. Judy dit qu’elle et les enfants Burlingham étaient très intimidés par le professeur ; quand il entrait dans la pièce, ils arrêtaient de faire ce qu’ils étaient en train de faire pour se tenir là, intimidés et silencieux. Le Grand Homme !

9 Quand Judy dut rentrer en Amérique, Alfred s’est arrangé pour aller la chercher. Il était dévoué à Dorothy B. et se réjouissait de lui rendre visite, et aussi d’y aller seul chercher sa fille. J’étais occupée avec des patients et je n’avais pas l’intention d’y aller moi-même, alors cet arrangement me convenait parfaitement. Soudain, j’ai reçu un télégramme d’Anna Freud, au courant de ces projets, disant : « Mon père dit que vous devriez venir chercher Judy. » Ce que j’ai fait, bien sûr, à la déception d’Alfred et malgré la gêne que cela m’a causée ! Je n’ai jamais découvert ce qui était derrière ce télégramme, sauf qu’Anna Freud m’a sévèrement réprimandée, comme elle n’aurait jamais osé réprimander Alfred, pour être une mère peu satisfaisante pour Judy. Mais c’est là un bon exemple de l’autorité de Freud.

10 Votre idée concernant la dépendance de Freud à l’égard des figures maternelles me paraît juste. Il est certain que beaucoup de ses patients, plus généralement ses patientes, s’étaient dévoués pour lui, restaient à Vienne, lui rendaient des services, lui permettaient d’utiliser leur voiture et lui vouaient une sorte d’adoration, comme la princesse Bonaparte. Ce petit cercle était si fier de son dévouement envers Freud. Je serais ravie de lire l’analyse que vous faites de Freud. Et j’espère retourner à New York City pour vous voir ainsi qu’Annie. Il faudrait que ce soit tout de suite après votre arrivée, sinon ce sera impossible, car je dois être ici quand les poneys mettront bas !

11 Bien des tendresses d’Izette

12 [Ajouté à la main] : Madame la prof. était une personne aimable, s’affirmant peu, très féminine à mon avis. Le foyer F. était dirigé par sa sœur, tante Minna, femme autoritaire, plutôt masculine. (Tous droits réservés).

13 * * *

14 Izette de Forest à Erich Fromm

15 Le 22 octobre 1957

16 Sky Farm, Marlborough, New Hampshire.

17 Cher Erich,

18 Vous et Annie nous avez fait un grand plaisir en venant à Longfellow House, et j’espère que vous y reviendrez. Faites-moi savoir quand vous viendrez de nouveau à Boston ou à Cambridge. Et pourquoi ne pas me rendre visite ici ?

19 Votre satisfaction quant à la NH University m’a fait grand plaisir. Je suis sûre que vous avez raison et que sa faculté et ses étudiants sont plus humains et plus intelligents que ceux que vous avez contactés au MIT. Ceux de Harvard et du MIT sont souvent trop intellectuels et ne s’expriment pas du plus profond d’eux-mêmes, comme de simples humains.

20 Ci-joint, deux comptes rendus concernant le dernier volume de Jones et j’aimerais bien que vous aussi fassiez paraître un article ou une critique à propos de ce volume. Si Freud considérait que Rank et Ferenczi étaient « psychotiques » (comme Jones le prétend) pourquoi lui, le psychiatre n° 1, ne les a-t-il pas traités, comme il a traité ses patients psychotiques – nous l’espérons – avec gentillesse, compréhension et patience ? Pourquoi a-t-il tourné le dos au Ferenczi, le « fou », et pourquoi a-t-il refusé de serrer la main de l’homme qu’il appelait toujours son fils ? Parce qu’il était fou ?

21 Il y a quelque chose de tordu et d’absurde dans le compte rendu de Jones concernant l’attitude de Freud. Jones donne l’impression de faire un diagnostic de Ferenczi et de Rank, tout en excusant la manière dont Freud les a traités. Mais il n’y a pas d’excuse à ce que Freud, le grand psychanalyste, ait repoussé ceux qui avaient été ses « chers fils » parce qu’ils étaient fous. Ça sonne très faux, et je me demande combien de personnes vont s’en apercevoir.

22 Ceux qui ont connu Rank pendant ses dernières années ne le considèrent pas comme fou, et il est certain que ceux qui ont bien connu Ferenczi pendant ses dernières années ne le considèrent pas non plus comme fou. Il doit s’agir d’un problème personnel de Jones. Peut-être la jalousie ? Ou la peur que leur modèle de traitement l’emporte réellement sur celui de Freud ?

23 Vous êtes en mesure de pointer cet argument fallacieux chez Jones de façon intelligente et sage, et j’espère que vous le ferez. Ou bien Freud, en traitant de cette façon cruelle et autoritaire des hommes qu’il considérait comme fous, n’était pas un psychiatre n° l ; ou bien, s’il était un psychiatre exceptionnel et s’il les traitait ainsi, il est évident qu’il les considérait non pas comme « fous » mais comme des dissidents ; et il les traitait avec colère à cause de leur dissidence. Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne ? La réponse de Jones lui appartient !

24 L’histoire de Ferenczi s’offrant à analyser Freud alors que celui-ci souffrait d’un cancer et d’une angine de poitrine est vraie, je crois, car il me semble me rappeler que Ferenczi me l’a racontée. Cela s’est peut-être passé pendant cette dernière et cruelle entrevue. Une autre raison pour la colère de Freud ?

25 Bien affectueusement.

26 Izette

27 (Tous droits réservés)

28 * * *

29 Erich Fromm à Norman Cousins,

30 Le 29 octobre 1957

31 Saturday Review

32 25 West 45th Street,

33 New York,

34 N.Y.

35 Cher Norman,

36 Je viens de terminer la lecture du IIIe volume de Freud par le docteur Jones et je suis choqué par sa vision. Suivant une méthode véritablement stalinienne, il déclare que les deux élèves de Freud, Rank et Ferenczi (le premier s’est détourné de Freud après avoir été son élève le plus fidèle pendant bien des années ; le second ne s’en est jamais détourné, mais a proposé quelques changements dans la thérapie) étaient des malades mentaux au moment de leur défection. Aucune preuve n’est présentée pour cette assertion. De nombreuses personnes sont encore vivantes parmi celles qui ont connu Rank et Ferenczi à l’époque, et qui peuvent témoigner qu’aucun indice de maladie mentale n’a été observé chez eux. Tout cela se ramène à l’assassinat du caractère de ceux qui ont montré des traces de désobéissance et d’insubordination ; en langage psychiatrique, on les appelle malades mentaux, tandis que les staliniens appellent les gens de cette sorte espions et traîtres.

37 J’ai le sentiment que cela montre de quelle manière la psychanalyse est devenue une organisation totalitaire fortement retranchée, et je trouve tout à fait lamentable que, dans les quelques comptes rendus sur le livre de Jones, rien de tout cela ne soit mentionné. J’éprouve un vif sentiment d’obligation à écrire un article (le titre provisoire pourrait en être : « La ligne du parti dans l’historiographie psychanalytique » ou bien : « Dr Jones réécrit l’histoire »), dans lequel je discuterais cette question en rapport avec l’esprit général du développement de la psychanalyse en tant qu’organisation de croisade avec une mentalité de plus en plus totalitaire.

38 Je vous écris cela parce que je me suis demandé si vous seriez favorable à la publication d’un tel article dans le Saturday Review. Je vous prie de me faire savoir quand l’article devrait vous parvenir et si vous le souhaitez effectivement.

39 Je voulais vous écrire de toute façon pour une autre raison. Depuis notre rencontre concernant les essais atomiques, je me suis demandé s’il y avait quelque chose de plus à faire que ce que nous faisions. Les derniers événements ne font que confirmer que M. Dulles joue avec l’avenir des États-Unis et du reste de l’humanité ; qu’il n’existe aucun contrôle, ni critique, ni même aucune proposition constructive.

40 Je me suis demandé s’il serait possible de former un comité de trente ou quarante personnes, composé de gens provenant de différents domaines, qui se distingueraient essentiellement par leur santé mentale, leur réalisme et leur capacité à s’impliquer. Il faudrait aussi qu’ils excellent dans leur domaine. Ils ne devraient pas être et il ne faudrait pas qu’ils soient d’une même opinion politique ; toutefois, les communistes et les réactionnaires émotionnels devraient en être exclus. Ce comité devrait se rencontrer, disons, tous les trois mois et avec un préavis d’un jour dans les situations d’urgence. Il faudrait y discuter tous les problèmes essentiels de politique étrangère et s’efforcer de faire des propositions constructives et des observations critiques (je pense par exemple à des études sur la situation pétrolière et à certains types de sondages d’opinion, etc.).

41 Le but de ce comité devrait être de discuter des vrais problèmes, dans un esprit sain, de communiquer ses conclusions aux personnages dirigeants de notre politique étrangère, et en même temps d’alerter l’opinion publique par la publicité dans les journaux.

42 Je ne suis pas très optimiste quant aux résultats obtenus par un tel comité, mais je crois qu’on devrait tout essayer pour éviter une catastrophe. Considérant le peu de temps dont nous disposons, je pourrais imaginer qu’un tel comité, s’il est composé des gens corrects et parfaitement conscients de leurs responsabilités, pourrait être une des mesures pour nous venir en aide. (Si les membres ont des noms suffisamment valorisés par les médias, je présume que ses délibérations et ses conclusions obtiendraient une large couverture médiatique.) Comme personnalités à contacter, j’ai pensé à des gens comme vous-même, et à d’autres ayant des opinions plus conservatrices que je ne mentionne pas car ma connaissance de telles personnalités est insuffisante.

43 Je serais très heureux de connaître votre première réaction à cette idée.

44 Erich Fromm

45 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

46 * * *

47 Erich Fromm à Izette de Forest

48 Le 31 octobre 1957

49 Chère Izette,

50 Un grand merci pour votre lettre et pour les comptes rendus. J’accueille avec joie votre proposition d’écrire un article sur la biographie de Jones. J’ai eu la même idée et j’ai demandé au Saturday Review s’il voulait bien le publier. Je pense que l’argument que vous présentez est bien développé et devrait être mentionné.

51 Mais je crois aussi que le point essentiel, c’est cette réécriture typiquement stalinienne de l’histoire : les staliniens assassinent la réputation de leurs opposants en les qualifiant d’espions et de traîtres. Les freudiens le font en les appelant malades mentaux. Je crois que même Freud n’aurait pas approuvé ce traitement vicieux et – notons en passant – Jones ne semble pas être conscient du mauvais service qu’il rend à la psychanalyse. Il donne du comité une image selon laquelle deux de ses membres, ceux en qui Freud avait le plus de confiance, sont devenus fous. En ce qui concerne le Dr Sachs, il dit que selon Freud, il n’aurait jamais dû en faire partie. Quant à Eitingon, il dit qu’il n’était pas très intelligent. Restent Abraham et Jones qui, selon le témoignage de Jones lui-même, étaient constamment engagés dans des disputes parfaitement mesquines avec tous les autres membres. Un superbe tableau du groupe de ceux qui prétendent représenter la santé mentale résultant de la psychanalyse !

52 Je présume que si Ferenczi avait été au courant de cette attaque de Jones, il ne vous aurait pas demandé de ne jamais révéler ce qu’il vous avait dit, mais bien entendu, vous en êtes meilleur juge que moi. En tous cas, cela serait d’une grande utilité pour l’article que j’écris si vous notiez tout ce que vous savez sur Ferenczi, sur ses dernières années, ainsi que les noms des personnes qui l’ont connu. Jones ne donne aucune preuve concernant ses dires quant à la maladie mentale de Ferenczi, et sur le fait qu’il serait mort « dans un état maniaque et homicide ». Il serait évidemment très important de mentionner les témoignages des personnes qui l’ont connu et qui pourraient prouver qu’il n’en était rien.

53 Je crois que c’est un véritable devoir de contrer cette attaque vicieuse. Il en est de même en ce qui concerne Rank, et je me demande si vous savez quelque chose de lui ou des personnes qui l’ont connu dans les années qui suivent sa défection, et jusqu’à sa mort. Étant donné que je veux écrire un article dès que possible, je vous serais reconnaissant si vous m’écriviez rapidement. Je vais aussi écrire à Clara à ce même sujet.

54 J’ai été obligé d’interrompre ma tournée de conférences parce je souffrais d’un diverticule douloureux. De plus, j’ai dû subir une petite intervention pour un polype. Ajouté à cela, ma mère a fait une dépression et nous l’avons ramenée ici. Entre-temps, je récupère lentement et je commence à travailler tout doucement.

55 Nous pensons encore avec grand plaisir à Longfellow House et au petit déjeuner pris ensemble. Recommençons dès que nous serons de nouveau aux États-Unis.

56 Sentiments affectueux d’Annis et de moi-même.

57 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebigen).

58 * * *

59 Clara Thompson à Erich Fromm

60 5 novembre 1957

61 Cher Erich,

62 Je me réjouis de ce que vous ayez trouvé quelque chose à faire à propos d’Ernest Jones. Izette et moi nous en avions discuté. J’ai pensé écrire à Jones, mais il m’a déjà étiquetée comme étant une personne fourvoyée. Je crois que votre méthode est meilleure – présentez-en le résultat au monde – mais qui le publiera ? Peut-être avez-vous quelques idées à ce sujet.

63 Hier soir, j’ai parlé à Elma [2] Laurvik et à sa sœur, Mme Ferenczi. Ce sont les belles-filles de Ferenczi et la plus jeune a épousé le frère cadet de celui-ci. En tout cas, elles habitent maintenant toutes deux à New York. Leur adresse est 825 West 187th Street, New York, Appartement 4 A. Elles n’ont pas vu le livre mais ont lu le compte rendu dans le Times, et elles voulaient écrire à l’auteur et l’accuser de falsification. Je leur ai assuré qu’il n’a fait que citer le livre. Ce qui est important, c’est qu’elles étaient toutes les deux auprès de Ferenczi durant sa dernière maladie. Elles l’ont vu tous les jours. Je suis sûre qu’Elma serait très contente de vous donner toutes les informations sur la dernière année de sa vie.

64 Une autre personne présente presque jusqu’à la fin était le Dr Alice Lowell, qui habite maintenant à Boston. Son adresse est : […] selon l’Annuaire des médecins. Elle avait quitté Budapest en février et Ferenczi était mort à la fin mai.

65 Michael Balint pourrait également vous dire un certain nombre de choses, mais je doute qu’il veuille s’engager contre Jones car il avait refusé de donner son accord pour mon introduction au tome III des œuvres de Ferenczi avant que Jones n’ait dit OK. En d’autres termes, c’est un opportuniste.

66 La seule autre personne que je connaisse qui soit encore en vie et qui était là à l’époque de la mort de Ferenczi est Teddy, mais vous n’obtiendrez aucune information de lui.

67 Voici mes souvenirs de cette dernière année. Au printemps de l’année précédente, il a commencé à me parler de ses difficultés avec Freud. Il travaillait sur son article pour le Congrès de Wiesbaden, l’article sur la « Confusion de langue ». Il avait beaucoup de mal à l’écrire parce qu’il craignait que Freud ne l’approuve pas. Je n’ai rien remarqué d’inhabituel chez lui ce printemps et cet été-là. Il était très inquiet au sujet de Hitler (c’était en 1932). Il disait vouloir trouver une île pour y fuir. Compte tenu de ce qui s’est passé, son appréhension n’était ni excessive ni anormale. Je sais qu’il envoyait des devises étrangères en Suisse, ce qui n’est certainement pas l’acte d’un fou.

68 En route pour le congrès de Wiesbaden, en septembre 1932, il s’est arrêté à Vienne pour voir Freud. Il semble qu’ils ont eu là un moment difficile. Lorsqu’il est monté dans le train, cette nuit-là, il m’a dit que c’était terrible, que Freud a dit qu’il pouvait prononcer sa conférence à Wiesbaden, mais que jamais il ne devrait la publier. Il voulait que Ferenczi le promette, ce que je ne crois pas qu’il ait fait.

69 Pendant tout ce temps, personne de ma connaissance ne savait qu’il était malade, bien que j’aie appris par la suite qu’il souffrait de vertiges qu’il attribuait à l’angoisse. Il était très secoué par l’entretien avec Freud. Quand il a prononcé la conférence, il était pâle comme la mort. J’ai remarqué, assis sur l’estrade, à quel point il était plus pâle que les autres. Je l’ai remarqué sans le rattacher à quoi que ce soit.

70 Puis Ferenczi est parti pour un mois de vacances. J’ai appris qu’il est tombé à la gare à Paris et qu’il a été conduit à l’hôpital. (Peut-être Marie Bonaparte pourrait vous en dire quelque chose.) En tout cas, ils ont trouvé que ses globules rouges étaient à 50 % au-dessous de la normale et qu’il était atteint d’anémie pernicieuse, une maladie rare à son âge, à 59 ans (habituellement, c’est une maladie de gens plus jeunes). Il semble qu’il souffrait d’une néphrite depuis longtemps, ce qui a empêché le traitement habituel au foie, et je ne sais pas ce qu’on lui a donné. En tout cas, il a repris sa pratique le 1er novembre et l’a poursuivie jusqu’en avril. En février, il a eu le courage de renvoyer une patiente qui le tyrannisait depuis des années : Elisabeth Severn (elle exerce maintenant ici à New York, et pourrait vous fournir un compte rendu croustillant des derniers jours qu’elle a passés avec lui. C’est une des personnes les plus destructives que je connaisse, et il n’y a pas de doute que Ferenczi avait peur d’elle). Mais sa réaction ne me paraît pas psychotique.

71 En mars, il a commencé à baisser. Il montrait des signes de dégénérescence de la moelle épinière. Cela s’appelle sclérose multiple et accompagne parfois l’anémie pernicieuse. Il avait des difficultés à marcher et il est tombé une fois sans raison apparente. Il en était inquiet et il craignait d’être atteint de paralysie générale (détérioration du cerveau par suite de syphilis). J’ignore s’il a jamais eu la syphilis. En tout cas, il m’a demandé un jour d’examiner sa réaction oculaire à la lumière (un des examens pour déceler une paralysie générale). Il a dit qu’il savait que je ne lui mentirais pas, mais qu’il n’était pas sûr que son médecin ne lui mentait pas. Je l’ai examiné, tremblant d’inquiétude : grâce à Dieu, ses yeux réagissaient bien à la lumière, alors je n’ai pas été obligé de lui mentir. Cela a dû se passer en avril.

72 Un jour, il s’est endormi pendant que je lui parlais. On sait que cela arrive à des analystes en parfaite santé. Un jour, il a mis un disque, une chanson qu’il aimait, et il s’est mis à pleurer. Il est évident qu’à ce moment-là, nous ne faisions plus de psychanalyse. Ce qui m’a fait reconnaître à quel point il était malade, c’est qu’un matin, il a oublié que j’étais là à attendre ma séance. La bonne l’a prévenu et quand il est venu, il ne s’est pas excusé et ne paraissait pas s’en soucier ; alors que, comme vous le savez, il réagissait généralement avec beaucoup d’humanité, il n’a jamais été un analyste rigide.

73 Je crois qu’il s’est alité à peu près à cette époque et il a encore vécu trois semaines. Je lui rendais visite régulièrement, et nous parlions, naturellement pas de sujets profonds ou dérangeants, bien qu’il ait essayé de me préparer à la réalité du fait qu’il était mourant. C’était moi qui refusais d’y faire face. Il parlait de ce que je devrais faire en Amérique, et la dernière fois que je l’ai vu, il n’arrêtait pas de dire « adieu », je n’arrêtais pas de dire « je reviendrai demain », et le lendemain il était mort. La seule fois où j’ai eu l’impression de ne pas avoir en face de moi l’homme que j’aimais et en qui j’avais confiance, c’était le matin où il m’avait oublié. Ce jour-là, son visage était écarlate, en contraste avec la pâleur mortelle habituelle. Je me rappelle avoir dit : vous deviez être assis au soleil et il a dit non ; alors j’ai su que quelque chose allait très mal. Ce que je crois, c’est que les deux derniers mois de sa vie, il souffrait d’une détérioration mentale d’origine organique. Il présentait notamment des troubles et des pertes de mémoire caractéristiques des maladies du cerveau, mais je crois que c’était minime et faisait partie du tableau létal. Essayer de faire valoir ce diagnostic pour les années précédentes et expliquer ainsi la manière de penser de Ferenczi est pour le moins criminel. Je pense que c’était un homme perturbé, que certaines de ses techniques pourraient être critiquées, mais je ne crois pas qu’elles soient la preuve d’une psychose, et je doute que même Elizabeth Severn veuille accepter cette explication. Il n’a certainement jamais été ni maniaque ni homicide. Qualifier de paranoïde sa croyance que Freud le traitait mal équivaut manifestement à nier les faits.

74 Quant à Rank, la seule personne que je connaisse qui ait travaillé avec lui est Harry Bone. Je sais qu’il critique les méthodes de Rank, mais je ne l’ai jamais entendu exprimer quelque suspicion que ce soit quant à une éventuelle psychose, ni soupçon de psychose.

75 Je suis contente de savoir que vous avez eu votre opération et que vous allez mieux. Je crois qu’il existe des transcriptions des trois conférences. Quelqu’un circulait là avec un microphone. Probablement Ed ou Maury Green pourront vous renseigner. J’ai écrit mon article sur les tensions émotionnelles dans les instituts, que je présenterai en décembre. Je vous enverrai une copie. J’espère que vous aurez le temps de travailler avec Herschel Alt ce printemps. C’est le mari d’Edith Seltzer et le président des […] juif des […]. Il a eu pas mal d’années d’analyse avec Wittels. Je crois que votre capacité d’évaluation rapide de la personnalité lui serait très utile actuellement. Il a dit qu’il vous écrirait cette semaine.

76 Affectueusement à vous et à Annis.

77 Clara Thompson

78 (Tous droits réservés).

79 * * *

80 Izette de Forest à Erich Fromm

81 le 6 novembre 1957

82 Complément à ma lettre.

83 Notes sur ma collaboration avec Sándor Ferenczi : 1925-1933

84 En 1925-1926, Sándor Ferenczi a commencé à modifier sa technique psychanalytique, passant de la technique freudienne à une technique de sa propre invention. J’étais en analyse avec lui à cette époque, après avoir eu d’abord l’expérience d’une analyse freudienne, puis du développement de la méthode personnelle de Ferenczi. Le changement allait dans le sens de mes désirs, car la méthode freudienne semblait froide et mystérieuse. À mesure que Ferenczi évoluait vers un mode d’approche plus humain, plus sympathique et moins mystérieux, ma compréhension de moi-même s’approfondissait. En même temps, j’ai bénéficié du fait que Ferenczi se préoccupait personnellement de moi, me reconnaissait comme être humain souffrant et ne me considérait pas comme un objet, comme une chose. J’ai fait la connaissance de sa charmante femme, et plus tard, je suis devenue son amie dévouée. Le Dr William Inman de Portsmouth, Angleterre, était également en analyse avec Ferenczi à l’époque.

85 Quand les Ferenczi sont venus à New York, à l’automne 1926, et que Ferenczi a donné des conférences à la New School, j’ai continué mon analyse avec lui et j’étais aussi « contrôlée » par lui dans mon travail avec les patients. Les Ferenczi ont passé la plupart de leurs week-ends avec moi et ma famille dans le Connecticut. Nous étions tous en très bons termes. Mon mari et mes enfants aimaient beaucoup le Dr Ferenczi. Nous avons un film très amusant et délicieux de nous tous, tourné dans le jardin de là-bas. Dans son cœur, Ferenczi était resté un enfant et il en est devenu un avec mes enfants. Il avait aussi une grande capacité d’humour et d’imagination, ce qui l’a rendu cher à mon mari, une personne très inventive. Ce fut un triste jour pour nous tous lorsqu’en mai 1927, le Dr et madame Ferenczi ont rembarqué pour l’Europe. Ils ont promis de revenir un jour.

86 En 1929, moi et ma famille sommes retournés en Europe pour passer la plupart de l’été avec les Ferenczi à Saint-Moritz et à Baden-Baden, où les Ferenczi séjournaient habituellement pendant un mois de l’été avec M. et Mme Groddeck. J’ai continué mon analyse et mon travail de contrôle avec Ferenczi pendant deux mois. Il a poursuivi sa voie vers l’abandon de la technique freudienne, devenant de plus en plus soucieux d’adopter une attitude bienveillante, aimante de l’analyste à l’égard du patient. Il se sentait récompensé par ses succès, en particulier avec des patients très atteints qui répondaient remarquablement bien à ce traitement plus personnalisé. Le Dr John Rickman, qui devint plus tard le rédacteur en chef de l’International Journal of Psychoanalysis et qui publia le numéro sur Ferenczi, était en analyse avec Ferenczi à cette époque, en 1929, tout comme le Dr Clara Thompson.

87 Le Congrès international d’Oxford, Angleterre, a eu lieu entre son mois passé à Saint-Moritz et celui de Baden-Baden, au cours de ce même été. Il m’a dit qu’ayant pris des distances avec [la technique] de Freud, il se sentait incapable […] d’accepter la présidence de Association internationale de psychanalyse. Et cela s’est donc passé ainsi, car il a cédé la place à Eitingon qui a donc été élu comme président. Selon Jones, Freud avait insisté pour que Ferenczi accepte cet honneur. S’il avait considéré que Ferenczi était mentalement malade à cette époque, trois années après le début de sa prise de distance avec [la technique de] Freud, celui-ci n’aurait sûrement pas insisté pour qu’il accepte la présidence.

88 Ma famille a eu des moments très heureux avec Ferenczi à Saint-Moritz et à Baden-Baden, enchantée par son caractère aimable et amusant.

89 En 1930, je suis retournée à Budapest et j’ai passé deux semaines avec les Ferenczi. Le Dr Ferenczi était plein d’enthousiasme pour sa nouvelle méthode de psychanalyse. Il avait l’impression de parvenir jusqu’au noyau de la névrose du fait de manifester son amour et sa tendresse pour ses patients. Il parlait librement de ses succès ajoutant que, plus tard, après avoir approfondi sa recherche, il écrirait quelque chose à ce sujet. Il semblait physiquement bien portant et d’excellente d’humeur.

90 En 1931, j’ai passé de nouveau deux semaines à Budapest. Ferenczi était toujours passionné par sa capacité à apprendre le langage de l’inconscient de ses patients et par la certitude que l’amitié pour les patients, le souci de leur parler dans leur propre langage, représentaient le principal talent de l’analyste. C’est vers cette époque qu’il m’a raconté avec grande tristesse sa dernière visite à Freud. Lorsqu’il a tenté d’expliquer à Freud sa nouvelle compréhension de ses patients névrosés et sa nouvelle technique thérapeutique, Freud lui a tourné le dos et a refusé de serrer la main de son « fils » auparavant tant aimé. Je sentais que Ferenczi avait le cœur brisé. Il semblait bien portant, mais très blessé et triste. Et il était résolu à poursuivre sa recherche.

91 Durant toutes nos rencontres, nous avions la certitude, moi et ma famille, qu’il était en bonne santé mentale et émotionnelle. C’était un homme charmant, plein d’humour, sage et profondément aimant ; il avait une délicieuse imagination créative, un esprit brillant avec une détermination inflexible dans sa recherche de la compréhension et des soins à donner à la personnalité névrosée.

92 (Tous droits réservés).

93 * * *

94 Erich Fromm à Norman Cousins (rédacteur en chef de The Saturday Review)

95 le 12 novembre 1957

96 Cher Norman,

97 Merci de votre lettre du 31 octobre.

98 En ce moment, mon intérêt est tellement focalisé sur d’autres choses que je n’ai pas envie de m’engager dans un débat avec Ashley Montagu.

99 J’attends votre réponse à ma dernière lettre dans laquelle je vous ai demandé si vous souhaitiez publier un article concernant la réécriture de l’histoire par le Dr Jones. Il est possible que j’aie oublié de mentionner dans ma lettre que cet article ne doit pas être une note de lecture mais plutôt un travail qui aborde la question de cette réécriture de l’histoire en tant qu’expression de la structure du soi-disant « mouvement psychanalytique », lequel, en réalité, est bien plus qu’il ne se proclame être, à savoir une théorie et une thérapie. La psychanalyse telle que Freud l’a conçue était en réalité une religion laïque au sens rationaliste, la domination de l’affect par l’intellect, et seul cet objectif quasiment religieux ou politique explique le caractère hiérarchisé du mouvement, lequel, à son tour, est responsable de ces attaques contre les déviationnistes, dont celle de Jones est un exemple.

100 J’espère avoir bientôt votre réponse sur cette question ainsi que sur les autres questions que j’ai soulevées. Avec mes meilleures considérations.

101 Cordialement,

102 Erich Fromm

103 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

104 * * *

105 Erich Fromm à Michael Balint

106 12 novembre 1957

107 Cher Monsieur Balint,

108 Je suis certain que vous avez lu dans le dernier livre de Jones sur Freud l’assertion selon laquelle le docteur Ferenczi, vers la fin de sa vie, aurait souffert de délire et d’explosions paranoïdes et homicides (page 178).

109 D’après ce que j’ai entendu par les personnes qui ont connu Ferenczi à l’époque, cela ne correspond pas à la vérité.

110 Je projette d’écrire un article dans lequel je critique la tentative de Jones de décrire le départ, tant de Rank que de Ferenczi, comme le corollaire d’une psychose ; ce serait naturellement très précieux pour moi si je pouvais disposer des témoignages de personnes qui ont bien connu Ferenczi pendant ses dernières années et qui seraient prêtes à donner des informations concernant leurs impressions.

111 Si vous êtes disposé à me donner ces informations, je vous saurais gré de le faire le plus rapidement possible selon votre convenance, et aussi de me signaler si vous m’autorisez à vous citer, ou alors simplement mentionner l’essentiel de vos propos sans citer votre nom ; ou bien si vous souhaitez que je ne me serve pas de ce que vous m’écrivez, sinon pour mon propre usage.

112 Bien à vous.

113 Erich Fromm

114 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

115 * * *

116 Erich Fromm à Alice Lowell

117 12 novembre 1957

118 Cher Dr Lowell,

119 Vous avez probablement lu dans le dernier livre de Jones sur Freud l’assertion selon laquelle Ferenczi présentait ce qu’il appelle « un délire concernant l’hostilité supposée de Freud », et que, vers la fin, il avait « de violentes explosions paranoïdes et même homicides ».

120 Il me semble qu’il s’agit d’une sorte d’assassinat de caractère, d’ordre psychiatrique (selon le livre de Jones, Rank est également supposé être devenu malade mental quand il a abandonné Freud). J’ai le sentiment qu’il faut impérativement répondre à cette nouvelle interprétation de l’histoire, à la fois dans l’intérêt de la vérité et pour la mémoire de Ferenczi.

121 Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me noter vos souvenirs sur Ferenczi durant la dernière année de sa vie, en particulier pour ce qui concerne sa relation à Freud.

122 Si cela vous est possible, je vous prie d’indiquer si vous me permettez de vous citer, ou alors paraphraser vos remarques de façon anonyme, ou bien ne pas les utiliser du tout. Comme quelque chose doit être écrit rapidement, je vous remercie de me répondre aussi rapidement qu’il vous sera possible.

123 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

124 * * *

125 Ernest Jones au Dr Alexander Magoun

126 28 novembre 1957

127 Cher Monsieur Magoun,

128 Je crois que c’est complètement absurde de dire que j’ai attaqué Ferenczi, pour la seule raison que certaines personnes ne supportent pas d’entendre la vérité. Il en est de même, bien sûr, en ce qui concerne Freud, Rank, etc.

129 Je suis en possession de toutes les lettres que Ferenczi a écrites à Freud, de 1907 [3] jusqu’à la fin. Leur lecture est très douloureuse car elles révèlent une personnalité complètement déséquilibrée et en souffrance, celle d’une personne que, pour ce qui me concerne, j’ai toujours aimée. Mais l’évidence de la détérioration croissante saute aux yeux. Jusqu’à la fin, Freud voulait qu’il devienne président de l’Association internationale, bien qu’il lui ait conseillé de ne pas donner lecture de la conférence qu’il a écrite pour le dernier congrès, car elle nuirait à sa réputation. Le président du congrès a refusé d’accepter ce texte, très nettement celui d’un psychopathe, et c’est seulement sur mon intervention qu’il a finalement été accepté.

130 Naturellement, si qui que ce soit m’attaque publiquement, je serais forcé de produire les preuves que j’ai soigneusement supprimées dans l’intérêt propre de Ferenczi.

131 Sincèrement vôtre,

132 Ernest Jones

133 * * *

134 Izette de Forest à Erich Fromm

135 3 décembre 1957

136 Cher Erich,

137 Apparemment, je vous écris tous les jours, mais vous ne me répondez pas. Je pensais à la lettre de Jones à Alexandre Magoun que je vous ai envoyée hier. Je crois que nous avons là un Jones aux abois, ne pensez-vous pas ? Sa menace à la fin de la lettre par exemple. Quelle preuve a-t-il, sauf les lettres de Ferenczi à Freud ? Où est la preuve de ses « impulsions homicides » ? Toute cette lettre, où il se défend face à un parfait inconnu, semble exprimer la peur ! Et la première phrase est écrite avec une syntaxe si mauvaise qu’il faut deviner ce qu’il veut dire.

138 Pour en citer un parmi tous les points faibles dans l’histoire de Jones, on se demande pourquoi Freud, qui cherchait à empêcher Ferenczi de prononcer sa dernière conférence à Wiesbaden, persistait à vouloir lui faire accepter la présidence de l’Association internationale ? Pourquoi Freud voudrait-il qu’un homme souffrant de « « détérioration mentale » devienne président ? Et pourquoi Jones, s’il avait tant aimé Ferenczi, est-il intervenu pour que sa dernière conférence soit publiée, alors que c’était celle d’un « psychopathe » et qu’elle était nuisible à la réputation de celui-ci ? De plus, comment Jones explique-t-il que John Rickman ait permis qu’elle soit publiée dans le numéro consacré à Ferenczi ? Jones était aussi l’un des rédacteurs responsables de ce numéro. Si l’article était celui d’un psychopathe, et si Jones avait tant aimé Ferenczi, pourquoi ne s’est-il pas joint aux autres pour le protéger ? Tout cela est très suspect, ne pensez-vous pas ?

139 Cette lettre de Jones est arrivée au bon moment pour que vous en fassiez usage, n’est-ce pas ? S’il croit vraiment ce qu’il dit dans le tome III, il n’a pas besoin de se défendre face à quelqu’un dont il n’a jamais entendu parler, ni de menacer quiconque le critiquerait publiquement. C’est fascinant, n’est-ce pas ?

140 Tendrement,

141 Izette

142 (Écrit à la main : Qu’est-ce qui paraît à Jones l’œuvre d’un psychopathe dans la conférence de Wiesbaden ?)

143 (Tous droits réservés).

144 * * *

145 Erich Fromm à Izette de Forest

146 10 décembre 1957

147 Chère Izette,

148 C’est une simple note pour dire que j’ai reçu votre lettre du 3 décembre.

149 Je partage votre opinion concernant la lettre de Jones. C’est vraiment extraordinaire d’y rencontrer le chantage en même temps que la mauvaise conscience. Ces gens qui se désignent comme « analysés » n’ont visiblement pas la moindre idée de leurs motivations inconscientes par rapport aux choses importantes. Qu’il prétende aimer Ferenczi montre plus de naïveté ou d’hypocrisie qu’on n’en rencontre chez les personnes non analysées. Le Dr Magoun permettrait-il de publier la lettre de Jones au cas où ce serait nécessaire ?

150 Par ailleurs, j’ai reçu une réponse du Dr Lévy où il m’écrit que s’il trouvait les allégations de Jones en contradiction avec ce qu’il savait de Ferenczi, alors il écrirait quelque chose. Pour le moment, il ne veut pas faire de déclaration parce que Jones est atteint d’une maladie mortelle, et par ailleurs, il pense que les gens qui ont connu Ferenczi connaissent de toute façon la vérité et, pour les lecteurs du livre qui ne la connaissent pas, on peut rectifier les choses plus tard.

151 Je présume qu’entre-temps, vous avez reçu le manuscrit de mon article.

152 Tendrement, aussi de la part d’Annis.

153 Bien à vous.

154 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

155 * * *

156 Alice Lowell à Erich Fromm

157 6 décembre 1957

158 Cher Erich Fromm,

159 Je me réjouis d’avoir l’occasion de dire quelques mots sur Ferenczi en réponse à votre lettre du 12 novembre 1957. Les déclarations du docteur Jones, qui n’ont aucun rapport avec les faits, me préoccupent beaucoup.

160 Bien qu’il ait été évident à plusieurs d’entre nous que Ferenczi n’était pas dans un bon état physique pendant les premiers mois de 1933, il a satisfait à sa fonction d’analyste et d’ami comme toujours. Sa façon remarquable et douce de comprendre les choses et sa capacité unique de pénétrer à la racine du problème étaient restées aussi vives et profondes que jamais.

161 Lors de nos discussions occasionnelles à propos des différentes écoles de psychanalyse et de leurs différentes techniques, nous avons souvent parlé de l’école freudienne et de Freud lui-même. Ainsi avait-il toute possibilité de manifester, et moi de remarquer, d’éventuelles explosions paranoïdes, voire homicides. Assurément, je n’ai rien vu de tel, ni qu’il aurait eu des idées délirantes à propos de l’hostilité supposée de Freud.

162 Deux incidents que Ferenczi m’a racontés devraient être mentionnés ici, ne serait-ce que pour appuyer ce qu’Izette et d’autres pourraient rapporter. À une occasion, à son retour d’une visite à Freud à Vienne, Ferenczi m’a dit que Freud avait été extrêmement critique à l’égard de ses points de vue concernant le transfert et le contre-transfert, et qu’il avait refusé de lui serrer la main. Ferenczi en a été profondément blessé, bien sûr. Plus tard, en 1932, après son retour d’un colloque à Wiesbaden où il a fait une conférence, Ferenczi m’a raconté les tentatives de Freud pour le persuader de ne pas présenter la conférence prévue. Apparemment, l’ardeur et la véhémence de Freud ressemblaient davantage à de l’« insistance » qu’à des « tentatives de persuasion ».

163 Bien sûr, il y avait des moments où il était fatigué et peut-être mal à son aise, mais à aucun de ces moments ni à d’autres, rien dans sa manière d’être ou dans ses propos n’a varié : il a toujours été la personne et l’analyste lucide, d’une santé mentale solide, que j’ai connu pendant trois ans.

164 J’espère que ce que j’ai dit vous aidera. Je vous en prie, n’hésitez pas à me citer tant que vous voulez et nommément, bien sûr, si vous voulez. J’espère pouvoir lire votre critique du livre du docteur Jones quand elle paraîtra.

165 Bien à vous,

166 Alice Lowell

167 (Tous droits réservés).

168 * * *

169 Izette de Forest à Erich Fromm

170 25 mai 1958

171 Cher Erich,

172 Je suis vraiment soulagée que vous et Annis ne puissiez pas venir me rendre visite car hier, je suis tombée malade d’une grippe et je n’aurais pas aimé vous y exposer. Alors, de toute façon, je vous aurais décommandés. Espérons que la chance nous sourira la prochaine fois.

173 Dimanche dernier, Michael Balint et sa charmante, vraiment charmante femme ont pris le thé avec moi à Longfellow House. J’étais prête à me l’imaginer comme une sorte de politicien, mais j’étais soulagée de le trouver très sympathique, et je crois qu’il voudra sauver Ferenczi quand le moment sera venu. Je me demande si vous l’avez perçu quand vous l’avez vu. Nous avons parlé franchement de Jones et de Ferenczi. Il a dit que Jones avait été extrêmement jaloux et envieux de Ferenczi pour sa capacité professionnelle, sa réputation et sa relation avec Freud. Ensuite, il m’a demandé si je savais qui était avec Ferenczi durant les derniers mois de sa vie. Je ne connaissais que Clara, Alice Lowell et Elisabeth Severn. Puis il a ajouté que Jones lui a dit – lorsqu’il avait insisté sur le fait que Ferenczi n’était pas malade mental et ne présentait pas d’impulsions homicides durant ses derniers jours – que lui, Jones, avait parlé avec « un témoin oculaire », mais qu’il ne dirait pas de qui il s’agissait. Balint cherche à découvrir qui c’était. Il suspecte Lévy, mais dit qu’il ne confrontera pas Lévy à une telle situation, car « Lévy est le genre de personne prête à dire n’importe quoi » ! En d’autres termes, on ne peut pas avoir confiance en lui. Balint dit que Lévy a été analysé par Ferenczi, qu’il est un assez bon médecin, mais un mauvais ami. Balint pense qu’il est préférable de ne pas réveiller le chat qui dort et je suis d’accord avec lui. Lévy (ou le « témoin oculaire ») est probablement « la preuve » que Jones a menacé de fournir dans sa lettre à Alexander Magoun, et si le médecin de Ferenczi dit publiquement que Ferenczi était malade mental, tout le monde le croirait, bien sûr, étant donné qu’il était son médecin.

174 Balint va publier la correspondance entre lui et Jones à propos de Ferenczi, ce qui sera éclairant. Je lui ai parlé de la lettre cinglée que Jones a écrite à Magoun et il m’en a demandé une copie. Malheureusement, ni Magoun ni moi n’en avons fait de copie avant de vous l’envoyer. Donc je suis obligée de vous déranger pour que vous recherchiez cette lettre et vous demander de m’en envoyer une copie, ou alors l’original, pour que j’en fasse une copie. Pourriez-vous le faire dès votre arrivée au Mexique ? Je suis désolée de vous ennuyer avec cela.

175 J’ai demandé à Balint pourquoi Ferenczi n’a jamais vraiment rompu avec Freud. Il a dit que Ferenczi était un ami extraordinairement loyal et l’idée ne lui en était même pas venue. Il était plus préoccupé d’aider les gens à aller mieux que de se décharger d’une colère empreinte d’orgueil. Je lui ai parlé de l’entretien avec Freud que Ferenczi m’a raconté ainsi qu’à Alice Lowell ; il a dit qu’il n’avait jamais entendu cette histoire.

176 J’ai le sentiment que Balint se mettra à travailler sur la question quand il estimera le moment venu. Dans un récent compte rendu sur le livre de Jones par un certain Dr Levi de l’université Yeshiva, l’auteur dit que le rapport de Jones sur Ferenczi est suspect, n’est pas étayé sur des preuves ni documenté, et que l’affaire devrait être examinée par une personne non impliquée émotionnellement. Je ne trouve pas le compte rendu, et je ne sais pas non plus dans quel journal il a été publié. Peut-être connaissez-vous le Dr Levi ? Je pense que c’est tout aussi bien que le Saturday Review ne se presse pas de publier votre article, en attendant que toutes les turbulences s’apaisent. Mais j’espère qu’ils finiront par le sortir […]

177 Incidemment, Balint m’a raconté que le Shepherd Pratt de Baltimore lui a demandé de reprendre le travail psychiatrique et la supervision. Il le considère sérieusement. Je me demande quelles étaient vos impressions sur Balint.

178 Avec toute mon affection à vous et à Annis,

179 Izette

180 P.S. Balint pense que c’est Lévy ou quelqu’un d’autre qui a dit à Jones que Ferenczi était mentalement malade au moment de sa mort, ce qui, pour Jones, était une bonne nouvelle ; puis, dans l’après-coup, Jones a élaboré sa théorie en faisant débuter la folie de Ferenczi à partir du moment où celui-ci a eu des divergences avec Freud, lors de son séjour en Amérique, en construisant finalement tout un système de maladie mentale autour de Ferenczi ! Pourquoi Jones n’a-t-il pas donné le nom de ce témoin oculaire dans son livre, en guise de preuve ? Il devait lui-même soupçonner que ce n’était pas la vérité.

181 (Tous droits réservés).

182 * * *

183 Erich Fromm à Izette de Forest

184 le 14 juin 1958

185 Chère Izette,

186 Je n’ai pas eu le temps de répondre à votre lettre avant notre départ de New York.

187 Ce que vous écrivez sur vos discussions avec Balint m’a beaucoup intéressé. Je ne lui ai parlé que brièvement quand il est venu me rendre visite à l’hôpital et ce n’était pas suffisant pour se former un jugement définitif. Je crois que c’est une personne intelligente et chaleureuse, mais manquant résolument de courage. Je viens de lire, ce matin, la déclaration qu’il a faite dans l’International Journal of Psychoanalysis sur Ferenczi, et c’est une déclaration vraiment pusillanime, faisant à Jones des concessions injustifiables. En particulier, son point de vue selon lequel leur désaccord porte non pas sur les faits mais sur leur interprétation est tout a fait intenable, étant donné que la déclaration de Jones fait référence à des faits qui permettent une interprétation de maladie mentale, alors que Balint lui-même estime en vérité que ces faits n’existent pas. Je serais d’accord avec vous : Jones ne devait pas accorder trop de confiance à son témoin anonyme, sinon il l’aurait au moins mentionné dans son livre. Toute cette histoire est vraiment sordide comme un roman à quatre sous.

188 Lorsque j’ai quitté New York, on m’a dit que les épreuves de l’article sont arrivées et qu’il sortira vers la mi-juin. Je vous enverrai une copie dès qu’elles arrivent.

189 J’espère que vous êtes guérie de la grippe. Quant à moi, je me sens de nouveau bien. J’ai eu une vie très chargée à New York, avec conférences, séminaires, patients, étudiants, etc. Annis et moi sommes contents d’être de retour ici à Cuernavaca.

190 La première partie du livre que j’ai écrit sur la psychanalyse et Freud sera publié par Harper à l’automne [4] et je commencerai à écrire un essai approfondi sur mes idées à propos de la psychanalyse ; ce qui me prendra au moins un an.

191 Je joins l’original de la lettre de Jones à Magoun en estimant que le professeur Magoun accepterait que j’en fasse une copie pour moi-même.

192 Avec toute notre tendresse,

193 Erich Fromm

194 (Copyright by the Litterary Estate of Erich Fromm, Dr Rainer Funk, Tuebingen).

195 * * *

196 Dr Fay B. Karpf à Erich Fromm

197 Le 1er juillet 1958

198 Cher Dr Fromm,

199 Je viens de lire votre article sur « Freud, Friends and Feuds » (amis et ennemis) dans le Saturday Review, sur lequel Jessie Taft a attiré mon attention. Je corresponds avec elle depuis la publication du tome III du livre de Jones et nous attendions toutes deux impatiemment votre article.

200 Je veux exprimer ici mon admiration pour l’effort impressionnant que vous avez développé pour présenter la vérité, ainsi que pour le courage dont témoigne votre article. Il est bon de savoir qu’il existe encore des gens courageux dans le mouvement analytique, capables de faire avancer le processus des lumières représenté par les pionniers que vous mentionnez dans votre article.

201 Vous serez probablement intéressé de savoir que lorsque Jones a été programmé pour un entretien à la télévision par Martin Agronsky, j’ai envoyé un message télétypé à NBC à New York pour attirer leur attention sur les inexactitudes flagrantes dans le récit que fait Jones de la maladie terminale de Rank et de sa mort, et je demande des vérifications sur quelques points essentiels de l’entretien. Tout était arrangé, mais l’entretien n’a jamais eu lieu parce qu’entre-temps, Jones est tombé malade, et peu après, il est mort. Jessie Taft a publié son volume sur Rank en partie pour s’opposer au récit erroné de Jones. Mais je crois que votre article, qui présente des points de vue plus généraux – et qui, de plus, est écrit par un homme de la profession qui ne correspond à aucune des personnes mentionnées – recevra une publicité plus large et fera donc davantage pour rectifier les déclarations résolument fausses de Jones.

202 Incidemment, il y a eu dans le Los Angeles Times d’aujourd’hui un article par Walter C. Alvarez où il cite une déclaration faite par un psychiatre qui met en doute la santé mentale de Freud lui-même, suggérant que ses théories bizarres reflétaient son déséquilibre psychique. Tout le déboulonnage sadique fait dans ce domaine donnera l’impression que tous les pionniers dirigeants de la psychanalyse étaient en fait des déséquilibrés, ce qui au moins n’est qu’une justice poétique. Je pourrais aussi commenter la manière basse et arrogante des freudiens qui cherchent à discréditer les critiques en les désignant comme monsieur ou madame, alors qu’eux-mêmes se désignent scrupuleusement comme docteur. Je me souviens d’une situation de cet ordre quand un psychanalyste, docteur en philosophie, a appelé Karen Horney : « Madame. » Ce fait, bien que significatif, ne mérite pas qu’on s’y attarde.

203 Pour me présenter avant de terminer ma lettre, je voudrais dire que j’étais en contact avec Rank dès 1934 et jusqu’à sa mort, étant donné qu’il avait enseigné dans une école pour travailleurs sociaux à laquelle mon mari et moi avons collaboré durant cette période. J’étais chargée de l’organisation de ses cours et naturellement, j’ai eu l’occasion de le voir fréquemment. De plus, j’ai rédigé deux brochures avec sa collaboration, concernant ses cours de cette période. À côté de Rank, nous avons aussi eu des cours d’Adler et de représentants de quelques orientations majeures, dont Karen Horney. Je sais donc que les déclarations de Jones sur l’état de Rank sont injustifiées et que votre compte rendu est substantiellement exact. D’autres personnes de la profession étaient également en contact avec lui jusqu’à la fin, en particulier sa secrétaire qu’il a finalement épousée.

204 Bien à vous,

205 Fay B. Karpf

206 Auteur de Psychology and Psychotherapy of Otto Rank, Philosophical Library.

207 (Tous droits réservés).


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/cohe.177.0089

Notes

  • [1]
    Il s’agit de la visite de Ferenczi à Freud, en 1932, avant le congrès de Wiesbaden, où il lui a lu son article qui a paru plus tard sous le titre de « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ».
  • [2]
    Clara Thompson lui donne, par erreur, le prénom d’Alma.
  • [3]
    Jones fait ici une erreur de date. Les premières lettres de Ferenczi à Freud datent de 1908.
  • [4]
    Erich Fromm, La mission de Sigmund Freud, Bruxelles, Éditions Complexe, 1975.

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