Connexions 2010/2 n° 94

Couverture de CNX_094

Article de revue

Conduire une formation-action en situation de crise

Pages 175 à 188

Notes

  • [1]
    « Usagers », « bénéficiaires », « personnes accueillies »… sont autant de termes employés par les professionnels comme par le législateur.
  • [2]
    La fondation du Père Favron gère plus de trente établissements sanitaires, sociaux et médicosociaux répartis sur l’ensemble de l’Île.
  • [3]
    Les maisons d’accueil spécialisé (MAS) reçoivent des personnes adultes, atteintes d’un handicap intellectuel, moteur ou somatique grave, ou gravement polyhandicapées, n’ayant pu acquérir un minimum d’autonomie.
  • [4]
    Direction régionale des affaires sanitaires et sociales.
  • [5]
    En principe, les foyers d’accueil médicalisé (FAM) accueillent des personnes un peu moins dépendantes que la population hébergée en MAS. Et, contrairement aux MAS, les FAM sont sous double compétence (d’où l’ancienne appellation de « Foyer à double tarification – FDT ») :
    – le département qui prend en charge la partie hébergement et l’accompagnement social ;
    – la Sécurité sociale qui finance le forfait soins sous forme d’une dotation globale annuelle, gérée au niveau régional par la DRASS.
  • [6]
    Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale.
  • [7]
    Un petit groupe de professionnels a eu pour tâche de rédiger cette histoire. Rédaction qui fut soumise à plusieurs reprises au collectif et qui a subi plusieurs allers et retours, notamment face au constat que cette rédaction « oubliait » de mentionner certains événements et en particulier le moment de « la reprise ».
  • [8]
    Un FAO accueille des personnes handicapées mentales, c’est-à-dire une toute autre population.
  • [9]
    J. Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva n° 8, 1990, p. 3-9.
  • [10]
    E. Enriquez, « Implication et distance », Les cahiers de l’implication. Cité par Gilles Amado, 2002, « Implication » dans Vocabulaire de psychosociologie, Toulouse, érès, 2001, p. 366-374.
  • [11]
    OPCA – Organisme paritaire collecteur agréé créé par voie d’accord conclu entre organisations syndicales d’employeurs et de salariés qui collecte les contributions des entreprises au titre de la formation professionnelle continue. Dans le secteur social et médicosocial à but non lucratif, l’OPCA est UNIFAF. Les établissements et services de ce secteur ont peu voire pas de marge pour financer des interventions.
  • [12]
    On pourra se reporter sur ce point à Fablet (2009).
  • [13]
    D. Mellier, « Le groupe d’analyse de la pratique (GAP), la fonction “à contenir” et la méthodologie du groupe Balint », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 39, 2002/2, « Approche groupale de la formation », p. 85-102.
  • [14]
    Toutes les phrases en italique sont des expressions des professionnels.
  • [15]
    Expressions des professionnels lors du bilan final.
  • [16]
    Il avait toujours été spécifié que les intervenantes ne rédigeaient pas le projet. Seules quelques remarques sur la forme de ce document final ont été formulées.

1 Les établissements et services sociaux et médicosociaux sont confrontés depuis la loi du 2 janvier 2002 dite de « rénovation de l’action sociale et médicosociale », à des exigences [1] nouvelles : projet d’établissement formalisé, mise en place d’instances associant les « usagers » et leurs familles, explicitation des méthodes de prise en charge, centration sur les droits des usagers, évaluation… Démarches qualité, guides de procédures, prestations de services… viennent désormais émailler (souvent sans distance critique) les discours et les échanges des professionnels et particulièrement quand ils sont en situation de direction, de « management ».

2 Depuis dix ans, nombreux sont les établissements de ce secteur qui font appel à des organismes extérieurs (centres de formation – cabinets conseils…) pour les aider « à se mettre en conformité ». J’ai ainsi été amenée à conduire de nombreuses actions dites « d’accompagnement » ou « formation-action » visant à « la formalisation du projet d’établissement ». Cet accompagnement d’équipes en vue de l’élaboration d’un projet ne se limite pas à une dimension méthodologique et opératoire. Il est nécessairement articulé à l’analyse et au traitement des expressions, des représentations, des comportements collectifs et des phénomènes affectifs à l’œuvre dans les groupes de professionnels.

3 De telles actions sont parfois conduites dans des établissements en crise, avec une histoire lourde. Ce sont alors des équipes en difficulté que nous rencontrons : indifférenciations et clivages, violences et silences, maladies… en sont les manifestations principales. Penser, échanger, réfléchir collectivement semble alors impossible. La méfiance règne et se dirige de façon privilégiée vers la direction et vers l’intervenant perçu comme l’allié potentiel de la direction, le porteur des exigences extérieures, soupçonné de venir contrôler et mettre en conformité, déguisé sous le costume des méthodes de participation. Mais on attend aussi de l’intervenant extérieur la possibilité d’un regard nouveau, d’une prise de distance là où l’implication est trop grande pour permettre de nouvelles interrogations. Du « tiers » est requis pour sortir d’une situation de face à face (direction – professionnels de terrain en particulier). Cette position de l’intervenant extérieur, « hors de », n’est pour autant pas suffisante pour garantir une fonction de « tiers », surtout dans les situations de crise. D’autres « tiers » doivent être mis en place. Le dispositif, sa co-construction et sa contractualisation, les objectifs et le ou les objet(s) de travail qui y sont définis constituent des tiers pour le psychosociologue comme pour les « commanditaires » et pour les participants à l’intervention. Enfin, l’organisation à laquelle appartient le psychosociologue participe elle aussi de cette fonction tierce.

4 C’est principalement à partir du récit d’une « formation-action » que ces éléments seront investigués. « Formation-action » qui s’est étalée sur 18 mois et qui s’est arrêtée, il y a maintenant un peu plus de deux ans.

5 Contrairement à la pratique en ce domaine, les noms et les lieux qui sont indiqués dans le récit et l’analyse de cette action ne sont pas modifiés. C’est que ce récit est fait en accord avec la directrice de l’établissement (commanditaire de la formation-action), et avec son concours par sa contribution écrite à cette réflexion.

Le contexte de la demande

6 Nous sommes en juillet 2006. La directrice d’un établissement de la fondation du Père Favron [2] à l’Île de la Réunion me contacte.

7 Elle dirige une Maison d’accueil spécialisée (MAS) [3] depuis un an et demi dans l’Est de l’île. Elle vient d’apprendre que les autorités de tarification et de contrôle (DRASS [4] et conseil général) ont sollicité la Fondation du Père Favron pour reprendre un foyer d’accueil médicalisé (FAM) [5] dont la gestion est jugée désastreuse. Un arrêté préfectoral a retiré l’agrément à l’ancien gestionnaire suite à un rapport d’enquête faisant état de nombreuses difficultés (locaux vétustes – problèmes de sécurité –, conditions d’accueil et d’hébergement non réglementaires, ancienneté importante du personnel mais faible niveau de qualification, usagers insuffisamment accompagnés…). L’établissement est installé sur deux sites géographiques distincts, situés chacun non loin de la MAS. Cette reprise doit s’accompagner d’une mise aux normes des locaux et de l’élaboration d’un projet d’établissement en conformité avec la loi de rénovation sociale et médicosociale du 2 janvier 2002.

8 J’occupe, à l’époque, le poste de directrice adjointe d’un organisme de formation continue en métropole et j’ai la responsabilité des formations sur sites. Psychosociologue, j’accompagne des équipes depuis plusieurs années dans le cadre de la réactualisation des projets d’établissements. J’interviens à la Réunion depuis une vingtaine d’années auprès d’établissements sociaux et médicosociaux. La petite superficie de ce département insulaire d’outre-mer fait qu’à l’occasion des formations et des interventions que j’ai conduites, je retrouve fréquemment nombre de travailleurs sociaux, cadres et directeurs.

9 C’est ainsi que j’ai été amenée à connaître la directrice de cette MAS, Christine Brun, que j’ai rencontrée dans une autre association où je suis intervenue quelques années auparavant à plusieurs reprises ainsi que dans un petit groupe de futurs directeurs préparant le Cafdes [6].

10 Face aux conditions difficiles de cette reprise et à la lourdeur pressentie de la mission, connaissant mes orientations et mes façons de travailler en matière d’accompagnement à l’élaboration de projets d’établissements et de régulation d’équipes, elle souhaite que j’intervienne. J’apprécie de mon côté ses qualités professionnelles et sa rigueur.

L’inscription dans le temps

11 Élaborer un projet d’établissement, c’est mettre en œuvre un véritable processus de changement qui s’inscrit dans la durée. Faire l’économie de ce temps et de cette durée risque de condamner les collectifs de travail à la reproduction. Les deuils, les changements de représentations, les modifications des pratiques… ne se décrètent pas. C’est un véritable travail et c’est au prix de ce travail que l’institution peut retrouver du sens à son action et se centrer sur le seul objet qui la légitime, à savoir les sujets qu’elle a pour mission de soigner, éduquer, rééduquer, accompagner…

12 Les fonctions de l’intervenant dans ce type d’action se situent alors sur deux registres :

13

  • celui de la facilitation de la production, pour lequel il ne s’agit pas « d’enseigner » ce que devrait être un « bon projet » mais d’apporter des repères concernant la méthodologie de projet, de faciliter l’organisation des idées, l’investigation, la clarification et l’explicitation des problèmes opératoires ;
  • celui des processus collectifs, pour lequel il s’agit de permettre l’analyse des représentations à l’œuvre, des systèmes de communication, des résistances au changement, des affects mis en jeu et qui interagissent avec la production.

14 Dans le cas présent, il n’était pas difficile de faire l’hypothèse que l’impact sur les équipes, de cette reprise de leur établissement par une nouvelle association, était vraisemblablement lourd et n’allait pas permettre d’emblée une mise en réflexion sur le projet de prise en charge. Les premiers éléments fournis par la directrice décrivaient en outre une histoire de l’établissement mouvementée et douloureuse, un climat social particulièrement tendu.

15 Voici quelques extraits de cette histoire telle qu’elle sera rédigée par les professionnels, au terme de la formation-action, dans le premier chapitre du projet d’établissement [7].

16

« Installée à Hell-Bourg, l’Association “A” gère alors une maison d’enfants à caractère social (MECS). […] Suite à des problèmes de vétusté des locaux, de sécurité, des conditions d’accueil et d’hébergement non réglementaires et surtout une volonté affichée des pouvoirs publics de favoriser les orientations en famille d’accueil, le conseil général demande la fermeture de cette structure. […] Face aux divers mouvements sociaux déclarés (grève du personnel), une relance de l’activité est trouvée […]. L’association “A” saisit alors cette occasion pour créer un foyer d’accueil occupationnel (FAO)[8] . […]
En 1989, le FAO (30 résidants) connaît un autre conflit social avec la direction. La grève aboutit alors à la délocalisation d’une partie des résidents. […]
En 1990, l’équipe restante à Hell-Bourg abandonne le site en raison de la vétusté des locaux ainsi que pour son éloignement géographique. Elle s’installe sur la commune de St-Benoît dans une structure provisoire. L’installation définitive se fait sur le site de Beaufond en 1993 […]
En 1996, une structure similaire est construite à Cambuston.
La loi 2002-2 du 2 janvier 2002 (soit seize ans après) a assis le statut de cette catégorie d’établissements en leur donnant l’appellation de foyer d’accueil médicalisé (FAM). […] De 2000 à 2006, l’Association rencontre des difficultés financières et de fonctionnement. En 2006, la fondation Père Favron est sollicitée par les autorités de tarification et de contrôle (DRASS et conseil général), afin de reprendre la gestion du FAM. »

17 Une histoire donc, jalonnée de ruptures, de fermetures, de changements d’intitulés et même de changements de catégories d’usagers sans que ces événements ne soient jamais véritablement traités.

18 Ce contexte difficile et la durée envisagée de l’intervention ont renforcé le choix de ne pas intervenir seule et c’est une collègue psychosociologue que j’ai sollicitée. Nous avions déjà expérimenté une situation de coanimation dans un contexte hiérarchique complexe ; un climat de confiance s’était établi entre nous, tant sur le plan de nos compétences, de nos orientations que sur nos capacités à interroger réciproquement nos fonctionnements. Cette co-intervention a pris des formes différentes : tantôt coanimation de mêmes groupes, tantôt animation en parallèle de groupes différents. Chaque journée a pu se poursuivre par une séance de travail en soirée, au cours de laquelle nous pouvions échanger nos impressions, confronter nos perceptions, nos analyses aidant ainsi à des mises à distance, à des prises de conscience des mouvements d’identification, transférentiels, contre-transférentiels par lesquels nous passions. La coanimation est trop souvent malheureusement impossible, principalement pour des raisons financières. Elle participe pourtant du maintien et du renforcement de la fonction tiers de l’intervenant. Les modalités variées de notre co-intervention, auprès de groupes distincts, ont renforcé les possibilités de perceptions et d’analyses différentes, de confirmer des pistes, d’interroger des écarts.

19 Il apparaîtra aussi nécessaire d’intégrer dans le dispositif une action de formation spécifique pour constituer ou renforcer des méthodes professionnelles et une culture communes aux professionnels. C’est une formatrice-psychanalyste avec laquelle je travaillais depuis de nombreuses années que j’ai sollicitée pour travailler sur la question de « l’observation clinique ». Sa fonction et sa place seront distinctes des nôtres. La formation intégrant des situations d’analyse des pratiques, aucun cadre n’y participera. Elle contribuera à la création de repères communs concernant l’approche clinique des usagers.

20 Et, bien sûr, comme dans toute action de ce type, il fut convenu avec la directrice que nous n’aurions aucun lien personnel en dehors de nos interventions. L’ensemble des règles de fonctionnement et des positions et fonctions respectives sera énoncé auprès de l’ensemble des professionnels dès la première journée ; la directrice exposera pourquoi elle a estimé nécessaire de faire appel à des intervenants extérieurs, comment elle a déjà été amenée à travailler en particulier avec moi et expliquera ainsi notre tutoiement. Nous préciserons les règles qui s’appliqueront à nous tous concernant le respect de la parole, des personnes et des propos tenus.

21 Pour autant, la position de l’intervenant ne se situe pas dans la neutralité. Il est évidemment impliqué à plus d’un titre. C’est même par sa capacité à ne pas être indifférent, « à être affecté » pour reprendre les termes de Jeanne Favret-Saada [9] que nous pouvons laisser parler et écouter sans prendre parti, ni chercher à savoir si ce qui est raconté est vrai, faux, déformé… Ainsi, nous ne chercherons pas à savoir si l’histoire relatée est exacte ou non mais travaillerons sur les effets produits sur les acteurs, le sens qu’ils ont donné aux faits et qui perdure, les empêchant de s’en dégager. « L’implication ne se conçoit pas sans sympathie et sans distance », écrit E. Enriquez [10]. Il est en effet important que l’intervenant ne soit pas totalement étranger au champ professionnel dans lequel il intervient (un minimum de connaissances concernant les dimensions structurelles et culturelles propres à ce milieu professionnel) et indispensable qu’il conserve une distance qui lui permette d’interroger les fonctionnements et de ne pas les considérer comme des évidences.

Le dispositif

22 Les délais très courts et la distance géographique empêcheront que soit organisée une rencontre préalable avec le commanditaire et avec les professionnels concernés.

23 Le financeur étant dans le cas présent un OPCA [11], la proposition de dispositif devra être agréée comme relevant d’une action de formation. Je ne m’attarderai pas sur les débats à ce sujet : accompagner le changement, l’élaboration et la formalisation d’un projet, analyser les pratiques… ne peuvent-ils recouvrir une dimension de formation [12] ? La présentation d’un programme et l’énoncé des contenus traités suffisent-ils pour définir l’acte de formation ?

24 Cette question est d’autant plus complexe que l’action que nous allons conduire comporte une dimension d’intervention psychosociologique dans la mesure où elle s’adresse à des groupes de travail réels, dans un contexte de changement profond des structures de l’organisation.

25 C’est donc à partir des premiers échanges téléphoniques et de quelques documents écrits que nous construirons le dispositif de cette intervention que nous intitulerons « formation-action ». Intitulé qui au-delà de débats de définitions permet de se décaler d’une stricte visée pédagogique et que l’OPCA est susceptible d’accepter. Les professionnels parleront de « la formation » et nous désigneront comme « les formatrices ».

26 Le dispositif proposé sera suffisamment ouvert pour permettre des ajustements. Seront énoncés :

27

  • la nécessaire participation et mobilisation des différents acteurs concernés : dans un premier temps, nous réunirons tous les professionnels sur chacun des sites. Peu à peu, des sous-groupes de travail différenciés, des responsabilités de recherches, d’animation de groupes de réflexion… par certains professionnels eux-mêmes pourront être mis en place ;
  • la durée et l’amplitude minimum pour permettre des modifications de représentations, des changements organisationnels, des expérimentations, des travaux intermédiaires… : l’intervention s’étalera au total sur 18 mois, à raison de cinq « modules » de cinq journées ;
  • la prise en compte des statuts et des fonctions différenciés existant dans l’établissement : professionnels éducatifs – médicaux et paramédicaux – d’animation – de nuit…, personnels des services administratifs, généraux et bien sûr, cadres hiérarchiques (différenciés eux-mêmes selon qu’ils sont chefs de service, directeur adjoint ou directrice) ;
  • les règles relatives à l’espace-temps de la formation-action et sa différenciation de l’espace-temps de l’organisation afin de constituer un espace transitionnel au sein duquel les acteurs puissent expérimenter de nouveaux modes d’échanges, de participation, de réflexion. Dans cet espace-temps, les statuts et fonctions ne sont pas gommés, les lieux sont ceux de l’exercice professionnel quotidien, les groupes recoupent parfois les instances existant au sein de l’établissement, mais la présence et la fonction de l’intervenant viennent signifier la différence. La clarification du statut des décisions est aussi essentielle : aucune décision engageant l’institution et relevant d’instances organisationnelles ne peut être prise au sein du dispositif. « C’est dans l’écart et la tension entre ces espaces, entre ces deux niveaux, qu’un travail psychique pourra être réalisé [13] » ;
  • les objectifs : apprendre à rendre plus lisibles les pratiques professionnelles et à les mettre en lien avec les missions et les caractéristiques des usagers, comprendre les fonctionnements collectifs et organisationnels et les interroger au regard du service à rendre aux usagers, initier les participants aux méthodes de production de groupe, d’analyse collective des pratiques, initier les participants à la méthodologie de projet et à la mise en œuvre concrète de projets d’actions en vue d’une meilleure qualité du service rendu.

28 Connu de tous, ce dispositif contractualisé précise les règles auxquelles tous, y compris l’intervenant, sont soumis (en particulier concernant la parole et sa circulation). Il a une fonction de contenant différenciateur permettant dans une situation où les repères ont explosé et où la violence est devenue quotidienne, de réintroduire la fonction symbolique. La confiance ne se décrète pas, il va falloir l’expérimenter, l’éprouver pour que, peu à peu, les liens autour d’un objet de travail commun se rétablissent.

29 C’est aussi par l’acceptation de la différenciation que les liens pourront être recréés. Car, lors de « leur reprise », les professionnels du FAM ne font qu’un ! L’heure n’est pas à la division et toute différenciation est perçue comme mise en danger du groupe. Il faut faire bloc contre ce qui est vécu comme une tentative de négation de l’histoire de l’établissement à travers sa fermeture et sa reprise. Il faut faire bloc contre ce qui est vécu comme une désignation du personnel comme le mauvais objet, responsable de la situation : « On a culpabilisé le personnel à la fermeture de l’association », « ce n’est pas l’association qui a été désignée comme mauvais objet mais le personnel », « personne ne voulait nous reprendre. Alors le père Favron apparaît forcément comme un sauveur [14] ! »

30 Autant d’expressions émotionnelles fortes qui seront exprimées dans les groupes dans une première phase du travail, indiquant à quel point le passé avait laissé des marques douloureuses. Ressentiments, colère, amertume, craintes… étaient si présents qu’il n’était pas possible de mobiliser la réflexion. Les équipes étaient exclusivement centrées sur les événements vécus. La mission à réaliser et les usagers n’étaient plus au premier plan dans les échanges. Il était indispensable de parler et de faire savoir les difficultés, les souffrances rencontrées.

31 Toutes les caractéristiques des situations de crise sont au rendez-vous : perte de sens généralisée, sentiment d’arbitraire et de jugements d’incompétence, violence et imaginaire mortifère. Les échanges sont passionnels. L’absence de confiance domine : « On nous a repris mais on n’a pas confiance en nous », disent les professionnels qui se méfient à leur tour des intervenantes qui seraient là pour réaliser « un audit déguisé ».

32 Même si ce n’est pas le cas pour tous les professionnels individuellement, collectivement le recul n’est pas possible, les repères sont perdus ; le temps semble comme arrêté. Se projeter dans l’avenir est impossible et équivaudrait pour eux à une négation du passé collectif.

33 Ainsi, l’histoire a-t-elle occupé d’emblée beaucoup de place dans le premier module et ce n’est que peu à peu que la réflexion sur les pratiques professionnelles actuelles a été possible.

34 L’expression des différents avatars du passé a non seulement soulagé mais a permis de faire des liens entre le passé et le présent lorsqu’en entendant raconter certains épisodes de l’histoire, les professionnels ont pu les associer, les relier à certaines difficultés actuelles. Raconter l’histoire et la façon dont chacun avait pu la vivre a permis de l’identifier, de la partager et, surtout, de partager les affects qui avaient été éprouvés à l’occasion des différents changements d’habilitation et de dénomination. Ainsi reconnue, délimitée dans le temps, elle a été remise à sa place permettant à chacun de retrouver une place. La directrice a pu en prendre connaissance, mais surtout a pu prendre la mesure des effets produits sur les équipes.

35 Au terme de l’intervention, l’équilibre demeure certes encore fragile ; la place à réserver à l’histoire reste complexe. « Pourra-t-on, jamais en faire le deuil ? », « Faut-il en faire le deuil ? », « En faire le deuil, serait-ce accepter tout ce dont on a été accusés ? », « L’histoire n’est-elle que l’affaire des anciens ? » Autant de questions qui habitent encore certains professionnels. Mais l’histoire n’occupe plus tout le devant de la scène et l’on a pu repérer ensemble que tout changement sera susceptible de réactiver ce lieu de sensibilité et donc se doter un peu mieux d’éléments de compréhension.

36 Peu à peu, mettre en lien réflexion et action ne fut plus porteur des mêmes menaces. Les différences entre les professionnels ont pu être évoquées sans mettre en danger le collectif. Les cadres ont pu occuper leur place spécifique dans le dispositif, puis dans l’organisation sans être vécus comme persécuteurs et sans être, de leur côté, persécutants.

37 À travers le dispositif, c’est la fonction « cadre » qui a été expérimentée. Les situations de non-respect des règles communes concernant la participation, la présence, la composition des groupes, les productions à réaliser… ont été l’occasion de questionner les fonctionnements collectifs, de les soumettre à la réflexion collective pour en dégager des éléments de sens : « Au début, les gens étaient éparpillés et puis ils ont vu qu’on pouvait produire dans un cadre », « Depuis un an, on expérimente du cadre ! » C’est l’ensemble du fonctionnement de l’établissement qui a aussi été questionné et en particulier la fonction d’encadrement et de direction : « De consommateurs, on est devenus acteurs de la formation : donc maintenant, il faut en tenir compte », diront un certain nombre de professionnels, « ils ne sont plus exécutants » exprime une chef de service, « mais acteurs et du coup ils prennent des responsabilités », « ça modifie la fonction d’encadrement ».

38 Le temps a permis de mettre à l’épreuve un cadre dans lequel chacun a pu vérifier que les règles énoncées étaient respectées et que tous pouvaient participer sans pour autant que les fonctions soient confondues ou que les places soient interchangeables.

Le projet collectif à élaborer : retrouver l’objet de travail

39 Faire un projet ouvre à la fois aux plus grands espoirs de renouveau et fait surgir les craintes les plus vives de perdre ce qui a été fait jusqu’à présent. C’est un long travail, constitué de va-et-vient dans le temps dont on ne maîtrise jamais l’issue. Le passé, le présent et l’avenir ne s’écrivent pas dans l’ordre chronologique (même si c’est dans cet ordre qu’on les rédige).

40 Mais qu’est-ce qu’un projet ? La question posée dans les groupes a permis de mettre en évidence les multiples représentations et inquiétudes en la matière :

41

  • faire un projet, est-ce écrire ce que nous faisons actuellement ? Mais alors, en quoi cela constitue-t-il un projet ?
  • faire un projet, est-ce « repartir à zéro » ? Qu’en est-il alors de ce que nous faisons actuellement et que nous faisons parfois depuis longtemps ? Tout va-t-il donc être balayé ? Et si ce n’est pas le cas, quels aspects des pratiques vont être maintenus ou, au contraire, abandonnés ? Qui en décidera ?
  • quelle place chacun pourra-t-il occuper dans la réflexion et l’écriture de ce projet ? On sait qu’un projet architectural existe et que la délocalisation du FAM est envisagée, le projet serait-il donc déjà écrit par la direction ou/et les formatrices ? Le projet se limite-t-il à l’énoncé des pratiques de prise en charge ou d’accompagnement des usagers ? Qu’en est-il de la dimension organisationnelle de l’établissement ?

42 Comme dans toute intervention de ce type, ces questions sont d’emblée posées et seront reposées à plusieurs reprises dans les mois suivants. Le contexte d’insécurité dans lequel tous les acteurs se trouvent les renforce et ce ne sont pas les définitions théoriques qui permettent d’y répondre. Il faut expérimenter, éprouver, vérifier… individuellement et collectivement, dans le temps des modules de formation et dans le temps du travail quotidien… que réfléchir pour écrire ce que nous faisons actuellement amène à revenir sur le passé et, par là même, à transformer les pratiques.

43 La méthodologie de la formation-action reposant sur la participation de l’ensemble des professionnels du FAM, c’est l’apprentissage d’une démarche de travail participative qu’il a fallu faire. Cette participation s’est fait dans le cadre de groupes différents : par sites (plus particulièrement dans la cadre du premier module), par fonctions (les professionnels éducatifs et d’animation, paramédicaux, administratifs, techniques), par niveaux hiérarchiques (la directrice, les chefs de service, l’équipe de direction), autour de thèmes de réflexion (les caractéristiques des usagers, le travail avec les familles…), par la constitution d’un Comité de Pilotage, regroupant des membres de chacun des groupes précédents, ayant pour fonction d’animer, de coordonner, de diffuser… entre chaque semaine d’intervention.

44 Chaque professionnel, chaque équipe, chaque service, chaque site, individuellement et en groupe, a traversé des moments d’enthousiasme, mais aussi de craintes et de lassitude, a buté sur de nouvelles questions venant interroger ses pratiques, a découvert de nouvelles perspectives et de nouveaux espoirs… Pour la plupart, cette méthode de travail était nouvelle. Mais, peu à peu, ils ont pu être associés de plus en plus à l’organisation des groupes au sein du dispositif. « C’est la première fois qu’on nous demandait de participer. C’est enrichissant », « J’aurais aimé participer plus », « On était tous formateurs », « C’est positif, mais ça a demandé beaucoup de travail. C’était dur [15]. »

45 Il y a donc eu nécessité d’un apprentissage d’une méthode nouvelle dans un contexte initial où ne régnait pas une grande confiance entre les professionnels eux-mêmes et envers la nouvelle direction, voire envers les formatrices (audit ? envoyées de la direction ?), mais aussi parfois entre collègues.

46 De nombreux textes ont pu être produits qui ont constitué le matériau pour la rédaction finale du projet d’établissement du FAM par la directrice assistée d’un comité de rédaction constitué lors du dernier module. En juillet 2008, ce projet a été soumis à l’ensemble des professionnels et adressé à la lecture critique des intervenantes [16], en vue de la présentation du document définitif au conseil d’administration et au conseil de la vie sociale.

47 Aujourd’hui, le projet écrit du FAM intègre tous les temps :

48

  • le passé, en particulier à travers son chapitre consacré à l’histoire ;
  • le présent, par la formalisation des conceptions et des pratiques actuelles d’accompagnement dans leurs différentes dimensions : diachronique (de l’admission à l’orientation de l’usager) et synchronique (les prestations principales). Mais aussi par l’exposé des moyens logistiques et humains, de leur organisation et de leur management ;
  • enfin, l’avenir, par la formulation « d’axes de progrès », qui tout à la fois présentent déjà les principaux éléments d’une évaluation interne des pratiques et permettent de se projeter dans l’avenir.

49 Mais l’ensemble de cette démarche ne peut se résumer à la production et à la rédaction de textes ou à une régulation de conflits liée à la reprise de l’établissement. C’est l’aboutissement d’un travail collectif constitué de recherches, de débats, de productions écrites discutées, critiquées. Les participants, quelles que soient les places et les fonctions qu’ils occupaient dans l’institution, ne sont pas restés en extériorité. Ils n’ont pas appliqué un modèle : il leur a fallu échanger entre eux, s’expliquer, s’impliquer, s’engager, résister parfois… et ce, à tous les niveaux hiérarchiques. Ils ont pu retrouver l’objet de travail commun, à savoir « les sujets » pour lesquels ils ont une mission de soin et d’accompagnement. Le projet écrit constitue désormais une référence commune. Il est l’expression de la remise en lien de la réflexion et de la pratique, de l’idéal et de la réalité, de l’histoire, du présent et des projections dans l’avenir. C’est un « tiers » auquel chacun peut se référer indépendamment de la présence de l’intervenant et qu’il conviendra d’approfondir, d’évaluer et de faire évoluer. La centration des professionnels n’est plus seulement sur les conditions de reprise de l’établissement, sur son histoire ; elle est bien sur « les usagers ».

L’intervenant et la « mémoire » du processus

50 De plus en plus fréquemment, il est demandé aux intervenants, aux formateurs de rédiger un rapport, un bilan, une note de synthèse, voire une évaluation à remettre au commanditaire, au financeur, au responsable des ressources humaines… Dans la présente action, rien de tel ne nous était demandé.

51 Le projet d’établissement est un document officiel ; il ne peut rendre compte de tout le processus mis en œuvre pour son aboutissement. À ce titre, il peut apparaître comme bien banal pour ceux qui n’y ont pas participé, sans commune mesure avec le travail mis en œuvre. Les acteurs, quant à eux, ont été tellement impliqués dans son élaboration et dans les étapes souvent difficiles qu’il a fallu traverser, qu’ils n’ont plus véritablement la mémoire du chemin qu’ils ont parcouru, des apprentissages qu’ils ont faits, des transformations de leurs pratiques, de leurs fonctionnements d’équipes…

52 Mais, après tout, faut-il se souvenir et pourquoi ? Telle peut être une question à laquelle je me garderai de répondre de façon systématique. Mais comme le marcheur qui a constamment eu le regard fixé sur les cailloux de son chemin, sur les obstacles à franchir, sur les marques à ne pas manquer…, il est agréable au terme de la randonnée de regarder la carte et de constater le chemin parcouru avant de poursuivre sa route. C’est dans ce sens que j’ai éprouvé le besoin de rédiger un document que j’ai adressé à la directrice et à l’ensemble des professionnels. Le retour de la directrice à la lecture de ce document est venu confirmer que le chemin parcouru avait en partie été oublié et qu’il était important d’en garder trace, « d’historiciser » la démarche poursuivie, lui donnant ainsi une véritable valeur. Si le projet écrit présentait bien le résultat du travail, il ne pouvait pas mettre en évidence le type de travail effectué et son ampleur, en particulier pour ceux qui n’y avaient pas participé.

53 À l’heure où l’évaluation est essentiellement quantitative et où la question est posée aux formateurs de mesurer les transferts de compétences acquises en formation, il est important de tenter de rendre compte, qualitativement, du travail psychique individuel et collectif réalisé par les acteurs.

54 C’est aussi le sens du texte rédigé par Christine Brun, en réponse à l’invitation que je lui adresse en janvier 2010, plus de 18 mois après la fin de l’intervention :

55

« Pour ma part, il m’a semblé nécessaire, dans ce contexte difficile de reprise, d’avoir recours à un intervenant extérieur, qui plus est psychosociologue, afin de permettre dans un premier temps aux salariés d’évacuer toutes les tensions, rancœurs, difficultés… mais également de se rendre compte, avec le recul, qu’ils s’éloignaient de leurs missions et de les recentrer sur les usagers, notamment en s’appuyant sur les obligations législatives et réglementaires. Surtout, il s’agissait de leur offrir un cadre de confiance où ils pouvaient “déposer leur passé” et construire l’avenir. C’était important pour moi, d’avoir le recul nécessaire pour mieux poser les orientations et organiser au mieux le fonctionnement dans la structure, sans être dans des jugements de valeur si j’avais eu à conduire moi-même ce travail.
Cela n’a pas été simple pour moi, car j’aurais voulu que les changements s’opèrent le plus vite possible et au départ, j’appréhendais le calendrier d’intervention qui m’était proposé. Néanmoins, à la fin du projet, je me suis rendu compte qu’il fallait laisser le temps au temps, que toutes les étapes étaient nécessaires pour permettre aux salariés de se libérer mais également de conceptualiser un projet, de se former. Je me suis rendu compte que les états d’esprit avaient évolué et mûri et qu’il y avait de nouveau une prise de conscience de leurs obligations vis-à-vis des usagers et de l’institution d’une manière générale. Une nouvelle dynamique s’était créée, une confiance réciproque direction/salariés et des perspectives nouvelles s’annonçaient.
Le recours à un intervenant extérieur m’a donc permis de relever ce challenge de reprise d’établissement, en me faisant prendre conscience qu’on ne peut tout gérer de front. »

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : accompagnement du changement, extériorité, formation-action, Crise, tiers

Mise en ligne 24/02/2011

https://doi.org/10.3917/cnx.094.0175

Notes

  • [1]
    « Usagers », « bénéficiaires », « personnes accueillies »… sont autant de termes employés par les professionnels comme par le législateur.
  • [2]
    La fondation du Père Favron gère plus de trente établissements sanitaires, sociaux et médicosociaux répartis sur l’ensemble de l’Île.
  • [3]
    Les maisons d’accueil spécialisé (MAS) reçoivent des personnes adultes, atteintes d’un handicap intellectuel, moteur ou somatique grave, ou gravement polyhandicapées, n’ayant pu acquérir un minimum d’autonomie.
  • [4]
    Direction régionale des affaires sanitaires et sociales.
  • [5]
    En principe, les foyers d’accueil médicalisé (FAM) accueillent des personnes un peu moins dépendantes que la population hébergée en MAS. Et, contrairement aux MAS, les FAM sont sous double compétence (d’où l’ancienne appellation de « Foyer à double tarification – FDT ») :
    – le département qui prend en charge la partie hébergement et l’accompagnement social ;
    – la Sécurité sociale qui finance le forfait soins sous forme d’une dotation globale annuelle, gérée au niveau régional par la DRASS.
  • [6]
    Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale.
  • [7]
    Un petit groupe de professionnels a eu pour tâche de rédiger cette histoire. Rédaction qui fut soumise à plusieurs reprises au collectif et qui a subi plusieurs allers et retours, notamment face au constat que cette rédaction « oubliait » de mentionner certains événements et en particulier le moment de « la reprise ».
  • [8]
    Un FAO accueille des personnes handicapées mentales, c’est-à-dire une toute autre population.
  • [9]
    J. Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva n° 8, 1990, p. 3-9.
  • [10]
    E. Enriquez, « Implication et distance », Les cahiers de l’implication. Cité par Gilles Amado, 2002, « Implication » dans Vocabulaire de psychosociologie, Toulouse, érès, 2001, p. 366-374.
  • [11]
    OPCA – Organisme paritaire collecteur agréé créé par voie d’accord conclu entre organisations syndicales d’employeurs et de salariés qui collecte les contributions des entreprises au titre de la formation professionnelle continue. Dans le secteur social et médicosocial à but non lucratif, l’OPCA est UNIFAF. Les établissements et services de ce secteur ont peu voire pas de marge pour financer des interventions.
  • [12]
    On pourra se reporter sur ce point à Fablet (2009).
  • [13]
    D. Mellier, « Le groupe d’analyse de la pratique (GAP), la fonction “à contenir” et la méthodologie du groupe Balint », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 39, 2002/2, « Approche groupale de la formation », p. 85-102.
  • [14]
    Toutes les phrases en italique sont des expressions des professionnels.
  • [15]
    Expressions des professionnels lors du bilan final.
  • [16]
    Il avait toujours été spécifié que les intervenantes ne rédigeaient pas le projet. Seules quelques remarques sur la forme de ce document final ont été formulées.
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