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Article de revue

Extension du domaine de la classe. Technologies numériques et rapport au temps des enseignants

Pages 89 à 98

Notes

  • [1]
    P. Musso, « Usages et imaginaires des TIC : la fiction des frictions », dans C. Licoppe (sous la direction de), L’évolution des cultures numériques, de la mutation du lien social à l’organisation du travail, Limoges, FYP, 2009, p. 210.
  • [2]
    G. Willo et S. Missonnier, « Le «surgissement» cybernétique, un opérateur du transfert dans la psychose ? », Adolescence, n° 79, 2012, p. 180.
  • [3]
    J.-P. Boutinet, Vers une société des agendas. Une mutation des temporalités, Paris, Puf, 2004, p. 211.
  • [4]
    M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation (2008), Paris, Stock, 2010, p. 82.
  • [5]
    S. Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions, traumatismes, Paris, Aubier, 2003, p. 87.
  • [6]
    R. Kaës, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009, p. 108.
  • [7]
    D. Houzel, « Liens et stabilité dans le processus analytique », Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 23, 1998, p. 63.

1Je me propose d’examiner comment les pratiques professionnelles des enseignants médiatisées par les technologies de l’information et de la communication modifient leur rapport au temps et à l’espace. Il s’agit de considérer en quoi le développement des pratiques numériques, dans le champ professionnel de l’enseignement, contribue à l’extension du domaine de l’action pédagogique. Le développement des réseaux de communication et des applications, permettant un accès de plus en plus facile aux réseaux numériques, a facilité des bouleversements importants dans de nombreux domaines de la société. Le champ de l’éducation n’est pas bien sûr étranger à ce phénomène, en particulier les rapports subjectifs au temps et à l’espace semblent être modifiés par les pratiques médiatisées par les technologies de l’information et de la communication. Même s’il convient, comme nous y invite Pierre Musso, de garder à l’esprit la différence des trois vitesses des technologies, « celle enivrante de l’innovation technique, la lenteur relative des usages des individus ou des groupes, et la quasi-stabilité des imaginaires et des mythes qui sont l’inconscient des sociétés [1] », la transformation du rapport au temps offre une extension du domaine de la classe, de l’action pédagogique ou éducative, presque jusqu’à l’infini, invitant à la toute-puissance. Permanence et immédiateté qui qualifient les technologies numériques d’aujourd’hui entraînent un travail psychique de déliaison et, parfois en même temps, contribuent à un travail de subjectivation.

Permanence

2Les technologies sont assez souvent qualifiées de chronophages. L’obsolescence rapide des outils numériques impose à qui veut continuer à les utiliser de passer du temps pour conserver son degré d’expertise. C’est presque un lieu commun qui ne trouve pas son origine avec les développements les plus récents des réseaux numériques. Par exemple, à la suite du plan Informatique pour tous, au début des années 1990, un enseignant du premier degré, rencontré pour un entretien de recherche, faisait part du temps passé pour se former, pour tenter de maîtriser la machine, pour préparer des exercices, gérer des sites Internet, réaliser des documents multimédia à partir du travail des élèves et les éditer sur un cédérom. Ce temps très important et peu reconnu par l’institution, selon le discours de cet enseignant, déborde largement du temps professionnel de la classe et même du temps professionnel habituel, hors la classe, de documentation, préparation, correction, évaluation et concertation. Ce même enseignant indiquait ainsi la limite à laquelle sa femme a été confrontée lors de son travail : elle était, selon lui, « très contente quand ça a été fini parce qu’elle arrivait à bout, elle en avait marre parce que, bon, sur la fin, c’était tous les soirs jusqu’à trois heures du matin ». L’engagement important de cet enseignant dans une activité professionnelle conduit à ce que cette dernière déborde le cadre professionnel strict pour s’étirer et envahir la sphère privée et provoque une mise à mal des liens dans son réseau de sociabilité primaire (Rinaudo, 2002).

3Cette extension de la vie professionnelle sur le domaine privé est encore plus importante avec le développement du numérique actuel. Commencé avec les premiers téléphones portables qui avaient autorisé que les cadres des entreprises soient joignables en permanence, l’envahissement de la sphère privée par le monde professionnel dans l’enseignement ne relève pas de cette technologie qui n’a guère eu d’influence sur les pratiques professionnelles des enseignants. En revanche, le développement des environnements numériques de travail, des courriers électroniques et des réseaux sociaux a fortement contribué à l’étirement du temps professionnel. Avec Kinjal Damani, nous avons montré, en étudiant les activités de professeurs du secondaire sur des réseaux sociaux à destination de leurs élèves, que l’essentiel des messages postés par les professeurs l’étaient soit tôt le matin, soit tard le soir, ou encore les week-ends et même sur le temps des vacances scolaires (80 % des messages). On peut donc en déduire que cette activité de publication à destination des élèves se déroule probablement en dehors de leur établissement d’exercice et du temps scolaire. On peut avancer que l’utilisation de Facebook par les professeurs contribue à étendre la durée de la relation pédagogique (Damani, Rinaudo, 2011). De même, avec Michelle Harrari, nous avions montré que des professeurs documentalistes, faisant preuve d’engagement sur un dispositif de formation à distance, se connectaient hors du temps professionnel en établissement (Harrari, Rinaudo, 2006).

4L’extension du temps consacré à la pratique professionnelle des enseignants par l’intermédiaire de dispositifs numériques en réseau repose en partie sur le fait que ces derniers sont conçus sur le principe de la permanence, c’est-à-dire qu’ils sont programmés pour continuer à se développer, même lorsque certains acteurs, enseignants ou élèves, sont déconnectés. Édith Lecourt (2008) résume ce ressenti dans le billet d’un blog qu’elle a mis en place à destination de ses étudiants, lorsqu’elle indique que le groupe continue à fonctionner hors de sa présence. Contrairement à la situation d’enseignement classique où enseignant et étudiants doivent se trouver ensemble dans un même lieu, à un temps donné, le rapport au temps pédagogique est modifié par les pratiques professionnelles des enseignants en ligne, qu’elles s’inscrivent dans des formations totalement à distance ou qu’elles se situent au sein de dispositifs hybrides, alternant formations en présentiel et formations en ligne.

5Lorsque les apprenants et l’enseignant se trouvent sur un dispositif en ligne selon une modalité synchrone, qui semble la plus proche d’un cours classique, le rapport à l’espace pédagogique est profondément transformé puisque chacun peut être en ligne, quel que soit le lieu où il se trouve, pour peu qu’il ait accès aux réseaux. Le professeur comme les apprenants peuvent se connecter depuis leur établissement, mais aussi de chez eux, dans un espace public numérique, depuis un cybercafé… L’espace pédagogique sur les réseaux devient alors mobile. Ses contours se font flous et mouvants, bouleversant du même coup le rapport au temps professionnel des enseignants.

6Cette transformation des espaces et du temps pédagogiques est encore plus prégnante dans les dispositifs asynchrones, dans lesquels les apprenants peuvent se trouver en ligne hors de la présence d’un enseignant et où l’enseignant peut également être connecté hors de la présence des étudiants. En outre, ce qui est particulier avec ces réseaux numériques, à condition que la participation des acteurs soit suffisamment importante, c’est que l’environnement de travail numérique – le forum, le blog, le monde virtuel ou encore le réseau social –, s’est modifié, enrichi, complété, transformé pendant l’absence momentanée sur les réseaux de l’un des acteurs.

7Les utilisateurs de ces dispositifs peuvent alors faire l’expérience d’un monde sans limite, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun (1997). En conséquence, la permanence imposée par les technologies peut favoriser, chez certains enseignants, le fantasme d’un espace pédagogique qui s’étale à l’infini, s’apparentant à un monde liquide, fluide. Toute tentative d’appropriation subjective de cet espace est rendue impossible. Ce vécu d’infini peut se conjuguer à un sentiment de toute-puissance étayée sur un sentiment d’omniprésence sur les réseaux. C’est par exemple, une enseignante de mathématiques qui note avec satisfaction qu’à travers le site qu’elle a mis en ligne, grâce à elle, un élève parmi ceux les plus en difficulté « fait des mathématiques avec sa mère » chez lui. C’est un autre qui repère qu’à travers sa page sur un réseau social, il est toujours présent pour ses élèves, lorsqu’ils ont besoin de lui. Cette toute-puissance fondée sur l’omniprésence trouve dans les réseaux numériques des instruments propices tant ils favorisent la confusion entre présence et absence.

8L’absence de limites peut également favoriser une autre confusion, touchant sphère professionnelle publique et monde personnel privé. Celle-ci opère particulièrement sur les réseaux sociaux. Par une observation longue de six mois de dix professeurs européens utilisant Facebook avec leurs élèves, Kinjal Damani (2011) a repéré cinq types de messages : messages à orientation pédagogique clairement orientés sur le contenu scolaire, messages de gestion de la classe rappelant des dates de remises de devoir ou des rendez-vous pour des sorties pédagogiques, messages en lien avec la discipline enseignée signalant un film, un article, une émission de télévision à ne pas manquer, messages publics plus généraux indiquant, comme sur une page personnelle, des musiques, films, restaurants, etc. appréciés de l’enseignant, et des messages de type privé relatant les week-ends en famille ou avec les amis, l’aménagement de leur nouvel appartement, les exploits de leurs enfants à la piscine ou sur les pistes de ski, accompagnés de photographies ou de vidéos. On perçoit bien la confusion entre sphère professionnelle et sphère privée qui peut s’installer pour les enseignants qui postent des messages relevant de cette dernière catégorie, comme pour les élèves qui y ont accès. Notons d’ailleurs au passage que les enseignants observés ici, qui écrivent des messages relatifs à leur vie privée, n’écrivent aucun message à orientation pédagogique.

9Il n’est pas dans mon propos de postuler à une forme de déterminisme technologique qui s’imposerait aux enseignants mettant en œuvre ces dispositifs. Tous les enseignants qui utilisent les réseaux sociaux ne sont pas sous le coup de cette confusion entre espace professionnel et espace intime. Certains professeurs se cantonnent à mettre en ligne des messages relevant des deux premières catégories citées. De même que tous ne passent pas une longue partie de leur nuit sur les réseaux numériques ni ne sont aux prises avec un inquiétant espace sans limite. Cependant, je ne tiens pas plus l’argument d’une neutralité des technologies de communication. Ainsi, pour certains enseignants, les processus de déliaison psychique, de désubjectivation, d’attaque contre les liens qui constituent le moi professionnel sont à l’œuvre dans leur rapport aux technologies de l’information et de la communication (Rinaudo, 2011).

Immédiateté

10Le ressenti de permanence auquel sont confrontés les internautes se conjugue avec un sentiment d’immédiateté, au point même que dans certains discours d’enseignants ces deux ressentis paraissent étroitement entremêlés. Les supports matériels des technologies de l’information et de la communication sont de plus en plus rapides. Il n’est pourtant pas si loin le temps où le chercheur devait patienter quelques instants, voire plusieurs minutes, lors d’un traitement informatique, par exemple avec les logiciels d’analyse de discours. Aujourd’hui, l’internaute montre de signes d’impatience dès qu’une page, une photographie, une vidéo ne s’affiche pas instantanément en réponse à son clic de souris.

11Cette immédiateté trouve bien sûr un écho dans le domaine de l’enseignement. Le discours est porté par les promoteurs des technologies, les décideurs et les marchands qui vantent l’accès pour tous, en tout lieu, à tous les savoirs du monde : demain, on ne pourra plus ni enseigner ni apprendre comme aujourd’hui ; les technologies vont permettre de régler, enfin, les problèmes auxquels les éducateurs sont confrontés ; les échecs scolaires seront réglés grâce à telle opération numérique… Or, si dans d’autres domaines du social, le discours des décideurs est souvent sinon critiqué du moins relativisé par les praticiens, il semble qu’on puisse repérer une certaine adhésion à ce discours prophétique chez de nombreux enseignants qu’ils soient repérés comme innovateurs ou que leur pratique des technologies soit plus modeste. Les professeurs semblent attribuer une fonction d’objet magique à ces dispositifs propres à résoudre les difficultés professionnelles qu’ils rencontrent dans leur pratique. On peut analyser ce recours à un objet magique selon deux hypothèses complémentaires. Tout d’abord, il faut rappeler que la pratique professionnelle renvoie les enseignants à l’exercice d’un « impossible métier » selon le bon mot de Freud. Impossible dans le sens où l’enseignant ne peut, par avance, envisager avec certitude l’effet de son action, de ses paroles, de ses gestes, de sa posture, ni même se rendre maître des phénomènes transférentiels opérant dans la classe qui, par définition, lui échappent. La pratique enseignante, comme celle de tous les métiers de la relation, n’est pas reproductible ni répliquable. Elle ne peut se traduire dans un algorithme, même si le remplacement des enseignants par une machine est un mythe qui travaille souvent le discours implicite des décideurs. La croyance ou le fantasme d’un enseignant connecté qui serait maître des effets de sa pratique offre une réponse au ressenti d’impuissance ou de non-maîtrise qui peut envahir les enseignants. Pour la seconde hypothèse, il faut garder à l’esprit que les technologies numériques sont bâties sur des mythes de création d’un être intelligent, à partir d’une chose informe, grâce à une intervention divine ou au recours à un processus technique. J’ai montré par ailleurs (Rinaudo 2011) comment ces mythes rejoignent la fantasmatique de la formation décrite par René Kaës (1975). Les technologies numériques peuvent donc être vécues subjectivement comme magiques sur ces deux plans et, on l’aura bien compris, l’ordre ne vaut ici que pour la présentation, tandis que les deux dimensions sont probablement entremêlées, dans la construction de cette réalité psychique. « Ne sachant ce qui va surgir, on est en droit de tout espérer » résument Geoffroy Willo et Sylvain Missonnier [2]. On pourrait aussi tout redouter et on perçoit ici comment l’immédiateté peut révéler espérance mais aussi inquiétante étrangeté.

12Le discours sur le caractère d’immédiateté des technologies peut alors être repris à leur propre compte par des enseignants. C’est encore Kinjal Damani qui cite les propos d’un enseignant affirmant qu’avec les réseaux sociaux, il est en mesure de répondre à ses élèves dès qu’ils posent une question, comparant avec sa propre expérience d’élève où il devait attendre toute une semaine pour retrouver l’enseignant (Damani, 2013).

13L’immédiateté des technologies rend possible, du moins dans les fantasmes et les discours, l’immédiateté de l’action pédagogique, la réponse qui surgit juste à l’instant du questionnement. L’enseignant se trouve alors dans la position de la mère décrite par Winnicott (1971), non pas celle qu’il qualifie de suffisamment bonne, mais celle des premiers moments de la vie du bébé, dans sa période de dépendance absolue, qui répond avec justesse, au moment où l’enfant va exprimer un désir. Le discours de cet enseignant répondant quasi immédiatement à ses élèves s’appuie sur des processus psychiques de toute-puissance infantile : tout, tout de suite ! On peut considérer que l’ici et maintenant des pratiques professionnelles numériques fait écho à la vie psychique infantile. D’autant plus si on considère, comme je suis enclin à le faire, que la toute-puissance est un processus psychique ordinaire chez tout éducateur. Le désir d’enseigner, de former, de prendre soin des autres implique probablement que l’éducateur (pris dans son acception la plus large) se considère comme un dieu. Immédiateté comme permanence des techniques rencontrent ce moteur fantasmatique de l’action éducative ordinaire qui permet à l’enseignant de se vivre comme omnipotent.

Déliaison

14Les transformations des rapports au temps et à l’espace qui favorisent l’immédiateté et l’omniprésence amènent les enseignants à exercer leur métier dans état d’urgence permanent. Elles favorisent l’émergence d’un nouveau type d’individu, nommé homme-instant par Nicole Aubert (2004), dominé par le besoin de satisfaction immédiate et donc intolérant à la frustration. Car, comme le propose Jean-Pierre Boutinet, dans son analyse des temporalités de la post-modernité, l’immédiateté suspend le temps et l’espace et les ramène à « une sorte de non-temps et de non-lieu [3] ». Dans ce temps dit réel, l’enseignant devenu homme-instant ne peut que rechercher, en permanence, la satisfaction la plus importante de ses multiples désirs, dans une sorte de zapping compulsif orienté par le principe de plaisir. Ce faisant, son espace psychique se dilue en une multitude de fragments, sans lien les uns avec les autres, comme les pièces d’un puzzle désassemblé, rendant probablement inquiétantes les transformations identitaires sur les réseaux dans des mondes hypermobiles. L’espace-temps éprouvé ne peut que ressembler à ce que Sylvie Le Poulichet (2005) nomme « l’informe temporel » qui s’articule aux « vacillements identificatoires » et à « l’instabilité de l’image spéculaire » pour rendre précaires une délimitation et une représentation du corps, ou même un sentiment de continuité d’existence. L’enseignant homme-instant hypermoderne ne peut plus s’appréhender comme sujet, ou seulement dans une « immédiateté de soi [4] », car sont détruits « toute mise en perspective, toute limite, tout devenir et toute possibilité de changement [5] ». Il devient un être sans histoire, englué dans une confusion permanente entre des espaces autrefois cloisonnés, vie privée et espace professionnel, et rendus ouverts par la transparence des réseaux numériques.

15Cet enseignant se trouve alors aux prises avec un travail psychique d’attaque contre les liens. Alors que son métier l’amène à penser un projet pour l’autre, même non formalisé, dans une virtualisation, une anticipation, qui construit un processus du passé vers l’avenir pour s’inscrire dans le présent, les transformations de son rapport au temps réduit à des points d’immédiat le rendent incapable d’anticipation.

16Cette désinscription du processus temporel au profit d’une survalorisation de l’instant, délié, concerne des enseignants dans leur propre rapport subjectif au temps et à l’espace avec leur vécu d’extension de l’espace du pédagogique. Ce vécu d’être sans histoire, c’est-à-dire d’être sans passé ni avenir, uniquement installé dans l’instant, trouve un prolongement dans la valorisation de l’individu, aux dépens du collectif et je soutiens volontiers l’hypothèse que cette transformation subjective participe à un mouvement de désaffiliation au niveau du groupe professionnel. Non-reconnaissance des pairs, désinscription dans une filiation professionnelle, exacerbation d’un ego professionnel sont alors de mise chez ces enseignants qui revendiquent souvent, dans leur discours, être en marge de leurs collègues qui les considèrent « comme des fous » (Rinaudo, 2002).

Vers un travail de subjectivation

17Mais à ne garder que cette analyse en termes de déliaison entraînée par les technologies, on en viendrait à leur attribuer la fonction magique dénoncée plus avant. Conjointement à ce travail du négatif, les technologies de l’information et de la communication permettent, de façon paradoxale, la mise en œuvre d’un travail de renforcement et de construction du lien. Ce travail de déliaison n’est pas à considérer nécessairement comme une souffrance ou une pathologie. Lorsque ce travail de déliaison se constitue sur une négativité d’obligation, selon la catégorisation du travail du négatif proposée par René Kaës (2009), on peut repérer que se met en place, en même temps, un travail de renforcement du lien. Ainsi, le professeur évoqué plus haut, qui indique comment il peut répondre immédiatement aux questions des élèves, construit de façon inconsciente, en même temps qu’un fantasme d’omnipotence, une restauration narcissique qui le réconforte et le renforce dans sa certitude qu’il peut être un bon enseignant. Son moi professionnel malmené par l’expérience de la relation pédagogique réelle (ce professeur relate avec tristesse les documents donnés aux élèves qu’il retrouve à la poubelle en fin du cours) est restauré dans les mondes numériques. En fin d’entretien, il indique d’ailleurs que les élèves, en ligne, sont très peu nombreux à poster des commentaires sur sa page. Le cyberespace est donc bien pour ce professeur un monde virtuel, dans le sens où il est un espace où peut se déployer un enseignant et sans doute des élèves conformes à son idéal professionnel. C’est un monde en puissance, où l’enseignant indique ce qui pourrait être. Ainsi, ce travail de déliaison, construit par nécessité, s’ouvre sur un négatif relatif qui montre un possible, sans doute illusoire, mais qui permet que l’espoir demeure et a pour effet d’offrir un espace de projection. Au niveau inconscient, peut se mettre au travail une négociation entre réalité et idéal.

18Dans certaines situations, on repère donc une articulation entre phénomènes de déliaison et processus de subjectivation comme le repère René Kaës dans son travail sur les alliances inconscientes : « Les négativités d’obligation sont ordonnées à la production de positivité du lien et de son maintien [6]. »

Pour conclure

19Les pratiques médiatisées des professeurs se construisent en tension, au niveau subjectif, entre un travail de déliaison et un travail de construction et de renforcement du lien, en situation professionnelle, dans une articulation entre positions schizo-paranoïde et dépressive. Dans le premier terme de cette articulation, les éléments psychiques sont clivés, morcelés, dispersés, tandis que dans le second, « ils tendent à prendre forme en se réunissant, en se liant entre eux [7] ». Il ne s’agit pas d’un passage d’une position à l’autre, dans un processus psychique qui tendrait vers un mieux-être, mais bien de multiples allers-retours dans un entre-deux. On peut vraisemblablement proposer que l’inclinaison inconsciente vers un vécu subjectif de déliaison, ou vers un processus de construction et de renforcement du lien, résulte d’une combinaison de facteurs multiples, parmi lesquels le contexte d’exercice du métier, le rapport à l’enseigner, le rapport au savoir et le rapport aux technologies semblent tenir une place prépondérante.

20Pour comprendre ce qui fait sens dans les pratiques médiatisées des enseignants, quel que soit leur degré d’engagement dans celles-ci, pour analyser comment les technologies modifient le rapport au temps et à l’espace, il nous faut regarder pareillement, avec la même envie de comprendre, en direction de ce qui délie comme de ce qui fait lien, dans une approche scientifique, clinique, non partisane, c’est-à-dire ni techno-centrée, ni techno-septique.

Bibliographie

Bibliographie

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  • DAMANI, K. ; RINAUDO, J.-L. 2011. « Enseigner avec les réseaux sociaux : des professeurs sur Facebook », Epal 2011, Grenoble, université Stendhal, http://w3.u-grenoble3.fr/epal/dossier/06_act/pdf/epal2011-damani-rinaudo.pdf (consulté en mai 2013).
  • HARRARI, M. ; RINAUDO J.-L. 2006. « Stagiaires et tuteurs : un difficile engagement. Ressentis à propos d’un dispositif de travail collaboratif dans la formation des professeurs documentalistes à l’IUFM de Caen et l’IUFM de Rouen », dans G.-L. Baron, É. Bruillard (sous la direction de), Technologies de communication et formation des enseignants, Lyon, INRP, p. 199-216.
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  • WINNICOTT, D. W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

Notes

  • [1]
    P. Musso, « Usages et imaginaires des TIC : la fiction des frictions », dans C. Licoppe (sous la direction de), L’évolution des cultures numériques, de la mutation du lien social à l’organisation du travail, Limoges, FYP, 2009, p. 210.
  • [2]
    G. Willo et S. Missonnier, « Le «surgissement» cybernétique, un opérateur du transfert dans la psychose ? », Adolescence, n° 79, 2012, p. 180.
  • [3]
    J.-P. Boutinet, Vers une société des agendas. Une mutation des temporalités, Paris, Puf, 2004, p. 211.
  • [4]
    M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation (2008), Paris, Stock, 2010, p. 82.
  • [5]
    S. Le Poulichet, Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions, traumatismes, Paris, Aubier, 2003, p. 87.
  • [6]
    R. Kaës, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009, p. 108.
  • [7]
    D. Houzel, « Liens et stabilité dans le processus analytique », Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 23, 1998, p. 63.
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