Introduction
1Depuis la loi 2002, stipulant que toute institution qui accueille des enfants a pour projet explicite de « travailler avec la famille », nous avons pu observer dans le cadre de notre pratique professionnelle l’évolution des modalités de prise en charge de l’obésité pédiatrique par l’intégration des familles dans le projet thérapeutique de l’institution.
2En effet, l’une de nous deux a exercé en tant que psychologue clinicienne pendant plus de dix ans au sein d’une institution dont, à l’époque, la mission était d’accueillir durant une année scolaire des adolescents souffrant d’obésité morbide. Hospitalisés pour traiter leur symptôme, ils étaient séparés de leur famille. Lors de nos premières années d’exercice, le projet de soin de l’établissement reposait en partie sur l’idée que cette séparation se voulait thérapeutique pour l’enfant. À cette période, l’institution travaillait très peu avec la famille. Mais nous observions un certain nombre d’éléments notamment liés au travail de l’équipe pluridisciplinaire avec ces dernières. Entre autres, les familles investissaient peu la prise en charge et l’institution. Pour l’équipe, le lien avec ces dernières était difficile à initier et à maintenir, les parents ne venaient pas aux rencontres familles qui leur étaient proposées. La séparation était une problématique majeure autant pour l’enfant que pour ses proches, au point que certains adolescents arrêtaient leur séjour en cours de traitement tant la séparation était douloureuse. À ce moment-là, ces ruptures de séjour fragilisaient l’équipe qui se sentait impuissante face à la difficulté à soutenir la famille en souffrance de séparation. L’institution se confrontait alors à un échec tant dans l’accompagnement que dans le soin. Autre constat, les familles mettaient en place des résistances inconscientes au changement corporel de leur enfant. Concrètement, de retour au domicile, la plupart des adolescents reprenaient le poids perdu. Face à ces différentes observations, nous sommes arrivés à la déduction qu’une prise en charge uniquement axée sur l’adolescent en dehors du groupe primaire ne suffisait pas. L’institution a peu à peu pris en compte la nécessité de renforcer le travail avec les familles pour pouvoir obtenir des changements somatopsychiques des sujets accueillis s’inscrivant dans le temps. Cette prise en compte des familles était d’autant plus importante dans la mesure où l’institution était soumise à des préroga-tives budgétaires et une attente de résultat pour la reconduite de son financement. Inconsciemment, l’équipe était ainsi scellée par ce pacte dénégatif générant alors l’angoisse de l’échec du traitement.
3Pour mieux comprendre les enjeux psychiques inconscients liés au fonctionnement de ces familles, nous avons interrogé leur dynamique familiale grâce à une recherche sur la « famille et l’obésité » menée par le laboratoire de psychologie (ea 3188) de l’Université Bourgogne Franche-Comté, financée par la Fondation de France. Pour résumer nos travaux, nous avons repéré un fonctionnement psychique familial typique, celui de la pensée opératoire (Sanahuja, Cuynet, Bernard, 2013 ; Sanahuja et coll., 2015) où subsiste chez la majorité de ces familles, un verrouillage au niveau des affects, un défaut du préconscient, de créativité, de fantasmatisation et de symbolisation (Marty, 1963). Cette configuration est sous-tendue par une transmission traumatique d’ordre inter- et transgénérationnel (souvent de l’ordre du deuil non élaboré) impactant la structure du lien groupal, se déployant alors sous un mode isomorphique prédominant (Sanahuja, Bernard et coll., 2017 ; Sanahuja, Cuynet, Bernard, 2013 ; Sanahuja, Cuynet, 2011). Se substituent alors des relations en collage, d’ordre anaclitique, où la bonne distance n’est plus appréciée, inscrivant aussi les membres dans un lien de dépendance. De plus, l’angoisse de séparation et de perte semble tout à la fois la cause et la conséquence de la création d’un tel lien. La fonction séparatrice du père est devenue inopérante et l’on observe souvent une omnipotence de la fonction maternelle. En outre, l’individualité est réduite au profit d’un corps commun indifférencié. Cette dilution des places et des fonctions crée un empiétement psychique, une problématique de séparation et des phénomènes d’emprise, propre à la dynamique psychique inconsciente familiale [1]. Le symptôme obésité a, pour les familles se trouvant dans cette configuration, la fonction de maintenir une homéostasie du groupe qui permet de maintenir un minima de différenciation et d’individuation pour les sujets obèses. Nous pouvons aisément comprendre que la recherche du traitement direct du symptôme impacte la contenance familiale, rendant alors les sujets et leur famille plus vulnérables. Le postulat du bénéfice de la « séparation thérapeutique » entre l’enfant et son groupe familial peut ainsi être remis en question dans le sens où l’équilibre familial peut être mis en péril. Cette prise en compte du fonctionnement inconscient de ces familles, associée à la loi de 2002, a marqué un tournant majeur dans l’approche théorique et thérapeutique du symptôme obésité, amenant la nécessité de penser des pratiques nouvelles, décloisonnées (dimension interdisciplinaire et interinstitutionnelle), tournées vers le sujet et l’implication de son groupe familial au quotidien.
Le réseau : un groupe « extra-large » ?
4De manière générale, l’évolution des organisations institutionnelles a amené le travail en réseau, qui implique la mise en lien de différents acteurs autour de mêmes problématiques.
5L’idée des réseaux est de pouvoir aboutir à un positionnement commun, qui nécessite de se fédérer autour d’un objectif global de prise en charge impliquant de se resserrer autour d’une même identité groupale où la question du lien entre les membres est au cœur de la réussite de l’accompagnement proposé.
6Dès lors que nous parlons de lien, la prise en compte de celui-ci implique, en tant que clinicien s’appuyant sur un référentiel psychanalytique, une pensée dirigée vers la dimension consciente mais aussi vers la dimension inconsciente de tout lien. En effet, en appui sur la conceptualisation du lien de René Kaës, toute rencontre avec l’autre impose à la psyché un travail psychique marqué par le sceau du lien qu’il définit comme « la réalité psychique inconsciente spécifique construite par la rencontre de deux ou plusieurs sujets [2] ». Dès lors que la construction d’un lien implique plusieurs personnes, cela nous amène à l’idée d’un fonctionnement de groupe. Nous pourrions ainsi considérer ce nouveau concept de réseau d’un point de vue psychanalytique, de par son nécessaire déploiement de liens, comme un fonctionnement similaire à un groupe, mais un groupe particulier que l’on pourrait définir comme « extra-large », disposant d’un appareil psychique groupal « hyper étendu », de par ces liens distanciés le constituant et dont la caractéristique est d’être souvent en constantes ramifications.
7Les rapports inconscients qu’entretiennent les sujets d’un lien entre eux impliquent nécessairement également la transmission de contenus psychiques par le jeu des alliances (Kaës, 2009). Ainsi, les sujets membres d’un réseau pourraient être également le lieu de circulation de dépôts psychiques, transmis inconsciemment entre collègues, mais aussi nécessairement transmis par les sujets et les familles qu’ils accompagnent, dès lors que cette question du lien est en jeu.
8D’un point de vue psychanalytique groupal, en référence au transfert subjectal (Jacquey, 1975 ; développé par Penot, 2006) qui repose sur l’idée d’une diffusion de la problématique familiale au sein de la scène institutionnelle par le sujet suivi (qui reste toujours inscrit et accompagné de ses liens familiaux qui l’ont aidé à se construire psychiquement) auprès des différents professionnels par diffraction du transfert, lors de l’impact de différentes rencontres, le groupe de professionnels reste un lieu de dépôt de la problématique de la famille. D’où la nécessité de prendre en compte le fonctionnement inconscient spécifique des groupes familiaux à problématique d’oralité, pour mieux comprendre les effets possibles de cette dernière sur un réseau de liens institutionnels.
9Pour poursuivre, à l’aide d’un exemple paradigmatique, nous allons mettre en évidence les dépôts archaïques et leurs effets, ainsi que l’utilité de pouvoir les mettre en travail, comme première forme d’enclenchement d’un processus thérapeutique.
Situation clinique : famille et prise en charge au sein du réseau institutionnel [3]
Situation clinique et accueil au sein du réseau
10Cette famille est adressée à l’une de nous deux par un médecin généraliste inquiet pour les symptômes dépressifs et l’obésité d’une jeune fille. Le thérapeute la rencontre dans le cadre d’entretiens cliniques familiaux de soutien, en exercice libéral. La famille est composée de Talia, 13 ans, et de ses deux parents. La problématique familiale va prendre beaucoup de place lors de cette rencontre. La première impression donnée à voir par la famille, c’est sa dimension narcissique étayée par le discours du père avec un langage très soutenu qui va prendre beaucoup de place. La mère, quant à elle, est effacée en opposition avec son image imposante témoin d’une obésité morbide qu’elle met sur le compte d’une maladie chronique et qui implique de nombreux effets secondaires (cardiovasculaire, diabète, orthopédique…) et où son pronostic vital est engagé. Cette maladie occupe par ailleurs le devant de la scène familiale avec des angoisses permanentes de mort dues à l’état de santé très fragile de madame.
11Les différents troubles de Talia sont en lien avec l’histoire familiale. Elle présente des angoisses au quotidien à mettre en correspondance avec l’état de santé fragile de sa mère et « les problèmes d’adultes » (problèmes financiers). Assez rapidement, nous comprenons que cette famille est démunie tant sur le plan matériel que psychique. Elle a vécu une réelle chute sociale dont le père serait, selon leur propos, responsable. À cause de pertes d’emploi successives, le père, ne pouvant affronter cette réalité, a sombré dans la dépression. Le groupe familial est endetté, seul, et stigmatisé aux yeux de la société, mis à l’écart par la famille élargie. Depuis cette situation, Talia semble s’être mise en opposition avec son père. Elle peut être agressive à son égard en l’insultant et en s’énervant. Nous observons un clivage massif au sein du groupe familial : d’un côté, le père, perçu comme un mauvais objet par la dyade mère-fille et, de l’autre, la dyade se percevant comme bonne, victime de l’histoire familiale. Il existe ainsi des liens indifférenciés mère-fille et la famille fonctionne sur un registre narcissique en crise, avec des défenses archaïques.
12Le thérapeute comprend que, seul, il lui sera difficile d’exercer une fonction de contenance auprès de cette famille. Il décide alors de se mettre en lien avec la coordination d’un réseau prenant en charge les maladies chroniques, dans laquelle il est membre, afin de développer une réflexion collective sur un projet de soin qui puisse permettre une prise en charge plus globale de la famille. Pour mieux prendre en compte les besoins de cette famille, un bilan multidisciplinaire au chu lui est alors proposé rapidement. Suite à cette journée, différents besoins sont identifiés : l’accompagnement par une assistante sociale au vu de la situation financière précaire de la famille, le besoin d’un soutien d’un centre médico-social, le maintien du suivi psychologique familial, ainsi que l’intégration dans un dispositif groupal multidisciplinaire pouvant lui apporter un étayage en complément des soins déjà en cours.
13Entre-temps, le père quitte subitement le domicile familial. Le lien mère-enfant va se renforcer autour d’une dévalorisation permanente de ce dernier par la dyade.
14Au sein du Réseau, la souffrance de Talia et de sa mère est écoutée. Chacune va s’appuyer sur les différents espaces thérapeutiques proposés.
Déploiement du transfert
15Talia s’autorise alors à dénoncer au sein du réseau la violence physique subie par son père qui intervient lorsqu’elle l’insulte et devient agressive. Elle est en effet en difficulté pour contrôler ses émotions et son père également. La violence est ainsi réciproque. Cette dénonciation est suivie d’un signalement fait avec l’accord de la mère et de l’enfant dont le thérapeute familial sera informé par contact téléphonique.
16Suite au signalement, une mesure d’investigation est mise en place par un service social. Il en résulte d’après l’enquête sociale des éléments inquiétants concernant un lien mère-fille perçu comme toxique, et s’inscrivant dans une dimension incestuelle (Racamier, 1992). Les professionnels du service social se fixent sur les troubles de Talia et la perçoivent comme perturbée et inadaptée. La mère est également décrite comme pouvant nuire à l’équilibre psychique de son enfant. Les conclusions du rapport s’orientent vers la préconisation d’une séparation mère-fille afin de protéger Talia.
17Ces conclusions vont alors générer un conflit entre le réseau institutionnel et ce service social : entre les « pour » et les « contre » de la séparation mère-enfant. Ce clivage va occuper le devant des scènes institutionnelles de manière importante ; que nous verrons, a posteriori, en lien avec les effets de ce fonctionnement familial et qui va contaminer ces espaces.
18Une réunion clinique est alors organisée au sein du réseau avec les différents professionnels afin de réfléchir aux conséquences de cette séparation si celle-ci venait à se mettre en place. L’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire et le thérapeute pensent que la séparation pourrait, au vu de la fragilité de Talia et de sa mère, générer un traumatisme supplémentaire, dont nous ne pourrions mesurer les répercussions psychologiques. Les professionnels du réseau entrent ainsi en cohésion, en se fédérant autour d’une pensée commune et partagée, celle d’un soin devant s’effectuer de manière globale sans qu’il y ait de séparation immédiate entre mère et fille.
19Nous observons ainsi une mobilisation du réseau pour développer une pensée commune avec un resserrage des liens entre les différents professionnels (acteurs libéraux et équipe pluridisciplinaire) se matérialisant par des appels téléphoniques. Une réunion est organisée par le service social soucieux d’être en lien avec les différents professionnels aidant la famille, tous les acteurs autour de la prise en charge de Talia y sont donc invités. Cette réunion a pour but de réfléchir au devenir de la famille. Le réseau fait véritablement corps commun pour argumenter le fait que Talia ne soit pas séparée de sa mère. Cet engagement important est à mettre en lien particulièrement avec une angoisse de mort, éprouvée par les professionnels du réseau vis-à-vis de l’état de santé de la mère et le risque de décompensation psychique vis-à-vis de l’enfant, malgré le lien mère-enfant confusionnel et indifférencié important repéré chez cette dyade par les deux services. Pour les professionnels du service social en charge de la mesure d’investigation, c’est l’intensité de l’indifférenciation du lien qui les interpelle et ils souhaitent mettre en acte la séparation.
20Sur la demande du service social, la mère entreprend des soins somatiques, en ayant recours à des interventions chirurgicales importantes. Comme elle est trop faible physiquement pour s’occuper de sa fille, le service social propose le placement de Talia en famille d’accueil, le temps de sa convalescence. La mère, angoissée par cette idée, préfère que son enfant parte quelques mois chez son père. Ce que va accepter paradoxalement le service social (car, rappelons-le, le signalement initial concernerait une violence potentielle du père).
21Suite à cette séparation, Talia et sa mère sont revenues en consultation auprès du thérapeute familial. C’est le premier interlocuteur du réseau que la famille revoit depuis le retour de Talia. Précisons que le réseau a soutenu les liens avec Talia et sa mère en maintenant un contact régulier avec elles.
22Durant cette séance, la mère évoque le fait d’avoir souffert de la séparation ainsi que Talia. Elle dit ne plus reconnaître sa fille, avec le sentiment que le père « lui aurait monté la tête contre elle » car Talia « prend l’habitude de s’isoler dans sa chambre » (elle vient d’avoir 13 ans). Elle ne supporte pas que sa fille s’éloigne et la rappelle à l’ordre par des reproches. Elle la dévalorise et la met à mal. La mère semble encore très affaiblie par l’opération. Elle relate durant le temps de rencontre le fait qu’elle ait frôlé la mort, en apportant des détails crus, organiques de l’ordre de désordres intestinaux où « elle se vide par tous les orifices », qu’elle évoque sans filtre devant sa fille. La famille énonce qu’elle est convoquée au tribunal pour une mesure d’aemo. À l’évocation des faits, Talia pleure et se sent coupable de cette situation.
23La mère a repris contact avec le Réseau, le suivi se poursuit auprès des différents professionnels.
Clinique du transfert subjectal : analyse des dépôts psychiques de la famille en réseau institutionnel
24Cette situation clinique met en évidence un fonctionnement familial particulier ; avec ce que nous pourrons mettre en évidence, la diffusion de la problématique au sein des différentes institutions d’accueil de la prise en charge. D’un point de vue familial, les liens s’inscrivent dans une dimension confusionnelle générant une mise en œuvre de défenses archaïques telles que le clivage. Le groupe se scinde en deux, avec, d’un côté, le père prenant à charge la part négative du groupe, et endossant la fonction de bouc émissaire, et, de l’autre, la dyade mère-enfant qui se renforce dans un fantasme d’être un même corps amalgamé, où règne la confusion pour lutter contre les angoisses d’anéantissement du groupe, que la mère réactive en parallèle, par sa décompensation somatique. L’indifférenciation, particulièrement au sein de la dyade, met en évidence des limites floues du point de vue de l’individualité. La question de la parentalité est aussi convoquée au-devant de la scène thérapeutique avec la mise en évidence de difficultés parentales à l’instauration de limites psychiques, corporelles et éducatives à Talia.
25Au niveau de la scène institutionnelle, le clivage familial vient alors se rejouer : il se matérialise notamment dans la situation d’opposition d’idées marquée entre le réseau et le service social en charge de la mesure d’accompagnement, porté par les différents professionnels. Nous observons en effet des incompatibilités entre deux positions subjectives (prise de position pour séparer le lien mère-enfant / prise de position pour maintenir le lien mère-enfant) – avec la difficulté au départ, pour les soignants du réseau et de l’institution en charge de l’évaluation, de s’identifier au point de vue de l’autre, jusqu’à la mise en lien lors de la réunion regroupant les différents acteurs. Nous pouvons mettre en évidence que le réseau fédère sous l’idée d’une identité commune, celle du maintien du lien sans séparation physique de la famille et inversement pour le service social. Le dépôt de la problématique familiale par transfert subjectal sur l’institution (Penot, 2006 ; Jacquey, 1975) a opéré.
26Nous pouvons analyser de manière plus précise les deux mouvements clivés qui s’opèrent.
27Le premier mouvement exercé par le réseau peut être assimilé à celui de surprotection. En effet, malgré les difficultés inhérentes au lien problématique mère-fille identifié, les différents professionnels s’opposent à la séparation immédiate de Talia et de sa mère. Le groupe « extra-large » déploie alors tout un dispositif thérapeutique pour contrebalancer l’absence du père. Le réseau cherche ainsi à assurer une fonction de contenance en soutenant le lien mère-enfant, et en assurant une fonction de réceptacle des angoisses de mort et de vidage véhiculées dans la famille : la mère se sent abandonnée si sa fille commence à prendre de la distance, elle se sent vidée, inanimée sans la présence de sa fille, elle a l’impression de perdre une partie d’elle-même quand Talia grandit et accède à l’adolescence, et donc à la séparation (lorsqu’elle préfère rester dans sa chambre). Ces éléments mettent en évidence un défaut du contenant maternel, avec une inversion contenant-contenu, où la fille est mise à une place de contenant. Les différents professionnels du groupe « extra-large » seront amenés à éprouver ce type d’angoisse de mort et de vidage face à la possibilité de séparation entre la mère et sa fille dans leur contre-transfert, ce qui se manifestera sous différentes formes. Pour exemple, la thérapeute familiale se retrouve en état de sidération avec des angoisses de mort et un vide de la pensée avec une fuite des contenus où prédomine un état de sidération lors des entretiens familiaux.
28Le second mouvement, incarné par le service social, peut être, quant à lui, assimilé à celui de sous-protection à l’image de l’abandon familial du père, et à la séparation préconisée par les conclusions du rapport, tel un démantèlement du lien, vécu de manière insécurisante pour Talia et sa mère. En effet, pour la famille, l’institution sociale pourra être vécue comme sous-contenante, en écho au départ du père, où mère et fille se sentiront abandonnées.
29En proie également aux angoisses de mort, ce service les traite d’une autre manière, en envisageant de mettre en acte la séparation mère-enfant, telle une fonction de « videur », pour expulser le trop-plein de la part négative du lien mère-enfant, en opérant une différenciation physique radicale par « un décollage familial, à défaut que la séparation puisse être mise en travail d’un point de vue psychique ».
30Nous observons également une dimension paradoxale exercée par le service qui veut protéger l’enfant de sa mère mais en le renvoyant chez le père suspecté initialement de violence sur sa fille. Dans cette situation clinique, les mécanismes inconscients de la famille sont ainsi réactivés dans les deux institutions avec cette tendance au « décollage du lien » et au « collage du lien ». Ces différents éléments présentés nous font évoquer la fonction d’oméga pathologique de Decherf (2006, 2003) permettant l’analyse groupale. En effet, pour cet auteur, la tendance oméga dans une famille « est une construction active d’un environnement lié réellement au danger, au factice, à la mort ». Il existe une insuffisance de contenance de transformation soit par insuffisance d’illusion, soit par surcroît d’illusion dans le lien sans possibilité de désillusionnement, donc par insuffisance ou par excès de protection. Il peut alors exister, selon Decherf, un lien confusionnel entre les membres. Le sujet reste dans une relation narcissique dans laquelle sujet et objet sont confondus, ce qui le met à l’abri de la plupart des angoisses. Il y a ici confusion des générations, du réel et de l’imaginaire, du dedans et du dehors de la personne. Nous retrouvons ces différents éléments dans le fonctionnement psychique de cette famille par rapport à l’existence du lien indifférencié entre Talia et sa mère, avec une inversion parfois de la fonction de contenance. Mais aussi nous les percevons au travers les éléments bruts décrits dans le discours par la mère quand elle parle, sans filtre, de la réalité brute de son corps, ne préservant pas sa fille, maintenant l’existence d’une relation narcissique « de nature incestuelle ». Relation qui est, selon Decherf, une défense de survie contre la perte non symbolisée puisqu’elle est agie physiquement comme si le rapprochement pouvait recoller les parties narcissiques, c’est-à-dire les parties de soi imaginaires. Puis, sur les scènes institutionnelles, nous pouvons retrouver le mécanisme paradoxal qui se met en place avec le placement de l’enfant chez le père, pourtant suspecté de violence, et qui évoque à nouveau la fonction d’oméga pathologique.
Discussion
31Depuis les travaux de groupalistes tels que Bleger, Delion (2005, 2018) et d’autres tels que Vidal (2007, 2017), Pinel (1996), Pinel et Morel (2001), il est communément admis que l’institution développe des processus inconscients homologues à un sujet accueilli au sein de celle-ci par diffraction du transfert auprès des membres de l’équipe. Bleger décrivait le fait que toute organisation a tendance à maintenir la même structure que le problème qu’elle cherche à affronter et pour lequel elle a été créée. Selon Pinel (1989), « cette homologie est à la fois nécessaire en ce que les praticiens ont à s’identifier aux contenus des identifications projectives injectés par les patients pour établir une relation thérapeutique, mais elle peut s’avérer pathologique lorsqu’elle abolit tout écart ou différenciation ». Les professionnels ont ainsi « à affronter des mécanismes de déliaison qui suscitent un mode de fonctionnement collectif aspiré vers l’homologie fonctionnelle » (Pinel, 1989). L’homologie devient donc pathologique lorsque l’institution n’est pas en capacité de mettre en travail les effets de la problématique d’un sujet dans le fonctionnement du groupe institutionnel et fonctionnel. Mais si, dans un processus de contenance, elle met à profit ses capacités de symbolisation pour mettre en sens la problématique du sujet et développer des axes de travail cliniques favorisant l’accompagnement, l’homologie est alors dite « fonctionnelle ».
32Ainsi, pour traiter un sujet, il faut prendre en compte la dynamique de fonctionnement psychique de toute sa famille, et notamment la dynamique des liens qui l’anime, ainsi que de la manière dont cette dynamique peut se déployer au sein d’un groupe institutionnel défini ou étendu. C’est ce qui a pu se mettre en place, dans notre situation clinique, par l’organisation d’une réunion avec les deux services entre un groupe « extra-large » dit de réseau et un service social d’investigation. Cet espace a permis des mouvements de réflexion et d’élaboration nécessaires à la secondarisation des processus et l’évitement de passages à l’acte pouvant s’avérer délétères pour la famille. Ainsi, la mise au travail des acteurs de soins dans un processus réflexif, au départ éclaté, a favorisé une mise en commun des pensées, permettant un suffisant dépassement des résistances. Les parties clivées et archaïques de la famille déposées chez les professionnels, influençant leur représentation de la famille, ont pu se réunir et s’articuler. Les temps de réunion ont aidé à confronter les perceptions opposées ou chacun avait porté une part de la problématique familiale, à les mettre en commun, à les transformer au cours des échanges et à trouver des compromis, permettant ainsi de préserver la dyade nécessaire, d’un point de vue défensif, au maintien du groupe famille, tout en faisant intervenir la Loi, représentant un espace tiers par le biais d’une mesure aemo. Cette aemo a paru en effet indispensable pour l’instauration de limites au sein du groupe familial afin de faire évoluer la différenciation entre les membres du groupe, et essentielle notamment pour la bonne mise en œuvre du processus d’adolescence de Talia. Depuis la mesure d’aemo, et les mesures d’accompagnement qui ont suivi en contenance, Talia a pu peu à peu développer une autonomie, et un travail de séparation entre elle et sa mère a pu s’opérer.
Conclusion
33Par cet exemple clinique, nous avons pu prendre conscience de l’importance d’une analyse clinique groupale même dans un réseau. Le traitement du dépôt familial au sein d’un groupe « extra-large » (réseau) impose en effet une reprise interdisciplinaire, au risque sinon d’être pris par la problématique et le passage à l’acte institutionnel si l’on reste dans une économie de traitement psychique. Cette réflexion engage le besoin, pour le clinicien, de sensibiliser l’équipe, les professionnels d’un réseau, de différentes institutions, aux effets de la rencontre avec la famille sur les liens entre les professionnels où l’inconscient est à l’œuvre. Les effets de répétition de la problématique familiale sont en effet inévitables, ils se diffusent par diffraction dans différents espaces psychiques multidimensionnels que favorise le lien de réseau. Si les professionnels sont en capacité de mettre en travail les différents dépôts au cœur des différents espaces thérapeutiques, éducatifs ou sociaux, ces éléments pourront faire l’objet de transformation avec un effet thérapeutique du point de vue de l’accompagnement. Le réseau, l’institution, peut alors exercer une fonction de conteneur et de contenance (Kaës, 1976 ; 1979) auprès des sujets et de leur famille pris en charge, à condition de réunir et lier les différentes parties constituantes pour effectuer ce travail nécessaire d’analyse de l’arrière-fond groupal.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : homologie pathologique/fonctionnelle, « groupe extra-large », transfert subjectal, Famille, réseau
Date de mise en ligne : 05/02/2020.
https://doi.org/10.3917/cnx.112.0105