Notes
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[1]
Au sens médical du terme. Le séquestre est pour Littré cette « portion d’os nécrosée, ainsi appelée parce qu’elle se sépare du reste de l’os encore vivant ».
-
[2]
Par exemple le Principe de Broussais qui énonce qu’il n’y a entre le normal et le pathologique qu’une différence de degré. Freud fait grand cas de cette « loi sans jamais l’énoncer comme telle ni l’attribuer à son auteur : Auguste Comte. Ce philosophème est remarquable parce qu’il fonde le principe de causalité et fait l’économie de toute discontinuité. Freud s’appuie sur lui à plusieurs moments cruciaux de la construction de son édifice théorique : quand il intronise son personnage conceptuel majeur : Œdipe, quand il déduit la paranoïa d’un supposé état autistique, narcissique primaire, ou encore quand il voit dans le négativisme de certains schizophrènes une manifestation de l’instinct de mort.
-
[3]
Ph. Réfabert, De Freud à Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
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[4]
Freud a supposé acquise d’emblée la création du sujet. Avec le concept de pulsion qui est défini par l’intérieur du corps quand l’intérieur du corps est défini par la pulsion, Freud dotait le sujet de la capacité de « juger ce qui est bon et mauvais pour lui ». Comme dit Winnicott, Freud « avait supposé le problème résolu ».
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[5]
Cf. Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, Paris, Le Seuil, 1982.
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[6]
De Freud à Kafka, op. cit.
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[7]
Cette stupeur n’est pas sans évoquer la « bêtise kantienne » qu’est l’impossibilité d’exercer compréhension et jugement, soit l’aptitude de subsumer quelque chose de particulier sous une règle générale. Cette stupidité est mentionnée par Hannah Arendt dans La philosophie de l’existence, p. 204, Paris, Payot, 2000.
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[8]
Hölderlin.
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[9]
Les sensibles communs sont pour Aristote les fondements de notre raison. Il désigne ainsi des catégories telles que « repos », « mouvement », « nombre », etc., sur quoi repose notre sensation d’évidence. Lire P. Loraux, « Consentir », dans Le genre humain, n° 22, 1990, Le consensus.
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[10]
J’emprunte à Hannah Arendt la définition de la pensée idéologique : « Trois éléments spécifiquement totalitaires sont propres à toute pensée idéologique. Premièrement la prétention de tout expliquer, deuxièmement l’affranchissement de toute expérience, troisièmement “le penser idéologique” ordonne les faits en une procédure absolument logique qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste ; […] elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité. » Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Essais, Points Le Seuil, p. 219.
-
[11]
Les œuvres de S. Ferenczi, N. Abraham, M. Torok, G. Pankow, J. Lacan, attestent de la formidable puissance pathogène de ces témoins défaillants qui gardent le silence – « parce qu’il faut bien vivre » –, et se laissent distraire du service qu’exigerait la théorie des âmes abandonnées sur le bord de la route. Des âmes auxquelles justice n’a pas été rendue dans l’urgence d’oublier les retombées privées des grandes folies collectives qui, dans la partie de la planète que nous habitons, se sont appelées colonisation, affaire Dreyfus, carnage de 14-18, Vichy. Le comble de l’impensable ayant pour nom, Shoah.
« L’âme est l’autre en moi. »
1Je proposerai ici de considérer la cure psychanalytique sous l’angle du témoignage. Cette façon de la penser m’est venue en travaillant la notion de « meurtre d’âme » que le Président Schreber avait reprise de la littérature germanique. Il m’est apparu que cet angle de vue méritait d’être étendu à tout l’éventail de la psychopathologie et qu’il était fructueux de voir dans la cure cette expérience où un analyste crée les conditions telles que le témoin dans l’analysant voit sa capacité de témoigner, pour lui et pour l’autre, restaurée sinon restituée.
2Freud avait travaillé toute sa vie à rendre sa métapsychologie consistante. Il avait tout au long de sa recherche remis sur le métier ses concepts fondamentaux et avait proposé à soixante-cinq ans un outil de pensée – la compulsion de répétition qu’il voyait à l’œuvre au-delà du principe de plaisir – qui transformait le regard et l’écoute cliniques. Mais la révision théorique que cette avancée annonçait ne voyait pas le jour et sa pensée devait rester grevée des séquestres [1] d’une ontologie incompatibles avec la dynamique qu’elle promouvait par ailleurs. Comme tout fondateur d’un champ scientifique nouveau le fait, Freud avait puisé dans le sol de l’episteme de son siècle, et son discours devait conserver des philosophèmes [2] actifs qui allaient à l’encontre de la révolution de pensée qu’il avait mise en œuvre [3].
3La mort de Freud, l’institutionnalisation de la psychanalyse devaient favoriser longtemps les forces conservatrices qui tendaient à retenir la pensée psychanalytique à l’intérieur d’un cercle dogmatique. Pourtant la recherche restait vivante même si les psychanalystes qui l’animaient étaient rejetés sur les marges du champ voire frappés d’ostracisme. L’enjeu était, est toujours, d’élargir le champ d’application du « traitement par la parole », de renouveler le tracé de la frontière établi par Freud entre névrose et psychose, de réduire le faux dilemme fantasme ou traumatisme, de rendre compatibles dynamique du transfert et pensée de l’origine du sujet [4].
4Il m’est apparu que placer le témoin au point de perspective de la théorie psychanalytique permettait de ranimer la pensée en disant avec d’autres mots ce qui avait déjà été énoncé et, dans le même temps, permettait de dissiper certains faux problèmes.
5Le premier témoin – la mère – est celle qui atteste de la discontinuité de l’existence humaine en opposant un contre-investissement au néant. J’ai proposé de voir dans cette clôture originaire, dans ce don originaire, une action spécifique maternelle. Le « refoulement originaire » est la conséquence d’une objection, d’une opposition faite à l’illimité, au néant.
6La création du sujet est ce moment fulgurant où le Je s’approprie la rupture de l’illimité, rupture qui rend possible que le Je voie son image, c’est-à-dire Moi. Dans cette opération, le négatif s’est lié au positif, le non qui caractérise l’existence s’est inscrit dans le oui qui caractérise l’essence [5] pour faire qu’advienne un sujet, cette instance paradoxale qui est faite de la liaison indissoluble du « même » et de l’« autre », du « oui » et du « non ». Le moment fulgurant de la création du sujet que je suis est celui où le « Je » se sépare de celle [la mère] qui devient, à l’instant, autre que moi. Un autre qui jusque-là tenait la place de « je » et « me » voyait. Je retrouve ici l’intuition de N. Abraham qui parle du « crime de l’introjection ». Le sujet conquiert son indépendance grâce à la séparation entre un « autre » intériorisé et un « autre » désormais extérieur. Cet autre intériorisé est témoin pour l’enfant.
7Freud avait été conduit à penser un « refoulement originaire » – qu’il voyait être de l’ordre d’un contre-investissement –, pour rendre cohérent le concept d’Inconscient qu’il élaborait. C’est ainsi que la capacité de réflexion, liée à l’inscription de l’autre dans le même, était accordée à l’enfant de principe. Freud prêtait d’entrée de jeu à l’enfant la capacité de juger ce qui était bon et mauvais pour lui, ce qui lui était intérieur et ce qui lui était extérieur. Dans la hâte de la fondation du nouveau champ dont il traçait les limites, il avait supposé résolue la question primordiale de la création du sujet. Tous les analystes qui depuis Freud ont contribué au développement de la psychanalyse sont revenus sur cette question de l’origine du sujet pour la problématiser.
8Le « refoulement originaire », ce contre-investissement du néant, dépend des conditions initiales que l’enfant rencontre à la naissance ; il n’est jamais parfait et l’enfant aura toujours à composer avec une chose-sans-nom qui tend à masquer la trace de la mort – cette chose inconnaissable mais reconnue par la communauté humaine qui en fait l’objet de rituels.
9Il n’est pas de parent qui ne fasse un enfant sans passer une part du monde hors douane, hors-la-loi du langage, hors mémoire. Cette part du monde que le parent passe au noir n’a pas d’existence ; elle est interdite de représentation ; elle s’impose par sa présence sans reste ; elle est mais n’existe pas. N’ayant pas droit à l’existence, elle n’a pas droit à sa disparition et elle insiste. Cette chose qui, chez la mère, reste inchangée d’une de ses apparitions à l’autre, cette chose, évoquée par Freud dans L’Esquisse, se refuse à tout jugement de qualité ou d’existence. L’enfant qui s’aventure à explorer et inventorier les objets du monde est attiré par elle comme la phalène est attirée par la source de lumière.
10Un fait ne peut tomber dans le champ de la réalité que lorsqu’il a acquis un caractère fini, qu’il a été indexé d’une valeur négative qui l’extrait de l’illimité. Un fait qui n’a pas été reconnu par le parent qui s’en est débarrassé avec le délivre devient une telle chose-sans-nom et reste sans contour et sans existence. L’enfant compose avec elle au lieu de le faire avec la trace de la mort. Composer avec cet innominé, cela veut dire se créer des fantasmes originaires à partir de lui. Quand Freud a proposé de penser que les fantasmes de l’enfant s’organisaient autour de la « scène primitive », cette plage vide que l’impossible représentation du coït entre les parents découpait dans la psyche, il a énoncé une loi universelle. Mais cette loi supposait une mère et un père théoriques, c’est-à-dire abstraits, une mère et un père symboliques au sens que Lacan a donné à ce terme. Mais de tels parents transcendentaux, des saints, qui auraient une mort bien à eux comme dit Rilke, qui n’auraient comme seul objet de passion que la paix dans la suite des générations, n’existent pas dans la réalité. Toujours l’enfant formera ses fantasmes originaires avec les traces de cette chose-sans-nom, et se constituera une « scène primitive » à lui.
11Toute la métapsychologie appelle une réélaboration quand sa clé de voûte n’est plus faite de ces fantasmes originaires prêt-à-porter. Nous proposons quelques outils de pensée qui facilitent la révision de ce présupposé d’une « scène primitive » universelle qui, dans la réalité clinique, a des illustrations aussi exceptionnelles que la géométrie euclidienne en a dans la nature.
12La qualité du parent dépend de son aptitude à se laisser interroger par l’enfant qui se met à la recherche d’une chose-sans-nom qui l’attire irrésistiblement. Quand la mère se laisse souffler en pensée – ou en rêve – qu’elle est responsable de tout ce qui arrive à l’enfant, elle autorise cet enfant à exiger d’elle un regard sur cette part ignorée d’elle-même. Une concertation – qui est aussi une lutte – s’engage entre mère et enfant au terme de laquelle l’enfant acquiert la capacité de juger ce qui est bon et mauvais pour lui, ce qui lui est extérieur et ce qui lui est intérieur.
13L’éthique du parent tient dans le souci qu’il cultive de s’évertuer à laisser l’enfant inventorier les faits du monde passés hors mémoire qui masquent la trace de la mort, faits que lui, le parent, avait expulsés à la naissance de l’enfant, hors langage et à son insu. Lorsque cet enfant est confronté aux lacunes faites à l’emporte-pièce dans le miroir que lui tend sa mère, il est sensible à l’anomalie rythmique qu’elles suscitent dans le portage, dans la façon dont la mère le tient, dans le holding. L’enfant fait appel par des cris, des pleurs, puis un symptôme. Quand cet appel reste sans réponse, le sort de l’enfant dépend de l’aptitude de l’autre parent à se distinguer de la mère pour y répondre. Cette position de témoin participe éminemment de la fonction paternelle.
14Quand le père se dérobe à cette fonction de témoin, il abandonne à l’enfant le soin de se garder seul du néant vers lequel cette chose-sans-nom l’appelle. Cet enfant traverse alors un moment où « il ne reste plus rien que les conditions du temps ou de l’espace », pour reprendre les mots de Hölderlin parlant du déchirement d’Œdipe au moment où toute représentation s’abolit dans le naufrage de son monde. À l’instant où le témoin est mis hors d’état, le sujet vacille, le « refoulement originaire » est détruit et se ravaude extemporanément aux frais du Moi, c’est-à-dire que l’enfant dans une fulgurance – une fulgurance qui caractérise toute création – se compose un nouveau sujet, un sujet prothétique, en inventant à l’instant un néo-« refoulement originaire ». Il réalise cette opération de sauvetage en négativant une part de lui qu’il substitue à la négation manquante [6].
15Toutes les figures de la psychopathologie méritent d’être décrites du point de vue de cet effacement du témoin ou de sa trahison. Un enfant qui souffre est l’otage de parents qui ont passé entre eux un contrat inconscient où chacun se fait le gardien du refoulement de l’autre. Ces parents se comportent comme si chacun gardait la petite chambre où l’autre serre pêle-mêle tous les faits du monde dont il ne peut pas répondre. Quand les hasards de l’existence conduisent dans les parages de ces faits, un parent, couvert par l’autre, plonge l’enfant dans un état de déréliction tout en n’ayant aucune conscience de sa responsabilité.
16Ton secret contre le mien. Donnant donnant, ton silence sur la femme esquimaude contre mon silence sur la Juive. Telle était la situation d’Henri qui avait une crise d’herpès après chaque visite chez ses parents. Cet enfant avait été placé au foyer du regard de ses deux parents. L’un voyait en lui les traits d’une femme esquimaude à qui un arrière-grand-père avait fait un enfant avant d’user de son ascendant de colonial pour le lui enlever. L’autre parent voyait chez son fils l’avatar d’une femme très riche – mais juive – qu’un grand-père avait épousée pour redorer son blason. Les deux secrets avaient la même focale et convergeaient sur Henri.
17L’histoire du cache-cache surprise, où des parents se dérobent subrepticement à la vue du jeune enfant pour lui réapparaître en sauveurs après l’avoir laissé être gagné par une attaque panique, est exemplaire du moment de déréliction qui fonde l’existence de chaque analysant. Cette scène diabolique m’évoque l’histoire racontée dans le Talmud d’une femme enceinte qui, surprise par l’assaut d’un chien, a senti, à l’instant, l’enfant se détacher d’elle. Le maître de maison a beau la rassurer et lui dire qu’il a arraché les dents et les griffes du chien, elle lui répond que son aimable intention est à jeter aux orties parce que l’enfant s’est déjà détaché. Cette femme et l’enfant du cache-cache surprise sont dans une situation comparable, leurs agresseurs respectifs veulent croire que « c’était pour rire ». Ici le fœtus meurt, détaché de la matrice, là l’enfant est vivant mais, en lui, le témoin, qui lui permettrait de rattacher les effets du traumatisme à leur cause, est mort ou du moins stupéfait. Pour conserver ses parents, l’enfant affecte de ne pas les avoir perdus.
18Quand des parents ont failli à leur fonction de témoin, en se faisant eux-mêmes les agresseurs, le témoin intérieur de l’enfant, son « Je », se met en état d’hibernation. Ce témoin qui jusque-là se tenait à ses côtés, comme le fantôme de Humphrey Bogart se tient invisible au côté de Woody Allen dans Tombe les filles et tais-toi, en anglais Play it again, Sam, un témoin que l’enfant avait, pour être plus juste, introjecté, qu’il avait fait sien, se voit à l’instant plongé dans un sommeil profond. Parfois il meurt, c’est le cas dans la figure de la psychopathologie qu’est la paranoïa. Ici l’autre en lui, le témoin, a été mis à mort et remplacé, à l’instant, par le même. Dans cette occurrence, le sujet n’a aucun lieu d’où se voir puisqu’il appréhende le monde avec un système cloné « je-je » ou « moi-moi » au lieu du « je-me ». Mais le plus souvent le témoin est plongé dans un état de stupeur qui rappelle celui de la Belle au Bois Dormant [7].
19Quand l’enfant se heurte au refus conjoint de ses parents de se retourner sur eux-mêmes pour prendre leur part de responsabilité dans ce qui affecte leur enfant, celui-ci avale sa douleur, sauve les meubles et se donne un nouveau sujet, un sujet prothétique. Cet enfant, après avoir tenté de signifier sa souffrance – par des cris, des colères, des pleurs, des symptômes –, y renonce dans une fulgurance et fait comme si il ne sentait rien. Il se trouve dé-testé – privé de témoin –, privé de ce dont le parent ne sait pas répondre et il avalise une situation qu’il perçoit comme allant de soi. Cet enfant, juché sur le tertre de ces âmes sans sépulture, chante innocemment à son parent la ritournelle de « la sauvageté des défunts [8] ». Il est devenu un enfant-sphynge qui pose des questions énigmatiques tout comme la chienne chanteuse. Le parent ne reconnaît rien à une chanson qui suscite bientôt son agacement, puis des mesures « éducatives ». Jusqu’au jour où l’enfant, à bout de larmes et de colères, épuisé de chanter, rend les armes, renonce à la colère et, d’un coup, se crée un sujet prothétique.
20Ainsi l’enfant préserve ses puissances tutélaires du danger qu’il les sent intuitivement courir et, surtout, maintient la communauté qu’il forme avec les témoins originaires qui lui ont donné les fondements de sa perception, ce qu’Aristote appelle les « sensibles communs [9] ». Cet enfant partage avec ce philosophe la certitude que « s’il arrive [à un homme] de voir un arbre et que cela exige une preuve c’est là un signe de grave maladie ». « Sauver les meubles », c’est reculer devant le risque – que prennent les délinquants – d’abandonner cette communauté du sentir – ce consentir –, que l’enfant partage avec ses parents. Pour sauver cette communauté, pour garder la raison et l’évidence d’une perception commune, il sacrifie cette douleur avant d’en inventer, par mesure conservatoire, une traduction adéquate, un symptôme.
21*
22* *
23L’analyste tient en perspective le projet de l’analysant de revenir sur cet instant catastrophique où il a changé de sujet. Si l’analyste a lui-même, pour son compte, atteint ce point psychotique comme dit Winnicott, s’il a opéré cette « traversée du fantasme » comme dit Lacan cette fois – mais ce sont là deux façons différentes de désigner la même expérience –, s’il a interrompu le paiement d’une dette qu’il ne devait pas, s’il s’est déchargé des bagages qu’il portait pour d’autres, s’il a pu indexer d’un Non les faits du monde caviardés qu’il n’avait pu refuser de s’approprier, alors il peut prétendre assurer la fonction de témoin.
24Son éthique tient aux moyens qu’il se donne pour ranimer le témoin dans l’analysant, un témoin fragile, prêt à rendre les armes pour s’effacer à nouveau. L’analyste sait qu’il ne peut que créer les conditions les plus favorables à cette traversée où le sujet prothétique, bricolé dans l’urgence de la survie, sera confronté à cette césure antirythmique dont parle Hölderlin, à cette pure parole qui – à l’instar de celles de Tirésias dans Œdipe roi et Antigone – font que l’ancien équilibre ne peut plus être soutenu. L’analyste qui se dispose à soutenir la crise qui verra le sujet prothétique être infidèle à lui-même respecte le fait que l’analysant conduit lui-même la cure et décide du moment où il fera le saut et abandonnera les habitudes et les symptômes qu’il avait inventés pour consister.
25Il me paraît décisif d’abord de réveiller ce témoin en repérant avec l’analysant comment son entourage et la communauté qu’il forme avec sa famille se sont accommodés des lacunes de l’histoire de la lignée et quelles distorsions rhétoriques l’analysant et l’entourage ont dû inventer pour masquer ces lacunes. Comment la communication a été perturbée quand l’exigence sainte du témoignage a été vilipendée, bafouée, pour sacrifier à l’idéologie [10] de tel parent, de telle famille, groupe social ou nation [11].
26Enfant, Christophe se voyait imputer un défaut de mémoire, de capacité de mémorisation. À table son père lui présentait des ustensiles pour qu’il les nomme. Dans cette famille un secret bâillonnait les bouches. Le grand-père avait fait de mauvaises affaires et des affaires délictueuses. On disait de lui qu’il lui manquait une case. Christophe, sans que cela soit dit, était réputé en avoir hérité et se trouvait soumis à cette mesure éducative pour combler une case manquante.
27Par distorsions, j’entends les erreurs de destination fixées par l’habitude et qui conduisent l’enfant à occuper la place de thérapeute ou de parent de ses parents quand ceux-ci n’ont pas fait le travail qu’accomplit à ce moment l’analysant, travail qui consiste à s’approprier sa propre origine de sujet pour répondre de ses actes. Je témoigne de la monstruosité de telles inversions et permets ainsi à l’analysant de rattacher telle sensation à sa cause, de rattacher par exemple une sensation d’épuisement au fait d’avoir été débouté de sa cause d’enfant, d’avoir été déporté de sa place lors d’une visite chez un parent.
28De ma place de témoin, j’aide l’analysant à repérer par exemple qu’un parent qui a consacré ses efforts à couvrir le « meurtre d’âme » dont il a été lui-même l’objet convoque son enfant pour le conforter dans l’oubli que le parent s’est donné. Et que dans le même mouvement ce parent l’appelle à être pour lui le témoin qu’il n’a pas eu. Et l’enfant est rompu à répondre à ces appels paradoxaux malgré les coups qu’il reçoit à chaque fois qu’il se prête à cette assignation. Si l’enfant se rebiffe, il se voit reprocher de ne pas respecter son parent. « Mais enfin c’est ta mère », dit benoîtement le père à Poil de Carotte qui s’est retourné sur elle. Le parent qui ne sait pas avoir vécu une agonie psychique ne saurait prendre le mauvais sur lui. Il ne prend pas la mort sur lui et tend naturellement à distordre tous les paramètres de temps et d’espace qui définissent les positions respectives d’un enfant et d’un parent.
29Je montre à l’occasion qu’un tel parent se conduit comme si le temps n’était pas irréversible, qu’il ne soutient pas le fait d’être à l’origine de l’enfant, qu’il parle et se conduit comme si son enfant était un frère ou une sœur. La mort n’existe pas pour ce parent, parce qu’elle a déjà eu lieu, et l’enfant se trouve sans personne pour témoigner de son origine. Cet enfant doit apporter la preuve, par son existence, sa « joie de vivre », son « autonomie » et sa santé à toute épreuve, qu’un meurtre d’âme n’a pas eu lieu. Il doit aussi tout supporter d’eux, et leurs empiétements et la justification de ces empiétements. Il arrive que le parent, non content d’avoir empiété sur le domaine intime de l’enfant, redouble sa défaillance en s’en accusant et en prétendant s’en dédouaner par des explications psychologiques – voire « psychanalytiques » –, sur les circonstances de sa propre enfance.
30Ce ravaudage de la trame symbolique du discours éveille chez l’analysant la possibilité de revenir sur cette catastrophe qui a vu un sujet prothétique se cristalliser. Il dispose l’« âme » de l’analysant, le témoin qui est en lui, à sortir de sa stupéfaction. Mais ce ravaudage n’est qu’un préalable et l’essentiel n’est pas là mais dans ce qui se joue entre l’analysant et l’analyste. Car un sujet prothétique ne peut se risquer à perdre ses marques sans avoir des assurances charnelles, des assurances qu’il ne peut trouver que dans l’expérience vécue avec l’analyste, dans le transfert. Pour se laisser aller à tenter de mettre en cause la prothèse qui lui a tant coûté, qui lui coûte si cher mais grâce à laquelle il a trouvé des appuis jusque-là, l’analysant doit sentir que l’analyste a payé ou paye de sa personne.
31Un sujet prothétique qui a vécu une trahison de son témoin, pis, qui a vu son témoin se retourner intempestivement sur lui pour devenir son agresseur, ce sujet-là n’a qu’une façon clandestine d’espérer. C’est à l’aveugle et inconsciemment qu’il crée les conditions pour que se répète l’injure qu’il a subie, pour que, d’aventure, l’agresseur revienne sur son agression, la reconnaisse et ainsi se fasse témoin. Celui qui a été décoléré, qui a appris à méconnaître sa sensation, sa douleur, qui a désappris à formuler une prière, ne sait pas faire autrement que conduire autrui à répéter sur lui le crime, un crime qui n’a pas été instruit. Il en va ainsi dans l’analyse.
32L’analyste avait été conduit à éprouver de la haine pour Hortense et ce ne fut qu’en nommant cet affect qu’il évita, de justesse, de répéter le crime qu’elle avait subi. Pendant plusieurs semaines à raison de deux séances par semaine, Hortense s’était tenue en face à face dans une position silencieuse et renfrognée, refusant toutes les interventions de l’analyste et ses invitations à parler. Tout ce qu’il disait était récusé ou tourné en dérision. Il avait envie de l’envoyer au diable et pendant des séances entières se défendit comme il put d’éprouver ce sentiment très désagréable, tout à fait inavouable. Il chercha pendant deux semaines ce qui pouvait nourir en lui un tel sentiment. Jusqu’au jour où il put lui dire – et il n’en menait pas large – qu’elle lui faisait ressentir de la haine. Quelle ne fut pas sa surprise de voir le visage d’Hortense s’éclairer d’un sourire qu’il ne lui avait pas vu depuis longtemps. « Enfin quelqu’un qui ose me le dire. Je vois que je suscite ce sentiment partout où je passe. » Dans cette séquence, l’analyste lui avait fait don – un don payé à son prix – de la capacité de nommer un sentiment qui n’avait pas eu droit à l’existence chez ses parents. Plus tard, en interrogeant des proches de la famille, elle apprit qu’elle avait été nourrie à l’entonnoir jusque tard dans l’enfance après la naissance d’une petite sœur.
33« On repète toujours le crime. » Quand Ferenczi énonce cette loi à la fin de sa vie, je pense qu’il fait allusion à ces analysants qui ont perdu la possibilité de se retourner sur leur parent parce qu’ils ont pris acte – quasi irrévocablement – du fait que celui-ci, leur puissance tutélaire, s’est détourné d’eux. Quand leur analyste a été conduit à commettre une bévue ou une maladresse, ils ont un accident, arrivent en retard à la séance, ont une crise d’herpès, ou encore se replient dans le silence ou plongent dans une « dépression ». Plutôt que de signaler un défaut d’ajustement à leur analyste, plutôt que de se retourner sur lui, ils se « défendent » par un symptôme de « transfert » comme ils ont créé un symptôme dans leur enfance.
34Avec Louise, l’analyste avait, entraîné par l’atmosphère de collaboration amicale de la séance, étendu sa compréhension et sa sympathie à une sœur aînée qui avait été attachée à son éducation et l’avait offensée, humiliée, sous prétexte de l’éduquer. Quand à la séance suivante elle rapporta l’accident de voiture qu’elle avait eu, l’analyste fit le lien entre cet accident et sa trahison à lui. En témoignant de sa sollicitude et de sa compréhension à l’égard de son persécuteur, il avait répété l’injure. En faisant le lien entre l’accident et la séance, il donnait existence au « crime » d’aujourd’hui comme à celui d’hier.
35Charles, qui avait une grande sensibilité à la qualité de la présence de l’analyste, avait passé son enfance auprès d’une mère inaccessible, enfermée dans sa tour à faire des réussites. Il avait lui-même hérité de cette manie dont il avait depuis quelque temps réussi à se passer. Pendant la séance, l’analyste entendit le discours de Charles se tarir petit à petit. Au bout d’un temps de silence, Charles avoua à sa grande honte qu’il était en train de faire une réussite. L’analyste put lui dire que lui-même, en s’absentant, en prenant son agenda, s’était intéressé à autre chose qu’à lui [Charles] et avait été conduit à répéter le crime qu’il avait subi enfant.
36L’analyste, un jour, trouva Édith sur le palier devant la porte du cabinet où elle venait depuis de nombreuses années. « Excusez-moi, lui dit-elle, je suis arrivée en avance. » De fait l’analyste avait oublié ce rendez-vous et était très en retard, contrairement à son habitude.
37Un autre jour, l’analyste, très étonné du caractère anodin et creux du discours d’Édith, ce qui était inhabituel, reconnut dans ce signe discret la réaction au ton brutal qui avait été le sien au cours de la séance précédente. Il put reconstruire avec Édith le fait qu’elle avait été abandonnée à un an dans son berceau un laps de temps plus long qu’il n’eût fallu.
38L’analysant vient, comme l’enfant, se lover – transfert oblige – devant la porte dérobée que l’analyste ne sait pas qu’il la tient fermée. Et l’analysant frappe à cet endroit. Le pire survient quand l’analyste – à l’instar du parent autrefois – ne sent pas qu’on frappe, n’éprouve aucune gêne, aucune angoisse. Mais il arrive que l’analyste s’expose à retrouver, à ressentir à nouveau, la détresse qui l’a conduit – lui l’analyste –, et immanquablement, à s’engager dans la répétition du traumatisme subi dans l’enfance.
Eugène Minkowski, Écrits cliniques, Textes rassemblés par Bernard Granger
Éditions érès, 16 × 24, 272 pages, isbn : 2-86586-967-9, 23 €, 2002
Notes
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[1]
Au sens médical du terme. Le séquestre est pour Littré cette « portion d’os nécrosée, ainsi appelée parce qu’elle se sépare du reste de l’os encore vivant ».
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[2]
Par exemple le Principe de Broussais qui énonce qu’il n’y a entre le normal et le pathologique qu’une différence de degré. Freud fait grand cas de cette « loi sans jamais l’énoncer comme telle ni l’attribuer à son auteur : Auguste Comte. Ce philosophème est remarquable parce qu’il fonde le principe de causalité et fait l’économie de toute discontinuité. Freud s’appuie sur lui à plusieurs moments cruciaux de la construction de son édifice théorique : quand il intronise son personnage conceptuel majeur : Œdipe, quand il déduit la paranoïa d’un supposé état autistique, narcissique primaire, ou encore quand il voit dans le négativisme de certains schizophrènes une manifestation de l’instinct de mort.
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[3]
Ph. Réfabert, De Freud à Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
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[4]
Freud a supposé acquise d’emblée la création du sujet. Avec le concept de pulsion qui est défini par l’intérieur du corps quand l’intérieur du corps est défini par la pulsion, Freud dotait le sujet de la capacité de « juger ce qui est bon et mauvais pour lui ». Comme dit Winnicott, Freud « avait supposé le problème résolu ».
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[5]
Cf. Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, Paris, Le Seuil, 1982.
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[6]
De Freud à Kafka, op. cit.
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[7]
Cette stupeur n’est pas sans évoquer la « bêtise kantienne » qu’est l’impossibilité d’exercer compréhension et jugement, soit l’aptitude de subsumer quelque chose de particulier sous une règle générale. Cette stupidité est mentionnée par Hannah Arendt dans La philosophie de l’existence, p. 204, Paris, Payot, 2000.
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[8]
Hölderlin.
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Les sensibles communs sont pour Aristote les fondements de notre raison. Il désigne ainsi des catégories telles que « repos », « mouvement », « nombre », etc., sur quoi repose notre sensation d’évidence. Lire P. Loraux, « Consentir », dans Le genre humain, n° 22, 1990, Le consensus.
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J’emprunte à Hannah Arendt la définition de la pensée idéologique : « Trois éléments spécifiquement totalitaires sont propres à toute pensée idéologique. Premièrement la prétention de tout expliquer, deuxièmement l’affranchissement de toute expérience, troisièmement “le penser idéologique” ordonne les faits en une procédure absolument logique qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste ; […] elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité. » Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Essais, Points Le Seuil, p. 219.
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Les œuvres de S. Ferenczi, N. Abraham, M. Torok, G. Pankow, J. Lacan, attestent de la formidable puissance pathogène de ces témoins défaillants qui gardent le silence – « parce qu’il faut bien vivre » –, et se laissent distraire du service qu’exigerait la théorie des âmes abandonnées sur le bord de la route. Des âmes auxquelles justice n’a pas été rendue dans l’urgence d’oublier les retombées privées des grandes folies collectives qui, dans la partie de la planète que nous habitons, se sont appelées colonisation, affaire Dreyfus, carnage de 14-18, Vichy. Le comble de l’impensable ayant pour nom, Shoah.