Notes
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[1]
Selon l’expression de Monique Schneider, le transfert apparaît dans certains cas comme un phénomène pouvant mettre le feu à la scène, dans Le trauma et la filiation paradoxale, Éditions Ramsay, 1988, p. 155.
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[2]
Nicolas Abraham, L’écorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978, p. 336.
-
[3]
Jacques Lacan, Écrits, Le Seuil, Champ freudien, 1966, p. 582-583.
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[4]
Monique Schneider, La parole et l’inceste, Aubier-Montaigne.
-
[5]
Sigmund Freud, Fragments d’une analyse d’hystérie, 1905.
-
[6]
Gérard Haddad, Le jour où Lacan m’a adopté, Grasset, 2002.
-
[7]
Emmanuel Lévinas, Entre Nous. Essais sur le Penser-à-l’Autre, Grasset, 1991, p. 191.
-
[8]
Emmanuel Lévinas, De l’Existence à l’Existant, Librairie philosophique J. Vrin, 1998, p. 94-98.
-
[9]
Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Fayard, 1982, p. 104.
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[10]
Donald Winnicott, « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu », dans Processus de maturation chez l’enfant, Payot, 1970, p. 47.
1Je voudrais dans cet article avancer une hypothèse concernant la structure relationnelle nécessaire à la mise en place du processus thérapeutique dans certaines cures analytiques. C’est sur le transfert et lui seul que les cures analytiques reposent puisqu’il en est à la fois la condition et le moteur. Mais dans certaines cures particulières, il en constitue également le symptôme.
2Qu’est-ce que je veux dire en avançant que le transfert constitue le symptôme de certaines cures ? D’une part, le transfert comporte une dimension inhabituelle au sens où, lorsqu’il se produit, il prend une dimension d’attente qui crée d’emblée une tension exorbitante [1]. D’autre part, dans ces cures, l’existence même d’un symptôme, au sens habituel du terme, fait défaut. Il ne va pas s’agir d’un patient présentant une phobie, une obsession, des angoisses ou une dépression mais plus simplement un malaise diffus qui prend la forme d’un mal de vivre. Ce mal de vivre peut même être dénié ou renvoyé à une ontologie existentielle par le patient qui résiste à s’approprier son mal-être.
3Dans ces cures, seule la demande d’analyse vient attester de l’existence d’un problème de fond que l’on est tenté de situer au niveau même de la construction de la personnalité.
4Certains psychanalystes pensent que l’absence de symptôme ne relève pas de la cure analytique et ne font pas cas de l’enjeu que représente la demande d’analyse que ces patients formulent pourtant. D’autres vont accuser réception de cette souffrance et vont voir se déployer un lien dans lequel la supposition de savoir attribuée à l’analyste n’est plus au premier plan, au sens où l’analyse ne ferait que dévoiler un savoir inconscient, mais plutôt un lien dans lequel une rencontre va contribuer à la construction de la personnalité du patient.
5C’est à l’élucidation de cette hypothèse d’une rencontre constitutive entre le patient et son analyste qu’est consacré ce travail. Après une illustration du vécu de cette rencontre par l’évocation d’un cas clinique, je propose une mise en perspective de cette hypothèse au regard de la théorie analytique.
Le vécu de la rencontre
6Avant même de se poser la question du statut de la rencontre dans la théorie psychanalytique, il convient d’illustrer cette notion. Pour ce faire, il nous faut avoir recours à l’expérience vécue (l’erlebnis qui a fait tellement problème entre Freud et Ferenczi) afin de lui donner la valeur d’un témoignage à partir duquel une élaboration pourra se construire.
7Il m’arrive parfois de recevoir des patients qui, après plusieurs années d’analyse antérieure, disent s’en être tenus dans leur cure au simple commentaire de leur vie, sans jamais avoir réussi à faire des connexions avec le passé ni être parvenus à créer un lien véritable avec leur analyste.
8Interpellée par cette situation inhabituelle et me sentant dans la nécessité d’innover, je leur propose de travailler dans un premier temps en face-à-face, m’aventurant à les interroger sur la souffrance qui les a menés à leur cure antérieure et qui les amène encore aujourd’hui à consulter. Si j’insiste pour qu’ils se risquent à m’adresser leur souffrance et les encourage à engager le pari analytique, j’observe leur surprise à entrer dans une phase transférentielle qu’ils ne semblent pas avoir vécue dans leur cure antérieure. Cela se traduit par un lien intense qui s’établit au moment où ils réacquièrent la réalité de leur propre subjectivité, sollicitée par mes paroles permissives et mon écoute insistante. Cependant, je perçois très vite que ce lien transférentiel est lui-même mis à l’épreuve, comme si le patient ne résistait pas seulement à parler mais aussi à faire confiance à la personne à qui il s’adresse. Ces patients peuvent me dire à la fois qu’ils « boivent mes paroles » et qu’ils se « méfient de moi ». D’une certaine manière, je suis hissée au statut de référence, ma parole acquérant de plus en plus de poids, mais dans le même temps, je perçois que ce statut est précaire au sens où le patient peut se replier à tout instant si je ne parviens pas à lui donner à mon tour la preuve que sa singularité m’émeut et que mon écoute n’est pas seulement d’ordre professionnel mais également l’expression de la reconnaissance de la place que je lui accorde.
9C’est à ce paradoxe que j’ai été confrontée au moment de l’ancrage du lien dans ces reprises de cures.
10Plus précisément, je me souviens d’une patiente qui est venue faire appel à moi pour un trouble qu’elle ne pouvait réussir à définir. Quand elle parvint à en ébaucher la description, elle dut s’interrompre, n’arrivant pas, selon ses propres dires, à se croire elle-même. Elle énumérait toutes les raisons qu’elle avait d’aller bien et doutait de sa propre souffrance. Elle réussit à dire, après un temps de mise en confiance, que par moments, une douleur d’exister l’envahissait au point qu’elle se sentait disparaître, alors qu’à d’autres moments, elle ne savait plus si cela s’était vraiment produit ou, quand bien même le savait-elle, elle n’en était plus du tout affectée. Aussi, plus tard, quand elle me permit d’accompagner ce qui chez elle prenait la forme d’une « souffrance en abîme », il lui arriva de m’interpeller sur l’authenticité de ses états. C’est à travers la répétition de ces situations que je compris qu’elle s’était heurtée à la surdité de son environnement.
11Comment arriver à penser une souffrance psychique s’il n’y a jamais eu quelqu’un pour l’entendre, et comment faire vivre à une personne qui ne l’a jamais rencontré qu’il y a quelqu’un au monde pour le comprendre ?
12Il faudra donc faire advenir ce qui n’est pas advenu, ressusciter ce qui a fait l’objet d’un avortement. Perspective que reprend Nicolas Abraham [2] dans une phrase des plus concises : de ce qui n’a jamais été, le divan se souvient.
13Pendant ce processus, je me trouvais confrontée à une double difficulté. D’une part, celle de maintenir le transfert du patient malgré la dimension paradoxale que j’ai déjà soulignée et, d’autre part, celle de soutenir une position contre-transférentielle qui incarne pour le patient une rupture radicale avec la surdité rencontrée dans son passé. Tout ceci, dans une continuité qui ne devait pas se laisser mettre à mal, non seulement par les mouvements transférentiels du patient, mais encore par mes propres mouvements contre-transférentiels. J’insiste sur cet aspect car il s’agissait dans cette cure de ne pas se laisser déloger d’une position sans cesse menacée.
14De ce fait, je peux avancer l’hypothèse que l’enjeu essentiel dans cette cure était d’assurer en quelque sorte un noyau fixe du contre-transfert à partir de quoi pouvait tourner toute la cure. Tout se passait, en effet, comme si, au bout d’un certain temps, la patiente, prenant conscience qu’elle pouvait compter sur ce noyau fixe chez l’analyste, entrait enfin dans un processus d’élaboration. Au lieu de se cliver de la partie douloureuse d’elle-même, ma patiente s’est mise ainsi à apprivoiser sa souffrance en lui cherchant un sens. Elle est devenue en quelque sorte accessible à l’interprétation.
15Elle a pu ainsi aborder les aspects destructeurs de la figure maternelle, la destructivité provoquée en elle de certains de ses propos, en surmontant la crainte de l’effondrement que leur souvenir suscitait. Après avoir traversé plusieurs moments de désespoir et s’être trouvée au bord du suicide, elle a pu se remémorer les éléments trans-générationnels qui étaient susceptibles de donner sens à la surdité parentale vis-à-vis de laquelle elle avait passé son enfance à se défendre.
16Ce qu’elle appelait sa peur de tomber dans une douleur qui évoquait pour elle l’image d’une « trappe dans une trappe » a peu à peu disparu, pour faire place à une parole pouvant constituer une trame signifiante pour son histoire. Ce qui l’avait dévastée enfant et qu’elle avait dû cliver de sa propre subjectivité a pu réapparaître sous certaines conditions et trouver une autre place à l’intérieur d’elle-même.
17Ainsi, au regard de cette cure, on pourrait dire, d’une autre manière, qu’il s’agit pour l’analyste de se trouver au rendez-vous de quelque chose d’inaugural pour le patient et que si ce rendez-vous se produit, il ne s’agira plus de s’y dérober.
18Ce qui me paraît important, c’est que ce rendez-vous est à la fois celui de l’analyste et du patient et que l’analyste y est impliqué aussi avec sa part de vérité.
19C’est cette position de l’analyste, dans ce rendez-vous qu’il ne lui faudra pas manquer, que l’on peut appeler, selon la formulation lacanienne, la manœuvre du transfert. C’est à la théorisation de ce point que sera consacrée la deuxième partie de cet article.
Lacan et la manœuvre du transfert
20Prenant acte de l’échec du lien transférentiel que le président Schreber avait noué avec son neurologue, le professeur Flechsig, Lacan nous appelle à travailler la conception à se former de la manœuvre du transfert. Je cite ici Jacques Lacan [3] : «... Nul doute que la figure du Pr Flechsig... n’ait pas réussi à suppléer au vide soudain aperçu de la Verwerfung inaugurale. »
21En parlant de l’échec à suppléer, Lacan laisse clairement entrevoir l’idée d’une suppléance possible par (ou dans) le transfert et que cette suppléance possible se construirait par la « figure » que prend pour le patient celui à qui il a bien voulu se confier. Quand, dans son délire, Schreber entend des voix qui lui clament « Kleiner Fleichsig ! Petit Fleichsig ! », on peut faire l’hypothèse vraisemblable que la figure de Fleichsig s’est effondrée dans sa subjectivité.
22D’autre part, l’évocation par Lacan d’un « vide soudain aperçu », à partir de quoi se déclenche le délire, n’est pas sans rappeler « la trappe dans la trappe » dont parle ma patiente dans sa crainte de l’effondrement.
23Or, pour ce qui est de la patiente évoquée plus haut, la situation se présente, du point de vue du transfert, de la manière suivante : soit la patiente passe à coté de celui-ci, c’est-à-dire n’y engage pas sa partie « malade » clivée, soit elle s’y engage de manière massive et sous certaines conditions. Ce sont précisément ces conditions que je vais essayer de penser.
24Si Lacan pose clairement la question de la manœuvre du transfert dans le cas Schreber, il semble par ailleurs avoir également théorisé les principes de la cure de manière telle que cela a été compris comme rendant quasiment impossible de penser le rapport patient-analyste dans la métaphore de la rencontre. En effet, il évoque un analyste, visage clos, bouche cousue, tenu à l’impassibilité, qui ne donne rien et qui le fait payer cher, car sinon, ce rien ne serait d’aucune valeur.
25Aussi, la rencontre dans la cure analytique, pensée dans un cadre de référence lacanienne, risque de renvoyer à l’idée d’un lien en miroir qui serait un piège imaginaire sur lequel se refermerait la cure.
26Il faut en fait remonter à Ferenczi pour trouver posée la question de la rencontre, même si ce le fut sous des formes différentes. Ferenczi, mis à l’épreuve de cures de patients que l’on qualifierait aujourd’hui de « cas limites », s’est trouvé poussé à des innovations techniques multiples. Il refusait l’aspect, selon lui, trop éducatif, du dispositif freudien dans lequel Freud cherchait à inoculer son interprétation à son patient. Pour Ferenczi, il fallait quitter la position du maître, pour trouver une autre place d’où « la solution », c’est-à-dire l’interprétation, pourrait être intériorisée.
27Ferenczi a peut-être poussé trop loin la remise en cause des places réciproques de l’analyste et de l’analysant, ce qui explique qu’il se soit perdu dans un dispositif d’analyse mutuelle qu’il a fini lui-même par critiquer. Il n’empêche que la longue amitié entre Freud et Ferenczi et leur dialogue ininterrompu pendant de longues années révèlent que Freud non seulement reconnaissait aux tentatives de Ferenczi une incontestable authenticité, mais aussi une réelle pertinence face à certaines questions cliniques.
28Ferenczi cherchait notamment à dégager ses patients des effets ravageurs de la folie maternelle. Il voulait fonder le processus analytique sur un lien qui puisse constituer le lieu d’où puisse se produire la destitution de la figure maternelle dans ses effets de dessaisissement de soi.
29À propos des mères fascinantes, voire destructrices ou engloutissantes, Monique Schneider [4] met, au cœur du complexe d’Œdipe, une dimension matricide, à peine représentable, mais dont certaines cures permettent la nécessaire symbolisation. Face à la surdité maternelle, qui, dans la théorie de Ferenczi, fonctionne comme un traumatisme, le sujet se clive en une partie sensible qui ne pense pas et une partie intelligente qui ne sent pas.
30La suite de la cure de la patiente dont j’ai évoqué le malaise plus haut révélera effectivement qu’elle participait de ce clivage consécutif à un trauma lié à son passé avec sa mère.
31De manière générale, quand un patient se risque à s’adresser à un Autre qui parvient à rompre la surdité parentale, ne peut-on pas dire que sa partie sensible détruite se remet à vivre et par là même devient pensable ? Ou, encore, ne pourrait-on dire que, à un Autre menaçant, dévorant, engloutissant, se substitue, par l’adresse de la souffrance qui s’effectue dans la cure, un autre auquel le sujet s’accoste ?
32Car il s’agit bien de définir le statut de cet autre, vis-à-vis duquel le patient va se départir de la crainte de surdité qu’il croyait inextinguible en lui-même.
33Si je parle à ce propos de rencontre, il ne s’agit pas d’une simple relation réciproque ou symétrique, mais d’une relation qui inaugure une dimension nouvelle. Reste pourtant à préciser ce qui est rencontré, ce qui n’est pas une mince affaire.
34Avant d’aller plus loin dans cette question, revenons à la théorie du transfert. Il est défini par les conditions du lien s’instaurant de façon automatique, du patient vers l’analyste. Une condition nécessaire du transfert est que le patient s’adresse à quelqu’un à qui il suppose un savoir. Mais de plus, et ceci est essentiel, ce sujet supposé savoir qu’est l’analyste, doit savoir que son patient le met dans cette position de sujet supposé savoir. C’est d’ailleurs là son seul savoir en tant qu’analyste. Tout se passe donc comme si la condition essentielle du transfert se réduisait à l’existence d’un common knowledge que partagent le patient et son analyste. C’est à partir du transfert du patient vers son analyste (supposé savoir) et du savoir de l’analyste de l’existence chez son patient de cette attribution de savoir, que le véritable savoir de l’analysant émerge. Le caractère automatique de ce lien fait considérer toute demande d’analyse comme comportant d’emblée une dimension transférentielle. À cette place du sujet supposé savoir, l’analyste incarne la place d’un interprète, à condition de contrôler ce qui constitue son contre-transfert. Le caractère inévitable et automatique du transfert s’accompagne pour le patient d’un total aveuglement.
35Quelles sont les productions de ce transfert ? Freud [5] dit à leur propos : « Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes, qui doivent être éveillés et rendus conscients par les progrès de l’analyse, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne de l’analyste. »
36C’est parce que le transfert est le lieu de la reproduction de ces tendances, de ces fantasmes que Freud le qualifie de fragment de répétition : « La répétition est le transfert du passé oublié, non seulement à la personne de l’analyste mais encore à tous les autres domaines de la situation présente. »
37C’est ici qu’intervient le rôle de la résistance car c’est quand la résistance à se souvenir se met en place, que la compulsion de répétition va s’imposer. C’est par le maniement du transfert que peu à peu la compulsion de répétition va se transformer en raison de se souvenir et permettre ainsi au patient de se réapproprier son histoire.
38En outre, Lacan, au-delà de son concept de sujet supposé savoir, amène le concept de grand Autre. L’analyste, mis en place d’être celui qui sait, est appelé le grand Autre par Lacan. Que veut-il apporter par ce concept qui ne soit pas contenu dans le concept de sujet supposé savoir ? Il s’agit pour lui d’élaborer une conception de l’altérité qui se différencie de celle de l’autre semblable.
39L’identité et le désir de l’enfant se forment à partir des places et fonctions de la mère et du père, voire des frères et des sœurs, dans une dimension de rivalité où l’identification à l’image de l’autre est autant une source d’agressivité que d’amour, les partenaires tendant à se ressembler de plus en plus.
40C’est à cette première dimension de l’altérité que Lacan cherche à en opposer une autre. Il cherche à fonder le concept d’une altérité qui ne se résorberait pas dans l’autre semblable. Il cherche à souligner que le sujet est pris dans un ordre radicalement antérieur et extérieur à lui, dont il dépend néanmoins, même quand il croit le maîtriser. Pour beaucoup de lacaniens, l’Autre se confond avec l’ordre du langage. C’est dans l’Autre du langage que le sujet va chercher à se situer, dans une recherche toujours à reprendre. C’est dans le langage que se distinguent les sexes et les générations et que se codifient les relations de parenté. Cette définition du grand Autre comme ordre du langage, ainsi que, dans la cure, comme instance de celui qui sait, renvoie à un concept de paternité dégagé de tout élément imaginaire, tel le Nom du Père, c’est-à-dire le « signifiant qui, dans l’Autre en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi ». Ainsi, l’analyste dans le transfert, prend la place du sujet supposé savoir et aussi, dans certains cas, celle du grand Autre en tant qu’incarnation de l’ordre du langage et du lieu de la Loi.
41Si je reviens à présent à la question initiale, à savoir celle du statut de la rencontre inaugurale dans la cure, force est de reconnaître que les considérations théoriques qui précèdent ne paraissent pas lui accorder une place spécifique. Pourtant, il est possible d’avancer qu’une réflexion plus élaborée conduit à déceler dans les interstices des principaux concepts analytiques, ou encore en amont même de ces concepts, un statut particulier à cette notion de rencontre. Dans certains cas, il est en effet notoirement insuffisant de penser le transfert, la résistance et le contre-transfert exclusivement dans les conceptions énoncées plus haut.
42La dimension automatique du transfert, incluse dans la demande, ne se manifeste pas toujours. Alors que dans la névrose le transfert conduit le patient à se livrer, après une plus ou moins grande résistance, pour découvrir ce qui le détermine, c’est-à-dire la chaîne signifiante qui le représente en tant que sujet, dans d’autres structures, la résistance n’est pas une résistance à se remémorer, mais d’emblée une résistance à créer un lien. Il y a en quelque sorte une résistance au transfert dont l’analyste doit tenir compte. On pourrait dire dans ces cas que la dimension subjective qui se manifeste dans l’intersubjectivité est absente ou du moins présente une carence.
43Pour qu’il y ait ancrage du lien, il faut certes que l’analyste occupe la place du grand Autre auquel le patient adresse sa parole, mais il faut également et surtout que cette représentation de l’altérité du grand Autre puisse émerger pour conduire à un effet de déclenchement du processus analytique. Dans certains cas, il y a eu forclusion du signifiant qui instaure la dimension du sujet et c’est face à de telles situations que la position de l’analyste en tant que sujet supposé savoir s’avère insuffisante pour le déroulement de la cure.
44Ce ne sont donc plus les conditions qui fondent le déroulement du transfert dont il s’agit, mais plutôt des conditions qui en assurent l’émergence quand il s’avère être pris en défaut. Il ne s’agit pas ici d’analyser les raisons à l’origine de telles structures mais d’examiner les nouvelles conditions dans lesquelles se trouve confronté l’analyste.
Avec Lévinas : le concernement
45Le concept de grand Autre nous rappelle qu’il ne peut y avoir de parole proférée ni même de pensée élaborée sans cette référence à un grand Autre auquel implicitement nous nous adressons et qui serait le garant d’un bon ordre des choses. Mais, dans le cas des patients évoqués plus haut où cette référence n’est pas d’emblée apparente, c’est le garant d’autre chose qui doit fonctionner préalablement, comme constituant du lien.
46J’avancerai que le garant recherché est celui d’un concernement. Le patient veut être garanti du concernement de l’analyste, non pas vis-à-vis de sa douleur, mais vis-à-vis du fait qu’il naîtra à lui-même. Dans un témoignage récent de sa cure avec Lacan, Gérard Haddad [6] nous présente un Jacques Lacan concerné de bout en bout par tout ce qui advient chez son patient. Il ira même jusqu’à témoigner de son concernement en lui téléphonant chez lui.
47Occuper la position du grand Autre interdit-elle d’incarner aussi pour le patient la figure du concernement ? Le risque encouru d’être situé par le patient dans une position de toute-puissance rend-il inopérant l’effet d’autorisation d’une telle position ? À mon sens, être en position de sujet supposé savoir n’empêche pas de pouvoir incarner pour le patient celui que je serais tenté de nommer l’au moins un qui veut qu’il soit.
48Pourquoi insister sur ce point qui peut-être va de soi, pour certains ? Parce qu’il me semble qu’une dimension instituante est inconsciemment attendue par certains patients d’une cure analytique. Or, c’est dans l’assomption de cette dimension instituante par l’analyste, que se produit ce que j’ai appelé la dimension de la rencontre. Mais cette dimension instituante n’est pas magique, elle vise tout simplement à assurer et à réassurer le patient qu’il y a pour lui de l’Autre qui veut qu’il soit.
49Comment le psychanalyste peut-il accéder à la prise en compte de cette dimension quand un patient vient le chercher justement en ce lieu où il n’a pas l’habitude de répondre ?
50C’est aux conceptualisations d’Emmanuel Lévinas que je ferai appel pour donner des représentations à ce registre de rencontre instituante à laquelle est appelé l’analyste, par certains de ses patients. Au cours de l’élaboration de ma réflexion sur la dimension du concernement comme « noyau fixe » du contre-transfert, la lecture des travaux d’Emmanuel Lévinas m’a en effet permis de trouver l’affinement conceptuel qui me manquait.
51La figure du concernement évoquée n’est pas une réponse à la demande ou au besoin du patient, pas plus qu’elle n’est une identification, mais bien l’acceptation d’une interpellation radicale que le philosophe conceptualise dans la notion de « visage d’autrui », qui renvoie à un appel à la responsabilité pour Autrui, ce qui ne signifie pas responsabilité d’Autrui.
52La question de l’éveil à l’autre est en effet au cœur de la pensée de ce philosophe. Cet éveil à l’autre est pour Emmanuel Lévinas la quintessence du lien humain, envisagé sous l’angle de l’éthique : « C’est la percée de l’humain dans la barbarie de l’être. » L’altérité, selon Lévinas [7], « a pour le moi, d’emblée, un caractère d’absolu, comme si autrui n’était pas seulement, au sens logique et formel, autre, mais autre d’une façon irréductible, d’une altérité et d’une séparation, réfractaires à toute synthèse antérieure à toute unité. »
53Ce vécu du « visage d’autrui » n’est pas la marque d’une subjectivité qui aurait atteint sa maturité après tel ou tel stade de son développement. Il ne suppose en fait aucun achèvement car il se constitue d’emblée comme spécifique de l’ordre humain.
54Dans les Essais sur le Penser-à-l’Autre, Lévinas précise davantage ce dont il s’agit : « Le visage d’autrui est, avant tout langage, et avant toute mimique, une demande à moi adressée du fond d’une absolue solitude » ; mais, ajoute-t-il dans Autrement qu’être : « Dans sa vulnérabilité mais parfois, aussi, dans sa haine persécutrice » (p. 175). Ce visage est mise en question de ma responsabilité.
55Comment la psychanalyse peut-elle se servir de cette mise en lumière du « Visage de l’Autre » comme ordre signifié ? Le premier visage qui va fonctionner comme tel, pour le sujet humain, c’est bien évidemment le visage de la mère. Est-ce à dire pour autant qu’un psychanalyste qui se positionnerait dans la cure du côté du concernement serait ipso facto du côté du maternel ?
56En posant le « visage d’autrui » comme ordre signifié, Lévinas est, à mon sens, au-delà de la question du registre parental du lien. Il procède plutôt à la mise en lumière d’un lien où de l’humanisation peut se produire.
57Mais, à se positionner vis-à-vis du patient, du côté d’un processus d’humanisation, n’en vient-on pas à reconnaître implicitement que du non-humain s’est produit ? Une réponse affirmative paraît logique car, c’est seulement quand il y a eu destruction plus ou moins importante des processus symboliques qu’une position de concernement s’impose pour l’analyste.
58Les patients que cela concerne sont traversés par une souffrance muette qui tourne très vite à l’autodestruction, comme l’a souligné Ferenczi. Certains patients, dont celle évoquée plus haut, parlent de « souffrance en abîme », d’autres « d’effroi en forme de déflagration », d’autres encore de « vide vertigineux qui fait que plus rien ne tient », d’autres enfin « d’une vague de destructivité qui ne rencontre aucune butée ».
59Or, Lévinas lui-même, pour mettre en lumière comment se forme un processus d’humanisation, prend pour point de départ une expérience où le sujet vient à vaciller. C’est-à-dire ne parvient pas à prendre une forme personnelle, sinon celle de « l’être en général », expérience qu’il désigne par le concept de « l’il y a [8] ». Pour Lévinas, « Être conscience, c’est être arraché à l’il y a... Le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur. » Aussi, pour sortir de l’il y a, on ne peut procéder seul. C’est l’avènement de l’Autre et l’événement du Temps qui vont permettre de sortir de l’il y a. Si le Temps est absent dans l’il y a, c’est précisément parce que le temps est constitué par la relation avec autrui et donc, l’absence de cette distinction avec autrui fait que le temps est extérieur à l’instant du sujet.
60Pour Emmanuel Lévinas, la responsabilité pour Autrui est constitutive du sujet humain. Je le cite [9] : « J’entends la responsabilité comme responsabilité pour Autrui, donc comme responsabilité pour ce qui est abordé par moi comme Visage. » Or, le « visage » comme concept lévinassien veut dire l’expressif en Autrui au sens propre et non pas au sens figuré en tant que ce qui s’exprime par le langage. Pour Lévinas, le visage est un signifiant qui exprime l’ordre de l’humain. La signification du « visage » est un ordre signifié ou encore « cet ordre est la signifiance même du visage ». Lévinas souligne par ailleurs que cette responsabilité pour Autrui est bien évidemment une responsabilité sans attente de réciprocité. Je cite encore Lévinas : « Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sa responsabilité m’incombe. Cela veut dire que je suis responsable de sa responsabilité même. »
61On peut ainsi avancer que, lorsque l’analyste a pris pour le patient la figure de l’au moins un qui veut qu’il soit, c’est que le patient lui-même est devenu pour le psychanalyste, en un point de son contre-transfert, « visage » au sens lévinassien. Le mouvement défensif d’extériorité au langage, présent chez ces patients, dissimule une demande muette de sortie d’un effroi aux limites du nommable, qui n’est pas bien loin de l’il y a de Lévinas.
62Ainsi, nous devons à Emmanuel Lévinas une assise humanisante à la figure du concernement, non seulement par sa conceptualisation de la responsabilité pour autrui, mais également et surtout par la sortie de l’Il y a qu’il nous invite à induire chez nos patients. Que ce soit par la dimension éthique du lien que le sujet retrouve sa parole dans la rencontre de l’altérité n’est pas pour étonner le psychanalyste.
63Il est intéressant que ce soit précisément à l’occasion d’une réflexion sur l’ancrage transférentiel dans les cures de patients ayant une potentialité psychotique, que cette dimension éthique retrouve, à se poser, des traits d’acuité.
64Je n’ai esquissé dans ce court texte que la question de l’ancrage des cures de certains patients en laissant volontairement de côté divers autres aspects, notamment ceux qui concernent le problème des fins de cure. Il est bien évident que la nécessaire résolution du transfert se pose en fin de cure de la même manière que dans toute cure, l’analysant devant aboutir à se soutenir de son désir, en toute autonomie vis-à-vis de son psychanalyste. La dimension de la rencontre qui aura présidé à l’ancrage du transfert sera analysée comme un temps constituant du lien lié à la détresse passée du patient en rapport avec un point de fragilité qu’il aura reconnu et qu’il aura suturé. La dimension de la rencontre peut alors rester inscrite comme un souvenir humanisant. Il est ici opportun de se souvenir de la vision de Winnicott [10] : « L’amour du thérapeute ne signifie pas seulement répondre aux besoins de dépendance, mais en vient à vouloir dire autre chose : fournir l’opportunité à ce patient d’aller de la dépendance vers l’autonomie. »
65Quant à la cure, dans son déroulement proprement dit, elle est traversée par les mêmes questions que celles qui agitent les névrosés, mais ceci à condition qu’une assise de la personnalité se soit constituée. D’avoir été malmené dans son histoire et fragilisé dans sa personne n’empêche pas le patient d’avoir à rencontrer la castration et d’avoir à se situer dans la différence des sexes. Le manque de la mère doit aussi être symbolisé par le patient, c’est-à-dire qu’il lui faudra reconnaître qu’il n’y a dans aucun Autre de garantie à laquelle il puisse se raccrocher. Il lui faudra savoir que la mère, inaccessible du fait de la prohibition de l’inceste, incarne de toute façon, en tant qu’objet radicalement perdu, l’altérité radicale.
Prévenir le suicide, Clinique et prise en charge, Marguerite Charazac-Brunel [*]
Centré sur l’importante question de la prévention, cet ouvrage explique les processus manifestes et latents qui engendrent le risque de passage à l’acte suicidaire. Il analyse les formes plus discrètes de la tendance suicidaire à l’œuvre dans les conduites à risque et les équivalents suicidaires. Il décrit avec précision les facteurs de risques (familiaux, sociaux et environnementaux) et les signes annonciateurs du passage à l’acte suicidaire, repérables surtout dans le comportement et l’expression verbale. Il expose aussi les facteurs de risques spécifiques à certaines professions et institutions dans le champ de la santé, de la justice et de l’enseignement.
Ce livre présente par ailleurs les différents modes de prises en charge du suicidant, depuis la constitution du réseau de sécurité jusqu’à la prise en charge psychothérapique. Il détaille les caractéristiques des psychothérapies permettant d’éviter l’extension du risque de suicide aux autres membres de la famille et à leur descendance. Enrichi de nombreuses vignettes cliniques, cet ouvrage s’adresse à tous les professionnels du soin et à l’ensemble des intervenants du secteur médico-social. Son style le rend accessible aux professionnels confrontés au risque suicidaire, ainsi qu’à toute personne préoccupée par cette question.
Éd. Dunod
Notes
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[1]
Selon l’expression de Monique Schneider, le transfert apparaît dans certains cas comme un phénomène pouvant mettre le feu à la scène, dans Le trauma et la filiation paradoxale, Éditions Ramsay, 1988, p. 155.
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[2]
Nicolas Abraham, L’écorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978, p. 336.
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[3]
Jacques Lacan, Écrits, Le Seuil, Champ freudien, 1966, p. 582-583.
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[4]
Monique Schneider, La parole et l’inceste, Aubier-Montaigne.
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[5]
Sigmund Freud, Fragments d’une analyse d’hystérie, 1905.
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[6]
Gérard Haddad, Le jour où Lacan m’a adopté, Grasset, 2002.
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[7]
Emmanuel Lévinas, Entre Nous. Essais sur le Penser-à-l’Autre, Grasset, 1991, p. 191.
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[8]
Emmanuel Lévinas, De l’Existence à l’Existant, Librairie philosophique J. Vrin, 1998, p. 94-98.
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[9]
Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Fayard, 1982, p. 104.
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[10]
Donald Winnicott, « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu », dans Processus de maturation chez l’enfant, Payot, 1970, p. 47.