Notes
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[1]
« Le Parlement adopte la “loi Mercier” sur la justice des mineurs », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2718 du 15 juillet 2011, p. 5 et 6.
-
[2]
« Le gouvernement doit mettre fin au cumul des fonctions d’instruction et de jugement du juge des enfants avant 2013 », op. cit., p. 6 et 7.
-
[3]
« Une décision du Conseil Constitutionnel fait craindre une déconstruction de la Justice des mineurs », op. cit., p. 28 et 29.
-
[4]
http://www.unicef.fr
-
[5]
http://jprosen.blog.lemonde.fr
-
[6]
G. Tonnelet, « Relations PJJ-secteur associatif : l’inquiétante dérive », Actualités sociales hebdomadaires du 25 mars 2011, n° 2702, p. 23.
-
[7]
C. Sellenet, « L’art d’accommoder les parents dans la loi de 2007 », Les cahiers dynamiques, n° 49, « Les évolutions de la protection de l’enfance », 2011, p. 86-96.
-
[8]
M.-C. Renoux, Réussir la protection de l’enfance avec les familles en précarité, Paris, Éditions de l’Atelier/Quart-Monde, 2008.
-
[9]
G. Hardy, « S’il te plaît, ne m’aide pas », Dossiers et documents de la revue Quart Monde, n° 11, « Le droit de vivre en familles, Dialogue entre professionnels et familles en situation de grande pauvreté », 2001, p. 30.
-
[10]
Transition (Analyse de groupe et d’institution, association européenne).
-
[11]
M. Soula Desroche, J.-P. Pinel, J.C. Rouchy, J.-G. Hémono, Cadre et dispositif pour la prise en charge d’adolescents en grande difficulté, Transition, Analyse de groupe et d’institution, juin 2010. Cf. dans ce numéro, le résumé de cette action-recherche.
Le renoncement à la primauté de l’éducatif
1 Une énième réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 est en cours. Chacune de ces réformes nous a progressivement éloignés de l’esprit initial qui donnait toute sa force à cette grande initiative de l’après-guerre que constituait ce texte fondateur de la justice pénale des mineurs. Progressivement, il s’est agi au fond, et cela de manière toujours plus explicite, toujours plus marquée, d’aligner le droit pénal des mineurs sur celui des majeurs. Le 6 juillet 2011, dans le cadre de la loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, le Parlement a adopté la loi dite « Mercier » venant porter une nouvelle fois atteinte gravement à la spécificité de la justice des mineurs [1]. Ainsi, s’il ne s’agit pas là, une fois de plus, de la grande réforme attendue et annoncée depuis des années de la Justice des mineurs, c’est par une série de mesures successives que se trouvent progressivement remis en cause les principes fondateurs qui gouvernaient jusqu’alors l’action de la justice en direction des jeunes. Deux jours plus tard, le 8 juillet 2011, c’est le Conseil Constitutionnel qui, contre toute attente, portait le coup décisif en remettant en cause la continuité de la responsabilité et de l’accompagnement du juge des enfants depuis la phase d’instruction jusqu’à celle du jugement [2].
2 Cette réforme qui n’en est pas vraiment une, dans la mesure où elle n’énonce pas une forte ambition d’ensemble en matière de vision pour la justice des mineurs dans notre pays, et dont on peut penser qu’une nouvelle fois elle sert avant tout une stratégie électoraliste, prévoit entre autres, outre la création du dossier unique de personnalité assurant la traçabilité du parcours des délinquants, que les jeunes récidivistes, dès 16 ans, puissent être jugés non plus par le juge des enfants ayant eu à connaître l’ensemble de leur parcours judiciaire et social mais, dès 2012, par un tribunal correctionnel pour mineurs, cela afin de pouvoir juger plus solennellement la répétition des infractions. Mais, c’est couplée avec la décision du Conseil Constitutionnelle prise deux jours plus tard que cette création d’une nouvelle juridiction prend toute sa mesure. Cette décision surprise implique, en effet, que ce tribunal correctionnel pour mineurs sera à l’avenir composé de magistrats n’ayant surtout pas suivi le dossier du mineur concerné, au risque d’introduire des éléments trop psychosociaux dans le processus du jugement. Justice des mineurs, le coup de grâce ? pouvaient ainsi titrer en couverture du 15 juillet 2011 les Actualités sociales hebdomadaires, évoquant cette décision inattendue du Conseil Constitutionnel en date du 8 juillet qui déclare inconstitutionnelle la participation du magistrat qui a instruit l’enquête au jugement de l’affaire [3]. Ce continuum caractérisait cependant à lui seul la spécificité et l’originalité de la justice pénale des mineurs en France jusqu’à ce jour. L’arrière-pensée, outre ce durcissement de la peine espéré du fait de la neutralité recherchée des magistrats lors du jugement des affaires, en écartant par ailleurs vraisemblablement les juges assesseurs qui sont justement des citoyens formés, est de convaincre un peu plus l’opinion de la dangerosité des jeunes en matière de délinquance. Représentation tenace mais que ne corroborent pourtant en rien les chiffres en matière de délinquance et de criminalité qui, s’ils relatent de manière générale un regain de l’activité délinquante dans notre pays, l’observent de manière beaucoup plus accentuée pour les majeurs que pour les mineurs : c’est donc bien d’autres facteurs, notamment économiques et sociaux, qu’il faudrait là invoquer concernant la recrue de ces chiffres en matière de délinquance plutôt qu’un soi-disant laxisme de la justice concernant les mineurs.
3 Tout se passe comme si la France, en matière de politique pénale pour les mineurs, avait, depuis des années déjà, décidé de tourner la page à son ambition éducative et pédagogique affirmée notamment à l’issue de la deuxième guerre mondiale. La création de l’Éducation Surveillée en 1945 donnait aux tribunaux pour enfants instaurés la même année, aux magistrats et aux éducateurs, la possibilité d’agir en accordant toujours la priorité à l’éducabilité des mineurs, l’âge de la majorité étant alors fixée à 21 ans. Suite à l’abaissement de l’âge de la majorité à 18 ans, par la loi du 5 juillet 1974, le statut de jeunes majeurs vint alors compenser le risque de cette exposition brutale au régime pénal des majeurs. Ce n’est que très récemment, pour des raisons avancées par la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, notamment de nature financière, mais en fait aussi pour des raisons politiques et idéologiques de fond, que le statut de jeune majeur en matière de justice des mineurs a tendu à s’effacer presque totalement. Autre remise en cause indirecte donc, par défaut de paiement pourrait-on dire, du statut de minorité élargie qui avait prévalu depuis trente ans, tandis que désormais c’est le seuil des 16 ans qui se trouve explicitement visé en matière de responsabilité pénale.
4 Il ne s’agit pas pour nous de reprendre ici l’ensemble des étapes qui ont conduit à cette sorte de renoncement quant à une politique réellement éducative des jeunes exposés et précaires de notre pays. Mais de souligner parmi tant de voix, une fois de plus, l’aberration qui consiste à faire prévaloir, dès le plus jeune âge, auprès d’une jeunesse parfois désespérée et sans avenir, la voie de la répression sur celle de l’éducation. Qui n’a constaté de longue date le taux de criminalité dans un pays comme les États-Unis, sans doute l’un des plus intransigeant en matière de réponse carcérale ? C’est la raison pour laquelle les professionnels de ce pays se sont intéressés de près depuis quelques années au choix original de notre pays qui avait su longtemps faire prévaloir l’éducatif sur le répressif, au moment même où, paradoxalement, nous avions nous-mêmes déjà largement commencé à entamer ce principe. De grandes voix s’élèvent en effet depuis des années déjà contre cette évolution sans qu’elles ne parviennent cependant à se faire entendre : Justice des mineurs, non à une réforme dangereuse et expéditive, titre ainsi le site de l’UNICEF en date du 28 juin 2011 [4] ; les présidents et directeurs généraux des Fédérations CNAPE, UNIOPSS, CITOYENS ET JUSTICE, des auteurs comme Boris Cyrulnik, des magistrats comme Alain Bruel ou Jean-Pierre Rosenczveig s’expriment par toutes sortes de prises de positions sans réussir néanmoins à infléchir la tendance. Comme s’il y avait un refus délibéré de la part des politiques d’entendre les experts qu’on ne manque certes pas de consulter dans le cadre de l’élaboration d’une multitude de rapports mais dont on ne retient guère les préconisations. Tout se joue sur fond d’une grande défiance à l’égard du travail social auquel les juges des enfants se trouvent, du point de vue des politiques, assimilés.
5 Ainsi, tout ce qu’aura permis un demi-siècle d’inventivité pédagogique se trouve-t-il aujourd’hui sérieusement mis en cause par l’approche clivée des politiques administratives, juridiques et sociales en direction de la jeunesse. En dépit de tous les travaux sociologiques caractérisant depuis les années 1960 les parcours et les filières de la délinquance, on assiste ainsi, depuis une quinzaine d’années, à la mise en place d’une véritable politique de ségrégation selon la nature des symptômes exprimant le mal-être d’une partie grandissante de la jeunesse française : aux jeunes délinquants la voie de la répression, de la soumission ou de l’enfermement mis en place par le ministère de la Justice et les nouvelles orientations politiques de la Protection judiciaire de la jeunesse : multiplication des centres pénitentiaires pour mineurs et des centres fermés ; aux jeunes victimes d’éducation défaillante, la voie d’une sorte de compassion sociale continuant à cibler des parents incompétents et pour laquelle beaucoup de départements, pris entre la logique du « parapluie » et une volonté affichée de responsabilisation des familles, peinent à trouver leur rythme ; aux jeunes chômeurs, la voie des stages, des formations, des contrats aidés et des orientations toujours recommencées par les missions locales sans cependant que l’on constate une sensible amélioration de la situation depuis une trentaine d’années en ce domaine… Le contexte international, il est vrai, ne plaide pas à cet égard en faveur de solutions simples ! Quoi qu’il en soit, le seul registre où l’État se prend à vouloir exceller est bien celui de la justice pénale des mineurs.
6 Rien en tout cela qui permette de sérieusement s’attaquer à la question de la souffrance de ces jeunes, dans toute l’épaisseur de leur existence et de leurs parcours de formation et de vie. Si les cadres administratifs renvoient ainsi un clivage croissant autour de la manifestation des symptômes de la souffrance des jeunes, comment les éducateurs pourraient-ils s’y prendre à l’intérieur de tels cadres pour mener à bien leur mission ? Mais est-ce précisément ce qui leur est demandé ? Ne sont-ils pas davantage sollicités aujourd’hui pour confronter le symptôme, voire le conforter par toutes les orientations idéologiques qui surdéterminent leur champ d’action ? D’où ce malaise grandissant partout observable dans la profession…
Des cadres institutionnels éclatés
Clivage entre réponse pénale et réponse sociale
7 La spécialisation de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui ne cesse de se renforcer depuis une dizaine d’années en matière pénale, entraîne elle aussi une série de clivages important entre les institutions intervenant dans le champ de la protection de l’enfance. Le symptôme de la délinquance s’en trouve isolé avec la mise en place d’un traitement singulier. Les logiques de filière de l’inadaptation dont on était péniblement sorti depuis les années 1970 s’en trouvent renforcées.
8 L’administration de la protection judiciaire de la jeunesse, confrontée à des problématiques d’organisation et de financement liées notamment aux lois de finances successives et à la Réforme générale des politiques publiques, a eu tendance au cours des dernières années à donner la priorité à ces enjeux de réforme interne plutôt qu’au sens politique global de l’intervention. Ainsi, la suppression progressive des financements pour les jeunes majeurs, la réduction de la durée des mesures d’investigation et la modification de leur mode de financement, le redéploiement à contre-culture d’une partie de ses fonctionnaires vers les maisons d’arrêt et les centres de détention, puis vers la création de nouveaux centres fermés, d’abord expérimentés essentiellement par le secteur associatif, laissent peu de place à la construction d’une politique de protection concertée avec l’ensemble des acteurs. Tout se passe comme si l’enjeu était bien davantage pour cette administration de parvenir à sauvegarder l’essentiel de ses moyens dans une période de forte restriction budgétaire, quitte à recentrer ses missions dans le cadre de la commande politique, sans nullement tenir compte des constructions partenariales sur les territoires et de la mise en œuvre de pilotages concertés autour de projets partagés. De trop rares actions partenariales voient heureusement encore le jour dès lors que les moyens de cette administration peuvent se trouver menacés et que le concours d’autres acteurs paraît indispensable pour les préserver. Mais, globalement, on assiste au repli progressif et constant d’une administration menacée autour de ses bases restreintes et sur sa clientèle prescrite. On est loin d’un véritable pilotage d’envergure de l’action socio-éducative en matière de justice des mineurs.
9 Par ailleurs, les ruptures se font de plus en plus perceptibles entre la culture des acteurs professionnels du champ de la protection de l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse et les cadres administratifs et judiciaires de l’intervention : ce fut déjà le cas lors du débat sur la création des centres fermés en 2002 qui accompagna étrangement une autre campagne présidentielle dont le résultat fut d’ailleurs catastrophique pour la gauche. Les débats vifs sur la réforme de l’investigation au début de cette année 2011 sont venus illustrer une nouvelle fois cet état de fait. L’enjeu principal de cette réforme n’est pas du tout, en effet, celui de l’affirmation d’une clinique professionnelle renforcée, mais bien plutôt celui d’une économie de moyens accompagnée d’une réduction de l’ambition politique de la protection judiciaire de la jeunesse en matière d’approche qualitative des situations à risque : il s’agit plutôt là du renforcement d’une logique procédurale étroite manquant fondamentalement d’envergure quant à la complexité des situations visées. Or, la Protection judiciaire de la jeunesse est aussi restée par ailleurs compétente, contre toute attente, en matière d’investigation dans le champ de l’assistance éducative que la logique de subsidiarité, prônée par la réforme de Protection de l’enfance de mars 2007, aurait dû tendre pourtant à ramener explicitement sous la responsabilité des départements. Cette ambiguïté concernant les cadres de référence en matière de responsabilité civile, couplée avec cette évolution étroitement juriste de la Protection judiciaire de la jeunesse concernant la conception de l’investigation, ne crée pas les conditions d’une intervention sereine de la part des professionnels du secteur. Ce sont de telles évolutions qu’à longueur de blog un magistrat comme Jean-Pierre Rosenczveig [5] ne cesse de dénoncer. Tandis que le président du GNDA dans une tribune des ASH au printemps 2011 dénonçait la dérive des relations entre la Protection judiciaire de la jeunesse et le secteur associatif [6].
Un bilan de la réforme de protection de l’enfance en demie teinte
10 La Réforme de la protection de l’enfance du 5 mars 2007 est venue impulser des orientations intéressantes en termes d’innovation, de prévention, de participation des usagers, de renforcement des diagnostics. Mais s’est-elle donnée pour autant les moyens d’une véritable transformation de la culture d’intervention des professionnels de la protection de l’enfance ? On peut en douter… Dans beaucoup de départements, le bilan est plus que mitigé. On constate bien souvent une faiblesse des pilotages et l’absence d’outils réellement participatifs, notamment en direction des usagers. Même chose en ce qui concerne la lenteur de mise en place des observatoires de la protection de l’enfance prévus par la loi.
11 En dépit du principe affiché de subsidiarité, on constate que la référence au magistrat reste la clef de voûte dans la représentation des professionnels dans la mesure où tout refus ou opposition des familles quant aux mesures préconisées risque de les renvoyer devant ce cadre contraignant. Ainsi, avec une telle épée de Damoclès qu’il peut rester pour les professionnels si tentant d’activer, il paraît difficile de basculer dans une autre vision plus réellement participative et démocratique de l’intervention. C’est souvent ce que l’on peut constater : le cadre juridique et autoritaire surplombant les usagers continue à structurer le cadre même de la pensée et les représentations des acteurs, alors même que la règle contractuelle tend pourtant à s’imposer. Il y a du chemin entre la promulgation d’une loi et son appropriation par les cultures et les identités professionnelles. Il ne semble pas que les dispositifs d’accompagnement nécessaires pour réussir un tel changement aient été prévus avec la réforme. Une fois de plus, la réussite d’une telle conduite du changement repose que sur la bonne volonté des acteurs et sur les initiatives personnelles qu’ils acceptent de prendre en terme de formation. Quant aux postes de pilotage, c’est rarement sur de tels critères de compétence qu’ils sont attribués, mais bien plutôt sur ceux d’une approche technocratique et gestionnaire maîtrisée.
12 La volonté affichée par la loi de renforcer la qualité des diagnostics et de sécuriser le déclenchement approprié et au bon moment des interventions, avec la mise en place systématique des cellules de recueil des informations préoccupantes, tend par ailleurs à maintenir un regard généralement suspicieux sur les familles de la part de l’ensemble des acteurs institutionnels concourant à la protection de l’enfance dont le champ s’est lui-même très largement étendu. Ainsi, la notion d’information préoccupante a-t-elle tendance pour Catherine Sellenet à revêtir un caractère beaucoup trop extensif [7] : comment les familles aspirées par un tel diagnostic d’information préoccupante pourraient-elles, s’il s’avère que l’alerte se soit trouvée injustifiée, dégager à leur tour une appréhension sereine du cadre de l’intervention qui leur est proposé ?
13 Certes, cette réforme se déroulait dans un contexte où il s’agissait de ne plus voir se reproduire des affaires comme celles d’Outreaux ou bien d’Angers où l’approche administrative et judiciaire s’était trouvée prise en grave défaut. La fermeté et la vigilance devaient donc être désormais la règle concernant les familles « préoccupantes ». Mais inutile de dire qu’avec une telle approche, l’objectif de véritablement donner toute leur chance aux familles en leur faisant fondamentalement confiance, ainsi que ne cesse d’y appeler depuis des décennies un mouvement comme ATD Quart Monde [8], se trouve en grande partie manqué. Passer d’une expertise sur les familles et leurs histoires de vie à une expertise en matière de « mobilisation des personnes à créer leurs propres solutions » semble pourtant bien être la clef de la mutation attendue du système français de protection de l’enfance ainsi que, dès 2001, le préconisait Guy Hardy lors d’une session « Justice et Quart Monde » organisée à l’École nationale de la magistrature à Paris [9].
14 Il faut aussi rappeler que cette réforme se déroule sur fond de grande ambiguïté eu égard au contexte essentiellement sécuritaire qui oriente l’ensemble des politiques de la jeunesse de notre pays. Ce n’est pas un simple hasard que cette Réforme de la protection de l’enfance se soit trouvée promulguée le même jour que la loi sur la prévention de la délinquance ; cette loi, associant prévention et délinquance dans le paysage sécuritaire que l’on connaît, venant à son tour introduire la plus grande incertitude quand au rôle de la prévention spécialisée et du contrat de confiance noué entre les éducateurs de ces services, les populations et les municipalités sur les territoires desquelles ils interviennent, les magistrats municipaux, véritables concurrents des magistrats de la jeunesse, se trouvant désormais convoqués à jouer eux-mêmes un rôle aussi bien sécuritaire et de sanction à l’égard des jeunes.
Confusion des cadres de référence
15 La réforme en France des territoires et des institutions peine elle aussi à trouver sa voie. Les niveaux d’intervention se multiplient sans que ne soient supprimés les niveaux antérieurs. Le diagnostic est bien connu. Si le département reste ainsi le cadre de référence principal en matière de protection de l’enfance, l’État à travers la protection Judiciaire de la Jeunesse reste quant à lui le garant du cadre pénal mais aussi, nous l’avons vu, de l’investigation au civil, tandis que les municipalités se voient désormais dotées de pouvoirs nouveaux en matière de prévention de la délinquance, y compris en ce qui concerne la sanction. La région, de son côté, ne se trouve que provisoirement éloignée de ce champ de compétence de la Protection de l’enfance dans la mesure où la réforme envisagée pour 2014 amènerait les nouveaux délégués territoriaux des départements à siéger également au niveau de la région tandis que la réforme des ARS a d’ores et déjà fixé les cadres des nouvelles habilitations en référence à des procédures d’appels à projets qui ne sont pas sans concerner également le champ de la protection de l’enfance.
16 Toute cette complexité jette les professionnels de la protection de la jeunesse dans la plus grande confusion. D’autant que n’ont absolument pas été pensés les cadres de pilotage de ces dispositifs pour le moins disparates. La recherche de schémas conjoints entre départements et Protection de la jeunesse a débouché en son temps le plus souvent sur un résultat de pure forme sans que des pilotages partagés de nature à transformer les pratiques soient véritablement mis en œuvre. L’invention d’un niveau régional de pilotage coordonné entre départements d’une même région s’articulant aux acteurs des municipalités ne semble pas pour demain. À moins que ne soit choisi, sur le modèle des ARS, un montage technocratique extrêmement sophistiqué dont la France a le secret mais dont on mesure très vite les limites en termes de pertinence et d’efficacité.
Éclatement du secteur associatif
17 L’une des difficultés particulières du champ de la protection de l’enfance tient aussi à son éclatement en une multitude de cadres et de cultures professionnels dont raffole le champ associatif, référés à des mouvements qui ont contribué à spécialiser de manière excessive telle ou telle modalité d’action, le plus souvent en les opposant : la prévention spécialisée se différenciant des interventions sous mandats ; le milieu ouvert de l’accueil en internat ; le placement familial apportant sa contribution spécifique…
18 Ainsi, le secteur associatif lui-même a-t-il bien du mal à se dégager des multiples clivages qui ont constitué son histoire et l’ont dispersé en une multitude de fédérations et de groupements qui parviennent mal aujourd’hui à se regrouper. C’est d’ailleurs en grande partie sur ce constat que les pouvoirs publics ont décidé de rationaliser, notamment par la mise en œuvre d’outils d’évaluation contraignants, cet éclatement du social. Un travail important est cependant en cours au sein des associations pour créer davantage de transversalité entre ces cultures professionnelles. Mais les fédérations associatives n’ont pas aidé vraiment au cours des dernières années à la création de ces transversalités… Chacune résiste, notamment dans son niveau de représentation nationale, et aide peu au déploiement des logiques davantage territoriales et notamment régionales aujourd’hui requises.
19 L’expérience conduite entre 2007 et 2009 en Bretagne en lien avec Transition [10] a montré la faiblesse des dispositifs inter-associatifs, l’importance des écarts entre les cultures professionnelles associatives, la différence des cadres de travail [11]. Cette recherche s’est montrée insuffisante à réduire ces écarts, mais elle a su poser une orientation dont les contributions de la région à ce numéro de Connexions sont un signe tangible. Le bouleversement des logiques d’intervention publique met à mal les réseaux. La difficulté à identifier un niveau régional de fédération complique encore cette mise en œuvre.
20 La tentation de la concurrence s’en trouve renforcée. Les nouveaux cadres administratifs réglementaires affaiblissent les dynamiques de réseau : les logiques d’appels à projets, encore peu présentes dans le champ de la protection de l’enfance mais désormais généralisés dans ceux de l’insertion et du médico-social, ont un impact large sur les acteurs associatifs fragilisés par ce nouveau contexte de régulation auquel ils n’étaient pas habitués. Loin de renforcer les réseaux historiques cette nouvelle régulation les fragilise encourageant plutôt la constitution de plates-formes de coopérations plus restreintes entre des associations, coopérations qui ne rassemblent plus désormais l’ensemble des acteurs d’un territoire. Une logique de clivage, surdéterminée par des enjeux de concurrence, tend à séparer ainsi dans le champ associatif les acteurs de la protection de l’enfance eux-mêmes.
La participation des usagers
21 Ce qui a fait le plus défaut jusqu’à présent en France en matière d’intervention en direction des familles en difficulté concerne sans doute la faible reconnaissance des parents et de leur responsabilité en matière d’éducation. La réforme de protection de l’enfance vient apporter à cet égard un heureux correctif. Mais nous sommes encore bien loin du compte en termes de mise en confiance des parents dans leur rôle et d’accompagnement de leurs responsabilités.
22 En matière de protection de l’enfance, on sort difficilement d’une référence quasi exclusive au cadre judiciaire. Finalement, le surplomb de l’autorité judiciaire demeure ! Les associations d’action sociale en mal de redéfinition de leurs alliances territoriales restent essentiellement bâties sur le socle de ce cadre judiciaire. Elles ont tendance à se restructurer autour de cette référence dominante. Ainsi, voit-on se reconstituer, concernant les Sauvegarde, les anciennes associations régionales de protection de l’enfance privilégiant avant tout l’espace de gestion partagée et le positionnement stratégique dans le champ de la concurrence et laissant de côté d’autres configurations plurielles et variées qui auraient pu se révéler infiniment plus riches sur les territoires.
23 L’enjeu ne serait-il pas, au contraire, de construire de véritables plates-formes territoriales larges en déployant une nouvelle vision de l’action sociale coopérative et en réseau, fondées sur une approche citoyenne ? Cette démarche est plutôt le fruit d’associations militantes qui se détachent des appartenances historiques et des logiques dominantes de l’expertise professionnelle pour constituer sur des espaces territoriaux circonscrits, faute de pouvoir le mettre aujourd’hui en œuvre sur des espaces plus larges du fait d’une certaine défaillance des fédérations restées bien souvent elles-mêmes dépendantes d’une vision plus corporatiste que politique, une approche nouvelle et croisée en matière d’action sociale.
24 Le choix de déspécialiser la protection de l’enfance peut ainsi constituer une option à part entière pour ces associations qui désirent mettre vraiment l’usager au cœur de l’action sociale. La protection de l’enfance ne saurait, en effet, être séparée des politiques de l’insertion ou de celles de la santé touchant notamment au domaine du handicap psychique. Le renforcement des précarités économiques à l’origine de nombre de désaffiliations impactant la responsabilité parentale et donc la protection de l’enfance plaide pour une telle vision large et multifocale du social. C’est pourquoi les compétences croisées et non spécialisées des associations, moins ciblées sur les défaillances et davantage sur les ressources des personnes, pourraient notamment favoriser cette ambition d’une plus grande participation des parents au projet de vie de l’enfant.
Construire des cadres cohérents pour la protection de la jeunesse
25 Ainsi, le défi reste-t-il important en matière d’élaboration de cadres d’intervention adaptés pour la protection de la jeunesse. Nous avons essentiellement souligné les difficultés à dégager aujourd’hui en France des dispositifs congruents qui viennent sécuriser la conduite des changements nécessaires en matière de cultures et d’interventions professionnelles.
26 Au niveau des professionnels eux-mêmes et des équipes, si le dispositif juridico-administratif d’ensemble dont nous n’avons fait qu’effleurer quelques caractéristiques d’ensemble peut sembler largement insécurisant, c’est dans le ressourcement d’une clinique de proximité que se trouve mobilisé l’essentiel de l’engagement. Les dispositifs de supervision plébiscités par la profession ne sont pas toujours dotés de ressources financières suffisantes. Mais, fréquemment, ces dispositifs ne s’avèrent pas eux-mêmes suffisamment transversaux et ouverts à la diversité des pratiques pour accompagner tous les changements nécessaires. Ils contribuent malheureusement assez souvent à continuer à centrer les professionnels sur leurs propres dispositifs d’intervention sans les amener à reconstruire avec les personnes elles-mêmes, autrement, l’objet de leur intervention et à considérer ainsi l’ensemble des changements à entreprendre…
27 L’enjeu de la formation reste à cet égard déterminant. Une formation initiale et continue des professionnels de la protection de l’enfance et de l’action sociale au sens large qui privilégierait résolument la mobilisation de la ressource des familles et de leur environnement naturel sur les territoires reste à promouvoir. Les familles en difficulté ne devraient pas continuer à être considérées par la profession avant tout en fonction de leurs symptômes, mais plutôt en fonction des ressources qu’elles partagent sur un territoire avec d’autres familles. La logique fortement individuelle de l’intervention et de l’expertise dans le champ de la protection de l’enfance rend très difficile l’invention de nouveaux cadres d’action centrés sur la ressource et les compétences des familles. Ce qui supposerait de donner vraiment aux acteurs politiques locaux, et cela de manière concertée avec tous, les moyens pour développer leur propre conception de l’intervention en lien avec les instituts de formation. La centralisation qui reste très forte en matière de définition nationale des axes de la formation, l’approche par la modélisation davantage que par la recherche-action et le projet, rendent très aléatoire la congruence nécessaire entre professionnels, employeurs, centres de formation et acteurs politiques locaux. Comment, à cet égard, est-il possible d’évaluer la pertinence du maintien d’une administration spécifique comme la Protection judiciaire de la jeunesse venant renforcer par son hyperspécialisation la définition de la jeunesse comme symptôme, tandis que ce corps professionnel de l’administration publique entretient lui-même au sein de l’action sociale le symptôme de sa formation à part en référence à la constitution artificielle d’un public à part relevant du traitement de la délinquance des mineurs ?
28 Les associations, en se mettant à coopérer fortement entre elles autour de projets citoyens, pourraient contribuer à induire de véritables changements d’orientation des politiques publiques. Laissée à son seul registre technocratique, l’intervention publique se cristallise, en effet, très rapidement autour de logiques gestionnaires formatées qui éloignent les acteurs du sens même de l’intervention. Nourrie par une véritable initiative démocratique portée par des acteurs de proximité, elle peut au contraire porter loin les ambitions qu’elle entend promouvoir.
29 Pour cela, il faudrait commencer par avoir le courage de cesser de jouer sur les peurs à l’égard de la jeunesse ou des familles éprouvant des difficultés. C’est par une politique de la confiance au contraire relayée par tous les intervenants professionnels ou bénévoles de proximité, et donc par toutes les institutions qui les emploient, que peut s’inverser la tendance qui nous conduit tout droit à une rupture du pacte éducatif construit après guerre entre l’État français et ses jeunes citoyens les plus vulnérables.
Bibliographie
- HARDY, G. 2001. « S’il te plaît, ne m’aide pas », Dossiers et documents de la revue Quart Monde, n° 11, « Le droit de vivre en familles, Dialogue entre professionnels et familles en situation de grande pauvreté ».
- RENOUX, M.-C. 2008. Réussir la protection de l’enfance avec les familles en précarité, Paris, Éditions de l’Atelier/Quart-Monde.
- SELLENET, C. 2011. « L’art d’accommoder les parents dans la loi de 2007 », Les cahiers dynamiques, n° 49, « Les évolutions de la protection de l’enfance ».
- SOULA DESROCHE, M. ; PINEL, J.-P. ; ROUCHY, J. C. ; HÉMONO, J.-G. 2010. Cadre et dispositif pour la prise en charge d’adolescents en grande difficulté, Transition, Analyse de groupe et d’institution.
- TONNELET, G. 2011. « Relations PJJ-secteur associatif : l’inquiétante dérive », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2702, du 25 mars 2011.
Mots-clés éditeurs : cultures professionnelles, représentations, définition des cadres, Politiques d’intervention en direction de la jeunesse, pilotage, parcours en souffrance des jeunes
Date de mise en ligne : 09/01/2012
https://doi.org/10.3917/cnx.096.0035Notes
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[1]
« Le Parlement adopte la “loi Mercier” sur la justice des mineurs », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2718 du 15 juillet 2011, p. 5 et 6.
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[2]
« Le gouvernement doit mettre fin au cumul des fonctions d’instruction et de jugement du juge des enfants avant 2013 », op. cit., p. 6 et 7.
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[3]
« Une décision du Conseil Constitutionnel fait craindre une déconstruction de la Justice des mineurs », op. cit., p. 28 et 29.
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[4]
http://www.unicef.fr
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[5]
http://jprosen.blog.lemonde.fr
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[6]
G. Tonnelet, « Relations PJJ-secteur associatif : l’inquiétante dérive », Actualités sociales hebdomadaires du 25 mars 2011, n° 2702, p. 23.
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[7]
C. Sellenet, « L’art d’accommoder les parents dans la loi de 2007 », Les cahiers dynamiques, n° 49, « Les évolutions de la protection de l’enfance », 2011, p. 86-96.
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[8]
M.-C. Renoux, Réussir la protection de l’enfance avec les familles en précarité, Paris, Éditions de l’Atelier/Quart-Monde, 2008.
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[9]
G. Hardy, « S’il te plaît, ne m’aide pas », Dossiers et documents de la revue Quart Monde, n° 11, « Le droit de vivre en familles, Dialogue entre professionnels et familles en situation de grande pauvreté », 2001, p. 30.
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[10]
Transition (Analyse de groupe et d’institution, association européenne).
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[11]
M. Soula Desroche, J.-P. Pinel, J.C. Rouchy, J.-G. Hémono, Cadre et dispositif pour la prise en charge d’adolescents en grande difficulté, Transition, Analyse de groupe et d’institution, juin 2010. Cf. dans ce numéro, le résumé de cette action-recherche.