Notes
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[1]
Du grec σύμπτωμα, « accident, qui survient », « symptôme » s’écrivait encore, au xvie siècle sinthome.
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[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre ix, L’identification, 1961-1962, p. 96, consulté sur : http://www.valas.fr/IMG/pdf/S9_identification.pdf
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[3]
F. Hurstel, « Le nom et sa fonction dans la transmission des métiers de père en fils », dans J. Clerget (sous la direction de), Le nom et la nomination, Toulouse, érès, 1990, p. 158.
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[4]
R. Ellman, James Joyce, Paris, Gallimard, 1962, p. 187.
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[5]
J. Joyce, Stephen le héros (1944), Paris, Gallimard, 1982, p. 341.
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[6]
Par exemple : « En classe, dans la bibliothèque coite, en compagnie d’autres étudiants, il pouvait soudain entendre un ordre : partir, être seul, une voix qui remuait jusqu’au tympan de son oreille, une flamme qui sautait dans la vie divine du cerveau. Il lui arrivait d’obéir à l’ordre, et de vagabonder partout dans les rues, seul, la ferveur de son espérance soutenue par des exclamations, jusqu’à ce qu’il fût convaincu de l’inutilité de vagabonder plus longtemps : alors, d’un pas réfléchi, infatigable, il retournait chez lui, assemblant avec un sérieux réfléchi, infatigable, des mots et des expressions sans signification », ibid.
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[7]
J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 177.
1En mettant à l’abri de l’anonymat, le nom propre fournit un point d’ancrage qui permet de se présenter aux autres en rattachant son identité à sa famille d’appartenance. Historiquement, sa constitution associe étroitement la représentation de l’intimité à une désignation sociale extérieure à soi. C’est en particulier le cas pour l’institutionnalisation des noms de famille qui a officialisé, en 1539, l’usage selon lequel les individus étaient nommés par l’utilité sociale du père, par son prénom, par sa provenance, ou encore par un de ses traits de caractère. C’est la raison pour laquelle une multitude de noms de métier se trouvent directement à l’origine de noms de famille, comme Charpentier, Marchand, Meunier, alors que d’autres le sont indirectement, puisqu’ils proviennent du surnom du père attribué par la communauté professionnelle des compagnons, par exemple, Lesage, Lajoie, ou Lejeune.
2De premiers psychanalystes soulèvent rapidement la question de l’articulation du nom propre à la vie psychique, en repérant son influence sur le devenir et en évoquant l’identification au nom (Steckel, 1911 ; Abraham, 1912). Néanmoins, Freud, lui-même, n’explore pas ses enjeux pour la vie psychique, bien qu’il constate, pourtant, la grande sensibilité des individus à l’égard de leur nom (1900, 1913). Lacan, en revanche, lui reconnaît une fonction centrale pour la vie psychique, considérant qu’il est emblématique du rapport que le sujet entretient avec ce qui le représente. En d’autres termes, le nom est déterminant, car il renvoie à la question du « qui suis-je ? » et à ses modalités d’expression. Il sert de point de référence à partir duquel le sujet peut se constituer, quitte à s’y assujettir ou à chercher à se démarquer de la destinée privilégiée qu’il contient. Comment comprendre, alors, la spécificité des implications sur le psychisme de l’attribution d’un nom dans la sphère socioprofessionnelle ?
3Une tradition assez courante, en effet, consiste à reconnaître une nouvelle position sociale en fournissant un surnom ou en adoptant un pseudonyme. Le port d’un nouveau nom par des artistes, des hommes de lettres ou des légionnaires correspond à la pratique la plus connue, mais d’autres formes de nomination relèvent du même principe. Les compagnons du devoir, des écoles d’ingénieurs et de commerce, attribuent également un surnom aux étudiants ou aux apprentis. De même, dans certains corps de métier, le titre professionnel ou le grade de formation peut apparaître devant le nom de famille, et quelquefois même, s’y substituer en situation de travail, voire en dehors d’elle. Autant dire que de nombreux domaines sont concernés, qu’ils soient politique, militaire, médical, commercial, scientifique, juridique, religieux, artistique, artisanal, ou encore, éducatif.
Nom propre et fonction de nomination
4Plus que tout autre signifiant, le nom propre représente la personne qui le porte. Pourtant, il soumet à un paradoxe, car il constitue une marque distinctive sans fournir d’indication sur la personne concernée. Il désigne, sans rien dire, si ce n’est une appartenance familiale et culturelle. Le nom propre reste insuffisant à révéler la vérité de l’être. Il ne dit rien sur le sujet, mais recouvre seulement la béance laissée par l’innommable, témoignant des limites de la langue pour dire qui nous sommes. De ce point de vue, il évoque davantage l’indicibilité de l’être que le fondement de son intimité.
5Or, la confrontation à ce manque est au fondement du passage de la place d’enfant, objet de la mère, à celle de sujet, reconnu pour lui-même. En symbolisant à la fois l’interdit de l’inceste et le désir de la mère, la métaphore paternelle conduit à renoncer à être celui qui comble la mère. Cette opération donne accès au symbolique en poussant à la quête d’objets substitutifs de la mère, objet perdu à jamais, et en permettant de trouver des points d’appui pour représenter partiellement le sujet par le jeu des identifications.
6À partir des années 1970, Lacan met l’accent sur la fonction de nomination du père, en soulignant qu’en reconnaissant à l’enfant des attributs, des traits de caractère, ou des ressemblances avec des aïeux, il impose des désignations à la fois aliénantes et rassurantes. Ces nominations sont aliénantes, car elles donnent au sujet des indications sur ce qu’il signifie pour l’Autre, le contraignant à se définir à partir d’elles. Néanmoins, elles peuvent apaiser l’angoisse liée au manque de savoir sur son identité.
7Lacan montre, par ailleurs, que le symptôme, le sinthome, écrit-il en référence à son origine étymologique [1], peut tenir lui-même cette fonction de nomination (1975-1976). Bien qu’il se renouvelle sans cesse, à chaque fois déformé par la censure, mais toujours poussé à réapparaître par le désir qui en est à l’origine et par l’automatisme de répétition, le symptôme distingue le sujet et identifie son rapport aux autres. Il révèle ce « quelque chose d’inséré radicalement dans cette individualité vitale [2] », le désir refoulé. C’est la raison pour laquelle il semble être le mieux placé pour définir le sujet, au point que Miller (1998) l’envisage comme l’identité la plus assurée. Néanmoins, à cette période, Lacan ne le réduit plus à une substitution signifiante du désir du sujet, comme il le considérait, auparavant, dans la lignée de Freud. Désormais, il soutient qu’il renvoie également à la division du sujet, c’est-à-dire à cette impossibilité d’être pleinement représenté. Avec cette dernière conceptualisation, la nomination favorise à la fois l’émergence de l’expression d’une singularité et la prise en compte du réel, cet innommable.
8Insistant enfin sur la dimension symbolique de la nomination, Lacan pense que cette fonction n’est plus nécessairement assurée par le père, mais qu’elle peut l’être de multiples façons. Dès lors, les nominations professionnelles pourraient tenir cette fonction. Avant de développer cette idée, nous devons toutefois préciser la spécificité de la question de la nomination à l’adolescence, car ces pratiques s’articulent souvent à la fin de cette période.
L’indétermination de l’adolescent
9Les transformations corporelles de la puberté et l’accès à la génitalité provoquent une modification de l’image de soi et une réactivation pulsionnelle qui entraînent, à leur tour, des répercussions psychiques. De sorte que les sentiments d’unicité et d’identité, étroitement liés à l’opération symbolique qu’avait pu soutenir l’Œdipe, ne tiennent plus. À ce moment-là, explique Rassial (1996), la toute-puissance attribuée au père, ou plus précisément, à ce qui l’incarne, est destituée. La norme, les idéaux transmis, ou encore, les traits assignés pendant l’enfance, perdent leur valeur. En fait, c’est la fonction paternelle et, avec elle, la fonction de nomination qui sont fragilisées, laissant le sujet sans repères pour ordonner son désir. Cette période déstabilisante met l’adolescent à l’épreuve, mais elle l’incite à s’ouvrir à d’autres modalités relationnelles, en poussant au renouvellement de l’opération psychique de l’Œdipe.
L’opportunité du champ social
10Dans ce contexte, la vie amoureuse et la vie sociale présentent des occasions, pour l’adolescent, pour retrouver des repères en désignant un objet de désir. L’acquisition d’une nouvelle place sociale peut, plus spécifiquement, servir de point d’appui, en proposant de nouveaux supports identificatoires et en soutenant des idéaux. Rassial considère que le champ social soutient la fonction paternelle, car, en légitimant la loi, il perpétue et transcende une fonction initiée par l’ordre familial. Le social peut, par conséquent, détenir une valeur symbolique qui affecte le sujet.
11Dans cette lignée, l’adoption d’un nom de métier ou d’une profession, concomitante à l’entrée dans la vie sociale, permet de se dégager des signifiants de l’enfance tributaires du désir des parents. Hurstel estime même que le nom de métier vient « à la place du père et des effets de sa fonction [3] ». Non seulement le nom de métier évoque un attribut du père auquel le sujet peut s’identifier imaginairement, mais il soutient également l’opération symbolique du nom-du-père.
12Conformément à la transmission du nom propre, la dénomination professionnelle dépend de codes et de valeurs, conduisant chaque corps professionnel à définir ses modes d’attribution de nom. À titre d’exemple, les élèves de l’École des Arts et Métiers sont pourvus d’un surnom lors d’une cérémonie qualifiée de « baptême ». Celui-ci est composé d’un jeu de mots sur le nom de famille, d’un trait de personnalité et de l’inscription dans une lignée d’anciens élèves. Derrière l’adhésion du sujet à un système de codage des modalités d’appellation, il faut y voir, en définitive, son adhésion à une communauté, à sa culture, avec ses traditions et ses normes.
L’appel du nom
13La nomination s’articule ainsi à la nécessité de trouver une façon d’être représenté. Le manque de définition de son être pousse à se ranger sous un signifiant en s’identifiant à lui, au point que le sujet se constitue à partir de ce manque. Dans ce sens, Lacan énonce que la présence parvient sur un fond d’absence (1954-1955). Toutefois, ces représentations restent soumises à une détermination extérieure. Elles dépendent de l’Autre, lieu de la parole, qui fournit des traits pour être représenté, paraissant être détenteur de la Vérité. La nécessité interne, inhérente à la quête d’une modalité d’expression de son être, reste, par conséquent, dépendante d’une rencontre contingente.
14Dans ce sens, la reconnaissance du sujet de son appartenance à un groupe professionnel lui renvoie une image de lui-même à partir de laquelle il pourra s’identifier. L’Autre social constitue un dire qui fait évènement en signifiant la modification du statut du sujet. Pour Soler (2009), la nomination dépasse la seule fonction symbolique, puisqu’elle fait véritablement advenir le sujet. L’introduction d’une nouvelle signification, comme la reconnaissance d’une nouvelle place sociale, constitue un évènement poussant le sujet à émettre un jugement sur ce qui lui arrive (Hoffman, 2004). Ainsi, la nomination sociale et la prise de fonction représentent un appel de l’Autre qui incite à rendre compte de sa position subjective, soumettant encore le sujet à sa division.
15À la différence du nom propre, la dénomination professionnelle ne se limite pas à un signe distinct, mais se rapproche plutôt du surnom puisqu’il s’appuie sur un trait de personnalité tout en inscrivant le sujet dans une filiation par la reconnaissance qui lui est alors accordée. Elle est à la fois acquise par le sujet et transmise par les autres. Tout en indiquant un trait singulier, elle souligne l’inscription du sujet dans une lignée sociale. En tant que nom, elle reste toutefois liée au questionnement sur son identité et à son impossible définition par un signifiant. La dénomination professionnelle confronte à la limitation du savoir, à l’absence d’adéquation entre un signe et l’intimité de son être. Le sujet doit à nouveau surmonter la réalisation de ce manque pour accéder à l’altérité.
La déstabilisation liée à l’appel de l’Autre
16Nos rencontres en entretien ou en supervision d’étudiants et de stagiaires en formation professionnelle nous amènent à témoigner de la profonde déstabilisation suscitée par une nouvelle nomination professionnelle, indépendamment du fait que les personnes concernées puissent se dire satisfaites de leur situation. Ajoutons, à ce propos, que la notion de satisfaction ou d’insatisfaction est particulièrement complexe puisque, d’une part, le ressenti conscient peut être éventuellement en contradiction avec le désir inconscient, et que d’autre part, il peut renvoyer à la question de la confrontation au réel. Nous avons analysé, par ailleurs, comment la déception d’une orientation ou le choix « par défaut », éloigné de la situation supposée idéale, relèvent également de la confrontation au réel, entendu comme impossible accès à la jouissance (Méloni, Petit, 2014).
17Plutôt que de distinguer les choix satisfaisants et insatisfaisants, il nous paraît plus pertinent de différencier les caractéristiques du travail psychique engagé en tenant compte de la structure psychique, en distinguant plus particulièrement les cas de névrose et de psychose qui entraînent des déstabilisations de différentes natures. Pour les premiers, la nomination professionnelle, en tant que déclinaison du nom du père, renvoie à la division et à l’aliénation à l’Autre. Elle pousse à une quête, celle « d’être quelqu’un » afin de sortir de l’anonymat. En revanche, pour les psychotiques, la forclusion entraîne une déstabilisation plus radicale.
18Dans la littérature psychanalytique, le cas Schreber illustre tout particulièrement la vulnérabilité psychique liée à une dénomination professionnelle, puisque ses deux décompensations se sont, chacune, produites quand se rejouait sa position sociale : la première, au moment de sa candidature au Reichstag, et la seconde, après sa nomination à la présidence de la cour d’appel (Freud, 1911). Très repris, ce cas de Freud, analysé à partir des mémoires de Daniel-Paul Schreber (1903), est utilisé par Lacan pour définir les conditions de déclenchement d’une psychose (1955-1956, 1958). Pour que le déclenchement apparaisse, indique-t-il, le nom-du-père forclos doit advenir par un père, non pas, précise-t-il, par le père du sujet, mais par Un père qui se situe en position tierce.
19Jusque-là, Lacan avait envisagé le déclenchement d’une psychose comme la résonance d’un évènement avec la cause de la structure psychotique, sans en spécifier la nature, mais avec ce cas, il précise les conditions de ce déclenchement. La forclusion du Nom-du-Père à l’origine de la structure psychotique ne suffit donc pas à déclencher la psychose. L’apparition ultérieure d’une cause accidentelle, qui met en jeu l’altérité, se révèle également essentielle, en ravivant le dire du père.
20Au moment de sa deuxième décompensation, Schreber ne connaît pas une déception sociale, mais se trouve, au contraire, à un moment d’ascension. Pourtant, sa nomination à la cour d’appel le fragilise, car elle correspond à une irruption dans le réel de ce qu’il n’a pas connu, compte tenu de la forclusion du nom-du-père.
21L’attribution d’une nomination professionnelle, d’un surnom, d’un titre ou, de quelque façon, d’une reconnaissance sociale, représente, en effet, une invocation à se dire, dépendante du nom-du-père. Or, la forclusion, mettant face à un trou, déstabilise tout particulièrement le sujet psychotique.
22Une vignette clinique va nous permettre d’illustrer cette déstabilisation en formation professionnelle, à l’approche de la reconnaissance d’une nouvelle position sociale. Nous avons rencontré Marie, pendant plusieurs mois, lors d’une supervision de la pratique d’enseignants stagiaires, principalement en groupe, mais aussi enrichie d’entretiens individuels. Cette jeune femme d’une trentaine d’années, qui venait de réussir le concours de professeur en histoire-géographie, entrait dans la formation qui mène à la titularisation, avec enthousiasme. Sérieuse et discrète, elle ne fournissait néanmoins pas le travail attendu, par exemple, en ne réalisant pas ce qui avait été défini avec ses pairs pour des travaux collectifs, ou encore, en rendant feuille blanche à un examen semestriel. Une trop forte angoisse, liée à sa nouvelle situation, l’oppressait au point de ne pas pouvoir se concentrer, exprimera-t-elle plus tard.
23Comme l’ensemble de sa famille, Marie s’est orientée très jeune en formation professionnelle, trop jeune, sans doute, pour que l’opération adolescente lui permette d’interroger sa place singulière et de se démarquer de sa lignée à l’occasion de la question de l’orientation. Elle ne poursuit donc pas dans la voie générale, malgré le plaisir qu’elle éprouve à apprendre. Ce choix lui permet, cependant, de quitter la vie en collectivité imposée par le système scolaire qui la mettait en difficulté. Les orientations professionnelles qu’elle prend successivement ne lui correspondant toujours pas, elle mène, pendant un certain temps, une vie de bohème et d’errance. Sans emploi ni relations stables, mais avant tout, sans attaches et sans limites, elle se désarrime des autres. Elle devient ainsi « une jeune femme libre », non aliénée au rapport à l’Autre, non déterminée, non inscrite dans le symbolique. L’observation lacanienne (1967) selon laquelle le fou est véritablement l’être libre, permet de rendre compte, ici, de ce passage qui marque la déclaration de la psychose de Marie.
24Des bouffées délirantes trop envahissantes engagent une prise en charge psychiatrique avec des hospitalisations. Puis, progressivement, un équilibre se réinstaure. Poussée par sa soif de connaissances, elle reprend ses études, et après quelques années, elle parvient à entrer en master d’histoire, ce qui non seulement lui permet de développer ses connaissances, mais lui offre aussi l’occasion de s’appuyer sur de nouveaux repères identificatoires. Marie se sent d’autant plus « à sa place » dans cette filière que sa réussite aux examens lui permet d’obtenir une reconnaissance sociale. L’importance qu’elle accorde à cette discipline est telle, qu’elle se fait tatouer un symbole qui marque son attachement. À ce moment-là, il ne s’agit toutefois pas encore véritablement d’une nomination, car elle n’est pas confrontée aux réalités de terrain qui renvoient à un impossible (Méloni, Petit, op. cit).
25Pendant cette période, sa vie personnelle se stabilise. Elle interrompt son suivi médical et psychologique, tout en fondant une famille. Poussée par le sentiment de responsabilité et les besoins économiques, elle passe et réussit le concours d’enseignant en histoire-géographie. Elle commence, par conséquent, la formation professionnelle qui doit aboutir au métier d’enseignant et à la titularisation.
26L’entrée dans la profession, comme stagiaire, lui est extrêmement déstabilisante. Elle nous dit que « la formation professionnelle la déforme et la transforme », que son image d’elle-même est troublée, « morcelée, comme un patchwork ». Très sensible au regard des autres, elle noue des liens de sympathie avec quelques stagiaires-enseignants, mais se trouve submergée d’angoisse quand elle se retrouve en groupe, en ayant le sentiment d’être face à une masse informe, indifférenciée, menaçante, ou encore intrusive. Elle éprouve alors le besoin de fixer son regard sur une chaise vide, comme pour trouver un espace afin de mettre l’Autre à distance. Participant peu aux échanges, elle s’abstrait du groupe, en restant distraite et en quittant régulièrement de la salle.
27Assez rapidement, lors des séances de supervision, Marie cherche à entretenir des liens plus individualisés avec nous et elle sollicite, à plusieurs reprises, des rendez-vous individuels plus rapprochés pour aborder ses difficultés relatives à sa nouvelle place. La supervision individuelle a alors été renforcée pour lui proposer un cadre plus étayant. L’entretien lui permet de prendre davantage de recul sur son positionnement en stage en dépassant la plainte initiale focalisée sur tel ou tel évènement contextuel. Elle met en lien sa situation professionnelle avec son histoire personnelle, mais elle semble chercher à se protéger de la relation induite par le dispositif d’entretien. Ainsi, elle développe quelquefois de longues explications théoriques, fait succéder des silences à des flots de paroles, temporise l’évocation de son trouble en affirmant que ce ne sont que des plaisanteries. De cette façon, elle peut revenir sur ses propos et prendre le temps de se sentir en confiance pour poursuivre la supervision plus sereinement, en mettant au premier plan des préoccupations centrées sur son image et sur le fondement de son identité. Marie explique l’importance que revêt la réussite à ce concours, par la possibilité d’atteindre une position sociale reconnue avec laquelle elle pourra « se normaliser », selon ses termes. Pourtant, l’idée de faire cohabiter, comme elle le dit encore, « la Marie professionnelle » avec « la Marie personnelle » lui paraît impossible, comme si le nouveau statut menait à sa propre perte.
28Son image standardisée et figée de la profession ne lui laisse aucune part d’inventivité pour trouver sa façon de pratiquer, selon ses missions, ses connaissances, mais en fonction de sa position personnelle. Elle trouve des échappatoires en se protégeant derrière une technicité, mais elle ne parvient pas à se reconnaître derrière ce nouveau signifiant, car, pour cela, elle devrait accepter de ne pas s’y reconnaître totalement. Il lui est plus facile de penser que sa place est ailleurs, ou plutôt, qu’ailleurs, elle pourrait trouver une place qui ne laisserait pas d’équivoque sur son identité. C’est sans doute la raison pour laquelle il lui arrive de ne pas signer la fiche de présence quand elle est en formation, mais simplement d’attester de sa présence par une croix.
29Marie cherche le soutien de l’équipe enseignante, avec laquelle elle se montre agréable, et sait même se faire apprécier, malgré un certain nombre de conduites inadaptées. Pour autant, ses relations avec l’équipe pédagogique ont toute leur importance, car, à leur appui, cette enseignante stagiaire parvient à se construire une meilleure image d’elle-même, ou encore, à se sentir acceptée avec ses doutes et ses faiblesses.
30Dans son rapport de stage ou dans son mémoire, les mots paraissent jetés sur le papier, comme dépourvus de leurs sens. Cette écriture déstructurée et confuse s’apparente à un jeu avec le langage, ce qui dénote avec son expression orale généralement très contrôlée, même si, à certains moments, un défaut de symbolisation transparaît. Aussi semble-t-elle ne pas utiliser l’écriture pour communiquer, mais pour mettre l’Autre à distance.
31Malgré d’autres recours pour tenter de maîtriser ses angoisses, comme l’isolement ou l’alcool, ses délires deviennent trop présents et envahissants. Elle a alors l’impression de se rouiller et de sentir l’odeur du corps d’une amie en décomposition, comme en écho à sa difficulté face à la reconfiguration de son être qui prend littéralement corps dans le réel.
32Son changement de position subjective, en résonance avec sa nouvelle place sociale, lui donne le sentiment de se déraciner. L’élaboration de son histoire personnelle et familiale lui reste impossible. Se distanciant de sa famille, elle ne reconnaît pas non plus sa place au sein de l’institution scolaire.
33Bien qu’ayant passé l’âge supposé de l’adolescence, avec cette formation professionnelle, Marie est amenée à terminer l’opération adolescente qui consiste soit à se ranger sous un signifiant, en se soumettant à l’impossible accès à une marque qui pourrait la définir pleinement, soit, au contraire, à infirmer l’opération du nom-du-père (Rassial, op. cit.). D’ailleurs, Marie se sent très proche des adolescents, avançant de la même manière qu’eux, dit-elle, « en boitant, comme si elle avait ses pieds dans des chaussures différentes ».
La fonction de suppléance de la dénomination professionnelle
34Si la nomination sociale se révèle particulièrement éprouvante pour le sujet psychotique, elle peut toutefois mener finalement à une restauration de l’image de soi. Dans son séminaire xxiii (1975-1976), Lacan montre comment James Joyce échappe aux envahissements de délires psychotiques par la reconnaissance de son talent d’écrivain qui a permis de suppléer à la carence de son père à tenir la fonction de nomination.
35Élève brillant, Joyce affirme son goût pour l’art vers 14 ans. Selon son biographe Ellmann (1959), il était, pour sa famille, l’enfant prédisposé à réaliser une carrière importante. Toujours est-il, que, malgré ses premières publications, il devait trouver un métier qui lui permette d’atteindre une situation financière confortable. Choisissant tout d’abord de se destiner à la médecine, pour dépasser son père qui n’avait pas réussi dans cette voie, il abandonne cette idée après trois tentatives. Accumulant ensuite divers projets et autant échecs, sa vie est marquée par l’errance, au point de se désigner lui-même comme exclu, affirmant dans une lettre à Nora, sa future épouse : « Je ne peux rentrer dans l’ordre social que comme vagabond [4]. » Lors de son mariage, près de trente ans après leur rencontre, alors que sa renommée se développe, il choisit de faire inscrire sur le registre non pas la profession qui lui sert de gagne-pain, ni même celle d’écrivain qui lui tenait à cœur, mais une profession qui n’en est pas véritablement une : rentier.
36Écrire dépasse, pour lui, toute activité professionnelle, mais correspond plutôt à une profession de foi. La rencontre du public, mais aussi celle d’Harriet Shaw Weawer, l’éditrice qui devient sa mécène, lui assurera le passage de l’activité d’écriture en véritable profession d’écrivain jusqu’à ses derniers jours.
37L’écriture du poète et dramaturge irlandais doit être considérée sur un autre plan que toute autre de ses activités. Sa singularité permet de mesurer l’utilisation qu’il en fait, et par conséquent, la fonction psychique qu’elle contient. Ses récits conjuguent l’histoire de l’Irlande à celles de ses personnages ou à la sienne propre, mais, surtout, lui permettent de bousculer les conventions d’écriture de son époque, sans recourir aux narrations descriptives, sans établir d’analyse, sans même qu’apparaisse nécessairement de continuité chronologique. Les mots sont utilisés pour eux-mêmes, et non pas comme des représentations de choses. Joyce entreprend une véritable recherche sur la langue anglaise, en explorant ses possibilités, afin de se livrer à une « exploration du langage pour son compte [5] ». Il détruit l’anglais pour le reconstruire, use de la narration synchronique, ou selon ses termes, complexifie le langage pour l’« abestourdir à la langue » (1938). Joyce questionne ainsi la limite du sens des mots.
38Lacan relève plusieurs passages dans son œuvre qui lui permettent de repérer la carence paternelle. Les liens sont forts entre l’un et l’autre, les attentes du père sont même importantes à l’égard de James dont il fera son unique héritier, mais le père symbolique n’est pourtant pas opérant.
39« Joyce était-il fou ? », s’interroge Lacan (1975-1976). Il n’utilise pas le terme de « psychotique » pour le qualifier, mais il observe qu’il y a forclusion du nom-du-père, ce qui implique une psychose. Des traces d’hallucinations apparaissent dans Stephen le héros, suivies d’un vagabondage, vont effectivement dans le sens de cette hypothèse [6].
40Néanmoins, explique Lacan, en valorisant son nom grâce à son écriture et à sa notoriété, Joyce a pu recourir à une fonction nominative. La renommée, en tant que « dire social » qui désigne le sujet, a pu compenser le défaut de nomination du père dans l’enfance. Sa reconnaissance sociale a soutenu son ego en valorisant son nom et en déjouant la division subjective. Le génie Joycien dépasse son talent d’écrivain, car son usage social de l’écriture lui sert de nomination en lui permettant de s’affirmer tout en maintenant l’équivoque.
41Remarquons, dès lors, que la suppléance au défaut du nom-du-père ne devient possible que par une série d’occurrences. Tout d’abord, le sujet investit une activité, en affirmant son désir en traitant le manque, comme Joyce qui utilise les mots au-delà de leur sens. Toutefois, l’affirmation de son désir n’aurait pas la même portée sans que le social authentifie et entérine cette place prise par le sujet en fixant une de ses propriétés (Soler, 2009). Enfin, le sujet peut s’appuyer sur ce dire social pour se définir. De cette façon, les nouvelles nominations présentent une opportunité pour arrêter la quête incessante impulsée par la question du hors sens, comme dans le cas des psychoses non déclenchées. Pommier (2013) pense même que l’adoption de pseudonyme à l’entrée dans une profession artistique correspond à une nécessité psychique quand le nom du père n’a pas été transmis ou que la forclusion pousse à en changer.
Conclusion
42En authentifiant la place du sujet, la nomination professionnelle renvoie la question de ce qui constitue son identité. C’est la raison pour laquelle elle peut être déstabilisante, et elle apparaît déterminante dans les cas de psychose. Face à cette épreuve, le sujet peut vivre un temps de décompensation, qui viendra quelquefois révéler sa structure, ou au contraire, mènera à une solution de suppléance.
43Finalement, la nomination professionnelle, en tant que nomination validée par l’Autre, affirme à la fois la singularité du sujet et son assujettissement aux discours sociaux. Cette pratique renforce le passage à un nouveau statut, signant la reconnaissance de l’intégration sociale du nommé par les nommants. En lui accordant un titre ou un surnom, la nouvelle communauté d’appartenance reconnaît le sujet, en attestant de ce qu’il sait faire, mais aussi de ses valeurs et de ses modalités de relation aux autres, c’est-à-dire de ce qu’il peut et de ce qu’il doit désormais faire ou non.
44Les circonstances d’émission d’un nom social entrent en jeu pour soutenir ou non la fonction de nomination, ce qui justifie que les institutions y prêtent attention. Elles ne permettent pourtant pas à elles seules de comprendre l’orientation du sujet vers une décompensation ou une solution de suppléance. La nomination sociale engage à la fois à la dimension contextuelle et subjective, puisqu’il ne saurait y avoir de nomination sociale sans la reconnaissance d’un corps social, tout comme il ne saurait y avoir d’inscription de la subjectivité dans un lien aux autres sans l’inventivité du sujet. Il reste, en effet, au sujet à s’approprier le nom qui lui est attribué, à le porter, pour justement répondre en son nom, se reconnaître en tant que sujet à travers lui, malgré ses insuffisances. Une « insondable décision de l’être [7] », décision inconsciente, entre encore en jeu. Lacan qualifie de « choix hérétique » la posture joycienne, en insistant sur cette idée en s’appuyant sur l’origine grecque du terme hérétique, αἵρεσις, « choix ». Ce choix inconscient renvoie à une façon d’appréhender la question de son être, mêlant tout autant le repérage de son désir, la confrontation à une part d’incertitude, l’aliénation à l’Autre et l’affirmation d’une façon d’exister.
Bibliographie
- Abraham, K. 1912. « La force déterminante du nom », dans Rêve et mythe, Paris, Payot, 1965.
- Freud, S. 1900. L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967.
- Freud, S. 1911. « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (le Président Schreber) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1989.
- Freud, S. 1913. Totem et Tabou, Paris, Payot, 2004.
- Ellman, R. 1959. James Joyce, Paris, Gallimard, 1962.
- Hurstel, F. 1990. « Le nom et sa fonction dans la transmission des métiers de père en fils », dans J. Clerget (sous la direction de), Le nom et la nomination, Toulouse, érès.
- Hoffmann, C. 2004. « Quelques réflexions à propos du déclenchement de la psychose et de ses suppléances dans le monde de l’adolescent contemporain », Figures de la psychanalyse, n° 9, p.49-61.
- Joyce, J. 1944. Stephen le héros, Paris, Gallimard, 1982.
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Mots-clés éditeurs : déstabilisation, adolescence, fonction de nomination, Nom, profession
Date de mise en ligne : 07/10/2020
https://doi.org/10.3917/cnx.113.0211Notes
-
[1]
Du grec σύμπτωμα, « accident, qui survient », « symptôme » s’écrivait encore, au xvie siècle sinthome.
-
[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre ix, L’identification, 1961-1962, p. 96, consulté sur : http://www.valas.fr/IMG/pdf/S9_identification.pdf
-
[3]
F. Hurstel, « Le nom et sa fonction dans la transmission des métiers de père en fils », dans J. Clerget (sous la direction de), Le nom et la nomination, Toulouse, érès, 1990, p. 158.
-
[4]
R. Ellman, James Joyce, Paris, Gallimard, 1962, p. 187.
-
[5]
J. Joyce, Stephen le héros (1944), Paris, Gallimard, 1982, p. 341.
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[6]
Par exemple : « En classe, dans la bibliothèque coite, en compagnie d’autres étudiants, il pouvait soudain entendre un ordre : partir, être seul, une voix qui remuait jusqu’au tympan de son oreille, une flamme qui sautait dans la vie divine du cerveau. Il lui arrivait d’obéir à l’ordre, et de vagabonder partout dans les rues, seul, la ferveur de son espérance soutenue par des exclamations, jusqu’à ce qu’il fût convaincu de l’inutilité de vagabonder plus longtemps : alors, d’un pas réfléchi, infatigable, il retournait chez lui, assemblant avec un sérieux réfléchi, infatigable, des mots et des expressions sans signification », ibid.
-
[7]
J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 177.