1 Mise en question depuis une trentaine d’années dans sa dimension éducative, la Justice pénale des mineurs est en triste état. Il est grand temps de la reconstruire, sans se dissimuler que l’émotion provoquée par des faits divers médiatiquement exploités à des fins spectaculaires ou utilisée par des officines aux arrière-pensées idéologiques évidentes, peut toujours entraîner un dérapage.
2 Il est difficile d’évaluer la profondeur des dégâts opérés dans l’opinion publique par les dramaturgies organisées au prétexte d’une insécurité imputable à la violence des jeunes, en réalité pour faire diversion aux remous d’une mondialisation difficile.
3 Nombreux sont ceux qui, à l’instar de l’ancien président de la République, ne voient pas l’intérêt de distinguer délinquants majeurs et mineurs et croient que ce serait tomber dans la culture de l’excuse que de s’attarder à approfondir leur situation familiale, scolaire ou résidentielle.
4 Aux antipodes du Conseil constitutionnel qui a cassé la continuité personnelle du rôle de juge au nom d’un risque de partialité préjudiciable à la Défense, beaucoup restent persuadés que l’individualisation de la réponse judiciaire favorise le laxisme. À partir de tels préjugés, colportés sans base scientifique sérieuse au nom d’un impératif de sécurité difficile à contester, le législateur a empilé les réformes tendant à élargir les incriminations, durcir les réactions à la récidive, restreindre les pouvoirs d’individualisation de la juridiction spécialisée, accélérer le prononcé des jugements et réduire l’éventail des réponses éducatives.
5 Dans la foulée, les finalistes de la campagne présidentielle se sont bornés à promettre, pour l’un, l’abandon définitif de l’ordonnance de 1945 et l’éclatement du rôle du juge des enfants, pour l’autre, la restauration de l’esprit d’origine du texte, paradoxalement accompagnée, « dans un souci d’optimisation des moyens », de la création de nouveaux centres fermés obtenus par transformation de foyers d’hébergement encore existants.
6 Depuis le changement de majorité, la prégnance des problèmes économiques et la crise financière ont accaparé le nouveau gouvernement. À part les promesses de campagne concernant la disparition des peines planchers et des tribunaux correctionnels pour mineurs, notre garde des sceaux, après avoir courageusement mis en place les moyens d’approfondir la réflexion (conférence de consensus sur la récidive et bilan de fonctionnement des centres fermés), ne se hasarde plus à définir un calendrier de réformes. Cette attitude anxiogène a néanmoins le mérite de laisser du temps à la réflexion, ce qui n’est pas un luxe inutile. En effet, le retour à l’esprit de 1945 annoncé par le président de la République ne peut s’opérer, dans la classe politique comme ailleurs, sans une désintoxication des esprits d’autant plus nécessaire que la mise en œuvre des derniers textes législatifs pèse lourdement sur le comportement des professionnels.
7 Hostiles dans leur majorité aux réformes intervenues ces dernières années, les magistrats ne les appliquent pas moins, et se gardent de témoigner aux mineurs une empathie suspecte de paternalisme ou de laxisme. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’ils sont fréquemment tenus de prononcer des peines planchers symbolisant le refus de toute attitude de compréhension ?
8 Cependant, l’application minutieuse du droit et de la procédure n’est plus une garantie quand c’est la loi elle-même qui crée les conditions de l’escalade entre la sévérité du juge et les provocations de l’adolescent. Elle perd même toute signification quand la Protection judiciaire de la jeunesse se met à définir unilatéralement, selon son seul Plan Stratégique, les décisions qu’elle accepte ou non de financer.
9 Se réfugier dans une pratique formellement équitable et procéduralement irréprochable, c’est alors éviter de s’interroger sur un fonctionnement dont les finalités n’ont plus rien à voir avec l’humanisme des origines.
10 L’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille a dénoncé l’une après l’autre les entorses infligées à l’esprit de 1945. Mais, étourdie par la fréquence et la répétition des attaques, redoutant d’apparaître passéiste ou nostalgique, elle n’a pas pu jusqu’à présent communiquer avec une opinion publique manipulée de longue date par des contradicteurs riches de statistiques tronquées, parés du monopole de la modernité, et ignorant ou feignant d’ignorer les orientations actuelles de la recherche internationale.
Une évolution délibérément régressive
11 La lucidité sur un système est la condition première de sa transformation. Pour voir clair, il est indispensable de se livrer à une rétrospective distinguant les idéaux affichés dans les textes et la réalité du fonctionnement institutionnel.
12 La société délègue traditionnellement aux magistrats de l’ordre judiciaire le droit et le devoir de punir ceux qui ont enfreint la loi pénale : tâche socialement indispensable, mais qui, à moins de cultiver un tempérament de justicier, ne présente rien d’exaltant : l’application pure et simple des textes pénaux permet tout au plus d’intimider les délinquants occasionnels et de mettre hors circuit social, pour une durée plus ou moins longue, les délinquants dangereux, non sans une marge d’erreur importante.
13 Le XXe siècle a ajouté à cette mission générale des ambitions résolutives. À partir de la Libération, le moteur du changement a été le mouvement de la Défense sociale nouvelle animé par Marc Ancel, qui entendait transcender la préoccupation de Défense sociale en greffant sur le droit de punir une perspective éducative.
14 C’est à ce dernier objectif que l’ordonnance du 2 février 1945 avait accordé la priorité.
15 Le jugement devait être retardé jusqu’à l’issue d’une tentative de sauvetage visant à infléchir le comportement du délinquant. La juridiction des mineurs échappait aux limites de la répression classique par le fait même qu’elle proposait aux jeunes qui lui étaient présentés l’opportunité d’acquérir de manière licite ce dont d’autres disposent simplement par transmission familiale. En cas d’échec, elle se sentait en revanche d’autant plus justifiée à condamner. Elle s’appuyait sur un constat empirique maintes fois vérifié selon lequel le comportement changeant des adolescents se prête davantage à l’influence éducative que celui des adultes dont la trajectoire délictueuse, appréhendée dans la durée, s’apparente trop souvent à un mode de vie.
16 Ce modèle dit « thérapeutique » a fonctionné sans incident majeur jusqu’à ce que la mise en cause de l’État Providence conduise à mettre en doute son efficacité, puis, sans transition, à proclamer sa faillite.
17 Le développement de la politique de la ville a pu, pendant quelques années, faire croire qu’une politique préventive globale pourrait avantageusement le remplacer. Ensuite, la révision générale des politiques publiques appliquée dans une perspective sécuritaire lui a imposé des logiques de rentabilité qui l’ont peu à peu détournée de ses objectifs.
18 L’affichage officiel n’a pas changé : les juges des enfants sont toujours censés réintégrer dans la Société des éléments perturbateurs dont le jeune âge permet d’espérer une amélioration du comportement.
19 Mais, sur le terrain, les réformes intervenues obéissent à des perspectives bien différentes. Elles appliquent en effet trois principes tirés du sens commun néolibéral, tellement en phase avec l’air du temps qu’ils ne suscitent aucune mise en question, même chez ceux qui en déplorent les résultats.
20 – Le premier proclame la priorité de la prise en considération des faits commis sur celle de la personne de leurs auteurs. Comme le fait remarquer le sociologue Francis Bailleau, ce choix est apparu clairement dès la loi Perben 1 de 2002, lorsqu’elle a érigé la notion de discernement en critère unique de la responsabilité pénale, et abandonné du même coup toute idée d’éducabilité. Promue au rang d’objectif prioritaire, la « responsabilisation » du jeune délinquant n’est autre qu’une déclinaison dans le domaine judiciaire de la théorie du libre choix de l’acteur économique. Elle est censée résulter de l’imposition de la sanction pénale, présumée éducative, mais surtout plus facile à comptabiliser, que la réinsertion.
21 – Le deuxième est le principe de la tolérance zéro : tous les faits délictueux, même les plus bénins, doivent être signalés à la justice, faute de quoi un sentiment d’impunité annonciateur d’une répétition, voire d’une aggravation des passages à l’acte va nécessairement se développer. Dans ces conditions, l’amélioration de la réponse institutionnelle passe par une productivité accrue de la chaîne pénale sans considération d’opportunité et par une sévérité systématique en cas de récidive.
22 Cette politique, inventée aux États-Unis qui en sont depuis largement revenus, va délibérément à l’encontre des recommandations contenues dans les conventions internationales, lesquelles préconisent pour les mineurs, au moins en première intention, une déjudiciarisation. Elle a pourtant été plébiscitée par la grande majorité de la classe politique française en tant que remède-miracle à l’insécurité, alors même que son application n’entraînait sur le terrain aucun progrès notable.
23 À l’opposé, malgré la mise en œuvre par le Parquet d’une « troisième voie » intermédiaire entre la poursuite et le classement, la juridiction des mineurs et ses collaborateurs éducatifs ont été progressivement étouffés par l’augmentation numérique du contentieux traité, qui génère des délais d’attente, des retards d’exécution, et monopolise l’emploi du temps des magistrats au détriment de l’authentique prévention que représente l’assistance éducative.
24 – Le troisième principe est la réponse en temps réel ; il assimile l’efficacité de la réaction judiciaire à sa promptitude et se traduit par la multiplication des procédures accélérées réduisant les délais de prononcé de la sanction. Cette politique conduit à limiter strictement le temps consacré aux investigations de personnalité et la durée d’une phase pré-sentencielle dont les professionnels s’accordent pourtant à souligner que, la peur de la sanction aidant, elle est de loin la période la plus propice à l’influence éducative. Cette priorité absolue donnée à la célérité s’écarte là encore des prescriptions internationales, qui préconisent sagement un équilibre entre rapidité et qualité de l’intervention.
25 Ces trois principes ressassés comme des slogans, s’opposent radicalement à l’ordonnance de 1945 qui, dans sa forme initiale, ne préconisait aucun automatisme au niveau des poursuites, mais affirmait le caractère obligatoire de l’instruction sur la personnalité, et ne fixait d’autre terme à la prise en charge éducative que la survenue de la majorité.
26 L’évolution législative et la politique d’équipement enserrent maintenant l’action éducative dans des délais très courts, la soumettent à un nombre croissant d’exigences financières et administratives, l’associent systématiquement à une perspective de contrôle, et l’implantent de préférence dans les lieux d’enfermement
Un bilan profondément négatif
27 Soumise à de continuels coups de boutoir, la juridiction des mineurs a de plus en plus tendance à se replier sur sa fonction élémentaire qui consiste à interpeller les individus sur leur responsabilité personnelle, quitte à apporter la caution du pouvoir symbolique dont elle dispose à la perpétuation des inégalités.
28 Privée de la sensibilité que lui apportaient les sciences humaines, elle se réfère au mythe du choix rationnel de la délinquance par son auteur, sans tenir compte de l’existence de comportements socialement déterminés autrement que par une retenue minimale dans l’imposition des sanctions. De mauvais esprits diront même que ce fonctionnement comporte une part mystificatrice, puisqu’il aborde les destins individuels, indépendamment du destin collectif dans lequel ils s’inscrivent.
29 L’exigence de résultat qui pèse désormais sur toutes les administrations porte sur le nombre des décisions rendues, non sur leur pertinence à plus ou moins long terme. Le management des personnels, la constitution de référentiels d’intervention sont devenus les supports d’un objectif de productivité réalisé au meilleur coût. L’évaluation s’opère sans le recul que pourrait procurer l’écoulement du temps. Les moyens éducatifs se réduisent et s’uniformisent au lieu de se diversifier pour épouser la variété des situations individuelles.
30 Il n’est pas question ici de partir en guerre contre l’emploi des statistiques, ni de contester le principe d’un management des personnels mais il est légitime de questionner l’opportunité de leur emploi quand ils conduisent à pervertir l’efficacité de l’action au point d’en inverser les effets. En effet, si la politique d’austérité altère indirectement le processus judiciaire, c’est surtout l’action éducative qui en subit l’impact : diminution drastique des moyens, uniformisation et omniprésence des contraintes disciplinaires.
31 Une récente étude du Cesdip portant sur une comparaison entre les centres éducatifs fermés, les Établissements pénitentiaires pour mineurs et les quartiers qui leur sont réservés dans les maisons d’arrêt révèle que, s’agissant de la coexistence dans un même lieu de personnels aux préoccupations hétérogènes, c’est toujours la partie éducative, en raison même de sa plasticité, qui est la première à en pâtir. On la cantonne dans un cadre dont on entend surtout s’assurer la maîtrise par une clôture matérielle, juridique, et une durée arbitrairement prédéfinie, mais on veut ignorer qu’en même temps la spontanéité, la créativité et la souplesse s’évanouissent. Réduire ce qui devrait être une rééducation à la tache médiocre d’une surveillance souvent mise en échec, n’est-ce pas gaspiller davantage les deniers publics que de mettre en œuvre des moyens diversifiés pour répondre à la complexité des situations individuelles ?
32 Est-il vraiment rationnel de mesurer la qualité du Service public au nombre des décisions rendues ? Qu’est-ce qui prouve que la sécurité de la population est liée au chiffre des mineurs incarcérés ? Peut-on négliger le rôle tantôt constructif tantôt destructeur du temps ? Le seul pragmatisme ne devrait-il pas faire considérer que les délinquants mineurs ayant devant eux une potentialité de malfaisance plus longue, leur prise en charge ne doit revêtir ni l’automatisme ni la précipitation en usage pour les adultes, et que leur mise à l’écart n’a de sens que si elle s’inscrit dans un projet de réhabilitation au long cours à propos duquel il est absurde de lésiner ?
33 Éduquer est une entreprise complexe, indissociable des fonctions d’enseignement, voire d’institution du Sujet, et obéissant à une temporalité indépendante.
34 Enfin, l’éducation n’est pas tout entière contenue dans l’agir : les vertus passives y ont, elles aussi, leur place : il faut savoir patienter, renoncer à un projet prématuré ou mal orienté, accepter avec équanimité les échecs comme les succès. L’important n’est pas de gagner ou de perdre, d’imposer ou de subir, mais de sauvegarder, comme le propose le philosophe Carlo Ossola, la pureté du chemin, en renonçant, le cas échéant, à la pulsion de maîtrise pour laisser place au désir propre de l’interlocuteur et à sa liberté d’adhérer. D’où le pragmatisme d’un « vivre avec », apparemment dépourvu d’ambition, auquel se réfèrent volontiers les éducateurs… et l’inadéquation fréquente des référentiels abstraits utilisés pour apprécier leur travail.
35 L’activisme et le parti pris de rapidité apparaissent donc plus comme les symptômes d’une crise moderne dans la perception de la temporalité que comme un choix responsable fondé sur des constatations objectives.
Une réorientation nécessaire
36 L’argument qui a été le plus fréquemment employé pour modifier les orientations de l’ordonnance de 1945 est celui des transformations intervenues dans la jeunesse depuis la Libération. On invoque le développement physique des adolescents pour en déduire une maturité précoce, ajoutant que, de toute façon, la prise en compte de la minorité n’a aucun sens du point de vue de la victime. Ce déni des réalités de l’adolescence signifie en réalité un refus d’assumer la position d’adulte, démission d’autant plus grave qu’elle revêt un caractère collectif. Si l’instruction sur les faits et l’appréciation du préjudice subi par la victime ont été parfois négligées, il était possible d’y remédier sans sacrifier, comme on l’a fait, la considération de la personne.
37 Il ne serait pas inutile de s’intéresser d’abord au contexte dans lequel opère la juridiction des mineurs et aux effets contre-productifs du progrès technique sur la fonction juridictionnelle : interprètes forcés d’une société élitiste et intolérante, tout entière orientée vers la compétition, les juges des enfants, quand ils en ont le loisir, ont de moins en moins de propositions positives à adresser aux jeunes qui leur sont présentés.
38 Dans les écrits judiciaires, l’utilisation systématique des trames informatiques transforme ce qui devrait être l’expression d’une analyse personnelle de la situation, fondée sur un ensemble de motifs, en un document artificiel, standardisé et irréductible à toute tentative de compréhension. Avec l’introduction du fameux logiciel Cassiopée, seule la Chancellerie a le pouvoir de modifier ces éléments préfabriqués quand ils ne répondent pas à la réalité des cas.
39 Autre manifestation de la modernité et de l’obsession sécuritaire, on constate la bunkérisation des locaux judiciaires, auxquels il n’est plus possible d’accéder sans montrer patte blanche. Cette application à courte vue du principe de précaution est devenue le symbole de la perte d’autorité d’une institution qui redoute la révolte et le désespoir. On en est ainsi venu à assimiler la violence symbolique inhérente à l’exercice de l’autorité à l’imposition permanente d’un rapport de forces qui place paradoxalement les « adversaires » au même niveau.
40 La réflexion en matière de déjudiciarisation, notamment en ce qui concerne le rôle éventuel des collectivités locales, demeure à ce jour embryonnaire. Il serait pourtant souhaitable d’intéresser les conseils généraux, de préférence aux municipalités directement soumises aux pressions de l’environnement, à l’organisation de réponses réparatrices sous l’égide du Parquet. Une telle initiative permettrait peut-être de combler partiellement le fossé artificiel créé par la décentralisation, entre délinquants et mineurs en danger.
41 Quant au déroulement de la procédure, il est indispensable de tenir compte de la diversité des intérêts à sauvegarder : ce serait un progrès de distinguer la rapidité de la présentation devant le juge, socialement nécessaire, et la promptitude du prononcé de la sanction, qui semble aller de soi mais nuit en fait à la qualité de la décision. Autant il paraît légitime de limiter le temps des investigations et de l’action éducative, autant il est nécessaire de leur laisser une durée techniquement suffisante de mise en œuvre.
42 L’Association française de magistrats de la jeunesse et de la famille propose une césure de la procédure permettant de juger rapidement les affaires simples, et de ménager pour les autres, entre la déclaration de culpabilité et le prononcé de la sanction, un délai d’épreuve de six mois. Ainsi deviendrait-il possible d’adapter la décision finale non plus à un acte isolé mais à un comportement pendant une certaine période, et de garantir à l’intervention éducative ou réparatrice le minimum de durée qui lui est nécessaire.
43 Des solutions existent donc, à condition de ne pas négliger la réflexion des professionnels et d’informer de ces débats les médias afin qu’ils ne soient pas tentés de se cantonner dans l’exploitation du sensationnel.
44 La réduction des moyens inhérente à la conjoncture budgétaire pose la question de la sélection d’un cœur de cible que l’institution, compte tenu des moyens qui lui sont alloués paraît en capacité de traiter. Encore faut-il définir de nouveaux horizons à la politique pénale. Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est d’abroger purement et simplement les textes qui entravent la faculté, pour les magistrats, d’individualiser le prononcé des sanctions.
45 À cet égard, il est certain qu’il faut revenir sur toutes les réformes qui ont introduit une progressivité des sanctions au fur et à mesure des passages à l’acte ; elles méconnaissent en effet certains caractères spécifiques de la récidive chez les mineurs délinquants. Mais un retour pur et simple à la rédaction primitive de l’ordonnance de 1945, sans tenir compte des changements qui ont affecté l’environnement et les conditions d’éducation de la jeunesse depuis plus d’un demi-siècle, ne serait pas à la hauteur des attentes, et il est indispensable d’innover.
46 Depuis quelques années, la réflexion s’est concentrée sur la seule recherche d’une dangerosité potentielle, ce qui a provoqué le brouillage du contenu donné au concept de prévention de la délinquance. Cette orientation amène à faire des pronostics hasardeux sur le devenir des enfants au risque de leur imposer une stigmatisation précoce, à procéder à des fichages qui obèrent leur avenir, et finalement à adopter en matière de prévention-répression une conception actuarielle empruntée à la technique de l’assurance. Si les pratiques de ciblage facilitent dans une certaine mesure l’identification des jeunes déviants, leurs effets pervers sont désastreux : la multiplication des contrôles engendre dans certains quartiers une conflictualité accrue entre les adolescents et les policiers avec pour conséquence des courses-poursuites à l’issue parfois dramatique pour les jeunes fuyards. Il serait préférable de revenir à une police de proximité moins rentable du point de vue des résultats chiffrés, mais aussi dissuasive et génératrice de relations apaisées.
47 Plus généralement, on peut douter de la valeur méthodologique de la politique du chiffre, à partir du moment où l’on n’est pas capable d’évaluer l’impact comparé de l’action et de l’abstention judiciaire sur le devenir des mineurs concernés.
48 Il convient donc non d’abandonner mais d’aborder d’une manière différente la question de l’efficacité. À cet égard, les recherches menées ces dernières années dans d’autres pays apparaissent tout à fait intéressantes. Comme le souligne le sociologue Marwan Mohammed, on devrait commencer par rechercher comment et à quelles conditions s’opèrent concrètement les sorties de la délinquance avant d’évaluer dans un deuxième temps l’efficacité comparée de la comparution en justice et celle des différents types de mesures éducatives et de sanctions pénales. Une telle approche, jusqu’ici bannie de la réflexion française, permettrait de mieux cerner les obstacles auxquels se heurtent les résolutions, souvent sincères, exprimées à l’audience, les tâtonnements, les conflits de loyauté, les hésitations, mais aussi les appuis éventuels qui aident les jeunes délinquants à prendre leurs distances par rapport à la bande à laquelle ils étaient affiliés volontairement ou non, lors de la commission des délits.
49 De la même façon, il n’apparaît pas impossible de progresser en matière de durée optimale des mesures d’accompagnement éducatif, en recherchant par exemple à partir de quel moment un placement en centre fermé commence à être ou cesse d’être pour la Société un investissement utile.
50 Il est également urgent de revenir à une diversification des équipements éducatifs seule à même de répondre à la variété des situations individuelles. Dans cet esprit, il serait judicieux de tenir compte de la composition pluriethnique de notre pays en conférant une existence administrative et un financement officiel aux structures d’intermédiation culturelle auxquelles les juridictions ont de plus en plus recours.
51 Enfin, il serait bon que les élèves de l’École nationale de la magistrature bénéficient, outre leur formation juridique, des compléments psychosociologiques indispensables à leurs futures fonctions de praticiens de la relation, et puissent côtoyer à cette occasion leurs partenaires professionnels ainsi que des chercheurs, comme ce fut le cas autrefois au Centre de Formation et de recherches de Vaucresson.
Conclusion
52 Si l’on veut tirer les grandes lignes de l’évolution du traitement des mineurs délinquants durant les quinze dernières années, force est bien de reconnaître que les progrès technologiques insuffisamment réfléchis et maîtrisés et l’importation systématique de concepts issus de l’économie néolibérale alliée à une politique conservatrice et répressive ont profondément altéré le fonctionnement de la juridiction des mineurs.
53 Il n’est pas certain que le changement de majorité s’accompagne d’une réelle volonté de recentrage. Les prochains mois permettront vite de se rendre compte si les déclarations du chef de l’État concernant le retour à l’esprit de l’ordonnance du 2 février 1945 constituaient les prémisses d’une politique nouvelle ou si elles n’ont été qu’un effet d’annonce ponctuel, sans conséquences concrètes.
Mots-clés éditeurs : politique du résultat, Idéologie sécuritaire, sorties de la délinquance, individualisation de la réponse, question de l’efficacité
Date de mise en ligne : 24/06/2013
https://doi.org/10.3917/cnx.099.0009