Notes
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[1]
M. Bouvier, « Repenser et reconstruire les finances publiques de demain », dans Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance, Acte i de la première Université de printemps des finances publiques du Groupement européen de Recherches en Finances Publiques (gerfip), Paris, lgdj, 2004, p. 3.
-
[2]
N. Groper, La responsabilité des gestionnaires publics devant le juge financier, Paris, Dalloz, 2009, p. 3.
-
[3]
J.-B. Auby, J.-F. Auby, R. Noguellou, Droit des collectivités locales, 6ème édition, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 8.
-
[4]
Notamment, le célèbre rapport Vivre ensemble d’Olivier Guichard, Ancien ministre, député de Loire-Atlantique, publié en 1976, au nom de la Commission de développement des responsabilités locales de l’Assemblée nationale.
-
[5]
Exposé des motifs du projet de loi pour le développement des responsabilités des collectivités locales déposé sur le bureau du Sénat le 20 décembre 1978.
-
[6]
Selon le principe d’unité, toutes les dépenses et toutes les recettes doivent figurer dans un document budgétaire unique donnant une vue d’ensemble et une description de détail, permettant notamment une décision libre et éclairée de l’autorité budgétaire. Le principe d’annualité implique quant à lui que le budget soit voté sur une année civile, garantissant ainsi la régularité du contrôle démocratique.
-
[7]
Au nom de la décentralisation, le contrôle a posteriori des chambres régionales des comptes s’est substitué, en 1982, au contrôle a priori du préfet.
-
[8]
Fondation internationale de finances publiques, « L’intégration financière publique », Revue française de finances publiques, n° 125, 2014, p. 163.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Article 3 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
M. Saoud, « La régulation européenne des finances publiques nationales », Revue de l’Union européenne, n° 567, 2013, p. 202.
-
[13]
Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.
-
[14]
Article 11 de la loi du 29 décembre 2014 de programmation des finances publiques sur la période 2014-2019.
-
[15]
Articles 13 et 29 de la loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018-2022.
-
[16]
Article L. 211-8, alinéa 2 du code des juridictions financières.
-
[17]
Si l’ensemble des collectivités locales s’engagent à respecter les objectifs de maîtrise des dépenses de fonctionnement et du besoin de financement, le dispositif contraignant (sanctionné), évoqué dans la sous-partie précédente, est réservé aux 322 collectivités locales qui participent le plus à la dépense publique (loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022).
-
[18]
En effet, les institutions supérieures de contrôle (Cour des comptes, inspections générales des finances) influencent sensiblement, à travers leurs recommandations, la diffusion d’une culture de performance dans le secteur public. Pour illustration, Didier Migaud, Premier Président de la Cour des comptes, lors d’une audience solennelle, en 2017, insistait sur « la réalité des efforts des agents publics et le chemin qu’il reste à parcourir pour améliorer l’efficacité et l’efficience de nos services publics » (Allocution de Didier Migaud lors de l’audience solennelle de rentrée, Cour des comptes, janvier 2017).
-
[19]
J.-M. Sauvé, État de droit et efficacité, Actualité juridique droit administratif, 1999.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, dite « nouvelle constitution financière de la France ».
-
[22]
J. Arthuis, Rapport d’information au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, Les objectifs et les indicateurs de performance de la lolf, n° 220, Sénat, 2005, p. 5.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 13.
1 Les finances publiques ont jalonné l’histoire des États démocratiques et leur évolution, de leur construction à leur pérennité dans la société. Aujourd’hui, elles constituent le principal levier de modernisation des institutions publiques. À travers l’étude de la réforme des systèmes financiers publics « se révèle en réalité une mutation d’ampleur de l’État [1] » largement impulsée et influencée par l’Union européenne. Ce phénomène n’est pas propre à la France : la plupart des pays y sont confrontés et force est de constater un rapprochement progressif de l’ensemble des méthodes et des dispositifs de gestion.
2 Face à la crise financière de 2008, l’Union européenne a intensifié la contrainte pesant sur les États dont la gestion des finances publiques est strictement encadrée : elles doivent être maîtrisées, soutenables, et tendre à l’équilibre. Pour résorber la dette et les déficits publics, des mesures concrètes et relativement uniformes, issues pour une large part de l’entreprise privée, leur sont proposées. Centrées sur la maîtrise des dépenses publiques et la gestion, elles deviennent contraignantes lorsqu’elles sont transposées en droit interne. Le droit public financier est profondément remanié à l’aune de ces nouveaux préceptes.
3 Dans ce contexte, de fortes tensions pèsent sur la responsabilité financière des institutions et des décideurs publics, et particulièrement dans le secteur local, objet de cet article. Classiquement, la responsabilité financière est une responsabilité juridique fondée sur le bon emploi des deniers publics, c’est-à-dire leur emploi régulier. Elle sanctionne exclusivement et juridictionnellement le non-respect des règles et des principes du droit public financier local établis dans l’intérêt général. Ce cadre est aujourd’hui mis en question : aux préoccupations de régularité limitées au strict respect de la norme s’ajoutent (se substituent parfois) les impératifs d’efficacité et d’efficience, principaux indicateurs de la performance publique. L’efficacité apprécie le degré de réalisation des objectifs de l’action et l’efficience étudie la relation entre les coûts et les résultats de l’action. Dès lors, la question se pose de savoir si le droit a la capacité de sanctionner selon ces critères et si cela serait pertinent.
4 Si l’adaptation des régimes juridiques de responsabilité à ces enjeux n’a pas abouti, de vrais changements s’opèrent néanmoins, souvent en marge du droit. Un nouveau modèle de responsabilité se met en place à tous les niveaux du secteur public. Fondé sur les notions de performance et d’autonomie asymétrique, il impose à l’ensemble des acteurs publics locaux de s’engager à atteindre un certain nombre d’objectifs préalablement fixés dont les résultats sont évalués en termes d’efficience et d’efficacité, et parfois sanctionnés. Désormais, les normes techniques, les procédures et dispositifs managériaux s’établissent en mobilisant de nouveaux systèmes de justification qui repose sur la notion de performance.
5 Les réformes et les mécanismes managériaux semblent faire comme si les juxtapositions avec la responsabilité juridique des acteurs locaux allaient de soi. Elles posent en réalité un certain nombre de questions. Comment ces logiques s’articulent-elles ? L’une a-t-elle pour vocation de se substituer à l’autre ? Cette juxtaposition est-elle source de tensions ? Et de quelle nature sont-elles ? Pour tenter de répondre à ces questions, et pour des raisons de clarté, nous nous attacherons, dans un premier temps, à définir le cadre traditionnel dans lequel s’inscrit la responsabilité des décideurs publics en matière financière et à identifier les éléments qui ont contribué à modifier son environnement (partie 1). Dans un second temps, il conviendra d’analyser les répercussions concrètes de ce glissement, à savoir la mise en forme d’une responsabilité managériale, et de montrer en quoi celle-ci contribue à l’effritement de la démocratie locale (partie 2).
Un cadre juridique en mutation
6 Dans un contexte où les finances publiques sont au cœur des débats, il apparaît que les transformations dont elles font actuellement l’objet peuvent être un bon analyseur d’enjeux politiques majeurs relatifs à l’approfondissement ou au contraire à la limitation de la démocratie locale. C’est sous ce prisme que nous examinerons les infléchissements des systèmes normatifs allant du droit aux logiques managériales.
Le cadre classique de la responsabilité des décideurs publics locaux
7 Dans un État de droit démocratique, la responsabilité des décideurs publics est fondée sur deux principes : l’autonomie et le respect du droit établi dans l’intérêt général ; l’intérêt général constituant à la fois la source de légitimité de la puissance publique, mais également la limite de son action. Et, si comme le rappelle Nicolas Groper, la gestion publique ressemble à maints égards à la gestion privée, elle revêt toutefois une spécificité, parfois de par la nature de son activité, toujours en raison de la finalité d’intérêt général qui est la sienne [2].
8 Au niveau local, la responsabilité des élus locaux en matière financière a été consacrée tardivement en raison de la tradition centralisatrice de la France. Avant les grandes lois de décentralisation, la responsabilité financière pesait principalement sur l’État. Jusqu’en 1982, le préfet assurait la fonction exécutive dans le département et maintenait sa tutelle sur les budgets municipaux. Ces derniers n’étaient exécutoires qu’après son approbation. Les dépenses locales étaient, en outre, supportées entièrement par l’État, sur ses propres deniers. Autrement dit, les fonctions des structures locales ont longtemps été réduites à des fonctions d’enregistrement des décisions prises à l’échelon national, sans autre responsabilité que celle d’exécuter [3].
9 Le transfert de la responsabilité vers l’échelon local s’est opéré progressivement, à partir des années 1970. Au-delà de l’aspiration des élus à disposer de plus de liberté sur le plan local, les déséquilibres économiques engendrés par les chocs pétroliers ont conduit à repenser le rôle et le fonctionnement de l’État : de nombreux rapports parlementaires [4] et projets de loi ont fait des propositions pour « développer les responsabilités des collectivités locales dans les domaines qui intéressent directement la vie quotidienne des Français » et en vue d’« améliorer l’efficacité de l’État dans ses fonctions essentielles [5] ». En premier lieu, le législateur s’est employé à libérer les sources de financement des collectivités, en les dotant notamment d’une fiscalité locale indépendante dont elles ont pu voter les taux d’imposition. Par ailleurs, la généralisation du principe de l’élection au suffrage universel des décideurs locaux et la suppression de la tutelle du préfet ont doté les collectivités d’un pouvoir politique réel associé à un pouvoir financier. Ce faisant, elles ont clairement retissé les liens entre fiscalité et démocratie locale. Investies d’une légitimité démocratique et détenant des ressources propres, elles ont pu décider plus librement de leur emploi, conformément à leur mandat. Ce processus a abouti à la constitutionnalisation, en 2003, d’un principe d’autonomie financière locale, à côté du principe de libre administration : il n’y a pas de responsabilité sans autonomie parce que c’est l’autonomie qui confère la réalité du pouvoir.
10 Dans ce cadre, les libertés ont pour contrepartie l’encadrement de l’exercice du pouvoir et le renforcement des contrôles a posteriori. Cet encadrement juridique se formalise par la mise en place de règles et de principes financiers rigoureux auxquels les décideurs publics locaux doivent strictement se conformer. Les principes budgétaires traditionnels d’unité, d’universalité, d’annualité et la règle de l’équilibre budgétaire, destinée spécialement aux collectivités territoriales, enferment, dans cette logique, la prise de décision et la soumettent aux contrôles de l’organe délibérant et du juge. D’apparence technique, ils répondent avant tout à des exigences d’ordres politique et démocratique [6]. Cet encadrement juridique constitue à la fois une limite à l’autonomie financière – conformément au caractère unitaire de l’État – mais également la condition de son existence – dans un État de droit démocratique.
11 L’analyse des textes et de la jurisprudence témoigne d’une certaine correspondance entre l’octroi de libertés et la mise en forme d’une responsabilité. Un principe de justiciabilité des élus locaux devant la Cour de discipline budgétaire et financière a été formulé en 1971, puis élargi en 1993. Les comptables publics sont responsables des contrôles qu’ils exercent sur les élus locaux, depuis 1982, devant les chambres régionales des comptes, juridictions indépendantes de la Cour des comptes ayant compétence sur les collectivités locales [7]. La responsabilité en matière financière est, alors, une responsabilité juridique fondée sur l’emploi régulier des deniers publics. Elle sanctionne exclusivement et juridictionnellement le non-respect des règles et des principes du droit public financier local.
12 Plusieurs éléments ont contribué à modifier cette construction centrée sur l’autonomie et la régularité de la gestion : la contrainte européenne et la réforme de la gestion publique.
L’émergence de nouvelles contraintes
13 La rigidité des règles et des principes classiques du droit public financier, centrés sur la régularité, est régulièrement pointée du doigt par la doctrine de la nouvelle gestion publique qui s’est progressivement imposée dans de nombreux pays occidentaux. La régularité ne serait plus une condition suffisante de « bonne gestion » de l’argent public.
14 Les objectifs de soutenabilité, d’équilibre et de maîtrise des finances publiques fixés dans la plupart des engagements européens traduisent, dans cet ordre d’idées, une exigence nouvelle de « régulation des finances publiques nationales ». Elle suppose une appréhension globale des politiques budgétaires des États membres de l’Union européenne afin de réduire leurs dépenses et d’endiguer la « crise » des dettes souveraines. La globalisation des systèmes financiers publics qui, par ailleurs, vient heurter l’autonomie locale, apparaît désormais dans cette logique, comme le moyen le plus pertinent de répondre à ces enjeux.
15 La notion de globalisation ou d’intégration financière des budgets et comptes publics désigne, selon un rapport de Fondafip consacré à ces concepts, « la mise en cohérence des processus budgétaires et comptables de l’ensemble du système financier public », « autrement dit, la décision et l’exécution sont reliées entre elles selon un processus à causalité circulaire [8] », d’interdépendance. Cette démarche viserait à « progresser dans le sens d’une vision plus intégrée des enjeux, des moyens et des contraintes » qui « nécessite l’harmonisation et l’articulation des cadres budgétaires et comptables [9] » de l’ensemble des administrations publiques, à savoir l’État, les organismes de Sécurité sociale et les collectivités locales.
16 Ainsi, si théoriquement les États-membres de l’Union européenne conservent toute leur souveraineté en matière budgétaire, il s’avère qu’en pratique les politiques menées dans ce domaine, les grandes orientations, sont de plus en plus largement déterminées par les Traités et les mécanismes européens. Les États se sont, en effet, dotés de deux outils juridiques afin de coordonner leurs politiques budgétaires nationales : le Pacte de stabilité et de croissance et le Pacte budgétaire.
17 Le Pacte de stabilité adopté le 17 juin 1997 au Conseil européen d’Amsterdam a pour objet de favoriser le respect des critères de convergence (dits « critères de Maastricht »). Ces critères imposent la maîtrise de l’inflation, de la dette (elle doit être inférieure à 60 % du pib) et du déficit public (seuil fixé à 3 % du pib). Deux dispositifs imposent alors aux États de la zone euro d’avoir à terme des budgets proches de l’équilibre ou excédentaires : d’une part, la coordination des politiques économiques et la convergence soutenue des performances économiques des États-membres (volet préventif du Pacte de stabilité défini à l’article 121 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et, d’autre part, la procédure en déficit excessif (volet correctif du Pacte de stabilité défini à l’article 126 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Dans le cadre de cette procédure, les États s’exposent à des sanctions pécuniaires.
18 Le Pacte budgétaire, plus récent, a été introduit par le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (tscg) signé en 2012. Il oblige les États-membres à consacrer dans leur droit national des « règles spécifiques, dont une règle d’équilibre budgétaire et un mécanisme automatique pour l’adoption de mesures correctives [10] ». Il ajoute que la règle d’équilibre budgétaire doit être intégrée « au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance tout au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque autre façon [11] ». Ainsi, les parties contractantes ne doivent pas simplement « favoriser » la discipline budgétaire, mais plus largement se conformer strictement aux règles définies par le Pacte budgétaire. De là, s’impose un véritable « ordre public financier européen [12] ».
19 Si l’Union européenne ne surveille et ne sanctionne que les États en tant que tels, elle assigne clairement à ces derniers le devoir de contrôler l’ensemble des administrations publiques. Plusieurs réformes d’ampleur, en droit interne, s’inscrivent dans cette démarche. D’abord centrées sur l’État, elles se sont progressivement étendues aux organismes de Sécurité sociale puis aux collectivités locales, pour couvrir l’ensemble des acteurs de la dépense publique. La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la ve République a mis en place des lois de programmation qui fixent, pour chaque catégorie d’administration, des « orientations pluriannuelles » des finances publiques dans « l’objectif d’équilibre des comptes [13] ». Ce dispositif a été renforcé par la loi organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, qui transpose en droit interne le tscg. Pour que les collectivités locales contribuent à l’effort de redressement des finances publiques, il a été institué en 2014 un objectif d’évolution de la dépense publique locale [14]. Cet objectif indicatif et non prescriptif donne un cap aux élus. Depuis 2018, la contrainte sur les finances locales a été sensiblement amplifiée avec la mise en place d’un dispositif d’encadrement contraignant des dépenses locales de fonctionnement : elles ne devront pas augmenter de plus de 1,2 % par an pendant cinq ans sous peine de sanction [15].
20 La prise de décision des élus locaux, les ressources des collectivités et l’autonomie locale sont de plus en plus contraintes et mises à mal par ce nouveau cadre. Comment se manifestent concrètement ces contraintes ? C’est ce qu’il convient d’aborder maintenant.
Influences gestionnaires
21 On constate, depuis plusieurs années, une superposition de deux logiques, l’une juridique, l’autre gestionnaire. Mise en évidence par Michel Bouvier dans la première édition de son ouvrage consacré aux finances locales, en 1990, elle est désormais prise en compte par les praticiens. André Barilari, inspecteur général des finances honoraire, a souligné que si « la responsabilité qui s’attache traditionnellement à la régularité de l’emploi des deniers publics subsiste, celle qui est liée à la bonne gestion se renforce ». La bonne gestion est désormais conçue comme une gestion efficace et efficiente, autrement dit : « performante ».
De la logique juridique à la logique managériale
22 En droit, on oppose les exigences de régularité aux préoccupations d’efficacité et d’efficience. Si elles ne sont pas juridicisées, elles nourrissent, au-delà du droit, une nouvelle conception de la responsabilité de la puissance publique : la logique managériale de la responsabilité. Elle est construite, d’une part, sur la fixation d’objectifs de performance à atteindre et, d’autre part, sur le contrôle non juridictionnel des résultats de gestion obtenus par les acteurs publics. Elle se rapporte à l’idée de responsabilité puisque, à l’instar de la responsabilité juridique, elle est fondée sur les notions d’obligation et de contrôle mais s’en détache aussitôt puisqu’elle n’est pas nécessairement sanctionnée par le droit. Surtout, elle se traduit, dans les faits, par une érosion de l’autonomie locale dont on a vu qu’elle constituait une condition classique de la responsabilité.
23 La responsabilité managériale s’appuie sur un système de légitimation mettant au centre la performance. Cette notion aux contours flous est perpétuellement mobilisée dans les textes juridiques et les documents officiels. En témoignent notamment les indicateurs, définis par des normes internationales d’audit financier, sur lesquels s’appuie systématiquement la Cour des comptes, principale institution nationale de contrôle, pour certifier les comptes publics. Le Conseil constitutionnel, lui-même, participe à cette construction, à travers son interprétation du « bon usage des deniers publics ». Qualifié d’objectif de valeur constitutionnelle depuis 2012, il le définit explicitement comme un principe d’« amélioration de la gestion ».
24 Il ressort des dispositions constitutionnelles et de la jurisprudence du Conseil, qu’une certaine latitude est laissée au législateur pour définir ce cadre en formation. L’analyse des textes législatifs témoigne d’une vraie appréhension, par le droit, de cette logique. Pour illustration, la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi notre) a raffermi la portée des observations formulées par les chambres régionales des comptes dans le cadre de l’examen de gestion qui porte, outre la régularité des actes de gestion, « sur l’économie des moyens mis en œuvre et sur l’évaluation des résultats atteints par rapport aux objectifs fixés par l’assemblée délibérante ou par l’organe délibérant [16] » : désormais, les exécutifs locaux doivent présenter, à l’assemblée délibérante, un rapport exposant les actions qu’ils ont entreprises pour y donner suite. Depuis 2018, ils doivent aussi préciser leurs objectifs de maîtrise des dépenses locales de fonctionnement (frais de rémunération des personnels, dépenses d’entretien et de fourniture) et du besoin de financement (les dépenses d’investissement doivent être inférieures aux recettes) dans le cadre du débat d’orientation budgétaire [17].
25 Au-delà du droit, il apparaît qu’une véritable culture de gestion, largement impulsée par le « haut [18] », se développe dans le secteur local. Entre dans cette catégorie, une multitude d’instruments alternatifs, qualifiés d’outils de gouvernance, telles les normes techniques et éthiques ou les documents référentiels. Les codes de bonne conduite, les chartes, les guides, les pactes, les plans stratégiques sont apparemment dénués de toute valeur juridique, mais les contraintes politiques qui en découlent sont fortes. Elles sont d’autant plus fortes que ces textes sont souvent adossés à des instructions élaborées et cosignées par le ministère du budget et la Direction générale des finances publiques. Force est de constater que la performance a la capacité de générer ses propres contraintes.
26 La mise en œuvre technique de la responsabilité managériale se précise au niveau des indicateurs et des dispositifs de gestion. Leur étude a permis de cerner trois de ses éléments-clés : la contractualisation des objectifs de performance, le contrôle des résultats et la sanction managériale. Dans le cadre d’une responsabilité managériale, qui a pour visée de produire de la performance, les acteurs publics mettent l’accent sur les résultats de gestion, et non plus sur l’application de la réglementation et le contrôle des procédures. Des objectifs de performance contractualisés cherchent à se substituer à la norme. La contractualisation, en tant qu’alternative privilégiée à l’unilatéralité, est supposée offrir un cadre opérationnel de mise en œuvre de la responsabilité managériale dans le secteur local. L’identification puis l’étude des mécanismes contractuels existants révèlent paradoxalement que ce procédé permet surtout à la personne publique sollicitant la conclusion du contrat d’exercer un contrôle sur le cocontractant. Et, que les rapports entre les parties soient égalitaires ou inégalitaires, on constate une vraie difficulté à sanctionner les manquements contractuels résultant de l’absence de performance. L’étendue et le degré des obligations ne sont pas fixés suffisamment précisément.
27 D’autres dispositifs destinés à renforcer la portée de ces obligations gestionnaires peuvent être recensés, tantôt au niveau institutionnel et collectif, tantôt au niveau individuel. En effet, l’efficacité et l’efficience de l’action publique sont aussi contrôlées a posteriori via des procédés relativement novateurs : l’examen de gestion, l’évaluation des politiques publiques et l’audit. Ces contrôles non juridictionnels qui n’ont pas pour objet le respect de la norme, vérifient que les objectifs assignés aux acteurs locaux ont bien été atteints, mesurent les résultats. Ils ne débouchent pas sur des sanctions, mais sur des recommandations qui, en principe, ne sont pas contraignantes.
28 Par ailleurs, les sanctions managériales à proprement parler (par exemple, les primes d’intéressement à la performance collective), lorsqu’elles existent, demeurent subjectives et sont limitées à une certaine catégorie d’agents, ceux qui ne disposent pas toujours du pouvoir de décision et de signature. Plus incitatives que réparatrices ou punitives, elles se distinguent sensiblement des sanctions administratives et juridiques.
Quelles implications sur la démocratie locale ?
29 La question est complexe et très délicate. Le cadre managérial de la responsabilité repose sur une évaluation systématique de la performance de la puissance publique en redoublant parfois le droit ou en créant son propre univers normatif. Il est pourtant régulièrement présenté comme un moyen de (re)légitimer l’action publique. Or, dans un État de droit, la puissance publique est soumise au droit édifié sous le contrôle du Parlement dans l’intérêt général. L’intérêt général constituant la limite du pouvoir, y compris financier, est une source de légitimité fondamentale. La performance peut-elle constituer une réelle source de légitimité des décideurs publics ? À quelles conditions ces deux sources de légitimité d’essences différentes, voire contradictoires, peuvent-elles coexister ?
30 Comme le rappelle Jean-Marc Sauvé, la puissance publique tient sa légitimité du « peuple [19] ». L’article 3 de la Constitution dispose d’ailleurs sans équivoque que « la souveraineté nationale appartient au peuple » et son Préambule se réfère au principe de souveraineté nationale contenu dans la Déclaration des droits de 1789. Il en résulte que la puissance publique est aussi la garantie de l’État de droit [20]. Mais, face à la crise de représentativité et à la défiance des citoyens à l’égard de leurs représentants, de nouvelles formes de légitimation du pouvoir sont recherchées. C’est dans ce contexte que la performance est présentée, par la doctrine de la nouvelle gestion publique, comme un moyen de renforcer le contrôle du Parlement, des assemblées délibérantes et de l’opinion publique sur l’action du Gouvernement (pour l’État) et du pouvoir exécutif en général. L’exécutif s’engage sur objectifs d’action publique, assortis d’indicateurs de résultats, dits « indicateurs de performance ». Tandis que ce dispositif est institutionnalisé au niveau de l’État depuis l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (la lolf [21]), il est à l’état expérimental dans certaines grandes collectivités locales. L’objectif principal de la lolf consiste à remplacer une culture dite de moyens – « un bon budget est un budget qui augmente [22] » – par une culture dite de résultats – « un bon budget est celui qui permet, au moindre coût, d’atteindre les objectifs préalablement définis [23] ». Autrement dit, selon cette logique, une bonne gestion est nécessairement économe. Tout le processus législatif est empreint de cette nouvelle logique : le Parlement est, en quelque sorte, érigé en gardien de l’équilibre budgétaire et ses pouvoirs de contrôle sont renforcés à cette fin. Or, il convient de garder à l’esprit qu’à chaque « dépense » correspond souvent un « service public », une « mesure d’intérêt général ».
31 L’efficacité socio-économique, censée répondre aux attentes des citoyens, est le seul objectif de performance défini comme traduisant la recherche d’intérêt général. Mais, en droit, la finalité d’intérêt général d’une mesure ou d’un objectif ne peut se présumer. À ce titre, de telles affirmations interrogent au moins à deux égards. Une première question se pose : elle concerne la formulation des objectifs. Alors que les normes juridiques auxquelles se conforment les acteurs sont votées par le législateur, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il est élu au suffrage universel direct, les objectifs de performance sont établis par l’exécutif, aux niveaux national et local, voire par les directions techniques, et ne sont pas soumis au contrôle législatif, ni à celui des assemblées délibérantes locales. Ils ne sont jamais versés au débat démocratique. Ils constituent un outil de contrôle au service d’une économie de moyens. D’ailleurs, force est de constater que l’efficacité socio-économique est étroitement liée à cet enjeu : « la mesure de la satisfaction de l’intérêt général ne doit pas se limiter à celle du niveau d’activité ou des moyens engagés, mais inclure la performance [24] ».
32 La seconde question importante, qui entre en résonance avec la première, est celle des effets des objectifs de performance sur les agents publics chargés de les mettre en œuvre et sur les citoyens, usagers et contribuables censés en « bénéficier ». À l’instar des entreprises privées, les fonctionnaires de l’État et des collectivités locales peuvent être désormais rémunérés en part fixe et part variable liée à la performance. Les primes à la performance sont mises en place dans certains services pour « motiver » les agents. Mais force est de constater que de nombreux recours sont formés par ces derniers à l’encontre des décisions de refus d’octroi de telles primes. Le juge administratif les déclare le plus souvent « irrecevables », soit parce que les textes invoqués n’ont pas de caractère contraignant, soit parce que les mesures invoquées sont insuffisamment précises. En outre, les fermetures et à la dégradation de nombreux services publics sur le territoire interrogent sur la réalité ou la sincérité du discours selon lequel la performance a vocation à remettre au centre des décisions, les usagers, citoyens et contribuables.
33 Sur le terrain, les dispositifs managériaux s’accompagnent concrètement d’un effritement de l’autonomie des collectivités locales, gage du bon fonctionnement de la démocratie locale. La suppression des principaux impôts directs locaux – la taxe professionnelle, la part régionale et départementale de la taxe d’habitation, et la suppression progressive de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages prévue par la loi du 30 décembre 2017 de finances pour 2018 et vraisemblablement sa suppression intégrale à partir de 2020 – contribue à réduire sensiblement le pouvoir fiscal des collectivités locales. L’enjeu est éminemment politique puisque l’impôt est l’un des liens forts qui existe entre les élus et les citoyens sur un territoire donné. Sur ce dernier point, il n’est pas inintéressant de soulever que cette perte d’autonomie financière des collectivités locales semble s’opérer, au moins théoriquement, au profit d’un accroissement des marges de manœuvre des gestionnaires qui doivent rendre compte de leurs résultats en contrepartie de nouvelles libertés (« autonomie asymétrique »). Le risque étant une certaine opacification des responsabilités.
Conclusion
34 Le problème reste donc de savoir si notamment, en démocratie, le système de légitimation reposant sur la performance constitue un socle suffisamment solide pour supporter l’édifice gestionnaire constitué de normes techniques et éthiques, de rapports contractuels, de contrôles et de sanctions managériales.
35 En l’état actuel, la performance est supposée coexister avec l’intérêt général. Mais cette coïncidence ou cette juxtaposition peu explicitée n’est peut-être pas dénuée de contradictions.
Bibliographie
Bibliographie
- Auby, J.-B. ; Auby, J.-F. ; Noguellou, R. 2015. Droit des collectivités locales, Paris, Presses universitaires de France.
- Barilari, B. 2005. « Réforme de la gestion publique et responsabilité des acteurs », Actualité juridique Droit administratif, n° 13, p. 697.
- Bouvier, M. 2004. Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance, Paris, lgdj.
- Fondafip. 2014. « L’intégration financière publique », Revue française de finances publiques, n° 125, p. 163.
- Guichard, O. 1976. Vivre ensemble, Rapport fait au nom de la Commission de développement des responsabilités locales de l’Assemblée nationale.
- Groper, N. 2009. La responsabilité des gestionnaires publics devant le juge financier, Paris, Dalloz.
- Migaud, D. 2017. Allocation lors de l’audience solennelle de rentrée, Cour des comptes.
- Saoud, M. 2013. « La régulation européenne des finances publiques nationales », Revue de l’Union européenne, n° 567, p. 202.
Mots-clés éditeurs : efficacité, responsabilité juridique, décideurs publics locaux, sanction managériale, efficience, responsabilité managériale, Démocratie locale, performance, évaluation, autonomie
Mise en ligne 17/06/2019
https://doi.org/10.3917/cnx.111.0195Notes
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[1]
M. Bouvier, « Repenser et reconstruire les finances publiques de demain », dans Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance, Acte i de la première Université de printemps des finances publiques du Groupement européen de Recherches en Finances Publiques (gerfip), Paris, lgdj, 2004, p. 3.
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[2]
N. Groper, La responsabilité des gestionnaires publics devant le juge financier, Paris, Dalloz, 2009, p. 3.
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[3]
J.-B. Auby, J.-F. Auby, R. Noguellou, Droit des collectivités locales, 6ème édition, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 8.
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[4]
Notamment, le célèbre rapport Vivre ensemble d’Olivier Guichard, Ancien ministre, député de Loire-Atlantique, publié en 1976, au nom de la Commission de développement des responsabilités locales de l’Assemblée nationale.
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[5]
Exposé des motifs du projet de loi pour le développement des responsabilités des collectivités locales déposé sur le bureau du Sénat le 20 décembre 1978.
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[6]
Selon le principe d’unité, toutes les dépenses et toutes les recettes doivent figurer dans un document budgétaire unique donnant une vue d’ensemble et une description de détail, permettant notamment une décision libre et éclairée de l’autorité budgétaire. Le principe d’annualité implique quant à lui que le budget soit voté sur une année civile, garantissant ainsi la régularité du contrôle démocratique.
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[7]
Au nom de la décentralisation, le contrôle a posteriori des chambres régionales des comptes s’est substitué, en 1982, au contrôle a priori du préfet.
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[8]
Fondation internationale de finances publiques, « L’intégration financière publique », Revue française de finances publiques, n° 125, 2014, p. 163.
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[9]
Ibid.
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[10]
Article 3 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire.
-
[11]
Ibid.
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[12]
M. Saoud, « La régulation européenne des finances publiques nationales », Revue de l’Union européenne, n° 567, 2013, p. 202.
-
[13]
Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.
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[14]
Article 11 de la loi du 29 décembre 2014 de programmation des finances publiques sur la période 2014-2019.
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[15]
Articles 13 et 29 de la loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018-2022.
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[16]
Article L. 211-8, alinéa 2 du code des juridictions financières.
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[17]
Si l’ensemble des collectivités locales s’engagent à respecter les objectifs de maîtrise des dépenses de fonctionnement et du besoin de financement, le dispositif contraignant (sanctionné), évoqué dans la sous-partie précédente, est réservé aux 322 collectivités locales qui participent le plus à la dépense publique (loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022).
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[18]
En effet, les institutions supérieures de contrôle (Cour des comptes, inspections générales des finances) influencent sensiblement, à travers leurs recommandations, la diffusion d’une culture de performance dans le secteur public. Pour illustration, Didier Migaud, Premier Président de la Cour des comptes, lors d’une audience solennelle, en 2017, insistait sur « la réalité des efforts des agents publics et le chemin qu’il reste à parcourir pour améliorer l’efficacité et l’efficience de nos services publics » (Allocution de Didier Migaud lors de l’audience solennelle de rentrée, Cour des comptes, janvier 2017).
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[19]
J.-M. Sauvé, État de droit et efficacité, Actualité juridique droit administratif, 1999.
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[20]
Ibid.
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[21]
Loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, dite « nouvelle constitution financière de la France ».
-
[22]
J. Arthuis, Rapport d’information au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, Les objectifs et les indicateurs de performance de la lolf, n° 220, Sénat, 2005, p. 5.
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[23]
Ibid.
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[24]
Ibid., p. 13.