Notes
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[1]
Cet écrit est le fruit d’une communication dont la table ronde portait sur « Interculturel / Transculturel dans les groupes et les institutions » lors d’un colloque à Paris organisé par l’association Transition en l’hommage à l’œuvre de Jean Claude Rouchy sur « Clinique des groupes et des institutions » le 23 juin 2017.
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[2]
Le terme « hybride » est repris à François Laplantine et à Alexis Nouss dans leur ouvrage Métissages (2001).
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[3]
J.C. Rouchy, « L’origine d’une pratique d’analystes de groupe », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 52, 2009, p. 79.
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[4]
Do Kamo, titre l’ouvrage du pasteur Leenhardt (1947), signifie « homme épanoui, homme dans son authenticité » en Houaïlou, une des langues de la côte Est de la Grande Terre.
-
[5]
F. Laplantine, L’ethnopsychiatrie psychanalytique, Paris, Beauchêne, 2007, p. 82.
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[6]
Cet etci est abordé et développé pour la première fois en 2010 dans « Groupe analytique auprès d’auteurs de violences conjugales en Nouvelle-Calédonie », Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, n° 55, p. 171-181.
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[7]
Jean Claude Rouchy donne une définition du dispositif le différenciant du cadre dans « La conception du dispositif de groupe dans différents cadres institutionnels », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 47, p. 9-24.
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[8]
A. Sirota, « Des espaces culturels intermédiaires, La scène sociale : crise, mutation, émergence », Revue internationale de psychosociologie, n° 9, 1998, p. 106.
-
[9]
C’est le nom donné au patient de ce groupe qui incarne une figure paternelle et d’autorité, une fonction de leader. Il a plus de soixante ans, il est originaire d’une des îles Loyautés et porte la même barbe que le Père Noël.
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[10]
Ce groupe a fait l’objet d’une publication (Thibouville, 2010).
-
[11]
Sénat Coutumier de Nouvelle-Calédonie, Charte du peuple Kanak : Socle des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation Kanak, Nouméa, 2014, p. 16.
-
[12]
Ibid., p. 17.
-
[13]
« Olé » signifie merci en Drehu et cette expression est largement utilisée dans les palabres et les cérémonies coutumières kanak.
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[14]
Il m’appelle « Greg » car la secrétaire de l’institution les appelait chaque mercredi matin pour leur rappeler le groupe thérapeutique en me nommant ainsi, de manière plus familière.
-
[15]
R. Kaës, « Le sujet, le lien et le groupe. Groupalité psychique et alliances inconscientes », Cahiers de psychologie clinique, n° 34, 2010, p. 35.
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[16]
Je fais référence à l’entretien filmé de Malcom Pines interviewé par Jaak Le Roy à l’occasion du colloque de Transition rendant hommage à l’œuvre de Jean Claude Rouchy le 23 juin 2017 à Paris.
1En situation allogène, pas moins que dans des situations apparemment plus familières, le psychologue groupaliste orienté par la psychanalyse se pose nombre de questions sur sa pratique, sa place et son positionnement dans les groupes et les institutions, tel un observateur des mutations sociales et anthropologiques (Pinel, Blondeau, 2010). Depuis plus de dix années en terre calédonienne, archipel du Pacifique sud et pays kanak (Bensa, Leblic, 2000), inscrit dans un processus de décolonisation inédit et d’indépendance, on ne cesse de ressentir nombre de tensions, d’antagonismes mais aussi de passions et de rêves.
2En outre, dans notre clinique actuelle, nous sommes à l’épreuve de l’étranger en soi et dans l’autre, dans des rencontres de plus en plus complexes et multiples. En groupe et en institution, l’interculturel et le transculturel sont des notions qui questionnent inévitablement les approches marquées par la culture des praticiens ou des chercheurs. Explorer le psychisme sans le ramener à du déjà connu, c’est tenir compte de l’interculturel et du transculturel, afin d’être au plus près de l’écoute des nouvelles voies suivies lors de l’internalisation des expériences de vie douloureuses dans leurs environnements, génératrices des spécificités du malêtre (Kaës, 2012) d’aujourd’hui. Cette écoute ouverte sur l’inadvenu, au moins pour les patients et le thérapeute, est nécessaire si nous voulons les aider au mieux en leur proposant des dispositifs de soin malléables, structurants et ajustés à ce qu’ils sont, à l’endroit où ils en sont de leur chemin.
3Les dimensions interculturelles et transculturelles sont une partie intrinsèque des situations groupales où je pratique, qu’elles soient à visée thérapeutique, formative ou réflexive. Aujourd’hui, il semble préférable de les qualifier de transculturelles plutôt qu’interculturelles. Tout d’abord, partons d’une réflexion sur les sentiments éprouvés et les effets de la rencontre avec ce pays, avec les habitants de la Nouvelle-Calédonie, et de la nécessité, qui s’impose, de penser une pratique transculturelle dans, par et pour le groupe. Puis une discussion sera ouverte sur la mise en place d’un espace transculturel intermédiaire, nommé etci (Thibouville, 2010) qui constitue un dispositif groupal alternatif de verbalisation, d’écoute et d’analyses croisées pour l’élaboration des traces traumatiques par et avec le groupe et ses participants. Le récit d’une séquence clinique groupale sera donné. Écrire est une occasion pour comprendre le processus de métissage en psychanalyse de groupe, puisque l’analyste de groupe est poussé à essayer de modéliser son cadre de compréhension des phénomènes psychiques en groupe, à travers l’émergence d’une ethnopsychanalyse groupale via une analyse de groupe « hybride [2] ».
4Les pratiques de groupe dans lesquelles je me suis engagé, initiées en Nouvelle-Calédonie (Thibouville, 2017 ; Thibouville, Wamowe, 2016 ; Thibouville et coll., 2017), se situent plus du côté du transculturel. Je me suis d’abord référé au sens qu’en a donné Jean Claude Rouchy en écrivant : « Le transculturel serait la recherche de dépassement des différences, la recherche de l’Un, de l’unité qui transcende la différence […] s’il existe des différences culturelles, le travail que nous faisons ensemble est transculturel et vise à dépasser la dimension conflictuelle de l’interculturel [3]. » Si ce sens, suggéré par Jean Claude Rouchy, mérite attention, il y a lieu de le discuter, car je ne souscris pas à cette idée de l’Un, je préfère l’idée de multiplicité (Hounkpatin, 2011) dans le semblable et le différent à la fois.
De l’étrange familiarité à une pratique groupale dite métissée
5La Nouvelle-Calédonie m’a appris que la réalité sociale pouvait être plus flexible, plus ductile à mes yeux. Conjuguant des moments de son développement faisant coexister, sur le même territoire, des modes de vie très proches des sociétés de culture traditionnelle et des formes modernes de la vie politique et économique, la société calédonienne est hypercomplexe. Au cours de son histoire et des successives arrivées de populations transportées, venant d’Océanie et d’ailleurs, elle est devenue une terre d’accueil et de multiplicité. Le peuple kanak est autochtone. Au fil des siècles, la Nouvelle-Calédonie s’est par ailleurs peuplée d’exilés volontaires et involontaires, de déportés, d’immigrés et de missionnaires dont les descendants cohabitent aujourd’hui avec les expatriés (Mouchenik, 2011). La diversité des appartenances et des références identitaires (Carteron, 2008), aux univers culturels multi-ethniques (Sand, Bolé, Ouetcho, 2003), se voit ou s’entend dans les us et coutumes, par la langue maternelle. Notons l’existence de vingt-huit langues kanak comme témoin direct de la complexité des mondes kanak (Vernandon, 2013).
6En arrivant en Nouvelle-Calédonie, on ne peut être que perturbé. J’avais un sentiment d’étrange familiarité en retrouvant des morceaux de la culture européenne et occidentale, tout en me trouvant confronté à des mœurs relevant de plusieurs cultures océaniennes et asiatiques, ces dernières ne m’étant pas familières. J’entendais plusieurs langues aux sonorités nouvelles. Elles étaient parlées dans les différents espaces publics. J’ai été déconcerté.
7Ce qui est apparu très vite, c’est une hospitalité et une certaine chaleur humaine. C’est en lisant différents textes de Georges Devereux avec les Indiens d’Amérique et de François Laplantine sur son vécu au Brésil que j’ai pu commencer à mettre des mots sur un ressenti. La société calédonienne est un trompe-l’œil, à l’image du slogan idéologique « Terre d’accueil, terre de partage » ou bien du « vivre ensemble » avec le slogan politique de l’Union Calédonienne des années 1960 « Deux couleurs, un seul pays ». Cet enveloppement de propos accueillants et chaleureux aurait-il pour visée inconsciente, voire consciente, de nous faire passer à côté de la violence des rapports sociaux et des effets toujours actifs des traumas collectifs antérieurs ?
8Les approches cliniques transculturelles (Devereux, 1969 ; Moro, 2000 ; Mouchenik, 2004) se situent au carrefour des interactions entre psychismes, cultures et sociétés. La question de la différence et de l’altérité nous oblige à interroger le statut de la langue, de la culture, des théories, des dispositifs de soin, voire des politiques de santé. Je fais notamment référence ici au plan de santé Do Kamo [4], voté en 2016 à l’unanimité au congrès de Nouvelle-Calédonie.
9L’approche ethnopsychanalytique (Devereux, 1970 ; Nathan, 1986 ; Laplantine, 1988 et 2007) a pour ambition d’aider des sujets et des groupes à opérer les métissages nécessaires et créatifs qu’implique l’évolution du monde et qu’exige toute rencontre avec la culture des autres. Les dispositifs thérapeutiques groupaux offrent un espace potentiel possible, encore faut-il s’y être formé soi-même par sa propre expérience du groupe analytique pour les proposer et les conduire. Nous préconisons donc un travail d’ethnopsychanalyse groupale dans nos espaces de rencontre. Qu’entendons-nous par là ?
10Le métissage ? Selon François Laplantine, il est un « processus délicat qui se produit rarement car il est l’acceptation de l’autre non pas à l’extérieur de soi mais en soi-même. L’inverse de la crispation identitaire, cette fiction mutilante qui affirme moi = moi, je suis ce que je suis et personne d’autre. La société brésilienne [calédonienne pour ma part] m’a aidé dans la construction non pas de ce paradigme mais de cet horizon de connaissance. Elle est résolument inidentitaire : elle se plie, se déplie, se multiplie, se complexifie, elle ne fait pas bon ménage avec la pensée catégorielle et classificatoire dont nous sommes si souvent friands en France [5]». Nous pouvons faire allusion au dernier recensement par ethnies en Nouvelle-Calédonie pour soutenir ce dernier point.
11Pour la petite histoire, la pratique transculturelle en terre calédonienne prend forme embryonnaire dans les années 1990 avec l’ethnopsychologue clinicien Yoram Mouchenik, exerçant au service de pédopsychiatrie du Centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, et surtout avec la publication en 2004 de son ouvrage L’enfant vulnérable. Psychothérapie transculturelle en pays Kanak. S’ouvre ainsi une voie possible pour sortir d’une certaine orthodoxie psychiatrique et psychologique occidentale pour les cliniciens.
Un espace transculturel intermédiaire (etci [6]) comme dispositif [7] de groupe innovant et « métissé »
12Rendre compte de l’expérience du groupe de paroles échangées entre participants, en différents contextes en Nouvelle-Calédonie, c’est mettre en débat, en la soumettant à la critique, l’efficacité symbolique de ce que j’ai proposé d’appeler Espace Trans-Culturel Intermédiaire (etci) qui constitue un dispositif groupal alternatif de verbalisation, d’écoute et d’analyse croisées pour des élaborations des traces traumatiques par et avec le groupe et ses participants.
13Le groupe de parole, et par extension le groupe d’analyse, nécessite la mise en place d’un dispositif singulier s’inscrivant dans la filiation du concept de l’espace culturel intermédiaire (Winnicott, 1951, 1967, 1971 ; Sirota, 1998). « Un Espace Culturel Intermédiaire (eci) procure l’occasion d’éprouver la fonction structurante des frontières et des cadres sociaux grâce à une mise en relation non brutale du soi et du non-soi. Il vient faire cadre et tiers en s’interposant entre l’individu et lui-même, entre lui et les autres, entre lui et le monde extérieur, entre son passé, son présent et son avenir. Il est nécessaire tant que le sujet lui-même ne s’est pas tissé sa propre “enveloppe” [8]. »
14Cet etci se nourrit donc des recherches liées au champ de la psychanalyse et de la psychothérapie ainsi qu’au champ de l’ethnologie. Au regard de la clinique en Nouvelle-Calédonie, la dimension transculturelle avec les apports théoriques de l’ethnopsychanalyse et de la psychothérapie transculturelle est incontournable. C’est ainsi qu’il a été choisi d’y ajouter le terme de « trans- » à culturel plus adéquat à cette pratique groupale métissée, en situation allogène pour ma part, et dans la continuité des travaux des aînés.
15Afin de soutenir notre cheminement, du passage de l’interculturel au transculturel, une séquence clinique illustrée et analysée va suivre. Le point d’orgue de cette expérience racontée est le sentiment d’étrangeté éprouvé par le clinicien groupal, lui-même étranger. Étranger au sens où il n’appartient pas au groupe d’appartenance des personnes qu’il écoute. Il est pris dans une sorte de codage des conduites, des signes, des gestes, voire du langage, qui se mettent en scène inconsciemment entre les participants du groupe, dans ce contexte collectif singulier d’un groupe de thérapie, marqué par un héritage intergénérationnel et culturel.
Le « Père Noël [9] », les patients du groupe d’auteurs de violences intrafamiliales [10] et l’analyste, qui prend ou donne la parole ?
16Dans ce groupe d’auteurs de violences conjugales et intrafamiliales en institution, où la grande majorité des patients sont océaniens, je suis le plus souvent le seul européen, l’unique figure qui évoque, pour une partie au moins des participants, une représentation atemporelle du colon blanc. Il m’a fallu nombre de rencontres pour comprendre et analyser leurs « façons d’être » dans ce groupe, semi-ouvert, pour apprendre à introduire les séances par des propos qui libèrent la parole.
17La douzaine de patients, qui attendaient dans la salle d’attente, s’installent lentement après mon invitation. Une fois en place, disposés en cercle sur des chaises, je les invite à dire spontanément et sans retenue ce qu’ils ressentent dans le groupe ici et maintenant. Le « Père Noël » est assis en face de moi comme à chaque fois. C’est un homme kanak corpulent, âgé de plus de soixante ans et grand-père, qui a une longue barbe blanche frisée. Il est l’aîné, le « vieux » du groupe thérapeutique.
18« La parole Kanak est d’abord une parole spirituelle et sacrée née de l’Ancêtre et qui arrive dans le visible avec la mission première d’organiser l’espace et d’établir des relations. C’est aussi elle qui fait naître en soi la conscience d’exister et d’occuper un espace défini [11]. » Soulignons que la société kanak repose sur plusieurs niveaux d’organisation. Dans notre cas, dans notre groupe thérapeutique, nous pourrions dire que nous sommes au niveau familial et intra-clanique concernant deux à trois générations : le grand-père, le père et le fils. C’est donc un lieu qui peut être investi comme celui où naît la vie, lieu de l’affection. « C’est l’espace où on découvre, où on apprend, l’espace racine, ciment et ossature de la société kanak [12]. »
19Nous sommes donc plongés dans un silence où les regards se croisent dans un balayage incessant, passant des uns aux autres. Par moments, les têtes se baissent et se lèvent furtivement. En d’autres moments, des « remontées de sourcils » sont échangées entre patients. Je suis tenu hors-jeu de ces mimiques du corps où le langage non verbal prévaut et participe de l’entre-soi de mes interlocuteurs. Tout se passe comme s’ils devaient préalablement se mettre d’accord entre eux, pour que chacun puisse savoir ce qu’il peut dire dans cet espace, ce qu’ils peuvent s’autoriser à révéler de leur culture face au psychologue étranger et blanc. Dans cette phase, l’espace potentiellement thérapeutique avec moi dedans n’est pas encore constitué. Une négociation non explicite opère entre eux. Certes, à l’intérieur de moi, je doute, je ne sais pas quelle sera l’issue de ces transactions. Est-ce que ce sont les prémices d’une palabre coutumière où je vais finir par être seulement l’invité ? Où vont-ils convenir de s’engager dans cet espace de soin psychique qui ne relève pas de leur gestuelle coutumière, sans ressentir qu’ils la trahissent ?
20Ce jeu des oscillations de cils, de sourcils et de regards dure de quelques minutes à une dizaine avant que le groupe légitime le Père Noël à ouvrir la bouche, comme un accord implicite commun. Sans ce rituel, sans ce passage transitionnel, le groupe ne commence pas, peu importent mes sollicitations. Il prend donc la parole pour nous dire, en positionnant sa voix et sa tonalité : « C’est important [silence] d’être ici [silence] ensemble [silence] car nous avons vécu ou vivons des choses [silence] difficiles [silence] dans nos foyers [silence], avec nos femmes [silence] et nos enfants. [Silence] Il n’y a pas de honte à être là [silence], il faut parler de ce qu’on a en nous [silence], de dire les choses [silence]. Ici on apprend [silence]. Olé [13]… »
21Et le groupe répond aussitôt d’un seul écho harmonieux « Olé ». Le travail de groupe peut ainsi commencer à parler mais pas n’importe comment. Là encore, une « façon d’être » du groupe d’appartenance primaire se manifeste à leur insu. La prise de parole se fait en respectant la place de chacun inscrit coutumièrement et générationnellement. Prendront en premier la parole les « papas mariés », puis les « papas » et enfin les jeunes hommes ni mariés ni pères.
22Dans les premiers temps de ce groupe avec le Père Noël, je suis laissé à l’écart de ce rituel « coutumier », comme si un Européen, même psychologue et soignant, n’avait pas à être partie prenante de ce geste initial, ne pouvant pas partager avec eux des valeurs originaires, ce qui est exact. Si je peux les entendre, les comprendre, je ne peux partager avec eux, à une place équivalente à la leur, à ce moment.
23Il nous faut bien des séances pour passer d’une mise en scène où la tension interculturelle est encore forte entre un groupe de palabre et un groupe thérapeutique, à une mise en scène distanciée, libérée d’une bonne partie des tensions premières, pour accéder ensemble à un espace potentiel transculturel. Pour comprendre ce passage subtil, cela nous a demandé de la patience, afin que nous nous fassions confiance, le « Père Noël » et moi-même. Le « Père Noël » a dû ouvrir le chemin pour passer d’un espace à l’autre, sans que je ressente moi-même des mouvements contre-transférentiels hostiles vis-à-vis de lui. Pensant a priori qu’il ne pouvait jouer que contre le groupe thérapeutique, j’avais donc le sentiment qu’il allait gagner et moi perdre.
24En effet, au tout début, mon contre-transfert a bien été négatif à l’égard de ce leader, de cette figure paternelle, de ce chef coutumier dont la présence corpulente faisait symbole à elle seule. Au départ, je me sentais carrément annihilé, transparent. Bien des fois, en rappelant les règles de ce groupe aux patients comme en me défendant d’exister, je tentais de reprendre le pouvoir, l’autorité de thérapeute, de conducteur de ce groupe. Mais en vain, à ce moment-là, je ne captais pratiquement rien des signes, du gestuel ou du langage codé de ce groupe. Cela m’échappait.
25L’évolution va se faire progressivement à l’épreuve de nos rencontres entre le Père Noël et moi-même. Il va se mettre en place une sorte de communication somato-psychique entre lui et moi. Il m’a fallu du temps pour comprendre que sa « façon d’être » avec le groupe et moi-même n’était pas conscientisée. C’est ce que Jean Claude Rouchy appelle les incorporats culturels (1998, 2014) qui organisent l’espace relationnel et le temps vécu, du dedans et du dehors. Ce qui était « normal » ou ordinaire pour les patients du groupe, gestes, façon d’écouter et d’entendre, les modulations de la voix, ne l’était pas pour moi au tout début des séances.
26Du coup, au fur et à mesure de notre expérience de groupe, le Père Noël et moi jouons ensemble, de manière accordée affectivement. Nos corps se parlaient, nos regards s’interpellaient aux yeux de tous les patients du groupe comme si nous laissions miroiter qui allait prendre la parole en premier. Entre nous, sans jamais se le dire explicitement, nous savions qui allait ouvrir le groupe pour ses membres : le Père Noël. Mais à la différence des premières rencontres, nous formions ainsi un duo dans lequel je devais respecter la dimension générationnelle. Il est aussi en quelque sorte mon porte-voix car sans lui bien des séances n’auraient pu être bénéfiques pour tous les patients. C’est ainsi que le père Noël introduit le groupe après nos transformations respectives avec la même phrase en y ajoutant mon prénom : (…) ensemble [silence] avec Greg [14] (…) il faut parler à Greg de ce qu’on a en nous (…). Et le groupe finissant cette ouverture par un « Olé » avant que la parole se libère spontanément.
Vers une clinique d’analyse de groupe métisse ou « hybride »
27Avant de définir les adjectifs « métis » et « hybride », rappelons que, selon René Kaës, conduire psychanalytiquement un groupe, c’est rendre possible une triple expérience : « celle d’abandonner ou rejeter des parties de soi pour être dans le lien, celle de déposer ou de projeter dans le groupe ou dans d’autres sujets des parties de soi, celle de lier et de nouer des alliances avec d’autres sujets dans des formations qui deviennent ainsi communes et partagées [15] ».
28La notion d’hybridité, notion ambiguë et controversée, issue de l’anthropologie culturelle, semble progressivement se généraliser dans les discours en sciences humaines et sociales depuis plusieurs décennies. Étymologiquement, « hybride » vient du latin ibrida, qui signifie « bâtard de sang mélangé ». Au sens figuré, ce mot signifie « qui n’appartient à aucun type, genre, style particulier ».
29Les termes « hybride » et « hybridité », et ceux de « métis » et « métissage » ont eu et ont un certain succès progressif passant du péjoratif à une signification positive pour caractériser le produit unique du croisement de deux cultures. Ces notions ne sont apparues que dans un contexte colonial et postcolonial.
30L’élucidation des nuances sémantiques entre métissage et hybridité n’est pas aisée. D’ailleurs, Malcom Pines, dans son entretien filmé [16] avec Jaak Le Roy, parle d’« hybridity » en anglais, synonyme de métissage en français. Pour Alexis Nouss (2005), le métissage est un processus transculturel alors que l’hybridité en est le résultat. Pour tenter de résumer brièvement et peut-être de manière polémique, l’hybridité est comme une notion-clé pour comprendre les multiples déplacements identitaires dus à l’accentuation des mouvements migratoires et à la « contamination » des modèles culturels. En tout cas, si la notion d’hybridité ne se laisse pas définir de manière adéquate, n’est-ce pas parce qu’elle est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture, c’est-à-dire de l’altérité ; l’autre inspiré des perspectives postmodernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement en interaction, c’est-à-dire de la diversité ?
31Dans la situation clinique partagée ci-dessus, les processus de métissage ou d’hybridation sont mis au travail. Le Père Noël et moi-même tendons vers une forme de flexibilité identitaire permettant une meilleure adaptation au groupe, voire sociale. Nous nous appuyons sur le travail de Marie Verhoeven (2008), anthropologue belge, qui a distingué trois types de métissage : hybridation anomique, diffraction identitaire et hybridation réflexive. Cette dernière semble être notre vécu où nous acceptons avec le temps d’avoir une identité différente. Nous supportons progressivement la différence, l’altérité permettant ainsi d’accepter d’avoir une image plurielle de chacun de soi, de nous. Ne serions-nous pas face à un métissage ou une hybridation assumée ?
32Le clinicien groupaliste en situation allogène ne perçoit pas la diversité culturelle comme un décor mais bien comme les transformations de son devenir autre. Il se déplace, il mute et il mue. Au contact des autres, des groupes en situation interculturelle (Le Roy, 1991), il devient lui-même comme un autre. Ainsi l’hybridation en psychanalyse groupale serait à envisager non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques mobilisés dans des situations d’interactions singulières et culturelles plurielles, qu’il faut d’abord apprendre à observer en reconnaissant nombre de des mouvements de son contre-transfert négatif, qu’on ne voit pas immédiatement.
33En guise d’ouverture, la troisième différence, celle de la culture, développée par René Kaës (1998), ne serait-elle pas finalement celle de l’altérité, de la singularité ?
Bibliographie
Bibliographie
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- Verhoven, M. 2008. « Une typologie des stratégies identitaires en contexte multi-culturel », Confluences, La Revue, n° 21.
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- Winnicott, D. W. 1951. « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 169-186.
- Winnicott, D.W. 1967. « La localisation de l’expérience culturelle, Effets et formes de l’illusion », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 4, Automne 1971, p. 15.
- Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
Mots-clés éditeurs : cultures, dispositif de travail, Psychanalyse de groupe, hybridité, métissage
Mise en ligne 10/01/2018
https://doi.org/10.3917/cnx.108.0071Notes
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[1]
Cet écrit est le fruit d’une communication dont la table ronde portait sur « Interculturel / Transculturel dans les groupes et les institutions » lors d’un colloque à Paris organisé par l’association Transition en l’hommage à l’œuvre de Jean Claude Rouchy sur « Clinique des groupes et des institutions » le 23 juin 2017.
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[2]
Le terme « hybride » est repris à François Laplantine et à Alexis Nouss dans leur ouvrage Métissages (2001).
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[3]
J.C. Rouchy, « L’origine d’une pratique d’analystes de groupe », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 52, 2009, p. 79.
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[4]
Do Kamo, titre l’ouvrage du pasteur Leenhardt (1947), signifie « homme épanoui, homme dans son authenticité » en Houaïlou, une des langues de la côte Est de la Grande Terre.
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[5]
F. Laplantine, L’ethnopsychiatrie psychanalytique, Paris, Beauchêne, 2007, p. 82.
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[6]
Cet etci est abordé et développé pour la première fois en 2010 dans « Groupe analytique auprès d’auteurs de violences conjugales en Nouvelle-Calédonie », Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, n° 55, p. 171-181.
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[7]
Jean Claude Rouchy donne une définition du dispositif le différenciant du cadre dans « La conception du dispositif de groupe dans différents cadres institutionnels », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 47, p. 9-24.
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[8]
A. Sirota, « Des espaces culturels intermédiaires, La scène sociale : crise, mutation, émergence », Revue internationale de psychosociologie, n° 9, 1998, p. 106.
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[9]
C’est le nom donné au patient de ce groupe qui incarne une figure paternelle et d’autorité, une fonction de leader. Il a plus de soixante ans, il est originaire d’une des îles Loyautés et porte la même barbe que le Père Noël.
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[10]
Ce groupe a fait l’objet d’une publication (Thibouville, 2010).
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[11]
Sénat Coutumier de Nouvelle-Calédonie, Charte du peuple Kanak : Socle des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation Kanak, Nouméa, 2014, p. 16.
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[12]
Ibid., p. 17.
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[13]
« Olé » signifie merci en Drehu et cette expression est largement utilisée dans les palabres et les cérémonies coutumières kanak.
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[14]
Il m’appelle « Greg » car la secrétaire de l’institution les appelait chaque mercredi matin pour leur rappeler le groupe thérapeutique en me nommant ainsi, de manière plus familière.
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[15]
R. Kaës, « Le sujet, le lien et le groupe. Groupalité psychique et alliances inconscientes », Cahiers de psychologie clinique, n° 34, 2010, p. 35.
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[16]
Je fais référence à l’entretien filmé de Malcom Pines interviewé par Jaak Le Roy à l’occasion du colloque de Transition rendant hommage à l’œuvre de Jean Claude Rouchy le 23 juin 2017 à Paris.