Couverture de CNX_109

Article de revue

Le déni de grossesse

Pages 137 à 150

Notes

1 Lorsque les malheureux internés des camps de concentration sont sortis et ont retrouvé une vie sociale, ils ont essayé de raconter ce qu’ils avaient vécu. Il est constant qu’ils aient dit avoir renoncé parce qu’ils avaient l’impression de ne pas être crus, voire de déranger. Ils ont fini par se taire, pour ne pas ajouter de la douleur à l’atroce déshumanisation qu’ils avaient vécue. Puis vint le temps où l’on parla de « douleur indicible ».

Indicible ou inaudible ?

2 Peut-être parce que mon métier est d’entendre les douleurs, les violences, et parfois les tortures psychologiques ou physiques infligées dans l’enfance à mes patients, ou même encore dans leur vie d’adulte, et même si les conditions infligées aux déportés sont sans commune mesure avec celles endurées par les patients, je me demandais comment l’on pouvait dire qu’une douleur était indicible. Des documentaires ont permis à d’anciens déportés de parler de leur vie dans les camps, et des graves exactions commises sur eux, et ils ont toujours réussi à communiquer l’horreur vécue. Elle se dit, au-delà des mots, par d’autres moyens qui engagent le corps, la voix, le souffle, et même et peut être surtout les silences, pleins, intenses, qui véhiculent l’effroi, et qui touchent à des terreurs que les mots seuls ne peuvent décrire. Je me souviens des propos de S. Weil évoquant ses conditions de vie dans les camps, les souffrances endurées, et la mort de sa mère, atteinte par le typhus. Son élocution, ses yeux embués de larmes, les silences disaient tout ce qu’elle voulait partager. Elle disait « Maman » comme lors de ses 16 ans, quand elle parlait de sa mère. Ce « Maman » résonnera une dernière fois dans la cour des Invalides, lors de l’hommage national, dans la bouche d’un de ses fils.

3 Pour pouvoir dire la douleur, l’effroi, il faut une écoute empathique, prête à entendre et à supporter et ne pas dénier ce qui essaie de se dire. Ce n’était pas indicible, c’était inaudible… Dans cette France qui ne fut que très partiellement résistante, très influencée par les discours de Pétain, et les complicités de l’Église catholique, voire ouvertement antisémite, les témoignages des rescapés des camps venaient massivement interroger les choix faits par la population et ses représentants légaux. On parla donc la douleur indicible, ce qui permettait de ne pas s’interroger sur qui ne voulait pas entendre.

Anthropologie et Histoire

4 Depuis toujours sans doute, les femmes ont témoigné de ce que certains hommes leur faisaient subir, au bureau, dans la rue, dans les familles, sans qu’elles parviennent à se faire entendre. On les a fait taire, avec constance, souvent même avec cruauté, on a remis en cause leurs perceptions, leurs constats, au point de leur infliger des doutes sur ce qu’elles avaient vraiment vécu. Elles ont appris à effacer de leur perception ce qui les concernait le plus intimement. On a même retourné en provocations séductrices ce qui leur était infligé par des tiers. La perversion des séducteurs trouvait dans l’obéissance exigée des femmes une voie royale à l’expression sans frein de leurs pulsions, jugées naturelles, incontrôlables, et fortement soutenues et légitimées par l’ensemble des acteurs en présence et des institutions (État, Famille, Église, Justice, etc.). Les raisons de cette domination masculine qui ne devait pas être remise en question sont liées, pour F. Héritier, à l’incertitude de la paternité et au contrôle des femmes pour pouvoir pérenniser l’espèce, s’assurer d’avoir des fils, comme de les maintenir dans une infériorité physique, par un régime moins riche en protéines, en les éloignant de l’éducation et du pouvoir. C’est une vision hiérarchique de domination méprisante, dit-elle, qui s’est transmise, sans que soient interrogées pendant des millénaires ses raisons (Héritier, 1996).

5 De nombreuses histoires et autant de scandales confirment le sort fait aux femmes, y compris récemment : on a fini par fermer, mais seulement en 1995, l’établissement catholique des Magdalene Sisters, en Irlande dans le Comté de Dublin, créé au xviiie siècle, dans lequel on a enfermé quelque 35 000 jeunes filles, supposées « perdues », c’est-à-dire ayant eu des relations sexuelles hors mariage, quelle qu’en fut la raison : prostitution, abus sexuels, relations sexuelles jugées trop précoces, et même des jeunes filles dont le tort était d’être trop jolies aux yeux de leur père qui en demandait l’enfermement. Ces internements demandés par les familles ou des prêtres ont souvent été définitifs. Elles travaillaient dans les blanchisseries attenantes au couvent pour financer les frais de leur pension. Le choix de la blanchisserie était évidemment lié à l’idée de laver leurs pêchés. Les femmes étaient poussées à entrer dans les ordres et expier définitivement leurs pêchés [1]. C’est à une exclusion définitive du monde que ces femmes étaient condamnées.

6 Les femmes enceintes se voyaient retirer leurs bébés, confiés à l’adoption par des familles aisées et bien pensantes, qui sauraient corriger les errances des mères de ces enfants. Il fallut le scandale de l’orphelinat irlandais de Tuam, pour fermer définitivement ces lieux. On y retrouva en effet, en 2014, dans des excavations souterraines – anciennes fosses septiques désaffectées – quelque 796 restes d’enfants morts, datant des années 1950, et une fosse commune de 800 bébés. Ces enfants pauvres, nés hors mariage, enlevés à leurs mères, sont morts de dénutrition et carences en tout genre, infligées par les bonnes sœurs du Bon Secours (sic !). Une sépulture décente leur fut interdite dans les cimetières communaux. On parla d’« holocauste irlandais ». Même la mémoire de ces enfants avait été effacée par l’Église catholique toute-puissante, certaine du bien-fondé de ses agissements, et l’oubli imposé à tout le voisinage. Avec l’affaire de Tuam, on voit « que l’Église n’a ni le droit, ni la faculté morale pour dicter aux femmes ce qu’elles doivent faire en cas de grossesse, ou comment vivre leur vie », affirmera une parlementaire socialiste. Il fallut toute la pugnacité d’une historienne, Catherine Corless, qui connaissait les lieux, pour que cette affaire soit portée à la connaissance de tous [2]. C’est à une exclusion définitive du monde que les enfants de ces femmes furent eux aussi condamnés.

7 Le silence absolu régna jusqu’au début des années 2000, sur le destin de ces jeunes femmes, dont on a détruit la vie au nom de la morale chrétienne, comme sur le sort de ces enfants issus d’une sexualité jugée inconvenante.

8 La violence de la répression organisée et instituée donne une idée de ce qui est en question. On retrouve ailleurs (y compris en France), et encore récemment, des officines confessionnelles qui ont organisé des adoptions de masse pour des enfants jugés en danger du fait de la situation sociale, politique (comme en Argentine), voire ethnique de leurs mères.

9 Au centre de ces faits, dont la violence sidère, gît une certaine conception de la sexualité devant être maintenue sous le joug d’un pouvoir quasi absolu, pour maintenir ainsi les hommes dans un statut apparemment enviable de dominant, alors qu’à bien y regarder, ils sont maintenus dans un état d’adolescents sans aucune maîtrise d’eux-mêmes, irresponsables et immatures.

10 Mais c’est sur le corps des femmes que la domination s’exerce le plus, avec une composante sadique évidente. On peut ici comprendre que toute femme est traversée et dominée, sans même qu’elle le sache consciemment, par des injonctions à être, à faire, à se conduire, selon des principes qui lui échappent, et sous le coup de menaces possibles concernant leur intégrité. Le silence vient empêcher toute prise de conscience et toute résolution d’une situation anthropologiquement encore admise.

11 Si nous admettons l’éclairage donné par F. Héritier, nous devons alors faire l’hypothèse que le transsubjectif à l’œuvre transmet les contours de ce qui est possible, permis, souhaitable jusqu’au cœur du plus intime : la perception de soi, son décodage, le sens admis, possible ou encore contestable. Il y a pour la femme, dans sa relation à l’intime de son corps, de ses sensations, de son plaisir même, un corpus intériorisé par elle qui ne lui donne jamais aucune certitude absolue.

12 C’est à partir de cette logique que je souhaite interroger l’entité nosologique du « déni de grossesse ». En effet, il semble que des états cliniques assez différents ont été ainsi dénommés. Des femmes ont su dès le début qu’elles étaient enceintes, mais ont dissimulé leurs grossesses parce que se trouvant dans des situations personnelles qui ne permettaient pas son accueil, mais dans la nécessité intime de la mener à terme. Ce fut le cas de l’affaire Courjault, qui récidivera quatre fois ces actes à la fois étranges et tragiques.

13 D’autres femmes semblent ignorer leur grossesse. On trouve aussi des adolescentes incestées, ne pouvant parler sans dénoncer l’auteur, situation aggravée par l’histoire intrafamiliale, des étudiantes pensant ne pas pouvoir interrompre leurs études, des femmes nouvellement embauchées dans des entreprises et craignant de perdre leur travail… Tout se passe alors comme si l’environnement de ces femmes les contraignait à une ignorance d’elle-même, à un indécidable les concernant.

14 Les conditions de la grossesse ne sont pas alors perçues par elles comme possibles. Beaucoup de ces femmes ont témoigné avoir continué d’avoir leurs règles, ont poursuivi leur contraception, ont été examinées par leur médecin de famille sans que celui-ci ne perçoive leur grossesse, jusqu’à ce qu’un examen médical gynécologique fortuit, ou encore, mais plus rarement, même si c’est le plus spectaculaire, les prémices de l’accouchement rendent leur grossesse évidente, à la fois pour elles et leur entourage. Ces témoignages montrent que ces femmes se fient alors à la présence de leurs règles, à l’absence de prise de poids significative, et à une absence de perception claire des mouvements de leur fœtus normalement perceptibles à partir du quatrième mois. Autrement dit, les signaux qui sont transmis de mère en fille, pour identifier un état de grossesse, ne sont pas présents, et ceux qu’elles perçoivent sont contradictoires avec un état de grossesse. Rappelons que l’on a appris très récemment que les organes génitaux de la femme sont l’objet de scotome, même et y compris en médecine. Ce n’est que depuis peu que les femmes ont appris que leur clitoris mesurait au moins 12 cm, que leur hymen est la plupart du temps très vaguement repéré par elle, et que sa forme n’est pas celle d’une membrane, contrairement à ce qui avait été toujours affirmé.

15 Sauf à avoir une conception de l’intrapsychique comme un espace confiné sans lien aucun avec l’extérieur, il nous faut penser que leurs perceptions de leur corps, de ses changements sont aussi tributaires de ce qui leur est autorisé à croire ou penser les concernant. Une ou des raisons extérieures à elles-mêmes viennent puissamment rentrer en conflit avec ce qu’elles pourraient auto-percevoir de leur état. Dans tous les cas, l’entourage n’a pas vu, ni deviné, ni envisagé l’état de grossesse de ces femmes avec qui il entretenait des liens de grande proximité, tout particulièrement le compagnon, les parents, parfois mêmes médecins eux-mêmes. On a alors parlé d’une contagion du déni. Ce que la femme dénierait, tout l’entourage le dénie. Madame Courjault, qui a pourtant toujours su qu’elle était enceinte à chacune de ses grossesses, déclarait avoir une contraception qu’elle n’utilisait pas en fait, comme si être enceinte était un état souhaité. Tout le temps de sa grossesse, l’entourage reste ignorant de son état, alors que ce n’est pas ses grossesses qu’elle dénie. La groupalité familiale autour d’elle s’organise autour d’un scotome concernant un enfant vivant à venir, ou encore autour de la pulsion infanticide de la mère. Elle a traité différemment ses bébés, incinérant les deux premiers et laissant mourir les deux autres, alors qu’elle séjournait à l’étranger, les gardant auprès d’elle dans son congélateur. D’autres affaires d’enfants congelés ont été découvertes. La congélation, moyen moderne, est sans doute venue remplacer d’autres façons de garder leurs enfants près d’elles. Ultime signe d’une impossible séparation, d’une ambivalence qui a sa part d’amour.

16 On a considéré classiquement qu’un état de grossesse était un événement intime, personnel, parce que caché dans le corps de la femme. Pourtant, il engage l’entourage immédiat et en premier lieu le père et/ou la famille proche. Pour expliquer que la grossesse ne se voit pas, on a fait l’hypothèse d’une contraction abdominale inconsciente de la mère, maintenant l’enfant au fond de l’utérus, lui-même debout contre son dos. Cette hypothèse permet d’expliquer la raison pour laquelle, en quelques heures, lorsque la grossesse est devenue actée par la mère et surtout l’entourage, le ventre de la femme bascule en avant et prend sa place. Autrement dit, quand les tiers viennent valider la grossesse en cours. Cette dépendance à la validation par le tiers nous renseigne sur leur poids dans cette affaire présentée comme intime. À l’intérieur, comme à l’extérieur, tout participe à ce que le silence se fasse sur l’événement en cours, à ce que tous les signes de son existence soient absents, et donc muets. Tant d’efforts réussis interrogent sur ce qui est en cause. On parlera d’un clivage chez la mère, lui permettant de se maintenir hors de toute prise de conscience. Si nous considérons que le corps de la femme est le lieu, comme nous le rappelle F. Héritier, d’une annexion par les hommes et, au-delà d’eux, d’un système anthropologique construit pour réguler la vie, par la naissance de fils, système accepté et intériorisé comme allant de soi, inconscient et transmis de génération en génération, on peut sans doute ressaisir autrement la notion de déni de grossesse.

17 S. Marinopoulos, qui a beaucoup travaillé avec I. Nissan avec qui elle est intervenue dans l’affaire et le procès de madame Courjault, reconnaît que de nombreuses erreurs ont été commises dans la prise en charge de ces femmes, depuis les années 1970. Elle considère qu’il faut différencier ces diagnostics qui renvoient à des états cliniques significativement différents. Elle appelle à un travail des professionnels prenant en charge ces femmes, à une attention soutenue à leur contre-transfert. Cependant, elle maintient le déni de grossesse comme l’avatar d’un problème intrapsychique, même si ces femmes ont pu mener très normalement d’autres grossesses.

18 Tout se passe comme si le diagnostic de déni et ses sous-entendus concernant un clivage intrapsychique chez la mère, un prêt à penser passe-partout, inhibait le sens clinique des professionnels qui s’en occupent. Il est probable que la fascination y joue un certain rôle, mais aussi que les jugements allant de la bêtise à des diagnostics de psychopathologie de ses mères, les aveuglent. Or, il faudrait une grande attention à l’histoire personnelle de ces femmes et celle au moment de la grossesse dite déniée, les circonstances particulières qui l’accompagnent, la qualité de leur environnement professionnel, social et humain, nécessaire à l’accueil de leur grossesse.

19 Sans compter ce qui, dans le registre transgénérationnel, viendrait se répéter dans cette grossesse. On trouvera dans les travaux d’É. Darchis (2016) de remarquables analyses sur le poids du transgénérationnel sur la périnatalité, les impasses créées par les secrets enfouis, les invalidations inconscientes transmises par la ou les générations précédentes, empêchant la femme de devenir mère ou d’investir son enfant. Elle démontre amplement que la grossesse n’est pas qu’une affaire intime qui n’appartiendrait qu’à la mère, mais met en jeu toute la trame transgénérationnelle. On notera qu’É. Darchis pense la venue d’un enfant comme concernant la groupalité familiale et qu’elle-même travaille en groupe dans ses consultations.

20 Mettre au monde un enfant engage plus que la mère qui le porte. C’est un acte qui intéresse le géniteur, la famille, et même l’entourage large. Une grossesse ne peut exister que pour autant que la femme soit en accord avec elle-même, son entourage et son environnement. Dans un témoignage poignant que délivra une rescapée du camp d’Auschwitz-Birkenau [3] lors d’une enquête sur la folie meurtrière du Dr Mengele (dont nous n’avons pas encore examiné les contagions et conséquences à l’époque contemporaine), elle racontera sa rencontre avec son mari, leur amour, leurs relations et sa grossesse. Elle tentera de la dissimuler grâce à des complicités actives au sein du camp et malgré les stations debout nues dans le froid lors des appels dans la nuit. Elle parviendra à garder son bébé, grâce à un environnement humain actif et bienveillant faisant contenant, malgré le camp, mais elle dut accoucher seule, comme beaucoup, et soustraire à la folie sadique du Dr Mengele, son enfant condamnée à une expérimentation dite « scientifique » sur les capacités de résistance d’un nourrisson privé de nourriture. Elle se résoudra à l’euthanasier elle-même grâce à une piqûre fournie par une femme médecin internée elle aussi et en activité dans les infirmeries du camp.

21 Malgré les conditions épouvantables dans lesquelles cette mère a vécu sa grossesse, elle témoigne de l’amour qui l’unissait au père de son enfant, et des complicités actives, bienveillantes des autres femmes dans son environnement, lui permettant de poursuivre sa grossesse, de la mener à bien, mais elle échoua quand elle rencontra la perversion innommable du Dr Mengele. Son geste terrible lui permettant de soustraire son enfant à un sort plus inhumain encore, et qu’il ne serve pas les statistiques de ce fou, légitimé par ailleurs par des officines pharmaceutiques, chimiques et médicales, qui ont toujours pignon sur rue.

L’histoire de madame D : du rejet familial à la maltraitance psychiatrique

22 Je vais rapporter l’histoire de madame D et essayer de montrer comment son histoire et son environnement familial la condamnent au silence et à la folie, redupliqué massivement dans et par une institution psychiatrique qui reproduira les mêmes condamnations à son encontre, la brisant définitivement. On verra ce que, dans le silence, elle maintiendra de vivant dans le lien à son enfant.

23 Dans ce grand bureau, au fond d’un couloir, dans cet hôpital psychiatrique où j’ai exercé quelques années, je reçois madame D. Elle est assise en face de moi et nous nous regardons avec intérêt. Elle a accouché récemment d’une petite fille. Elle a fait un épisode délirant dans l’établissement où elle a été admise juste après son accouchement et a été hospitalisée dans mon service. Il y a entre nous comme un moment suspendu. Elle ne cherche pas à meubler le silence, moi non plus d’ailleurs. Nous nous regardons simplement, en souriant légèrement l’une à l’autre. Les médicaments qu’on lui prescrit pour l’empêcher de délirer lui donnent un air égaré et la bouche pâteuse. Je peste intérieurement sur ce besoin des psychiatres de faire taire le délire à tout prix. Mais son regard est vif et intelligent. Les infirmiers m’ont dit : « Tu devrais la voir, elle est intéressante. » J’écoutais les infirmiers, qui repéraient très bien chez les patients, tout du moins à l’époque, ce qui restait de vivant chez eux, au-delà des traitements. Alors, et avec son accord, je la vois pour la première fois dans ce bureau. Elle m’a jaugée, je le sais, dans ce silence.

24 Puis elle s’agite un peu sur son fauteuil. Je ne suis pas comme les psychiatres et elle le sent. Je ne fais pas comme eux. Je ne l’interroge pas. Elle me dit, un peu rigolarde : « Vous savez, j’ai une fille. » – « Oui, je le sais. » – « C’est une drôle d’histoire. » – « Je crois, oui. » Elle se met à parler très vite, un peu incohérente. Elle dodeline sur sa chaise, passant d’une fesse sur l’autre. Elle me fait part de ce qui constituera pendant longtemps son discours : elle dit tout de go qu’elle a été incestée toute petite, bébé même, par son père. Elle ajoutera aussi plus tard par sa mère. Elle me regarde intensément comme pour savoir si je la crois. Je soutiens son regard sans ciller. Ce qu’elle énonce, dans le contexte, n’autorise ni acquiescement, ni refus cependant. Quelque chose se dit là qui doit être respecté. Nous allons nous rencontrer très régulièrement pendant tout le temps de son hospitalisation.

25 Madame D naît troisième dans une famille de six enfants, jumelle d’une sœur qui ne présente aucun trouble, tout du moins visible. Elle fait des études assez bonnes, obtient un baccalauréat et part en Angleterre au pair, pour apprendre l’anglais ; elle le parlait et l’écrivait couramment. Elle trouve à son retour à s’employer dans une entreprise où elle assurera la correspondance et la téléphonie en direct des transactions de l’entreprise avec les pays anglophones. Elle semble avoir assuré ce travail avec compétence et sans difficultés relationnelles connues.

26 Dans l’année qui précède son hospitalisation, elle part dans un club pour ses vacances et dit avoir dragué un beau blond d’origine écossaise qui lui plaisait beaucoup, avec qui elle aura une relation unique « sur un coin de table », confiera-t-elle goguenarde. Elle a, à l’égard de la sexualité, une appétence évidente, associée à des sous-entendus grivois. Elle continuera à avoir des amants tout le temps où je l’ai suivie.

27 En rentrant en France, au bout de quelques mois, elle est prise d’une certitude qu’elle a des puces chez elle, et avec une certaine conviction, elle mettra sa famille à contribution, pour désinfecter à plusieurs reprises son appartement. Et ce, même si personne n’avait réussi à trouver lesdites puces. Elle décrira aussi un vif sentiment de solitude, d’être à part de sa famille, de ne pouvoir obtenir de sa mère l’affection qu’elle espérait. Le père, quant à lui, est l’objet non seulement d’un soupçon d’inceste, mais aussi d’être un être assez falot. La famille semble dominée par la mère et la fille aînée. Il nous faut sans doute comprendre que les puces qui avaient envahi son appartement, venaient métaphoriser la présence d’un visiteur dans son intérieur, mais qu’elle ne pouvait aller au-delà. En mobilisant sa famille pour la déparasiter, elle tente un lien avec elle autour de ce visiteur, que l’on cherche à supprimer, mais que personne ne voit. Il y a un impensable dans cette histoire, un invisible envahissant, un parasite.

28 Une nuit, madame D est prise de violents maux de ventre, elle tente d’aller aux toilettes et ne parvient pas à faire passer ses terribles douleurs. Seule dans la nuit, sans téléphone, elle finit par comprendre qu’elle est en train d’accoucher. Nous avions baissé la voix, nous penchant insensiblement l’une vers l’autre, et elle me racontera son accouchement, comment elle avait résisté aux douleurs, ne voulant pas paniquer, comment elle avait cherché, entre ses contractions, du linge propre, comment, en poussant plusieurs fois, sa petite fille était née. Elle l’avait attrapée sortant d’elle, puis elle l’avait prise sur elle, l’enveloppant dans les linges et la tenant au chaud contre elle. Elle s’était gardée de couper le cordon, car elle savait que ce serait dangereux. Elle me décrira l’incroyable émotion qu’elle avait ressentie en regardant sa fille. Puis, au bout d’un temps qu’elle ne savait quantifier, elle avait appelé au secours ses voisins pour qu’ils appellent une ambulance.

29 À l’écoute de son récit, je pus lui assurer combien ce qu’elle avait fait avec sa petite fille était adapté et qu’elle avait su la protéger. Notre émotion était commune, je me sentais au bord des larmes, tant ce récit était à la fois fort, intime et humain, et comme inscrit dans une expérience venant du fond des âges. Une histoire de femme que l’on partage de génération en génération. Elle avait accouché seule, alors que I. Nissan affirme que les femmes humaines ne sont pas faites pour accoucher seules, mais, à cet instant, elle pouvait partager avec une autre femme ce moment unique.

30 Le récit de madame D venait après qu’elle avait été admise dans une maison pour mère et enfant, où elle avait su dans un premier temps s’occuper de son bébé, mais avait été un jour retrouvée hagarde, tenant son nourrisson presque nu à bout de bras, et parlant d’un inceste qu’elle allait faire connaître à sa fille. On hospitalisa alors la mère dans mon service et le bébé à la pouponnière de l’ase. La naissance de cette enfant fut perçue par la famille comme ahurissante, les sœurs et la mère firent le lien après-coup avec la prise de poids de madame D, mais n’avaient rien soupçonné, car son poids variait beaucoup. Elles trouvaient la petite ravissante et s’inquiétaient de son sort.

31 Ce qui s’était passé dans l’établissement précédent ne se constituait pas en histoire, mais se justifiait par une sauvegarde de l’enfant. L’interprétation faite de cette scène interroge le contexte institutionnel qui le produit. Madame D vit sans surprise une décompensation postnatale, dans les semaines qui suivent son accouchement, dans la phase de déréalisation qu’elle traverse. Il semble qu’on n’ait fait que l’observer, sans engager un accompagnement étroit à visée thérapeutique que le contexte de cette naissance indiquait pourtant. Cette scène montrait peut-être une autre version : madame D, envahie sans doute par des fantasmes très crus de la période post-puerpérale et des risques de passages à l’acte, a cherché à en préserver son bébé. La phase de déréalisation (Marinopoulos, 2007, 2008) qui suit une grossesse de ce type est la phase la plus difficile et il était essentiel qu’elle ne la vive pas seule, avec pour seul « secours » une observation clinique. La distanciation propre à l’observation ne peut que renforcer la solitude de la mère.

32 Mais ce n’est pas ce qui est compris dans cette institution. Le rapport sur cette scène, sa signification supposée sans exploration, accompagne l’internement de madame D dans mon service. Un épisode délirant postnatal est un grand classique et la plupart du temps, bien pris en charge, il ne se poursuit pas. Madame D, lors du récit de son accouchement, m’indique avec authenticité, dans le lien que nous avons construit, sa capacité à s’émerveiller de la beauté de sa fille, à la reconnaître comme sienne, à faire les bons gestes, à préserver son bébé d’actes qui auraient pu porter atteinte à son intégrité, et, quand elle l’a ressenti comme nécessaire, à avoir à bon escient fait appeler les secours. Enfin, elle lui donna un prénom qui pouvait évoquer l’origine de son géniteur.

33 Son hospitalisation en hôpital psychiatrique, le diagnostic de déni de grossesse et la dangerosité « avérée » de cette mère vis-à-vis de son enfant déclenchent une procédure juridique. Ce sont alors les psychiatres de l’établissement qui sont en première ligne. Le déni est acté, et engage une attitude faite de jugements et de mise à distance, qui sont autant d’indices de contre-transferts inanalysés. L’identification au nourrisson en danger est massive et vient justifier une disqualification de sa mère d’autant plus forte qu’elle met en question l’image idéale de la dyade originaire. (Ce sont des psychiatres femmes et mères elles-mêmes, qui ne s’intéressent pas à la psychanalyse, et n’ont pas éprouvé la nécessité, malgré la lourde tâche qui est la leur de s’occuper pour l’essentiel de la psychose, de faire une démarche pour elles-mêmes.) Elles traitent du comportement et écrivent de très longues notes dans les dossiers, sans mise en sens d’aucune nature, justifiant seulement le diagnostic et le traitement médicamenteux qu’elles prescrivent à leurs patients.

34 Le contexte institutionnel de l’établissement, où un accord de fond sur le sens du travail groupal et institutionnel ne parvenait pas à s’établir, jouera un rôle dans le devenir de madame D. Sa sœur aînée et une autre sœur se portèrent volontaires pour s’occuper de l’enfant. Le travail entrepris avec madame D nous laissait une marge d’espoir qu’elle recouvre sa santé psychique et qu’elle puisse s’occuper de son enfant. Outre mon propre investissement sur elle, l’équipe soignante avec qui je travaillais en très bonne entente la traitait avec respect et essayait de la soutenir du mieux possible. Il importait que l’enfant ne soit pas « confisquée » par la famille, tout en la laissant jouer son rôle normalement, laissant un peu de temps à madame D. Mais cet espoir se heurtait durement à l’avis des collègues psychiatres, qui la maintenaient dans la suspicion, et l’enfermait dans un rôle de mauvaise mère. Pourtant, madame D alla chaque semaine, sans jamais manquer, accompagnée d’un membre de l’équipe soignante, visiter sa fille à la pouponnière.

35 Nous avons continué un travail thérapeutique qui s’est heurté à ses difficultés à reconstituer l’histoire familiale en deçà de la génération actuelle. Le sens de ce qu’elle vivait n’allait pas de soi. Elle ne s’opposait pas vraiment, mais banalisait ses ressentis, ignorait ses besoins, glissait d’un registre à l’autre, ne permettant pas qu’on s’arrêtât sur le sens. Elle s’interdisait tout jugement. Elle me faisait sans doute éprouver ce qu’elle avait vécu elle-même dans sa famille, l’évitement et l’enfouissement. J’ai alors demandé à la psychiatre qui s’occupait d’elle et recevait les parents et les sœurs, d’explorer un tant soit peu l’histoire familiale. C’était une demande simple, qui n’appelait pas d’interprétations, mais qui aurait permis que soient connus des événements et des histoires comme toutes les familles peuvent en connaître, et qui, d’une certaine manière, constituent l’identité de cette famille. Ce fut une fin de non-recevoir, rationalisée par on ne sait quelle nécessité de maintenir les choses en l’état, masquant mal une incompétence consternante à rechercher avec les personnes concernées ce qui permettrait de donner sens à l’histoire des patients. Dans le cas de madame D, la psychiatre se faisait une alliée objective et active des défenses familiales et maintenait du coup madame D dans son isolement.

36 Lors d’un entretien avec un remarquable éducateur de l’ase, la psychiatre et moi-même, madame D a développé avec intelligence et sensibilité les raisons qui la poussaient à demander le placement de sa fille, mais en maintenant ses droits. Après le départ de madame D, nous avons entendu la psychiatre énoncer que la patiente avait voulu nous faire plaisir et s’était montrée très docile. Il ne devait y avoir, pour cette professionnelle, ni espoir, ni possibilité de croire en une parole personnelle et authentique, à une amélioration, encore moins une guérison. L’empathie n’était pas de mise, et cette attitude interroge les raisons restées inconscientes du choix de son métier.

37 L’éducateur et moi-même, atterrés, avons essayé, mais en vain, de montrer que la parole de madame D était juste et qu’elle avait vraiment le souci de préserver sa fille et de lui donner toutes ses chances de se construire dans de bonnes conditions, qu’on pouvait entendre là à la fois la perception qu’elle avait de ses actuelles limites et son amour pour sa fille et son souci d’elle. L’institution, à travers ses représentants, reprojeta sur madame D les maltraitances de l’enfance, accentuant son isolement. Folle, elle devait rester, pour préserver le reste de la famille. Cette position a été constante chez les psychiatres, élevée au rang de principe, qui n’a souffert aucune exception. Cette attitude signalait une profonde incapacité contenante, l’impossibilité de se ranger du côté des pulsions de vie, un refus d’engager ses forces au secours des patients, et enfin, un a-théorisme consternant.

38 Ce silence sur l’histoire familiale se maintiendra, permettant sans doute à la famille de se soutenir dans une relative cohésion de surface. L’hypothèse d’un secret de famille à cette génération ou une autre, recelant un passage à l’acte incestueux, ne put être validée. Cette situation fut aggravée par le départ de l’éducateur de l’ase appelé à d’autres fonctions. L’absence de l’éducateur qui dialectisait remarquablement le discours de la famille d’accueil, où l’enfant fut placée, lui permettant de ne pas disqualifier madame D comme mère, a été délétère. En particulier, le fait qu’elle touche les allocations familiales (ce qui complétait modestement son allocation d’adulte handicapée, et lui avait été attribué très légalement) choquait cette famille d’accueil. Cette thématique fut récurrente et venait sans doute parler de leur propre embarras à s’occuper de l’enfant contre salaire.

39 Je pus pendant une vingtaine d’années garder un lien avec madame D, fait de soutien et d’échanges de tous ordres. Elle put venir quelquefois me voir à mon cabinet, me réglant une petite somme pour ses séances. Elle me téléphonait de temps en temps, selon ses besoins. Mais, elle s’enfonça dans sa solitude, avec des moments de lucidité et d’intelligence bien réels. Elle était capable de m’appeler le dimanche, ne s’occupait guère de mes possibilités, ne respectant pas ma vie privée, et engageant des conversations personnelles avec mon mari, qui sut d’ailleurs lui répondre tout en gardant ses distances. Je l’ai toléré assez longtemps, car ses appels étaient peu nombreux. Au fil du temps, sentant que c’était possible, je pus l’engueuler copieusement de me déranger ainsi, de n’en faire qu’à sa tête, ce qui était toujours suivi d’un mieux-être chez elle. Elle accepta progressivement de me demander si elle me dérangeait et d’attendre la réponse… Elle était capable d’un humour très intelligent et qui savait à l’occasion me désarmer.

40 C’est la forme que prenait le transfert de madame D, la manière dont elle recherchait à reconstituer un lien fusionnel avec sa mère, sans pouvoir le trouver de manière satisfaisante. L’hypothèse que la troisième grossesse de la mère de madame D s’avérant gémellaire ait été épuisante et que la mère n’ait pu investir suffisamment l’une des jumelles apparaît vraisemblable, laissant madame D dans une demande d’amour insatiable. On notera aussi qu’elle n’exprimait, à l’égard de sa sœur jumelle, aucune espèce de complicité, pourtant habituelle en l’espèce, et réciproquement. Il est possible qu’elle ait neutralisé une forte jalousie, comme d’ailleurs elle s’est toujours abstenue du moindre jugement sur sa famille, à l’exception du père, mais sans grande acrimonie.

41 Le silence est quasi total chez les deux parents, c’est la fille aînée qui parle à leur place. Elle verrouille le dispositif familial et s’emploie à le maintenir en l’état. Elle s’occupera très souvent de madame D, mais en étant toujours dans une position d’extériorité et jamais dans une identification empathique à l’égard de sa souffrance. Il ne s’agissait pas d’agressivité franche, mais d’agressivité par abstention, qui laissait soigneusement madame D en dehors du groupe familial, excluant que ce dont elle souffrait ait pu la concerner. Elle agissait avec elle, comme certains bien-pensants à l’égard de « leurs pauvres ».

42 Sa proposition d’élever l’enfant, sans même avoir consulté madame D, venait révéler un jugement définitif sur sa sœur et ses incapacités, tout en s’offrant comme sauveuse et bonne mère. Cette stratégie de captation de l’enfant trouva, sans surprise, chez les psychiatres, une oreille favorable. On s’entendait bien dans un entre soi, plein des certitudes d’être du bon côté. Les soignants, l’éducateur de l’ase et moi-même tentions un sauvetage de ce qui pouvait encore l’être, celui du lien entre madame D et sa fille. Nous nous sommes finalement opposés à ce projet, et avons pensé que la figure du Juge serait pour madame D un soutien possible. Elle entretiendra toujours avec eux, lors des demandes de renouvellement de placement de l’enfant, des échanges épistolaires de qualité, où elle explicitait ses points de vue, avec respect et de manière circonstancielle.

43 Ce qui faisait lien dans le groupe familial de madame D était le silence, un silence têtu, opaque, ne laissant rien filtrer. Toute famille peut parler a minima de son histoire, de ses ancêtres, de son origine, des vicissitudes traversées au long de sa vie. Cette famille ne parlait pas d’elle-même. Le silence interpelle sur ce qu’il fallait taire. La pauvreté de ce qui remontait du côté de madame D ne laissait, pour comprendre, que les faibles éléments connus, faisant symboles. On ne pouvait rien savoir de ce qui aurait pu se transférer sur la sœur jumelle que madame D ressentait comme peu concernée par elle et son histoire. Madame D témoigna qu’elle avait été petite confiée à une nourrice, sans que l’on puisse savoir pourquoi, donc séparée de la famille et de sa jumelle.

44 Madame D s’enfonça dans la solitude et bu plus que de raison. Le cocktail était détonnant avec ses médicaments et lui valut des hospitalisations répétées. Elle finit par se sevrer. Dans sa solitude, elle entretiendra avec la radio en particulier et ses animateurs des relations à la fois vraies et délirantes, faites d’interprétations dont on sentait bien qu’elles servaient à lui redonner une place possible parmi le monde des autres Elle gardait toujours une part de lucidité et même de possibilité de sens critique. Je l’aidais en me moquant d’elle et de son côté « star des ondes ». Elle finissait par rire avec moi d’elle-même. Son sens de l’humour révélait que restait intact, malgré tout, un sujet au monde, fut-elle très seule. Un jour, elle m’apprit le divorce de ses parents, sans qu’aucun motif ne soit invoqué. La mère quitta la région et s’installa près de la mer. Quelque temps plus tard, on retrouva le père, mort dans son garage, s’étant suicidé. Rien encore ne fut dit sur les raisons.

Une mère, pourtant…

45 Dix-neuf ans avaient passé depuis ma rencontre avec madame D quand une très jeune fille, s’annonçant comme sa fille, demanda à me parler. Je trouvais devant moi une frêle jeune fille blonde assez jolie. Elle voulait me parler de sa mère, qui m’y avait autorisé. Elle avait retrouvé son géniteur, grâce au nom de famille que lui avait donné madame D et s’était fait connaître auprès de la famille. Elle avait été bien reçue par les parents, mais son géniteur avait fait sa vie et elle sentit qu’elle ne pourrait aller plus loin avec lui. Cela lui fut dit sans hostilité.

46 Elle m’apprit encore que, lors de sa majorité, elle avait reçu de sa mère, une somme rondelette de plusieurs milliers d’euros, que celle-ci avait, année après année, mise de côté pour elle, en prélevant sur ses maigres ressources d’handicapée et ses allocations familiales, pour qu’elle puisse payer son permis de conduire et commencer sa vie. Ce geste est venu infirmer les propos tenus par la famille d’accueil sur madame D, et les institutions qui étaient intervenues auprès de sa mère (hp et ase) ; nous avons pris le temps de nuancer ce qu’elle avait entendu dans sa famille d’accueil, dans la famille de sa mère et même de l’ase. Elle était aussi à la recherche d’une vérité familiale, et s’interrogeait sur les causes du divorce et du suicide de son grand-père. Elle avait fait des études et recherchait un stage. Elle avait un petit ami et sa vie commençait. Elle me remercia et me quitta apaisée, sachant l’estime que j’avais pour sa mère, malgré ses bizarreries.

47 La grossesse de madame D a rebattu les cartes dans sa famille, alors qu’elle put travailler dans les établissements scolaires et dans une entreprise sans souci notable, et même avec un certain succès. Son effondrement postnatal, faute de soins appropriés, trouvera dans l’institution une réduplication des liens familiaux. Il y a une jumelle de trop, une sorte de parasite, qui déborde les capacités contenantes de la mère, l’exclut de la famille, conforte la place qui lui a été assignée, et se reprojettera à l’identique dans les liens institutionnels, malgré les efforts de l’équipe avec moi, pour les déjouer. L’institution traversée par trop d’ambivalences et de désignations disqualifiantes l’exclura du monde des gens fréquentables, comme dans sa famille. Son prénom évoquait d’ailleurs, par ses consonances, un interdit de dire. C’est elle qui sera le porte-parole des secrets de cette famille, mais par la mise en acte. On comprend que dans ce contexte familial qui était le sien, elle devait rester exclue du groupe, et se maintenir dans un statut de « parasite » (évoqué dès sa grossesse), de surnombre, et qu’elle ne put être mère qu’en le faisant mine de rien, en silence et dans l’exclusion. On peut faire l’hypothèse que ce terme de parasite est en lien avec un organisateur puissant dans cette famille, lié à un secret la condamnant au silence et à la répétition. C’est madame D qui livrera à sa fille le nom de son géniteur. Ce fut au prix de son exclusion et dans le silence qu’elle devint mère et qu’elle maintiendra coûte que coûte un lien protecteur à son enfant.

Bibliographie

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  • Nachin, C. 2004. La méthode psychanalytique. Évolution et pratiques, Paris, Armand Colin.

Mots-clés éditeurs : appartenance, réification psychiatrique transsubjectif, pacte de déni, Déni de grossesse, groupalité

Mise en ligne 23/05/2018

https://doi.org/10.3917/cnx.109.0137

Notes

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