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Article de revue

Familles et institution, entre entente et mésentente

Pages 77 à 89

1À première vue, une famille demandant des soins pour un de ses membres a toutes les raisons du monde de s’entendre avec le service où celui-ci est accueilli. Elle doit se sentir soulagée qu’une équipe expérimentée s’occupe de lui. Mais la réalité nous montre que les mésententes sont nombreuses entre famille et institution et que les raisons invoquées sont aussi variées que justifiées d’un point de vue subjectif. Qui saurait mieux qu’un père, une mère, un conjoint, un frère, une sœur ou un enfant ce dont le malade a besoin ? Qui aura une meilleure compréhension de son malaise qu’eux ? Ne sont-ils les êtres les plus fortement touchées par son mal ? Ne lui ont-ils déjà épargné des désagréments et des souffrances ?

2Je tire mon expérience des institutions de soins ainsi que d’autres comme la protection sociale de l’enfance parmi lesquelles les institutions qui reçoivent un mandat de justice afin de gérer la séparation entre adultes et enfants, ces derniers ayant été l’objet de violences au sein de leurs familles. Mon sentiment est qu’il y a des constantes qui se retrouvent dans une diversité de cas. L’école, les lieux de récréation comme une colonie de vacances ou un club sportif en sont d’autres exemples.

3En même temps, la confusion guette l’institution, atteignant ses buts, ses acteurs, les rôles et fonctions de ces derniers. Une dérive fréquente est la défiguration, voire la perte de son sens, c’est-à-dire des raisons pour lesquelles elle existe.

4La psychanalyse a jeté un pavé dans la mare en démontrant que l’amour familial n’est que la partie submergée d’un faisceau d’affects hostiles : jalousie, envie, rivalité, haine, vœux de vengeance, de destruction, etc. Toutefois, ces difficultés ne sont pas les premières qui mettent en échec les bonnes intentions. Selon mon point de vue, la cause première est d’une tout autre nature : la possessivité. Les liens de famille deviennent complexes dans la mesure où ils sont surdéterminés par la croyance que son proche est comme une partie de soi et que, de ce fait, on peut le transformer en son objet d’emprise. L’idée romantique que l’amour est sans contrepartie est recevable, cependant le problème n’est pas l’amour, mais le lien. Celui-ci se fait de l’étoffe tissée à la fois par les fils du sentiment et de la réciprocité. Celui qui aime a besoin de savoir qu’il est aimé, que son amour est entendu, ressenti par l’autre, ou encore que son amour produit chez ce dernier empathie, bien-être, sécurité, force, ambition.

5C’est le point de départ de ma réflexion sur les rapports entre institution et famille. S’ils sont harmonieux, cela peut favoriser le rétablissement du patient, mais, pour y arriver, les rivalités entre ces deux groupes doivent se travailler ; je ne dis pas se dissiper. Le conflit ne doit pas disparaître, chose même impossible, ni être occulté ou refoulé, mais parlé, condition de son élaboration.

6Personne n’aime entrer en conflit ; aucun soignant n’a besoin d’être mis en cause ni considéré avec dédain. Si de telles questions se posent, c’est que nous fonctionnons en institution avec les mêmes outils que nos patients et les familles : le psychisme groupal.

7Les groupes

8Dans cette étude, je compte souligner l’importance de la notion de groupe pour aborder ces problèmes, la famille et l’institution en sont un. Il s’agit ensuite de la rencontre et de l’interfonctionnement entre deux groupes. Leurs formes dépendent de la dynamique propre à chaque groupe, de leurs objectifs, de leurs mythes et rites. Sont-ils concordants ou discordants ? Peuvent-ils se donner la possibilité de s’accorder ? De créer des espaces pour négocier leur coopération, si le besoin se fait sentir ?

9Plus encore, la famille et l’institution fonderont un nouveau champ. Je propose l’idée que si une mésentente s’instaure entre elles, cela dépend davantage de la groupalité et de leur interfonctionnement que des incompatibilités « individuelles » : la groupalité surdétermine les difficultés.

10Pour notre élaboration, la conception groupale psychanalytique « opératoire » d’E. Pichon-Rivière (1971) est particulièrement adaptée pour éclairer et produire un changement. Cela peut être un pléonasme dans la mesure où cette approche s’appelle « opératoire » : elle se veut ayant une répercussion pratique, empirique et pragmatique cherchant le changement. Aucune remarque sur la psychopathologie ou les fantasmes collectifs sous-jacents – dont l’animateur du groupe ne se priverait pourtant pas de verbaliser pendant la séance – n’a de sens si elle ne se traduit pas par une action produisant un effet, estimait Pichon-Rivière. Et, dans ce domaine du travail familial en institution, nous en avons beaucoup besoin. Dans sa pratique, E. Pichon-Rivière se servait de l’humour, de figurations et de métaphores, entre autres de métaphores renvoyant au social, à fort impact émotionnel qui mobilisaient notoire ment les participants et qui, au-delà de les interroger sur leur fonctionnement inconscient collectif, les incitait à agir dans le sens d’actions spécifiques (Freud, 1897). Une séance groupale ou individuelle se révèle fertile, disait-il, si, vers la fin, un projet se manifeste, autrement dit, leur souhait de s’inscrire dans un avenir créatif. Cela n’était pas directif mais vraisemblablement proche de l’illocutoire selon J. Austin (1962). Par exemple, une thérapie familiale psychanalytique inspirée du groupe opératoire en institution produit une mobilisation au-delà de ses buts thérapeutiques : elle peut agir sur la prise en charge institutionnelle, voire sur chacun des soignants.

11Un des avantages de la conception opératoire vient du fait qu’E. Pichon-Rivière souhaitait l’appliquer à des domaines très divers. Voici un exemple tiré de mon expérience personnelle. Lors des derniers mois de ma formation dans son École de Psychiatrie Sociale, il m’a fait participer comme stagiaire à un travail de recherche sur l’image d’un produit alimentaire, une poudre chocolatée que le fabricant avait de plus en plus du mal à vendre. Il dirigeait cette recherche. Quelques années auparavant, ce produit avait été très bien commercialisé ; moi-même je l’avais consommé enfant en le mélangeant avec du lait, notamment au goûter. Il était savoureux et un peu ritualisé : je le buvais au moment de rentrer de l’école en écoutant un programme publicitaire radiophonique d’aventures pour cette marque. La recherche consistait à interviewer des sujets anonymes sélectionnés au hasard. Le questionnaire visait à savoir si le produit était objet d’acceptation ou de rejet et pour quelles raisons. Nous étions plusieurs enquêteurs à avoir participé à la confection du questionnaire. Presque tous les interviewés ont dit se souvenir du produit et l’apprécier, mais peu le consommaient encore ; ils ne savaient pas pourquoi.

12Pendant la discussion en groupe, certains parmi nous ont demandé s’il ne fallait pas demander au fabricant de modifier la poudre chocolatée, en goût et en qualité nutritive. E. Pichon-Rivière a répondu que la recherche ne pouvait pas viser la modification du produit, mais répondre en termes de contenant : pour lui, il fallait modifier le flacon et l’étiquette, son dessin et son texte. Un bon nombre de chercheurs se sont montrés étonnés de la réponse d’E. Pichon-Rivière : juste un changement de forme ne leur semblait pas intéressant ; c’était un truc de marketing qui abusait le consommateur. Changer la forme, ce n’est pas changer, protestèrent quelques-uns. D’autres ont rappelé que quelques interviewés avaient du mal à mélanger le produit avec le lait, alors que la concurrence réussissait à fabriquer une poudre plus adaptée de ce point de vue.

13E. Pichon-Rivière nous a alors expliqué que le contenant joue un rôle dans notre psychisme au-delà de ce que l’on peut s’imaginer. Le flacon permet d’améliorer le contact entre le produit et le consommateur ; il évoque la peau, le visage, l’identité du sujet, et, dans ce cas, le souvenir de ce produit désormais refoulé. La poudre chocolatée faisait « vieille peau », nourriture anachronique, mais cela pouvait évoluer dès lors que le contenant témoignait d’une prise en compte de sa capacité messagère. Il a complété son exposé en parlant du contenant et du contenu, ce dernier ayant souvent effacé la valeur du premier dans nos réflexions. Et pourtant il est, dans ce cas et peut-être ailleurs, vecteur de fantasmes puissants et riches en émotions.

14Cet exemple montre que dans n’importe quelle activité, recherche ou pratique, E. Pichon-Rivière restait analyste, prenant en compte le fonctionnement psychique, le contexte social et anthropologique. Leur potentialité créatrice et opératoire est immense.

La tâche, incontournable

15Je tiens d’ores et déjà à présenter deux points sur la théorie opératoire du groupe qui résonnent avec ces propositions conceptuelles.

161/ E. Pichon-Rivière pense que tout groupe se propose une tâche, cela en toutes circonstances et même s’il ne se le formule pas. Aussi bien ses objectifs que le projet et la stratégie en dépendent.

17L’expérience acquise par l’analyse institutionnelle auprès de membres des équipes m’a montré le risque encouru par l’acteur institutionnel « d’oublier » où il va, et, plus grave, d’effacer qui il est, quelles sont sa profession et sa fonction. Les conflits et toutes les mésaventures de ce travail le conduisent parfois à se vivre désubjectivé, autrement dit à perdre la notion de sujet. Cela s’accompagne de la perte des raisons qui fondent ses objectifs et ses projets. D’habitude, sa fonction est cohérente avec la tâche du groupe : il se met au service de cette tâche.

18En voici un exemple : certains soignants pensent que l’enfant a besoin de « changer » de parents pour des meilleurs. Pour cela, les soignants sont tentés de vouloir faire mieux que les parents. Et s’il s’agit de travail avec un enfant en souffrance, petit ou adulte, la famille pense, de son côté, que les soignants cherchent à lui voler l’enfant. Cette image se décline différemment : crainte que le soignant veuille l’accaparer, le pousser à se révolter contre eux, lui « tourner la tête » afin qu’il se détourne de leurs principes.

19Entre les buts de la famille et ceux de l’institution, il y a discordance d’objectifs. Autrement dit, chacun, soignant ou membre de la famille, peut fantasmer que l’autre veut occuper sa place : la famille, que le soignant veut devenir le parent ; et le soignant, que la famille veut prendre les habits du soignant. La notion de délégation n’est pas facile à admettre ; on oublie que la prise en charge est transitoire (Eiguer, 1987). En bref, cela fait que chaque groupe s’éloigne de sa tâche.

202/ Ne faudrait-il rappeler ici qu’il s’agit de transfert et de contre-transfert ? Que « voler », « prendre une place » sont des craintes fantasmatiques ? « Je voudrais que tu sois ma mère » n’est qu’un souhait. Dans les faits, on ne remplace personne. L’oubli de cette différenciation entre fantasme et réalité est la fâcheuse conséquence de cette confusion. C’est aussi la privation d’une richesse fondamentale, car le fantasme est doté de plasticité : vous pouvez jouer avec le transfert, le modifier dans votre fantaisie, lui donner des attributions nouvelles, valoriser l’imagination, et enfin permettre de rassurer chacun. On peut aisément parler de transfert de l’équipe envers la famille.

Le fantasme du vol d’enfant, ses sources et ses développements

21Le fantasme du vol d’enfant est une production psychique de la famille qui pense, croit, fantasme que le groupe institutionnel ou un de ses membres a l’intention de s’approprier l’enfant, d’accaparer son amour, son attachement, sa formation, son esprit. Ce fantasme peut prendre la forme d’un doute, d’une supposition ou d’un soupçon, parfois vague, imprécis, voire totalement refoulé, mais objet d’un conflit intérieur. À d’autres occasions, cette impression adopte une forme carrément délirante donnant lieu à des mouvements accusateurs, hostiles, violents.

22Au fond, ce fantasme s’inspire d’un sentiment, plus ou moins inconscient chez le parent, qu’il a failli à sa fonction éducatrice et protectrice. C’est pour « cela » que l’enfant serait tombé malade. Les articulations inconscientes avec son désir propre de posséder l’enfant, le gardant dépendant et immature, ne sont pas exclues. Dans ces identifications projectives, le parent exprime de l’indifférenciation entre les fonctions filiales et celles des acteurs institutionnels ; autrement dit, les membres du groupe familial refusent d’accepter le rôle spécifique de l’éducateur, de l’école, au fond de la double paternité. On parlerait de narcissisme et de son produit, l’auto-engendrement. Chacun des membres de la famille se vit tout-puissant, infaillible : cela configure la mentalité du groupe.

23Les acteurs institutionnels peuvent se sentir, de leur côté, sur-puissants, considérer les membres de la famille comme des incapables, insuffisants ou toxiques, et se trouver en conditions de les remplacer. Cela entre en résonance avec la façon dont les membres de la famille se vivent dans leur for intérieur. Cela met le feu aux poudres. Le conflit devient ouvert ou il adopte une dimension silencieuse, sournoise.

24Je pense néanmoins que ce sentiment omnipuissant chez les soignants est inévitable ; il faut beaucoup d’énergie et de détermination pour traiter des maladies graves. Profondément, chacun de nous a horreur de la folie, de sa folie, alors nous nous en défendons… Nombre de ces impressions sont extravagantes mais elles alimentent momentanément l’espoir. Pour agir, il est stimulant de croire en nous, à notre esprit de recherche et à la cohérence de nos principes thérapeutiques. La croyance dans la supériorité de notre action est peut-être un recours pour pouvoir tenir, pour endurer. Il serait profitable qu’elle puisse évoluer en colorant l’imagination créatrice, trouvant des modalités ingénieuses qui mobilisent les aspects encore fertiles de la personnalité des patients.

25Un signe qui permet de distinguer si la croyance est réaliste ou non, c’est la qualité des idéaux du soignant pouvant l’inspirer. L’absence d’idéal, le vivre comme une exigence ou comme un besoin prosélyte de l’imposer au groupe n’est pas très adapté. Quoi qu’il en soit, le partage en groupe des pensées et des initiatives conduit à modérer les excès.

26Parfois, des conflits éclatent entre deux soignants sous prétexte que l’un voit l’enfant ou l’adolescent comme un être « plein de qualités étouffées » par le milieu familial, alors que le second a un point de vue opposé, il trouve l’enfant ingrat, manipulateur, porté par une haine invétérée à l’encontre des autres. D’autres membres de l’équipe se rangent du côté du premier ou du second. La prise en charge reste au point mort, les progrès thérapeutiques, nuls, mais si les soignants en conflit décident de parler de leur opposition, la discussion peut aboutir à une issue bénéfique : contre toute attente, l’état du patient s’améliore.

27Pour les parents, le sentiment que « je peux faire mieux que toi » s’inspire de la situation œdipienne et peut se traduire par un essai de mieux éduquer leurs enfants que leurs parents. Ce souhait est nourri par un fantasme de vol d’enfant. Depuis l’Antiquité, des légendes et des mythes alimentent l’imaginaire social. Le rapt de Pélops par Poséidon ou celui de Ganimède par Zeus sont peut-être surdéterminés par la rivalité entre le père et la mère, chacun imagine savoir mieux éduquer l’enfant, la rivalité entre sexes y jouant un rôle majeur. Ce souhait s’inspire de la peur projective d’être dépouillé par l’autre. Ce n’est pas très éloigné du fantasme de l’enfant s’imaginant avoir été adopté par ses parents, ses parents biologiques étant imaginés comme inférieurs, dépourvus de moyens pour l’éduquer, ou inversement (Eiguer, 1997).

28C’est aussi sous-estimer l’importance de la vie affective dans la formation de l’enfant. Que peut apprendre un enfant s’il doute de l’affect que chacun de ses parents lui porte ? Ceux-ci communiquent par moult indices ce que chacun pense de lui, la libido qu’ils sont en mesure de lui prodiguer, leurs attentes, leur degré d’attachement, la part de leur créativité disponible pour penser ce qui lui fait plaisir. Des gestes et des comportements le véhiculent, sans parole souvent. Personne d’autre ne pourrait faire pareil ; les soignants ont leur propre niveau d’affectivité ; cela va de soi. Chaque mouvement émotionnel a la marque de l’identité de chacun, de son genre et de sa place dans l’échiquier familial.

29Le fantasme de vol d’enfant anime également des conflits entre soignants sans qu’ils s’en aperçoivent, et aussi entre éducateurs et thérapeutes individuels ou familiaux. La question est comment faire autrement, et pas comment « faire contre » ; faire avec l’autre, pas à sa place…

30Le fantasme de l’enfant volé mésestime la double filiation nécessaire à la formation de l’être humain : parenté biologique et parenté culturelle se partageant procréation et hominisation. La stéréotypie guette le fonctionnement institutionnel, d’après Bleger (1967), cette tendance se traduisant par une reproduction en institution du modèle du fonctionnement familial : on arrête d’aborder les conflits directement ; on évite de se réunir sous prétexte d’une surcharge d’activité administrative : on fait beaucoup sans se donner le temps de penser.

31Il est intéressant de rappeler ici la fonction du fantasme de scène primitive dans la fantasmatique familiale et institutionnelle. Le sujet se vit comme étant à la place d’un enfant qui imagine ses parents faisant l’amour et concevant un enfant ; l’enfant ne peut y participer ; il est de l’autre côté de la porte, il se sent exclu, humilié, rabaissé, interdit par la prohibition de l’inceste. Qu’il le veuille ou pas, le soignant est placé à cet endroit (cf. Freud, 1909).

32En même temps, les patients et leurs familles sont métaphoriquement de l’autre côté de la porte de la chambre parentale : lorsque les soignants se réunissent, ceux qui sont dehors peuvent imaginer que les soignants s’adonnent aux plaisirs partagés, se consacrent à dire du bien ou du mal des autres, ou qu’ils se disputent à propos de leurs cas. Chacun y va de sa scène primitive.

Applications pratiques

33Dans mon travail « On vole un enfant » (1987), j’ai proposé un modèle visant à trouver un compromis face aux conflits entre les différents groupes et personnes : l’équipe, la famille et le(s) thérapeute(s) familial(aux). Je propose de penser ce que chacun, groupe ou personne, peut demander à l’autre et lui offrir en retour.

34Quel rôle peut jouer la thérapie familiale dans les conflits entre institution et famille ? Elle a trois fonctions : de tampon, de régulation et favoriser le dépassement. L’indication de thérapie familiale psycha-nalytique (tfp) devrait aborder deux sortes de difficultés : celles internes à la famille et celles de la famille dans son lien avec l’institution. La tfp devient un espace extérieur à l’institution où le thérapeute peut se poser en médiateur. Les membres de la famille y auront toute liberté pour exposer leurs doléances. De son côté, le thérapeute va les écouter et il intervient de façon à faire sortir le groupe familial de sa facticité, de contribuer à ce qu’il saisisse les fonctionnements inconscients qui animent ses conflits, dont les conflits avec l’institution. L’aménagement d’une thérapie individuelle est envisageable, en même temps ou encore mieux dans un deuxième temps. Ce travail peut éveiller aussi le fantasme de vol d’enfant.

35Dans la prise en charge du patient et de sa famille, chaque équipe fonctionne avec ce qu’elle construit dans son appareil psychique groupal, autrement dit avec ses mythes, ses imagos, ses fantasmes, ses vœux. Elle est aussi confrontée à des crises et, jalouse de son action, elle agit par l’intermédiaire de désirs parfois très vifs. Les équipes ont assurément plus de possibilités d’élaboration que les familles, mais le conflit d’appropriation est bien réel. La seule issue est de travailler sur les fantasmes et les affects. Dans ce sens, la création d’espaces de parole, ateliers, activités sociales et éducatives, thérapies, et des lois de transaction inspirées par un esprit de don et de contre-don s’avèrent dynamisantes. Dans le triangle constitué par la famille, le service de soins et la thérapie familiale, les côtés sont constitués par les vecteurs interactifs, chaque partenaire pouvant donner et recevoir en même temps, « don » de savoir ou de sujets.

36Je suis conscient que la tfp ne peut s’instaurer dans chaque insti-tution, mais les entretiens cliniques ou d’autres dispositifs réunissant toute la famille ou une partie d’elle produisent les mêmes effets, pour autant qu’ils soient envisagés comme un champ groupal qui dépasse la psychologie individuelle. Le groupe de soignants fait de même office de totalité nouvelle qui permet la circulation d’affects et de fantasmes collectifs laissant découvrir des qualités insoupçonnées chez les sujets. En vérité, dès qu’une pluralité s’instaure, les virtualités du champ se font sentir. La confrontation à différents professionnels tend également à démythifier certains partis pris, comme le souhait d’éduquer à tout prix, l’essai de comprendre à outrance, de considérer la thérapie individuelle comme le nec plus ultra, d’idéaliser la recherche de prise sur soi des responsabilités que l’on est loin de pouvoir assumer.

37Dans la transaction famille-service de soins, cette réciprocité revêt les aspects suivants :

38– la famille « entrepose » un des siens dans l’institution pour le traiter. Celle-ci est censée le soigner ; elle restitue l’information concernant l’évolution du patient, ce qui se passe pendant les entretiens équipe-famille ;

39– il arrive que la famille essaie d’interférer dans la prise en charge, voire d’empiéter sur elle. L’institution propose un lieu intermédiaire et médiateur, la thérapie familiale, où la famille parlera du problème de la délégation, de ses angoisses concernant la prise en charge. Dans les meilleurs cas, elle surmontera dialectiquement oppositions et rivalités en utilisant cet espace de réflexion et de fantasmatisation. Il sera question de pointer les différences entre fonctions ;

40– en ce qui concerne le thérapeute, il risque d’être vécu par la famille comme « un délégué de l’adversaire ». Elle tentera éventuellement de le « faire changer de camp », elle le poussera à prendre parti contre le service de soins ou contre tel ou tel soignant. Par exemple, la famille espère entendre le thérapeute dire qu’un tel médecin s’est trompé de prescription, que tel soignant traite brutalement le patient. Cela fait partie du désir transférentiel plus général de transformer la fonction du thérapeute, afin qu’il fomente la rumeur, devienne juge, psychiatre, tout sauf thérapeute. Dans son contre-transfert, le thérapeute peut aussi souhaiter devenir un « bon éducateur » faisant mieux que la famille.

41Comment se développe la transaction thérapeute familial-équipe psychiatrique ?

42– Le thérapeute est un personnage extérieur et intérieur à l’équipe. La thérapie a même tout intérêt à avoir lieu dans un espace en marge dans l’édifice. S’il est raisonnable que le thérapeute assiste aux réunions institutionnelles, qu’il fasse état du déroulement de la cure et qu’il donne des avis pendant les échanges sur chaque cas, il a un vécu qui lui est propre par rapport au matériel des séances, et il prend des initiatives sans se sentir assujetti à personne.

43– Un des buts du thérapeute est de préserver la poursuite du soin institutionnel. Également, il attend que l’institution veille à assurer le bon déroulement de la thérapie familiale.

Un malade chronique qui donne du fil à tordre aux chirurgiens

44J’évoquerai maintenant la famille V ; traitée au départ pour une thérapie de couple, le fils unique de 18 ans se refusant à participer à une thérapie avec ses parents. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai traité la famille au complet. Une des singularités de cette famille est que le père apparaît comme un agent pervers tout en manifestant des difficultés somatiques. En effet monsieur V présentait de mystérieux troubles digestifs ayant fait l’objet de soins multiples dont des opérations. Les médecins ont fini par penser à des somatisations et à une forme d’addiction aux opérations (chiro-manie). Il était également soupçonné de mythomanie et d’autres difficultés que la thérapie a pu aborder.

45Quelques semaines avant le début de la thérapie de ses parents, le fils était entré en conflit ouvert avec son institution de soin (hôpital de jour). En compagnie de trois autres patients, il avait dérobé de l’argent et un tampon médical qui aurait « fini entre les mains d’un trafiquant de drogue ». Devenue un véritable groupe contestataire, la « bande » – elle était ainsi appelée – fumait des « joints » à l’intérieur de l’institution, provoquait, intriguait… Le vol avait mis le feu aux poudres. Une série de mesures disciplinaires ont été prises, quoique le jeune V ait été considéré comme un des moins « dangereux » du groupe. Atteint de psychose avec des éléments de persécution sévère (il est allé chez une voisine la menaçant d’un revolver pour qu’elle cesse de lui envoyer des messages), il suivait un peu machinalement ses camarades auprès de qui il trouvait une certaine détente et de la « joie ». Les parents étaient également mal vécus par l’équipe : le père notamment, voulant donner des instructions sur la conduite à tenir avec son fils. Il critiquait le dosage des médicaments et doutait de leur bonne observance par les infirmiers. L’indication de cette thérapie du couple parental survenait à la suite du constat du négativisme de ce jeune à participer à la prise en charge institutionnelle. Je fus donc appelé pour proposer un cadre thérapique où puissent s’aborder ces conflits : à la fois sur les plans famille-institution, adolescent-parents et adolescent-institution.

46Avec l’accord de sa femme, le père suivait leur fils dans ses dépla­­cements, le harcelait de ses questions, surveillait ses relations, condamnait ouvertement ses amis, disant qu’ils le poussaient à prendre de la drogue et à dealer. Les tiroirs et les poches faisaient l’objet de fouilles périodiques. Le père voulait tout savoir sur son fils, il ne supportait pas qu’il lui échappe et grandisse. Il s’affichait en détective, éprouvant, en même temps, une certaine jouissance à propos du « trafic » de son fils. Les ruses de ce dernier étaient déjouées, dénoncées. L’habileté du père à les découvrir s’imposait comme un signe de défi intellectuel…

47Il était frappant d’observer l’attitude soumise qu’adoptait l’épouse, une véritable contagion psychique se traduisant dans l’imitation de son mari dans ses gestes et paroles. Adhésion à ses idées, à ses visées, à ses comportements…, comme si aucune idée personnelle ne lui était autorisée.

48J’ai dit lors d’une séance que, s’il cherchait tant la cache du shit, c’était peut-être pour en consommer avec sa femme. Les époux V ont pris cela avec humour. En plus, j’avais dû viser à peu près juste : l’adolescent réalisait le vœu transgressif que le père ne s’autorisait pas.

49Monsieur V avait abandonné ses activités professionnelles pour des « raisons de santé » : il avait subi de multiples examens, des opérations plus ou moins handicapantes dans le même hôpital où son fils était soigné. Il se plaignait sans cesse « d’erreurs médicales ». Il semblait éprouver une extrême jouissance en disant : « On m’a charcuté. »

50Une fois que l’angoisse de séparation a été soulignée et élaborée, les difficultés à ajuster les comportements envahissants des parents ont été mieux acceptées. Mais le « compte rendu » en séance essayait encore de me prouver que leurs craintes étaient justifiées, leur impuissance face à la perte de l’emprise sur le fils était évidente.

51Plusieurs accidents de parcours ont parsemé cette thérapie. Les problèmes se passaient dans la « périphérie ». J’en étais plus ou moins épargné… La voiture du couple avait été endommagée pendant une séance. Garée en double file dans le parking de l’hôpital, elle avait été heurtée par une autre dont le propriétaire n’avait pas apprécié qu’elle bloque son passage. C’était le genre de situation qui offrait des arguments au père pour se dire mal traité. Un scandale dans lequel des soignants ont été impliqués a éclaté confirmant, aux yeux des soignants, qu’il était impossible de s’entendre avec cet homme. Mais l’équipe gardait sa confiance envers mon travail. Lors d’une synthèse, toutefois, un différend a éclaté à propos de l’interprétation des faits rapportés par le père en séance. Une des infirmières a conclu à la suite de mon récit : « Mais mon pauvre Alberto, tu vois que tu es naïf. Ce type est un mythomane. Tu crois tout ce qu’il dit. »

52Au-delà de ce que j’ai pu répondre à ce moment, il me paraissait évident que ce propos véhiculait une certaine jalousie. Le fantasme « on vole un enfant » battait ici son plein. Plutôt, « on vole un père ». La suite confirmera que « le vol » est un élément des plus importants de l’histoire familiale.

53Cela n’est pas étranger aux dérives somatiques du père, à son hypocondrie compliquée par le sentiment d’avoir été « mal soigné » par les médecins de ses énigmatiques troubles intestinaux et qui avaient conduit à des opérations apparemment injustifiées : ablations d’organes (vésicule biliaire ; un segment d’intestin grêle), compliquées par des adhérences abdominales et une éventration nécessitant des interventions. Le corps était-il marqué par des stigmates ?

54Le service de chirurgie était pratiquement assiégé par monsieur V, qui harcelait les chirurgiens, attendant de les rencontrer pour les interpeller, voire les déstabiliser. Ces difficultés physiques s’aggravaient dans la période qui suivait des révélations concernant le fils : il les avait encore « trahis » !

D’une génération à l’autre : la rage

55La mère va expliquer qu’elle parvient plus facilement que son mari à discuter avec leur fils et à le calmer. Toutefois, cela se passe uniquement dans la chambre du couple et assis sur le lit. À ce moment, le père, sensiblement affecté par son impuissance, redouble les mises en garde : il dira sa peur que leur fils ne « décroche » plus, que sa santé, dont il note « des signes de détérioration », en soit définitivement marquée. Je dis qu’ils semblent me demander de les accepter comme ils sont parce que désorientés. Ils espèrent que je leur explique comment être un père et une mère « efficaces », comment arriver à « se faire obéir ». Vient alors un récit nous rappelant les abandons subis par la mère pendant son enfance. Ensuite le père parlera de ses origines. Il est né tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, après le retour de captivité de son père. Il apprendra quelques années plus tard que son géniteur est en fait un voisin, à qui il ressemble beaucoup…

56Son père « éducateur », celui qui lui a donné son nom, a été un homme sévère, mais juste, reconnaît-il. Il admire son courage de l’avoir accepté. Pour nous donner un exemple de la façon directe et tranchante de l’éduquer, il évoque un épisode où il aurait volé quelques sous. Le père lui aurait dit qu’une prochaine fois, il lui couperait la main, en lui faisant la démonstration simulée séance tenante avec une hache. (J’en ai eu froid dans le dos.) Le remède a été « très efficace », cela lui a servi de leçon ; il se demande alors pourquoi avec son propre fils il lui est si difficile de faire passer le message. Il reconstruira dans les séances ultérieures des aspects de son histoire infantile, sa marginalité, son sentiment d’être en trop, son attrait vers l’extérieur, le goût de la fuite, comme liés à la découverte du secret de son origine. C’est là que les choses sont devenues plus évidentes pour lui, et, à la limite, plus pénibles. Pourquoi son père biologique ne s’est-il jamais manifesté ?

57S’il a souffert de cette histoire, il croit avoir fini par apprécier son père, son fond « tolérant ». Il sentait en lui une hésitation entre amour et rejet de lui, l’enfant de l’infidélité, mais qui n’était pour rien dans l’affaire. Il dira que son épouse lui a permis de se retrouver ; aujourd’hui, il peut le reconnaître plus qu’avant.

58Une lignée honteuse se désigne : la transgression agie de la grand-mère paternelle de l’adolescent, celle de son père, celle qui agit celui-là. Baisés volés, vol d’un père, vol de sous, vol d’un tampon (identité du médecin). J’attire à ce propos l’attention sur d’autres éléments : le fils n’est-il pas allé menacer « la voisine » avec un revolver, ce que son grand-père paternel n’a pas fait auprès de son rival ?

59L’évolution de cette thérapie aurait permis que le jeune homme améliore son rapport à l’institution. Il y vient maintenant, dira-t-il, pour rencontrer amis et soignants. Au bout d’un an de thérapie de couple, nous avions décidé son intégration aux séances à la suite de la demande de l’adolescent – jadis réticent ; la tpc est devenue une tfp. Au cours de ce processus, nous l’avons vu s’améliorer sur plusieurs plans, il a surmonté des crises d’anxiété, amélioré son contact, diminué puis arrêté la prise de drogues, il a également réussi son baccalauréat. L’hyperexcitation cède la place à un plaisir un peu mieux partagé.

Discussion

60Monsieur V a été, pendant un long moment, le porte-parole de la revendication, en écho à sa propre histoire et à celle de son épouse : « On me doit un père », semblait-il clamer. Cela se traduisait par son voyeurisme cherchant la faille dans les actes des médecins, le psychiatre de son fils, ses cliniciens et chirurgiens, les membres de l’équipe psychiatrique. Voire aussi la poursuite policière de son fils, autant de recherches liées à l’acte scandaleux commis par sa mère. L’erreur et la tromperie étaient liées à celle de ses origines. Son fils était aussi susceptible de le tromper. Quant au plan institutionnel, ne m’a-t-on pas dit que j’étais le grand « berné » ?

61La complicité père-mère était évidente. Les amis du fils étaient désignés comme ceux qui l’avaient éloigné du droit chemin par leur « fausseté » car « ils ne voulaient que profiter de lui ». Au niveau du couple parental, l’emprise était serrée entre ces conjoints ayant trop besoin l’un de l’autre. À ce propos, ils semblaient avoir signé un contrat (Kaës, 2009) dont une des clauses stipulerait de dénier toujours que le principal problème était la psychose, mais plutôt l’addiction.

62La recirculation des ancêtres a permis d’améliorer les rapports intrafamiliaux, de diminuer l’emprise pathologique. Le groupe familial a fini par se sentir moins « maudit ». Les troubles somatiques du père se sont progressivement apaisés. Le père n’a plus subi d’opérations. Il a compris qu’il avait attaqué, d’une certaine manière, son intégrité corporelle, les « cicatrices » en étaient visibles sur son ventre : des stigmates, des traces témoignant de sa douleur profonde.

63Chacun s’occupe plus de soi-même, améliorant son regard intérieur.

64L’équipe a dû réviser le projet thérapeutique : elle ne s’attendait pas à ce que le jeune V passe le baccalauréat. Moi aussi, je fus surpris de ce bon résultat.

Conclusion

65Ce parcours nous a conduit de la présentation de la problématique relationnelle entre institution et famille animée par le désir de possession, les fantasmes de vol d’enfant et de scène primitive jusqu’à l’introduction de la thérapie familiale psychanalytique (tfp), qui peut favoriser son élaboration. Il y apparaît que les idées de groupe, de lien, de tâche spécifique, de projet, de transaction sont fécondes en possibilités, le cas clinique en donne une illustration. Il faut désormais penser davantage aux dynamiques de groupe, notamment à la question du sens de l’action de tous les acteurs institutionnels, aux objectifs qui devraient, autant que possible, restés définis afin d’être opérationnels en faisant que chacun puisse se mettre à la place de l’autre, voire jouer le rôle de l’autre sans que cela signifie la défiguration de sa fonction ; l’empathie donnera ses fruits et permettra de transformer les positions rigides. Cela ne peut s’obtenir sans comprendre ce que signifie en souffrances l’abandon de la position hégémonique dans la famille ou dans l’institution.

66Par la même occasion, certains concepts sont bousculés par ce processus, ou plutôt poussés à donner de nouvelles virtualités, le transfert et le contre-transfert de groupe. D’autres concepts entrent en lice : médiation, transaction, don et contre-don. Le travail institutionnel est finalement celui d’une négociation permanente où le compromis est régulièrement à l’ordre du jour.

Bibliographie

Bibliographie

  • Austin, J. 1962. Quand dire, c’est faire, tr. fr. Paris, Le Seuil, 1970.
  • Bleger, J. 1971. « Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions », dans R. Kaës et coll., L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod.
  • Eiguer, A. 1987. « On vole un enfant », dans G. Bléandonu (sous la direction de), Les groupes thérapeutiques, Lyon, Césura.
  • Eiguer, A. 1997. « La part maudite de l’héritage », dans A. Eiguer (sous la direction de), Le générationnel, Paris, Dunod.
  • Freud, S. 1887. « Esquisse d’une psychologie scientifique », tr. fr. dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973, p. 307-396.
  • Freud, S. 1909. « Le roman familial des névrosés », Œuvres complètes, ix, Paris, Puf, 1998.
  • Kaës, R. 2009. Les alliances inconscientes, Paris, Dunod.
  • Pichon-Rivière, E. 1971. De la psychanalyse à la psychologie sociale, tr. fr. Toulouse, érès.

Mots-clés éditeurs : fantasmes groupaux, scène primitive, institution, thérapie familiale psychanalytique, roman familial, Famille, vol d’enfant

Mise en ligne 05/02/2020

https://doi.org/10.3917/cnx.112.0077

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