Notes
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La lecture ou relecture des travaux de Foucault (1972), ainsi que ceux d’un certain nombre de sociologues dont R. Castel (1976), bien qu’historiquement datés, font preuve aujourd’hui d’une criante et malheureuse actualité. Cela ne manque pas de conforter le sentiment que nous assistons là à une régression historique qui mériterait d’être interrogée.
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Décret n° 2001-1375 du 31 décembre 2001.
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États Généraux de la Psychiatrie des 5, 6 et 7 juin 2003.
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Cité dans Le Monde du 2 décembre 2008.
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1 Il y a une vingtaine d’années, la pratique m’avait interpellé. J’étais dans un service d’hospitalisation « intra » d’un secteur de psychiatrie adulte ordinaire quand j’entendis au détour d’une réunion, énoncé à la marge, comme en catimini, qu’un patient avait été attaché à son lit durant la nuit. Je m’étais étonné, autant de la pratique que de la façon dont l’information s’était échangée en aparté. La surprise s’était ajoutée au doute : est-ce que j’avais bien entendu ?
2 À l’intérieur du service dans lequel je travaillais à cette époque et depuis plusieurs années, aucun patient hospitalisé ne connaissait un tel traitement. Il résonnait pour moi comme la psychiatrie d’un autre siècle, associée aux images des « aliénés » dont T. Géricault avait si bien pu rendre compte des tourments.
3 Dans mon esprit et en reprenant l’Histoire de la folie [1], les progrès des neuroleptiques et toute l’expérience de la psychothérapie institutionnelle avaient permis de se passer de la « camisole » et des dérivés. Il va sans dire que, pour nous, ces procédés de contention ne traitent rien de la souffrance et la douleur de la crise dans laquelle sont plongés les patients hospitalisés. Si nous avons à comprendre ce à quoi l’isolement et la contention répondent aujourd’hui, nous souhaiterions affirmer dans ce texte qu’ils ne vont pas de soi ; ils sont, pour tous ceux qui situent la folie dans la condition humaine, une pratique rétrograde et choquante.
4 Or, pour les nouvelles générations de professionnels en psychiatrie, soignants et administratifs, dans la mesure où la pratique est instituée, depuis peu réglementée et fait l’objet de règles de « bonnes pratiques », tout concourt à ce que l’isolement et la contention physique se banalisent en devenant une pratique ordinaire.
Comment en est-on arrivé là ?
5 Lorsque j’entendais ce dialogue choquant, le contexte psychiatrique du début de ces années 2000 sonnait pourtant comme une fin de siècle. L’organisation de la sectorisation et les valeurs qui l’avaient fondé, cet héritage de la psychothérapie institutionnelle, étaient silencieusement mais très profondément remises en question. Au découpage par secteurs géographiques, soutenu par l’idée d’un soin au plus près du lieu de vie familiale et sociale du patient, venait déjà se substituer un découpage par symptômes qui verrait apparaître des pavillons identifiés dans le traitement de pathologies regroupées sous un même toit. Un service de « bipolaires », un autre d’« agités-perturbateurs »… mettaient en avant un découpage comportemental et symptomatique qui était stratégiquement reformulé en pôles d’excellence et d’expertise.
6 Le secteur « ordinaire » peinait à prendre soin de ses patients, faute autant de moyens que d’une politique de santé soutenue par des théories actualisées des troubles et de leurs traitements. À défaut de théories renouvelées ou mises en débat, c’était l’efficacité des « process » aux tonalités mi-industrielles mi-commerciales qui prenaient le pas. On pensait soigner « plus et mieux » une pathologie identique dans un espace identique. Comme le rappelait un directeur d’établissement, « l’hôpital n’est pas une usine de fabrication de chaussures, mais… », déclinant par la suite les impératifs budgétaires et économiques qui gouverneraient à l’avenir une saine gestion hospitalière. Rassuré par la négation, le ton était néanmoins donné.
7 En ce début des années 2000, le nouvel hôpital était « en marche ». La hiérarchie des « cadres de santé » perdait progressivement son assise clinique pour se rapprocher du pôle administratif non sans quelques tiraillements face à la novlangue du « management procédural » qu’on exigeait qu’elle applique. « L’évaluation » devenait le maître-mot, une sorte de leitmotiv à toutes les problématiques pour lesquelles une solution n’était pas trouvée rapidement. Il suffisait « d’évaluer » même si on ne savait pas toujours quoi ni comment.
8 Évaluer l’existant, définir un protocole et en respecter l’application apparaissait, sur le modèle du contrôle de gestion, comme l’horizon souhaitable et seul compatible avec une procédurisation qu’on imaginait à terme de l’ensemble des soins.
9 La hiérarchie médicale perdait son autorité sur les soins. Les professionnels infirmiers puis paramédicaux étaient successivement rattachés à une hiérarchie de plus en plus administrative. Les cadres infirmiers devenaient « cadres de santé [2] » pendant que la direction médicale prenait une charge de gestion accrue de ce qui deviendrait un peu plus tard des « pôles ».
10 Le manque de moyen devenait pérenne malgré toutes les manifestations alertant les pouvoirs publics sur l’état dégradé et parfois désastreux des institutions psychiatriques [3].
11 De ces services intra-hospitaliers tournant avec des équipes de quatre infirmiers en moyenne, secondées par quelques aides-soignants, nous passions progressivement à des équipes d’aides-soignants encadrées par une infirmière seule, dont les taches s’étaient recentrées sur des fonctions réglementaires comme la préparation et la gestion des traitements médicamenteux.
12 Les « cadres de santé » se déployaient sur plusieurs services, perdant partiellement le contact tant avec la clinique qu’avec leur équipe. Leurs exigences de contrôle s’accroissaient à mesure de la méconnaissance de la vie quotidienne du service. Ce manque de contact faisait clairement, dans certaines structures, le lit de la défiance générale, alimentant des exigences tatillonnes sur des dimensions réglementaires et sécuritaires à défaut d’une connaissance et d’une reconnaissance des activités des uns et des autres.
13 Mais ce manque de moyens humains, conjugué aux difficultés de recrutement des médecins psychiatres et des infirmiers, se doublait d’une vacance théorique et méthodologique dont on ne mesurait que très peu les effets délétères. Les projets de santé communautaires ou la place accrue donnée aux familles dans une l’approche systémique organisaient certes de nouvelles pratiques de soin. Mais ces courants ne suffisaient pas à combler le vide laissé par l’affaiblissement de la culture psychanalytique jugée « has been » ou de celle de la phénoménologie psychiatrique devenues toutes deux, pour une part, politiquement incorrectes.
14 De l’aveu désabusé du corps médical réuni, ce n’était plus en intra-hospitalier que l’on pouvait « soigner les patients ». Mais alors que faisait-on ?
15 Aux risques d’être vidée de son sens sur le plan thérapeutique et déracinée de ses assises fondatrices, l’hospitalisation évoluait lentement vers un accueil alliant traitements chimiothérapeutiques et mesures éducatives. Elle tendait à se réduire trop souvent à faire du patient un malade discipliné observant son traitement. La compréhension du patient et de sa souffrance, la diachronie des processus d’hospitalisation (Bittolo, 2008), le temps donné à une évolution des processus psychiques perdaient leur place au profit d’un accueil dont on craignait au plus haut point les effets de dépendance qu’il pouvait générer. « Il ne faut surtout pas qu’il s’installe ! », pouvait-on entendre. Il s’agissait alors de ne pas répondre aux besoins des patients et de déjouer l’attente ou les mouvements régressifs qui pouvaient apparaître en multipliant les changements (chambres, services, conditions d’hospitalisation…).
16 Les fonctions sociales de gestion des « populations à risque » (Castel, 1976) reprenaient ainsi de leur vigueur, fonctions de sécurité qui n’avaient jamais disparu mais dont le pouvoir médical s’était emparé pour faire d’un objet social et politique un objet scientifique et médical (Foucault, 1972). Ces fonctions de sécurité étaient d’autant plus prégnantes que les pouvoirs publics n’attendaient de la psychiatrie pas d’autres choses que de tenir à l’écart la folie, de circonscrire la dangerosité des « schizophrènes » par la contention et l’enfermement.
17 Sur ce point, la prise de position du président de la République N. Sarkozy en novembre 2008, à la suite de l’agression meurtrière d’un patient à Grenoble, est significative d’une politique de santé en la matière exclusivement tournée vers les enjeux sécuritaires. À des infirmières de l’Hôpital Érasme, ce dernier, évoquant la dangerosité des malades, l’énonce alors clairement « Il va falloir faire évoluer une partie de l’hôpital psychiatrique pour tenir compte de cette trilogie – la prison, la rue, l’hôpital [4]. »
18 C’est dans la continuité de ce discours que le « Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire » se constituera en 2009 réunissant professionnels et publics autour de la défense d’un traitement humain de la folie dans les institutions psychiatriques.
Des murs qui auraient encore besoin d’autres murs ?
19 Que peut-on penser aujourd’hui des pratiques de contention physique et de l’isolement dans la continuité de ces évolutions ?
20 On pourra en premier lieu constater que l’has (Haute autorité de santé) est venue très récemment réglementer des pratiques compte tenu de leur augmentation et des plaintes qu’elles ont pu générer. L’administration, comme dans d’autres domaines du droit, tente de rattraper ce qui lui échappe. Mais le constat est, depuis de nombreuses années, pour le moins inquiétant.
21 En 2013, le cglpl (Contrôleur général des lieux de privation de liberté) mettait en avant « des pratiques gravement attentatoires aux droits fondamentaux dont l’efficacité thérapeutique n’est pas prouvée ». L’autorité administrative avait dénoncé des pratiques pouvant s’apparenter à une gestion disciplinaire des patients et qu’un usage de la notion de « cadre de soins » semblait parfois servir à des fins d’organisation du service ou à des fins disciplinaires sans avoir de visée strictement thérapeutique.
22 Anne Dumont (2012), dans une étude sur les pratiques de contention à l’hôpital Le Vinatier à Bron, souligne qu’il s’agit le plus souvent de mesures de sécurité prises en urgence. C’est face à une agitation ou un refus disciplinaire que la contention est décidée à défaut de toute élaboration sur la vertu ou l’intérêt thérapeutique de telles mesures.
23 En septembre 2015, le Collectif des 39 lance une pétition « La sangle qui attache tue le lien humain qui soigne » : « Nous alertons sur l’augmentation et la banalisation des pratiques d’enfermement, de contrôle et d’entraves des corps en psychiatrie. Opacité et silence recouvrent encore ces différentes formes de contention qui sont la pointe émergée d’une évolution liberticide et sécuritaire contre laquelle nous luttons [5]. »
24 Deux ans plus tard, le journal Le Monde écrivait : « Si aucun chiffre ne permet aujourd’hui de mesurer avec précision le phénomène, le contrôleur général des lieux de privation de liberté relevait, en mai 2016, que l’isolement et la contention étaient en “recrudescence depuis une vingtaine d’années” dans les hôpitaux psychiatriques. L’autorité indépendante expliquait notamment la “banalisation” de ces pratiques par un manque d’effectifs ou la présence insuffisante des médecins. “La manière dont ces contraintes physiques sont mises en œuvre est souvent humiliante, indigne, parfois dangereuse”, dénonçait-elle. »
25 Les recommandations publiées en mars 2017 par la Haute autorité de santé tentent de préciser le cadre des « bonnes pratiques » de la « contention mécanique ». Elles fixent notamment la limite d’isolement à douze heures, et celle de l’attachement à six, et prévoient que ces durées soient renouvelables de façon exceptionnelle. Mais, face à ces évolutions anciennes et la dégradation dont témoignent plusieurs mouvements de grève récents, dont celui inédit à l’hôpital du Rouvray, qui pourrait croire qu’une telle réglementation très contestable pourrait endiguer le phénomène ?
26 Le recours à l’isolement et la contention est le résultat historique des évolutions sociales et culturelles des institutions psychiatriques. Elles se traduisent très concrètement sur un plan institutionnel mais elles signent la convergence d’une désertification politique, de la baisse des moyens humains et d’une transformation lente et normalisée des pratiques de contenance institutionnelle par des pratiques de contention, mettant la dimension sécuritaire au premier plan.
27 La relégation de la vie psychique et de l’humanité de la folie au profit d’un contrôle des comportements a réduit l’étendue et la pensée sur les pratiques de soins à des formes d’hygiène mentale dont l’aspect adaptatif et disciplinaire est patent. On sait, sur un plan sociologique, comment la mise en œuvre de la discipline passe par la disciplinarisation des corps (Chauvel, 2009). De ce point de vue, la psychiatrie institutionnalise, malgré elle, des procédures d’obéissance et de contrôle corporel et comportemental, secondairement justifiées, voire légitimées par des théories éducatives ou pseudo-thérapeutiques : on parlera alors de « salon d’apaisement ».
28 Mais nous pouvons aussi penser que l’isolement et la contention mécanique sont les résultats d’une double évolution conjointe dans le travail d’équipe : d’une part, l’activité de chacun tend à être dissociée de l’ensemble sous l’effet d’une vision technicienne des actes soignants : quand bien même celle-ci se trouve coordonnée, ordonnée selon un schéma ou protocole général de prescriptions dont le médecin reste le garant, les actes de soin, dans une logique favorisée par la tarification à l’activité (T2A), n’ont, pour chacun, pas de sens en rapport aux autres. La déliaison sur le plan intrapsychique et intersubjectif à l’œuvre fait alors son chemin délétère et mortifère.
29 Les activités de soin sont ainsi, dans la pensée des soignants, dissociées entre elles et le patient fait face à un monde éclaté, atomisé en actes. On ne serait pas étonné que des comportements comme l’agitation ou l’opposition trouvent alors les vertus du rassemblement.
30 D’autre part, on assiste de façon très générale à une perte des espaces dans lesquels les équipes sont en contact avec la vie psychique, perte se déclinant autant dans les dispositifs thérapeutiques que dans les dispositifs de travail en équipe. On connaît aujourd’hui suffisamment bien les relations qui existent entre la façon dont une équipe prend soin d’elle et ses capacités à prendre soin de ses patients. Il faut néanmoins le souligner régulièrement tant certaines d’entre elles pensent pouvoir travailler « coûte que coûte » dans un environnement institutionnel qui ne le permet guère.
31 Le contact avec les souffrances les plus vives et les plus éprouvantes suppose des dispositifs pour traiter les effets qu’elles peuvent avoir sur la pensée et la vie des professionnels. Sans ces espaces vivants, faisant jouer l’intermédiaire et dont la conflictualité se noue et se dénoue sur le plaisir à être et à penser ensemble, le travail de lien autour du patient, ce maillage relationnel dont le patient a besoin, devient vite insupportable ou invivable : lorsque les processus pathologiques gagnent alors les rapports des professionnels entre eux, individuellement et collectivement, ceux-ci en perdent leur latin, sont plongés dans la confusion ou ne peuvent travailler sans objets persécutifs. Ils se protègent, par la distance et l’isolement notamment, de ce dont souffrent les patients et qui se communique malgré tout. Comme le soulignait l’école de Palo Alto : « On ne peut pas ne pas communiquer. »
32 Les dispositifs d’intervention dans certaines équipes en crise montrent ainsi qu’une évolution du contact auprès des patients n’est possible que s’il existe des espaces dans lesquels, à partir de l’expérience de chacun dans son travail, les soignants peuvent prendre ou reprendre contact entre eux. Faut-il encore que l’espace existe ou que soit menée une réelle réflexion sur ces espaces.
Bibliographie
- Bittolo, C. 2001. « Accueil hospitalier et processus psychiques : enjeux thérapeutiques et institutionnels en psychiatrie », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 37 (2), p. 143‑159. Doi.org/10.3917/rppg.037.0143
- Blondeau, S. 2004. « Du groupe et de la parole à l’hôpital” Connexions, n° 82 (2), p. 19‑48. doi.org/10.3917/cnx.082.0019
- Castel, R. 1976. L’ordre psychiatrique : l’âge d’or de l’aliénisme, Paris, les Éditions de Minuit.
- Carré, R. ; Moncany, A.-H. ; Schmitt, L. ; Haoui, R. 2017. « Contention physique en psychiatrie : étude qualitative du vécu des patients », L’information psychiatrique, n° 93 (5), p. 393‑397. doi.org/10.1684/ipe.2017.1644
- Chauvel, S. 2009. « Le corps discipliné », Genèses n° 75) p. 2-3. doi.org/10.3917/gen.075.0002
- Deloche, S. 2016. « Alerte ! Un enfant risque de ne pas être soigné » Journal du droit des jeunes, n° 354‑355 (4‑5), p. 21‑23. doi.org/10.3917/jdj.354.0021
- Dumont, A. et coll. 2012. « Observation et évaluation d’une pratique clinique : l’isolement à l’unité médicale d’accueil du Centre Hospitalier Le Vinatier, à Bron », L’information psychiatrique, volume 88, p. 687-693. doi.org/10.3917/inpsy.8808.0687
- Foucault, M. 1972. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard.
- Trémine, T. 2017. « Fureurs antiques, terreurs modernes », L’information psychiatrique, volume 93, p. 817-823. doi.org/10.1684/ipe.2017.1715
- http://www.lemonde.fr/sante/article/2017/03/20/psychiatrie-des-regles-pour-mieux-cadrer-le-recours-a-l-isolement-et-a-la-contention_5097275_1651302.html#jlp5vedR4X1FhOAV.99
Mots-clés éditeurs : Psychiatrie, contenance, hospitalisation, contact, contention
Date de mise en ligne : 14/01/2019
https://doi.org/10.3917/cnx.110.0183Notes
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La lecture ou relecture des travaux de Foucault (1972), ainsi que ceux d’un certain nombre de sociologues dont R. Castel (1976), bien qu’historiquement datés, font preuve aujourd’hui d’une criante et malheureuse actualité. Cela ne manque pas de conforter le sentiment que nous assistons là à une régression historique qui mériterait d’être interrogée.
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Décret n° 2001-1375 du 31 décembre 2001.
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États Généraux de la Psychiatrie des 5, 6 et 7 juin 2003.
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Cité dans Le Monde du 2 décembre 2008.
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