Couverture de CNX_101

Article de revue

Un bon consentement vaut-il mieux que de mauvaises contraintes ?

Pages 93 à 104

Notes

  • [1]
    F. A. von Hayek, La route de la servitude, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2005, p. 153.
    Jean-Sébastien Alix, enseignant IUT B-Lille3/doctorant Cadis-EHESS ; jean-sebastien.alix@univ-lille3.fr
    Michel Autès, sociologue, CNRS/Clersé-Lille1 ; michel.autes@univ-lille1.fr
  • [2]
    M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999, p. 228.
  • [3]
    Jean-François Gomez le formulait ainsi en 1978 : « On est plus facilement prêt, dans nos professions, à absoudre l’activisme que le verbalisme. Or une pensée sans action me paraît aussi désolante qu’une action sans pensée – ou sans projet. En fait, ce qu’on demande à l’éducateur, et cela plus ou moins explicitement, c’est d’agir, l’action étant posée comme différente et distincte de la pensée en vertu d’un dualisme bien connu et fort ancien. » (J.-F. Gomez, Un éducateur dans les murs. Témoignage sur un métier impossible, Toulouse, Privat, 1978, p. 240.)
  • [4]
    ANESM, Recommandations de bonnes pratiques professionnelles, Mise en œuvre de l’évaluation interne dans les établissements et services visés, 2008.
  • [5]
    Ces sept outils sont le livret d’accueil ; le projet d’établissement ou de service ; la charte des droits et libertés de la personne accueillie ; le contrat de séjour ou document individuel ; la personne qualifiée ; le Conseil de vie social (CVS) ou d’autres formes de participation ; le règlement de fonctionnement ; le droit au rapprochement familial ; les sanctions.
  • [6]
    Conseil d’État, Le droit souple, Rapport annuel, Paris, La Documentation française, 2013, p. 6, 28, 36, 99, 153.
  • [7]
    Ibid., p. 6.
  • [8]
    Ibid., p. 85.
  • [9]
    Ibid., p. 104.
  • [10]
    Ibid., p. 63.
« Quand nous obéissons aux lois, au sens de règles générales et abstraites, formulées sans référence à une application éventuelle à nous-mêmes, nous ne sommes pas soumis à la volonté d’un autre homme et par conséquent nous sommes libres. »
Friedrich A. von Hayek [1]

1 Gouverner par les normes : telle serait, au fond, la caractéristique de la gouvernementalité néolibérale. Cette stratégie a l’avantage de mettre en action les deux principes majeurs de la pensée libérale : décider le moins possible, quitte à encadrer les conduites en recherchant l’adhésion des acteurs, et produire la liberté individuelle, comme l’exprime si bien Friedrich Hayek, dans la citation mise ici en exergue. Encore faut-il que ces lois – notons qu’Hayek les qualifie de « règles » – soient, comme il le précise, générales, anonymes et abstraites.

2 Ce bref commentaire nous invite à approfondir ce que recouvre la notion de norme dans ce nouveau contexte où gouverner le moins possible des individus rendus libres forme le cœur même de la politique.

3 Notre hypothèse est qu’il s’agit plus de normes destinées à produire une normativité comme principe général d’une gouvernementalité limitée – il faudrait ici oser le néologisme de normativisation – plutôt que d’une norme qui normalise, au sens d’une normalisation des comportements, fondée dans une conception traditionnelle du droit comme ce qui sanctionne les comportements déviants, c’est-à-dire ceux qui s’écartent de la norme.

4 Cette conception d’une normativité qui incite plutôt qu’elle ne sanctionne, nous proposons de l’appliquer au travail social à partir de deux exemples : la logique de projet telle qu’elle se formalise dans les formations et tend à s’imposer dans les pratiques professionnelles, et les aspects de la loi 2002-2 qui promeuvent les pratiques d’évaluation des établissements et services.

5 On voit alors que l’univers de la norme recouvre de multiples stratégies dont toutes, finalement, sont tournées vers le même but : faire en sorte que l’individu (l’acteur, le professionnel…) adhère, consente aux modes de faire, aux procédures qui sont censés le conduire à exercer au mieux ses missions. Quant aux objectifs poursuivis et aux finalités de l’action, ils ne sont envisagés que sous les auspices des bons moyens, des bonnes méthodes, qui sont postulés comme aboutissant inéluctablement aux meilleurs résultats possibles. Exit, donc, le débat sur les fins de l’action éducative, au profit d’un consensus obtenu pragmatiquement, en faisant l’économie de controverses, de nature démocratique, sur les buts et les objectifs poursuivis par les politiques publiques.

6 Ce dispositif de gouvernement des conduites est d’autant plus efficient qu’il semble laisser aux acteurs des marges de manœuvre (illusoires ?), leur permettant d’exercer leur libre-arbitre, sous la bienveillante et rassurante autorité d’une loi anonyme et qui ne doit sa légitimité qu’à s’inscrire dans un registre de vérité. C’est ainsi que la liberté de chacun se trouve garantie, puisqu’il n’obéit à personne, comme l’énonce si finement F. Hayek. Qui plus est, chacun est invité par son action à concourir au grand œuvre de l’amélioration continue de ses pratiques, gratification qui le dédommage de la privation qu’il a subie, peut-être sans le savoir, du débat sur les finalités et les valeurs de cette action.

7 C’est ainsi la science, ultime refuge d’un savoir vrai, qui veille silencieusement dans l’ombre, tout débat politique étant éteint, sur la conformité des pratiques, par l’intermédiaire de normes si douces, si souples, si pleines d’innocence qu’on ne peut qu’y consentir sans remords.

8 Si prendre une décision renvoie imaginairement à une certaine autonomie de l’individu, en ce qui concerne les travailleurs sociaux, cela s’inscrit dans un contexte politique qui dépasse la seule intention individuelle.

9 Dans le domaine de l’action sociale, de nouveaux dispositifs sont en effet venus actualiser l’activité professionnelle ou financière : orientations et procédures pour « rationaliser », « codifier » ou « objectiver » les pratiques à travers des évaluations internes et externes, démarches qualité, recommandations de bonnes pratiques et systématisation des approches méthodologiques.

10 Cette volonté grandissante d’objectiver l’accompagnement éducatif par un renforcement de l’appareillage normatif, méthodologique et procédural nous interroge sur la marge de manœuvre des professionnels de l’action sociale. Que reste-t-il de leur intention première une fois passés les multiples filtres qui ont pour ambition d’organiser la pratique ? Comment qualifier le statut des instruments censés soutenir les professionnels dans leurs tâches quotidiennes (évaluations, recommandations de bonnes pratiques, projet individuel, etc.) ? Ces instruments ont-ils uniquement pour fonction d’ordonner théoriquement ce qu’ils vivent intuitivement ou s’agit-il, au-delà de cette structuration de la pensée, de transformer les grilles de lecture et la pratique des professionnels ?

11 Nous allons nous intéresser aux démarches méthodologiques, à travers la conduite de projet, et aux procédures d’évaluation qui, bien que différentes, ont toutes pour objectifs de guider, d’accompagner ou de corriger le rapport des professionnels avec le réel. Dans les deux cas, malgré une dimension contraignante peu visible, nous devons percevoir que la puissance normative n’est pas négligeable. L’adhésion, la participation et l’autoévaluation des professionnels et des personnes accompagnées permettraient de réduire la contrainte et constitueraient, par là même, un nouveau paradigme de la normativité.

12 Nous nous retrouvons donc face à un paradoxe. La prise de décision semble être accompagnée et renforcée par cet appareillage normatif et méthodologique qui en redouble la légitimité. Mais nous pouvons également nous demander si l’inflation normative ne ferait pas, en dernier lieu, l’économie de la prise de décision. Autrement dit, avec une telle inflation normative, existe-t-il encore un espace de décision et d’initiative pour les professionnels de l’action sociale ?

13 La démarche méthodologique en tant que construction de la pensée est incontournable dans la pratique des travailleurs sociaux et ce dès leur formation. En éducation spécialisée par exemple, qui depuis 2007 est entrée dans une logique de compétence plutôt que de qualification [2], la dimension méthodologique, qui est transversale à la formation, prend particulièrement corps dans la conduite de projet. Bien plus qu’une simple mise en place de projet éducatif, la conduite de projet pourrait se résumer en une « posture éducative » dont l’étudiant(e) doit témoigner, notamment pour l’obtention du diplôme d’État (DEES). Elle renvoie à une certaine rigueur, à des capacités d’observation, de projection, d’analyse et à une remise en question permanente. Cette attitude est manifeste dans le cadre du deuxième domaine de compétences intitulé : Conception et conduite de projet éducatif spécialisé, qui conduit, lui, à la rédaction du mémoire. Les étudiants devront justifier d’un cheminement méthodologique rigoureux et structuré pour légitimer la réponse apportée à une problématique éducative. Ainsi, pour objectiver la relation éducative, l’étudiant devra expliciter les étapes méthodologiques à travers la formulation de constats, l’analyse des principes de causalité, la recherche de solutions, la mise en œuvre d’un projet éducatif et son évaluation. La méthodologie de projet a donc pour objectif d’accompagner étudiants et professionnels dans la prise de décision pour résoudre des difficultés selon un processus logique, rationnel, inscrit dans un mouvement (projet) et réinterrogé au regard d’une évaluation (permanente). Autrement dit, il s’agit de structurer méthodologiquement une réalité à venir.

14 Cette organisation de la pensée vient, bien sûr, s’opposer à la relation éducative intuitive et spontanée dénoncée de longue date. Il s’agirait de substituer, grâce aux approches méthodologiques, certaines compétences valorisées (distance-méthode-analyse) à celles trop longtemps critiquées (proximité-intuition-activisme [3]). Cette substitution justifierait le fait que la bonne méthode ferait le bon projet, c’est-à-dire que la bonne science ferait la bonne politique.

15 Ce qui semble être une « bonne démarche » réflexive, au-delà du sérieux que chacun lui reconnaît, doit néanmoins nous interroger sur son aspect normatif. En effet, la systématisation d’une pensée ordonnée guidant la relation à autrui doit interroger sur la prise en compte de l’implication subjective des étudiants et des professionnels dans ce travail de mise en projet. Les objectifs poursuivis, quant aux finalités de l’action, ne sont envisagés que sous l’aspect des bons moyens mis en œuvre et des bonnes méthodes postulées comme aboutissant inéluctablement aux meilleurs résultats possibles. D’ailleurs, n’y a-t-il pas une insistance auprès des étudiants pour qu’ils formalisent et explicitent des objectifs opérationnels pour la mise en place des projets ? Ce qui guide, c’est donc la mise en place d’un projet efficace et efficient mais au détriment de la capacité à évaluer leur implication subjective. D’une certaine manière, la méthodologie de projet tendrait à neutraliser cette relation intersubjective.

16 La conduite de projet qui s’inscrit dans une méthodologie ne se limite pas au champ de la formation, ce qui ne représenterait que peu d’intérêt pour les étudiants. Cette approche séquencée des phénomènes éducatifs est présente dans l’ensemble des champs d’action. Le dispositif du Développement social local (DSL), par exemple, s’inscrit étroitement dans une démarche méthodologique dont les différentes « étapes » sont la contextualisation, la problématisation, le projet stratégique, l’évaluation, etc. Plus généralement, concernant l’ensemble des Établissements et services sociaux et médicosociaux (ESSMS), les différents projets (projet personnalisé, projet de séjour, etc.) suivent cette démarche. Mais nous pensons surtout aux évaluations devenues obligations légales depuis la loi n° 2000-2 du 2 janvier 2002. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

17 Nous l’avons dit, lorsque nous évoquons la méthodologie de projet, la rigueur s’érige en maître-mot du processus de rationalisation, cet appareillage conceptuel ayant une légitimité quasiment « scientifique ».

18 Toutefois, son univers lexical met en avant une autre dimension primordiale : la dynamisation de la pratique. Cette dernière ne se limite pas seulement à une dynamique de pensée qui permettrait d’anticiper une réalité à venir. C’est avant tout une mise au travail par la mise en mouvement des personnes accompagnées et des professionnels.

19 Nous l’avions déjà montré à travers la notion d’évaluation où les temporalités, jusque-là maîtrisées individuellement par les travailleurs sociaux, s’enchevêtrent et se voient uniformisées. Le DSL et son « évaluation permanente » en est un parfait exemple : pour ne plus faire comme avant et être efficace, l’évaluation veut maîtriser le présent et anticiper les probables erreurs futures en réajustant les actions (Alix, 2012). Pierre Bourdieu (1977) l’avait mis en avant : « L’ambition effective de maîtriser pratiquement l’avenir se proportionne en fait au pouvoir effectif de maîtriser cet avenir, c’est-à-dire d’abord le présent lui-même. »

20 Cette volonté de dynamiser l’action sociale n’est pas nouvelle. En 1982, Nicole Questiaux indiquait déjà que « nous avons un immense effort à faire. D’autant plus que nous ne voulons pas seulement gérer au mieux des problèmes mais que nous voulons le changement. Le travail social est contesté, il doute de lui-même. Nous voulons lui donner efficacité, dynamisme en le mettant au service d’un effort de transformation sociale. Celle-ci passe par plus d’autonomie, plus de responsabilité, une meilleure insertion. »

21 Selon nous, cette dynamisation de la pratique et de la posture des travailleurs sociaux prend corps dans un mode de gouvernement des hommes que Thomas Périlleux (2005), parmi d’autres, définit comme un projet d’activation de l’État social, ce qui dépasse évidemment la seule question du travail social. Si l’auteur fait référence à l’employabilité et à la remise au travail des individus, il nous semble que la mise en projet, tant des bénéficiaires de la protection sociale supposés « passifs » que des professionnels « apathiques » pris dans des actions institutionnalisées et routinières, participe des mêmes objectifs de (re)mobilisation des individus afin de les transformer en sujets « actifs » de leur trajectoire de vie. Il s’agit bien d’une capacité à être actif, à se relancer dans une dynamique de mise en projet, qui se fonde sur la responsabilité individuelle et la capacité de se remettre en question en permanence.

22 Dans le prolongement de cette idée, les évaluations sont une aide à la prise de décision qui s’inscrivent dans ce double mouvement, entre rigueur et dynamisation. Depuis la loi du 2 janvier 2002, qui rénove l’action sociale et médicosociale dans les établissements et services mentionnés à l’article L.312-1 du Code de l’action sociale et de la famille (CASF) et le décret 2007-975 du 15 mai 2007, les évaluations internes et externes relèvent d’une obligation légale.

23 Selon l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médicosociaux (ANESM) [4], l’évaluation est une démarche de participation et d’appropriation structurée qui implique les instances décisionnelles ; c’est une « démarche projet » qui vise une appréciation de la cohérence, de la pertinence, de l’efficacité, de l’efficience et de l’impact des actions produites ; et enfin, au regard des bonnes pratiques qu’elle recommande, l’évaluation vise également l’appréciation des pratiques professionnelles. Ces quelques principes soutiennent l’idée que l’évaluation s’inscrit avant tout dans une démarche méthodologique, structurée qui vise l’efficacité et s’appuyant sur les recommandations de bonnes pratiques. Les évaluations, principalement internes, reprennent bien le schéma indiqué précédemment : sélection des axes de réflexion à partir de constats ; définition des objectifs et des modalités de travail des professionnels ; élaboration d’outils ; analyse de résultats et de leurs effets avec une évaluation.

24 Succinctement, l’évaluation interne relève d’une autoévaluation des professionnels au sein de leur structure. L’objectif visé est de s’assurer que les droits et les attentes des usagers sont bien au centre de leurs préoccupations et que les effets produits par l’activité d’un établissement ou d’un service remplissent de manière effective les buts visés. Il s’agit donc, globalement, de reprendre le projet d’établissement et de mesurer l’écart entre ce qui est fait et ce qui était attendu. Ces évaluations doivent s’appuyer sur les recommandations de bonnes pratiques validées par l’ANESM. Différentes thématiques y sont abordées, par exemple la promotion de l’autonomie et de la qualité de vie des usagers ; la protection, la gestion et la prévention des risques ; ou encore la garantie des droits et la participation des usagers, etc. Une évaluation interne doit être réalisée tous les cinq ans et le rapport est remis aux autorités de contrôle et de tarification. En revanche, le législateur ne dit pas s’il y a un retour des résultats. Nous ignorons donc l’impact in fine de l’évaluation. L’évaluation interne fait pleinement appel à la démarche méthodologique et s’inscrit dans une tentative d’objectivation du fonctionnement institutionnel. Nous entendons par là que son ambition est de mettre en exergue, selon des attendus formalisés, les missions et objectifs des ESSMS. C’est-à-dire qu’on souhaite objectiver, par un travail d’abstraction, le travail résultant de la relation à autrui. Cette tentative d’objectivation mène vers une externalisation des savoirs, là où les travailleurs sociaux ont longtemps été critiqués pour leur absence de neutralité et d’extériorité vis-à-vis de leur « objet ».

25 Quant à l’évaluation externe, elle estime les activités et la qualité des prestations. Elle est réalisée par une structure habilitée par l’ANESM qui doit respecter le cahier des charges fixé par le décret du 15 mai 2007. Les finalités de cette évaluation sont les suivantes : elle devra viser à la production de connaissance et d’analyse (chap. I, section 1, art. 1.1). Elle a pour but de mieux connaître et comprendre les processus, d’apprécier les impacts produits au regard des objectifs […] en référence aux finalités prioritairement définies pour l’action publique. L’évaluation externe doit être réalisée tous les sept ans et les résultats remis à l’ANESM et à l’ARS permettent le renouvellement ou non de l’autorisation. Le cahier des charges définit, d’une part, le cadre contractuel entre le commanditaire et l’évaluateur (mise en concurrence, sélection, négociation) et, d’autre part, indique la méthodologie à respecter, jusqu’à l’écriture du rapport final. L’évaluateur devra tenir compte de l’évaluation interne faite par l’ESSMS et donc de l’utilisation ou non des recommandations de bonnes pratiques faites par l’ANESM.

Recommandations de bonnes pratiques et droit souple

26 Les recommandations de bonnes pratiques, à défaut de définir explicitement leur statut et leur usage, doivent être interprétées et mises en œuvre de manière implicite.

27 Un tel manque de précision suscite des interrogations : quel est le statut d’une recommandation ? Est-ce un simple conseil, une balise permettant de s’arrimer à cette immensité appelée « accompagnement éducatif », ou encore une obligation masquée ? De tout cela découle une autre question : sous quel registre du droit prennent-elles forme ?

28 À défaut de les définir et de connaître leur statut précis, nous en savons néanmoins la finalité. Elles visent l’amélioration de la qualité en continu et de la sécurité dans l’accompagnement. De plus, l’ANESM indique que « les éléments structurants validés et présentés ne constituent pas une liste exhaustive d’exigences mais un outil de dialogue, de responsabilité, destiné à une mise en œuvre adaptée selon les besoins et le contexte ».

29 De la même manière, le site de la Haute Autorité de la santé (HAS), indique que les « Recommandations de bonne pratique » (RBP) sont « des propositions développées méthodiquement pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données […] L’élaboration d’une RBP ne doit pas être un objectif en soi, mais s’intégrer dans un programme de bonne pratique allant de l’identification des points d’amélioration d’une prise en charge à l’évaluation de ce programme. Un programme de bonne pratique peut s’inscrire dans le cadre du développement professionnel continu ».

30 Bien que l’ANESM et l’HAS définissent l’usage des recommandations dans des champs différenciés, les points communs sont nombreux. Nous savons ainsi que les recommandations sont des outils qui permettent le dialogue, qu’elles autorisent des pratiques structurées et méthodiques et qu’elles visent, en tant que première étape d’une démarche d’amélioration continue, une plus grande qualité des établissements et des services.

31 Cela nous amène à réitérer notre interrogation sur le statut des recommandations de bonnes pratiques dont les professionnels doivent user dans les évaluations internes mais aussi dans leur pratique quotidienne afin d’éviter toute forme de maltraitance.

32 Le dernier rapport annuel du Conseil d’État témoigne de l’apparition et du développement d’un certain nombre de textes, de protocoles, de déclaration d’intentions, de chartes, de recommandations, etc., qui, bien que différents dans leur forme et leurs intentions, relèvent tous d’un même phénomène, le droit souple.

33 L’apparition d’une telle qualification suscite un certain malaise et un nouveau paradoxe important. Comme l’écrivait Hans Kelsen, définition communément acceptée, le droit est défini comme étant un « ordre de contrainte » (Conseil d’État, 2013). Le droit limite, restreint, interdit et, à l’occasion, sanctionne, punit ou enferme. Pourtant, toutes les pratiques et outils cités précédemment ne reposent pas sur des « limites » claires. La position du droit souple est beaucoup moins binaire, c’est donc un droit ambigu, mal défini, qui « flotterait » dans un espace entre des lois implacables et les pratiques professionnelles. Ce qui fait la souplesse de ce droit ne relève pas de son ambiguïté ou de son ondoyance, mais parce qu’il n’aurait pas ou peu de dimension normative, il ne serait pas en soi contraignant.

34 Ainsi, le travail social est notamment structuré et cadré par la loi de rénovation de l’action sociale et médicosociale du 2 janvier 2002. Cette loi qui rappelle la centralité de l’usager dans l’accompagnement a une puissance normative explicite et une force de contrainte majeure. Les ESSMS ont donc l’obligation de mettre en place sept outils pour garantir l’exercice des droits de l’usager [5]. Sans cela, des sanctions, telles que dans le pire des cas le non-renouvellement des autorisations, peuvent être appliquées par l’intermédiaire des évaluations externes. À l’intérieur de cette loi centrale, les recommandations de bonnes pratiques ont une place mal définie et un statut ambigu. Si elles ont pour ambition de définir les conditions d’une bonne pratique, est-il possible que les ESSMS ou les professionnels n’en fassent aucun usage ? Jusqu’à quel point ces recommandations sont-elles non contraignantes et n’ont-elles aucune puissance normative ?

35 Étant un objet juridique à part entière, le droit souple réunit l’ensemble des instruments répondant à trois conditions cumulatives : ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible leur adhésion ; d’autre part, ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ; et enfin, ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit (Conseil d’État, 2013).

36 En reprenant le rapport annuel, nous pouvons nous apercevoir que les fonctions du droit souple sont multiples et hautement diversifiées. Ce dernier permettrait d’oxygéner l’ordre juridique ; il est une solution plus qu’un risque pour contribuer à la politique de simplification des normes ; c’est un espace d’expression pour les acteurs publics ; il permet une adaptabilité ; il autorise le compromis ; il facilite l’appropriation du droit dur ; il permet une médiation ; ou encore, selon l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), le droit souple permettrait du consensus dans un contexte de ressources restreintes. Au final, le droit souple concilierait ainsi efficacité et restriction [6].

37 Donc, si le droit dur ordonne, prescrit ou interdit, le droit souple incite, recommande et oriente. Toutefois, nous percevons à travers les exemples cités qu’il porte en lui la source de son ambiguïté en ce qu’il définit les objectifs à atteindre et les moyens pour le faire. En effet, un qualificatif résume à lui seul une partie de ce droit : la souplesse. Antigone indiquait que « c’est le manque de souplesse, le plus souvent, qui nous fait trébucher [7] ». Mais la souplesse introduit la même confusion en tant qu’elle est un objectif face à la rigidité du droit dur, et un moyen pour y accéder, c’est-à-dire qu’il faut utiliser de la souplesse pour accéder à du droit plus souple.

38 Pour revenir à l’usage du droit souple dans le travail social, il nous semble important de revenir sur un point fondamental : le droit souple ne sera utile que s’il est effectif, c’est-à-dire appliqué. Nous dépassons déjà le simple rôle de conseil et de point de repère que nous pouvons percevoir dans les recommandations. Cette volonté de rendre effectif le droit souple constitue bien un des trois critères définissant le droit souple cité plus haut et qui a pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible leur adhésion. La puissance normative se situe, selon nous, à cet endroit, comme nouveau paradigme de la normativité, dans la transformation implicite mais attendue des postures de tout un chacun.

39 Ainsi, comme le formule le rapport du Conseil d’État, « le pouvoir exercé par les auteurs du droit souple appelle nécessairement deux grandes interrogations, celle de son efficacité et celle de sa légitimité. Compte tenu de l’objet du droit souple, qui est de modifier les comportements, l’efficacité équivaut largement à l’effectivité : le droit souple atteint son but si ces prescriptions sont suivies. Cette question de l’effectivité est au cœur du mystère et de la séduction exercée par le droit souple : il n’est pas contraignant, et pourtant il est appliqué [8] ». Mais aussi, « le droit dur a une réponse à opposer à sa méconnaissance, qui est celle de la sanction ou du moins de l’engagement de la responsabilité de celui qui le viole […] Le droit souple, lui, n’existe vraiment que dans la mesure où il est appliqué, c’est-à-dire s’il parvient à modifier les comportements de ses destinataires dans le sens souhaité par ses auteurs ; le droit souple ignoré ne présente guère d’intérêt [9] ».

40 Ces extraits nous mettent face à un paradoxe majeur lourd de conséquences pour les professionnels et le travail en équipe. Si le droit souple, nous l’avons dit, a pour caractéristique principale, au premier abord, de ne pas être contraignant, il n’en demeure pas moins que son existence rend obligatoire son utilisation et d’une certaine manière la croyance en son efficacité. Mais comment articuler la question de l’obligation de réussite et celle de l’absence de contrainte ? Cette question est épineuse et sonne comme une injonction paradoxale pour les professionnels de l’action sociale.

41 Si l’idée majeure est de passer de l’obligation au consentement, il n’est pas dit qu’un certain forçage ne soit pas nécessaire pour consentir (naturellement) à cette obligation. Pourtant, cette absence d’obligation n’est-elle pas le deuxième critère définissant le droit souple ? En effet, Le Conseil d’État nous indique que « certains instruments tels que les normes techniques ou les recommandations de bonnes pratiques peuvent être pris en compte pour apprécier la responsabilité d’un professionnel au regard des règles de l’art dans sa spécialité. Cependant, dès lors qu’ils ne sont pas par eux-mêmes créateurs d’obligations, ils relèvent bien du droit souple [10] ». Cette (douce) contradiction aura pour effet de répercuter la responsabilité des actes sur les prises de décision individuelles. La responsabilité personnelle sera entière.

42 Notre propos ne doit pas être interprété comme un rejet ou un refus de l’évaluation. Au contraire, il argumente pour une forme d’évaluation démocratique qui prenne en compte la réalité relationnelle, intersubjective, voire coproductive, du travail social. C’est pourquoi nous insistons sur deux obstacles propres aux évaluations de services relationnels. Le plus important concerne la notion de qualité du service. Doit-elle se résumer à la satisfaction du « client » ? Ou bien doit-elle s’envisager par rapport à sa capacité de remplir des objectifs qui ont été définis démocratiquement, à être en conformité avec des valeurs partagées, ou, tout simplement, à permettre la satisfaction de besoins dont l’appréciation et la définition dépassent le seul point de vue des parties prenantes. C’est le cas, sur ce dernier point, dès qu’on fait entrer en ligne de compte des critères de développement durable ou des considérations portant sur le respect des droits ou de la dignité des personnes.

43 Le deuxième obstacle sur lequel nous insistons relève d’ailleurs de ce respect du droit, à partir d’une remarque fondamentale formulée par les auteurs du rapport du Conseil d’État sur le droit souple : les recommandations, normes de bon usage, etc., mises en œuvre par le droit souple ne peuvent être considérées comme légitimes dès lors qu’elles entraîneraient des obligations pour des tiers qui n’ont pas été parties prenantes de leur élaboration. On pourrait, sur le fil de cette remarque, s’interroger sur la notion de « bonne pratique » dès lors que la construction de celle-ci n’inclut pas le point de vue de ceux auxquels elle prétend délivrer un service, ou même quand elle définit elle-même les conditions dans lesquelles ce point de vue peut être reçu.

44 L’évaluation de la qualité d’un service relationnel suppose donc l’existence d’un dispositif qui institue le regard d’un tiers garant de la qualité au-delà de la perception des seuls partenaires de la relation de service. On parle ici du travail social, mais dans la politique, l’éducation, le soin, le conseil, le service aux personnes, etc., les enjeux sont identiques, chacun avec sa spécificité. La qualité ne dépend pas de critères qui dériveraient d’une quelconque démarche « scientifique » garante du « vrai », ne serait-ce que parce que, dans la science, il n’y a que des controverses. C’est donc dans la construction d’un forum politique, dans une organisation démocratique d’un débat politique permanent, que s’élaborent, se discutent et se modifient les pratiques et donc les critères d’évaluation de leur qualité.

Bibliographie

Bibliographie

  • ALIX, J.-S. 2012. « La performance comme marqueur d’une transformation des modes de subjectivation », Empan, n° 87, « Le travail social au risque de la performance ».
  • AUTÈS, M. 1999. Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod.
  • BOURDIEU, P. 1997. Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil.
  • CONSEIL D’ÉTAT. 2013. Le droit souple, Rapport annuel, Paris, La Documentation française.
  • GOMEZ, J.-F. 1978. Un éducateur dans les murs. Témoignage sur un métier impossible, Toulouse, Privat.
  • HAYEK, F. A. von. 2005. La route de la servitude, Paris, Puf, coll. « Quadrige ».
  • PÉRILLEUX, T. 2005. « Se rendre désirable. L’employabilité dans l’État social actif et l’idéologie managériale », dans P. Vielle, P. Pochet (sous la direction de), L’État social actif : vers un changement de paradigme ?, Bruxelles, PIE-Pieter Lang.
  • QUESTIAUX, N. 1982, Orientations principales sur le travail social, circulaire du 28 mai 1982.

Mots-clés éditeurs : évaluation, projet, travail social, norme, Compétence

Mise en ligne 09/07/2014

https://doi.org/10.3917/cnx.101.0093

Notes

  • [1]
    F. A. von Hayek, La route de la servitude, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2005, p. 153.
    Jean-Sébastien Alix, enseignant IUT B-Lille3/doctorant Cadis-EHESS ; jean-sebastien.alix@univ-lille3.fr
    Michel Autès, sociologue, CNRS/Clersé-Lille1 ; michel.autes@univ-lille1.fr
  • [2]
    M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999, p. 228.
  • [3]
    Jean-François Gomez le formulait ainsi en 1978 : « On est plus facilement prêt, dans nos professions, à absoudre l’activisme que le verbalisme. Or une pensée sans action me paraît aussi désolante qu’une action sans pensée – ou sans projet. En fait, ce qu’on demande à l’éducateur, et cela plus ou moins explicitement, c’est d’agir, l’action étant posée comme différente et distincte de la pensée en vertu d’un dualisme bien connu et fort ancien. » (J.-F. Gomez, Un éducateur dans les murs. Témoignage sur un métier impossible, Toulouse, Privat, 1978, p. 240.)
  • [4]
    ANESM, Recommandations de bonnes pratiques professionnelles, Mise en œuvre de l’évaluation interne dans les établissements et services visés, 2008.
  • [5]
    Ces sept outils sont le livret d’accueil ; le projet d’établissement ou de service ; la charte des droits et libertés de la personne accueillie ; le contrat de séjour ou document individuel ; la personne qualifiée ; le Conseil de vie social (CVS) ou d’autres formes de participation ; le règlement de fonctionnement ; le droit au rapprochement familial ; les sanctions.
  • [6]
    Conseil d’État, Le droit souple, Rapport annuel, Paris, La Documentation française, 2013, p. 6, 28, 36, 99, 153.
  • [7]
    Ibid., p. 6.
  • [8]
    Ibid., p. 85.
  • [9]
    Ibid., p. 104.
  • [10]
    Ibid., p. 63.
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