Connexions 2009/1 n° 91

Couverture de CNX_091

Article de revue

Place du collectif dans l'intervention auprès des organisations hypermodernes

Pages 175 à 192

Notes

  • [1]
    Texte à partir de la conférence de Jamal Lamrani organisée par le CIRFIP à L’ESCP EAP, en novembre 2007.
  • [2]
    E. Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, 1997.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
  • [4]
    E. Morin, La méthode. La connaissance de la connaissance, vol. 3, Paris, Le Seuil, 1986.
  • [5]
    B. Cyrulnik : « La métamorphose de l’événement en récit se fait par une double opération : placer les événements hors de soi et les situer dans le temps. »
  • [6]
    J.C. Rouchy dans Institution et changement. Processus psychique et organisation, « La différence entre adaptation et changement » se fait par l’interrogation des valeurs instituantes.
  • [7]
    L’évaluation en entretien individuel et en groupe a démontré une appropriation de l’organisation : – plus contenante : rôle de cadre qui supervise, suit, forme, évalue « un temps pour les individus »; – plus anticipatrice : processus de planification ; – plus coopérative : les nouveaux arrivés participent plus aux décisions.
  • [8]
    Une dirigeante d’entreprise lors du premier contact.
  • [9]
    J.C. Rouchy, Le groupe, espace analytique. Clinique et théorie, Toulouse, érès, 1998.

1Est-il possible d’intervenir aujourd’hui, en tant que psychosociologue dans les organisations dites « hypermodernes » ? Face aux risques d’éthique (instrumentalisation) et de posture (l’expert qui prescrit), quel rôle désormais tenir et dans quelles limites ? Face à des commandes qui individualisent les problèmes, peut-on construire avec le « système client » des demandes d’intervention dans les collectifs où l’on travaille l’interaction individu/organisation ? Dans des entreprises où règnent le culte de la performance et le court terme, peut-on construire avec les acteurs de l’entreprise des interventions dans la durée, qui produisent un autre sens ?

2L’offre actuelle de formation management « colle » à la culture des organisations hypermodernes. Le contenu concerne essentiellement l’individu : PNL, intelligence émotionnelle, gestion du temps, de stress. La dynamique collective n’est pas prise en compte, « le coaching d’équipe » est élaboré du point de vue de gestion des « personnalités ». Ce sont aussi des contenus qui ne prennent pas en compte le contexte organisationnel et institutionnel. Le processus pédagogique amène les participants à appliquer des outils, à suivre des modes d’emploi, une pédagogie du prescrit et des injonctions du formateur. Cette offre qui colle à la culture de l’entreprise amplifie les problèmes de psycho-logisation et de fonctionnement interne et n’aide pas forcément les acteurs de l’entreprise à « décoller » de leurs problèmes. Le formateur – ou le coach – est perçu comme un acteur interne et non comme un tiers.

3Y a-t-il une place pour le psychosociologue dans cette offre ?

4

  • Comment introduire dans ces organisations des formations qui sensibilisent l’encadrement à la dynamique de groupe, à la lecture de la complexité de l’organisation ? à l’accompagnement du changement ?
  • Comment travailler sur les demandes de coaching avec une orientation psychosociologique ?
  • Comment construire des interventions dans les équipes (hiérarchiques, transversales, en projet, matricielles, à un niveau local et international) qui ne nient pas la réalité organisationnelle (hyperactivité, court terme…), qui ne soient pas des team building de « narcissisation » (où tout le monde est « OK ») mais des espaces où l’on peut s’exprimer librement, sentir, penser collectivement les visions de l’organisation, les rôles, les changements, etc.

5Mon propos dans ce texte est de situer la place du collectif dans les différentes interventions, formation, coaching ou accompagnement d’équipes.

6Pourquoi accorder une place centrale au collectif ? Parce que les décideurs et les prescripteurs ont une tendance à psychologiser les problèmes qu’ils rencontrent, ce qui ne les aide pas à les résoudre, bien au contraire, parce que les organisations produisent des commandes qui sont à l’image de leur pratique de management des hommes (référentiel de compétence individuel, fixation d’objectifs individuels, individualisation des rémunérations…), ce qui ne les aide pas à produire les changements souhaités.

7C’est aussi pour des questions éthiques : « Ne pas nuire » et parce que je pense qu’aujourd’hui, la place du psychosociologue est d’accompagner ce type d’organisation. Parce que « le destin de l’homme se joue, tous les jours, dans les relations sociales concrètes que l’homme ne peut exister, penser, évoluer, se transformer que dans le hic et nunc dans la “vie immédiate”, que dans son émergence instituante d’autres formes de relations… La psychosociologie nous annonce que le monde est notre monde et que c’est en le regardant comme tel et non comme un mauvais objet à extirper, en ayant avec lui une relation d’intimité qu’il est possible de le mettre en question…  [2] ».

8J’ai choisi deux exemples de récits de pratiques pour illustrer mon propos :

  • un coaching individuel qui illustre la question du travail sur la demande dans ces contextes hypermodernes ;
  • une intervention dans des équipes (cinquante personnes) d’un centre de recherche qui montre la capacité du collectif à « actualiser » une organisation (et la transformer), les rôles et les places, et à « construire du conflit ».

9Ces deux exemples sont issus d’organisations dites hypermodernes, mais qu’est-ce qu’une organisation hypermoderne ?

Les caractéristiques de l’organisation dite « hypermoderne »

10En m’appuyant sur les travaux de psychosociologues (N. Aubert, V. de Gaulejac, et J.C. Rouchy sur le thème de la « psychologisation de la société ») et sur mes pratiques d’intervention, je vais essayer d’expliciter ce qui caractérise les organisations hypermodernes : l’excès, et les amalgames des excès à plusieurs niveaux :

Excès dans l’activité

11L’hyperactivité, une surcharge de travail à tous les niveaux hiérarchiques, un investissement important des personnes au travail tant au niveau psychique que social et une organisation « rouleau compresseur » qui change et met la pression au quotidien « day to day » dans un contexte de mondialisation.

Excès dans la gestion des délais

12– Une organisation de travail en flux tendu depuis le fournisseur jusqu’au client avec des « trous » permanents dans l’organisation où il est régulier de rencontrer des personnes qui peuvent cumuler deux fonctions ou deux postes de travail.

Excès dans le contrôle

13Un surcontrôle de la qualité sur les processus majeurs de l’organisation.

Excès de flux d’information

14Une surprésence de la gestion au quotidien qui se manifeste par un temps important consacré au reporting.

Multiplicité d’interlocuteurs

15– L’individu est confronté à plusieurs types d’organisation concomitantes (hiérarchique, fonctionnelle, matricielle, par projet, transversale…) et qui coagissent avec des priorités souvent ressenties comme contradictoires.

Identité multipolaire

16– L’individu se retrouve dans des appartenances multiples : hiérarchique, groupe projet, expert… avec une identité à polarité multiple, avec des difficultés pour se fixer, se situer, d’ou un stress et une fatigue émotionnelle.

Une organisation virtuelle

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  • L’individu n’a pas de représentation globale de l’organisation. L’organisation est représentée par des « morceaux » non reliés.
  • L’individu est confronté à une variété de distances, de lieux et de cultures (de langues).

Excès dans l’instant et le court terme

18– Une instantanéité des interactions, ce que « font réellement » les individus compte moins que ce qui doit être fait avec eux à un moment précis. C’est le culte du court terme.

Une autonomie exacerbée

19– La hiérarchie est tirée de plus en plus vers le haut pour alimenter la direction en informations et en indicateurs, au détriment des équipes. Le « temps managérial » pour accompagner ses collaborateurs, les former, etc., est une « race en voie de disparition ».

Une réduction du sens au niveau psychologique

20– Les individus s’automanagent, s’autocontrôlent. L’individu devient une « entité ». Devant la faiblesse de supports d’identification collectifs la réalisation de soi est « capitale » pour l’individu. D’où une augmentation importante de « risques psychosociologiques » : stress, sentiment d’usure, fatigue.

Un management par des paradoxes

21– Même si les R. H. alimentent les managers en « référentiel » de compétence et de comportement, censé être la base pour développer les « ressources humaines », dans les faits et dans l’urgence, seul le référentiel de comportement subsiste (le suivi de la compétence demande du temps et un investissement du manager dans l’activité concrète du collaborateur). Le manque de recul des managers les amène souvent à un management paradoxal, fait d’injonctions qui sont supposées développer les collaborateurs (soyez dynamique, autonome…), mais dans la réalité elles sont vécues comme inhibantes et bloquantes.

22Une organisation où le collectif (le groupe, l’équipe) s’étiole est de moins en moins un objet d’identification. Il y a un décalage entre les valeurs affichées (esprit d’équipe notamment) et les valeurs vécues. L’organisation est de moins en moins contenante pour les personnes. Les individus se trouvent confrontés à eux-mêmes, à leur idéal, ce qui dans plusieurs cas crée du stress et de la dépression et une demande insatiable de reconnaissance. C’est le narcissisme de chacun qui est en danger.

23Dans ces organisations, lorsque les décideurs, RH, managers, directeurs, rencontrent des problèmes et font appel aux intervenants, quel est le rôle du psychosociologue ?

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  • Quelle place accorder à l’analyse de la demande du système client dans des organisations où les procédures qualité surdéterminent la commande ? Comment articuler dès le démarrage des interventions le travail sur les procédures et celui sur les processus ?
  • En quoi la posture de tiers peut-elle être pertinente quand les acteurs
  • demandent » des « outils performants » à mettre en place rapidement ?
  • Comment aider les personnes, dans des groupes, à construire des liens qui ne soient plus basés que sur l’immédiateté ? Que deviennent ces nouveaux liens si l’organisation est centrée sur le court terme ?
  • Comment négocier des interventions dans le temps, six mois, un an, deux ans, alors que les résultats doivent être visibles à court terme
  • de trois mois) ?
  • Comment dans l’action d’accompagnement, aider les acteurs et les
  • à s’exprimer, à exprimer une parole vraie, à voir ce qu’ils n’ont pas pu voir seuls et qui est à l’œuvre ? À sentir, à connecter leur pensée,
  • construire un nouveau sens ? Alors que dans leurs réunions ils vivent une surcharge dans l’ordre du jour, des échanges top/down sous forme de slides, une absence de contrat clair dans les décisions, mais plutôt des injonctions, une saturation et une fatigue, une impossibilité d’élaborer une pensée collective ?
  • Quelles sont les limites de l’intervention psychosociologique dans ces organisations ? Peut-on travailler sur tous types de demandes ? Intervenir sur tous les niveaux hiérarchiques ? Faut-il intervenir en équipe pour garder de l’extériorité ?

25Comme évoqué plus haut et pour participer au débat sur ces questions et notamment à celle de la place du collectif dans les interventions et accompagnement individuel, je propose de partir de deux exemples :

  • celui d’un coaching individuel et comment le questionnement des demandes à des phases différentes du coaching a produit des effets sur l’organisation et a suscité des demandes de travail sur le collectif ;
  • celui de l’intervention dans une organisation et plusieurs équipes, une organisation sous tension de la mondialisation et de la « rentabilité comparée ». L’enjeu de cette intervention est quelle place donner au collectif pour penser l’organisation lorsque celle-ci ne laisse pas de place ni de temps pour les acteurs de la penser, de l’actualiser, ou de la modifier…

La place du collectif rôle dans l’accompagnement individuel : ou le coaching orientation psychosociologique

26Je fais partie avec mes collègues de Pluridis et d’autres, de la première génération des psychosociologues à être formés au coaching (1993). Nous avons construit, grâce à nos débats sur « la psychologisation de la société », à nos partages théoriques et pratiques, et nos « supervisions », une représentation de coaching, comme un espace d’intervention entre l’individu et l’organisation, permettant à l’individu de penser et sentir sa place dans l’organisation, et d’agir et construire du changement, de l’organisation et de l’identité professionnelle, « un espace de jeu  [3] » pour aider l’individu à « désamalgamer » les niveaux de problèmes vécus. Les héritages de fonction liés à l’histoire de l’entreprise ; les injonctions paradoxales de l’organisation, les tensions relationnelles et psychiques vécues, les impasses des décisions prises… Aider l’individu à se construire dans ces contextes hypermodernes, prendre le temps de sortir des paradoxes du management et comprendre les « Dialogiques  [4] » à l’œuvre dans l’organisation et ses effets sur son rôle, sa place et son état intérieur. Prendre de la hauteur sur son positionnement dans l’organisation (savoir être en position Méta), apprendre à « être » dans la parité, à lire la complexité de l’organisation, à agir et voir les effets sur les collectifs et les équipes.

27J’invite mes collègues psychosociologues à avoir un débat sur le coaching : participe-t-il à amplifier le « retour de Narcisse » ou à aider l’individu d’aujourd’hui à rester debout face à la complexité écrasante de l’organisation, à se construire et à construire du collectif ?

28Le récit du coaching comporte le contexte de l’organisation, le processus de construction et d’analyse de la demande, les effets et les limites.

29Le contexte : un groupe international qui fait de la recherche, fabrique et vend des produits dans le monde. L’entité concernée est une usine de fabrication. L’organisation de l’usine se retrouve dans le comité de direction qui comporte le directeur, le responsable production, le responsable technique, le responsable qualité, le responsable de contrôle de gestion, le responsable de la logistique et le RRH, une organisation de type « technocratique », avec un fondateur charismatique.

30La commande de coaching concerne le responsable qualité qui a une équipe de cinquante personnes dont une vingtaine de cadres. La mission de l’entité Qualité est de veiller au respect des normes qualité. L’enjeu pour l’usine est crucial : des examens des audits nationaux et internationaux dépendent l’image et l’avenir du site. La commande de coaching est portée par le RRH, en accord avec le responsable qualité et le directeur de l’usine.

31Le RRH exprime la difficulté du responsable qualité à passer du rôle de spécialiste à celui de manager, à déléguer et responsabiliser, et à développer une culture Qualité dans l’usine basée sur la responsabilité et « non le flicage ».

32La phase d’analyse de la demande dans un contexte de commande de coaching est primordiale dans ce type d’organisation. Un souci éthique : ne pas nuire aux personnes concernées et notamment au « coaché ». Un risque fort d’être instrumentalisé (l’objectif à ce stade est de voir par qui et comment). Mon objectif est de travailler sur l’adéquation problématique (souffrance, demande)/mode d’accompagnement. Dans ce contexte la démarche d’analyse de la demande doit permettre d’identifier les problèmes multiples, et éviter de psychologiser les problèmes de l’usine.

33Le premier acte de consultation est de poser un cadre d’analyse de la demande, un cadre où je délimite le système client pour travailler d’abord sur la demande d’un ensemble d’acteurs impliqués directement dans cette commande. En l’occurrence, il s’agit du prescripteur : le RRH, le commanditaire, le directeur de l’usine, la personne concernée par le coaching, le responsable qualité et son hiérarchique commanditaire du groupe.

34La phase d’analyse de demande se réalise en deux temps : le premier sous forme d’entretiens individuels ; le second sous forme de réunion de travail réunissant le directeur, le RRH et le responsable qualité. Pour réaliser cette phase, il fallait négocier avec le service achat et le service référencement de coachs du groupe, d’où la nécessité d’organiser une « phase d’analyse de la demande ». Pour eux, c’était inutile, un simple entretien d’une demi-heure était suffisant puisque le travail allait se faire avec le « coaché », argumentant que mes confrères ne se faisaient pas payer dans cette phase et n’y consacraient que très peu de temps. J’ai réussi à mettre une nouvelle clause dans le protocole interne de coaching. Dans le dispositif, je prévois trois moments de travail de groupe avec les acteurs concernés et des séances d’entretien individuel avec le responsable qualité.

35Les interviews font ressortir deux niveaux de demande :

  • développer les capacités de délégation du responsable qualité ;
  • développer son savoir-faire de persuasion dans le comité de direction.

36Le premier niveau concernait le positionnement du responsable qualité dans son équipe (l’équipe la plus importante en cadres du site) où il s’agit de l’aider à passer d’une logique de faire à une logique de faire faire. Le deuxième niveau concernait le niveau de son positionnement dans l’équipe de direction. Le responsable qualité a pris sa fonction depuis deux ans, il succédait à un responsable qualité qui « faisait appliquer la qualité par la peur et les représailles ». Régnait dans le site un climat de suspicion et de « flicage ». Il y avait donc une succession difficile et une volonté du nouveau responsable qualité de « responsabiliser » chacun.

37Le discours sur la responsabilité devient vite inaudible dans le cas où le site passe d’une « situation de peur et de flicage » à celle de responsabilisation. Le responsable qualité vit très mal son positionnement, se sent rejeté, dans une situation de « bouc émissaire ». « Il faut qu’il s’affirme davantage auprès de directeurs », disait le directeur. Alors que pour le responsable qualité, « plus je dis la vérité, plus je me sens rejeté, je me sens en permanence sur la défensive, sous stress, avec des problèmes d’insomnies ».

38On voit bien dans cette situation que l’appel au coach est de soigner le symptôme du système, alors que nous sommes dans une problématique à plusieurs niveaux :

  • la responsabilisation de chacun des membres du CODIR dans l’appropriation des décisions qualité ;
  • une transition où le collectif du site passe de la peur à la responsabilisation, avec le fantôme de l’ancien qui rôde partout ; aucun travail sur cette situation n’est fait ;
  • des problèmes importants sur la qualité des produits à résoudre, le risque que le site ne puisse pas livrer ;
  • pour le responsable qualité, la mise en place d’une nouvelle organisation et la capacité de déléguer ;
  • pour le directeur, sa difficulté à prendre son leadership pour mettre en mouvement une équipe de direction qui reste encombrée par les « fantômes » du passé.

39Ces problématiques vont être travaillées en groupe (consultant, responsable qualité, RRH, directeur) lors de la construction du contrat de coaching et feront l’objet d’une contractualisation qui explicite la demande de chacun et son rôle.

40Ce premier travail fait apparaître :

  • la nécessité d’un coaching pour le responsable qualité ;
  • l’éventualité d’un travail en équipe de direction.

41C’est un premier pas, encourageant, mais connaissant ce type d’organisation et son obsession des objectifs à court terme, il fallait anticiper sur d’autres moments pour « continuer à analyser la demande au niveau collectif », notamment lors du deuxième rendez-vous du groupe pour faire un point sur les avancées du coaching.

42Ce travail d’intervention et de médiation auprès des trois acteurs concernés a permis à chacun de s’exprimer librement sur les niveaux de problèmes, et de prendre conscience de son rôle et de sa responsabilité dans ce coaching. Dorénavant, et pendant la période du coaching ce groupe dispose d’un cadre contenant : des règles de confidentialité et de responsabilité, et d’engagement dans le temps, des moments d’échanges avec un tiers, un processus d’évaluation qui intègre les dimensions du rôle, de la responsabilité, du processus de décision, des indicateurs qualité.

43Les premières séances de coaching confirment l’hypothèse du bouc émissaire (sans la nommer comme telle), où il s’agissait d’aider mon client à sortir du paradoxe : je dois persuader, mais dès que « je dis des choses fondées, pointe les vrais problèmes, je me sens rejeté ». Le travail sur les interactions dans l’équipe de direction et leur redondance d’une part (observation par le coaché de la boucle de rétroactions positives qui renforce la position de bouc émissaire), et sur l’histoire de la fonction qualité dans le site d’autre part, a permis de stopper « les interventions douloureuses ».

44Le travail sur son histoire de succession et l’exploration de la dimension émotionnelle liée à cette histoire, et niée jusqu’alors a permis un dégagement. « Avant je n’étais pas comme ça, je ne parlais pas sous la défensive ». La personne s’est vue prendre les projections de ses collègues. « Tout ce qu’il y avait de mauvais en eux, je le portais », « je devenais l’accusateur/accusé ». La prise de conscience, cette identification projective des autres sur lui, l’a soulagé d’une charge qui ne lui appartenait pas. Ce travail de dégagement lui a permis de prendre « sa place » et de communiquer sur des faits et sans justification systématique. Son désir de progression lui a permis de réussir ses délégations, et la mise en œuvre d’une nouvelle organisation.

45C’est à l’occasion d’une séance de coaching qu’émerge l’idée de travail avec son équipe, ce qui a été fait par un autre intervenant de notre cabinet.

46Après le deuxième travail de groupe (lié au bilan intermédiaire du coaching) où chacun a pu s’exprimer sur l’avancement (« des progrès indéniables ») du coaching et sur la coopération entre les trois acteurs et notamment entre le directeur et le responsable qualité, j’ai reçu une information de la part du RRH sur la nécessité de commencer un travail dans l’équipe de direction. Ce sont les premiers signes de changement dans le positionnement du service qualité qui produisent des effets dans le système et qui suscitent d’autres demandes car le directeur a vu que c’était « possible » de changer.

47D’après J. Dubost, la demande est l’interaction entre la persistance d’un problème que l’acteur ne peut pas résoudre seul et la perception qu’il a de l’intervenant, de son savoir-faire. Cette intervention est l’histoire de la découverte par les acteurs du site, le directeur, le responsable qualité, le RRH, de la fonction « d’intervenant » (posture, éthique d’intervention, dispositif d’intervention).

48Le psychosociologue est un « étranger » pour ces organisations. À la marge du système, il est à contre-courant de ses pratiques. Il met en place des interactions dans la durée, travaille sur des problématiques que posent les clients, questionne les interactions, les liens entre l’individu et le collectif. C’est cette urgence pluridisciplinaire qui manque à ces organisations.

Conclusion : « Le sens est dans l’histoire  [5] »

49Cette intervention qui a duré un peu plus d’un an nous montre que les décideurs psychologisent un problème lié au changement culturel de leur organisation. Comment la violence du passé, quand on ne la regarde pas en face, quand il n’y a pas ce travail de deuil, se déplace d’objet. La peur se transforme en rejet.

50Dans ces organisations le départ et l’arrivée des personnes ne sont pas managés, les urgences de production et de contrôle qualité passent très largement avant cela. Les équipes assistent au départ et à l’arrivée des personnes « sans dire un mot », sans apprentissage. Il faut être vite dans l’action.

51Les tensions du passé se sont déplacées dans cette situation sur le nouveau responsable qualité, sous forme d’une identification projective. Pour le responsable qualité, le souci de bien faire, la loyauté vis-à-vis de l’entreprise et la culpabilité de ne pas pouvoir se réaliser, ont amplifié les tensions existantes. J’ai pris le risque d’avoir une porte d’entrée dans le système par un coaching avec pour objectif de « dégager » le responsable qualité de ce rôle de bouc émissaire pour ensuite intervenir peut-être au niveau du comité de direction.

Intervention paradoxale : penser une organisation quand celle-ci ne laisse pas de place et de temps pour la penser

52Dans le contexte actuel de « malaise dans l’identification », d’individualisation et d’étiolement du collectif, le coaching individuel a ses limites, et peut être nuisible s’il participe à la psychologisation des problèmes. L’intervention dans les organisations et l’accompagnement des équipes est l’un des moyens qui peut faciliter la lecture de la complexité de l’organisation, le développement d’une efficacité collective au moindre coût émotionnel.

53Notre approche de l’intervention et d’accompagnement des équipes vise à aider les individus à retrouver du sens à leur place et agir collectivement sur l’organisation, pour la comprendre, et la transformer. Faire du collectif un espace d’accélérateur du changement. Notre démarche repose sur les travaux de la psychosociologie (K. Lewin, E. Enriquez, J. Dubost, W.R. Bion, J.C. Rouchy) et de l’approche systémique de la complexité (E. Morin, G. Batson). Les dispositifs que l’on crée visent à articuler les niveaux de l’individu, du groupe et de l’organisation, et à intervenir directement sur les processus de changement et de non-chan-gement.

54Le récit de l’intervention comprend le contexte et la demande, le dispositif mis en place et les limites de cette intervention.

55Le contexte des équipes concernées par l’intervention :

  • une activité de recherche expérimentale sur les animaux. Des aléas non maîtrisés, liés à l’activité. Exemple : un virus oblige à tuer tous les animaux et à refaire les expérimentations ;
  • une charge de travail très importante, un stress persistant lié à la nature de l’activité mais aussi à la course dans la compétition au niveau mondial.

56La demande d’intervention est venue suite à plusieurs plaintes de techniciens, plaintes portées aussi par les syndicats : surcharge de travail, épuisement, stress, règne du fonctionnement informel, manque d’anticipation au niveau de l’organisation du travail.

57Le dispositif d’intervention proposé concerne deux équipes : une de trente personnes et l’autre de vingt. Il comprenait des moments d’interviews individuelles, des espaces de travail en grand groupe par équipes, des espaces de travail en petit groupe sur des propositions de changement d’organisation, sur une période de deux ans et avec un accompagnement dans le temps de l’équipe des cadres sur leur rôle dans l’organisation.

58La problématique du stress est liée à plusieurs phénomènes :

  • un cadre institutionnel insuffisant. Des techniciens surchargés se retrouvent face à eux-mêmes par rapport à la quantité de travail demandée et par rapport au mode de fonctionnement informel, où les nouveaux ne trouvent pas leur place, « ont du mal » à être dans le mouvement des anciens. Les techniciens demandent à être « véritablement » encadrés ;
  • des cadres surchargés et épuisés, aspirés vers le haut et les demandes de la direction, et où le moindre signe d’énervement de leur part, ou de fatigue, est perçu comme du mépris par les techniciens ;
  • une organisation matricielle, où chacun peut recevoir des informations où des tâches à réaliser de plusieurs interlocuteurs, internes et externes, qui donne le sentiment d’individu « dilué », travaillant pour la matrice et ne recevant pas de reconnaissance. En plus de cette organisation matricielle, il faut noter que la fondatrice est une femme et la majorité des cadres aussi ;
  • une difficulté des personnes à construire du conflit ; les non-dits persistants minent certaines personnes qui se sentent victimes d’un fonctionnement volontairement persécuteur dans un cadre de référence collectif où les équipes décident collectivement. La fondatrice de cette organisation a institué la décision en groupe pour faciliter la réactivité et la responsabilité.

59L’enjeu de cette intervention est de faciliter le passage du groupe à l’organisation, et de construire un nouveau sens à partir des tensions (stress, désaccord, rejet) qui émergent des relations entre cadres et non-cadres. En tant qu’intervenant, l’enjeu est de créer des espaces aux équipes pour partager ensemble leurs sentiments et leurs représentations sur les problèmes d’organisation et humains, d’actualiser collectivement leurs représentations de l’organisation dans son contexte économique et social qui jusqu’alors était l’œuvre de la fondatrice, et de construire ensemble les nouvelles normes de l’organisation, notamment au niveau des rôles et fonctions dans le processus de la recherche et au niveau de la planification (pour anticiper) et de la circulation d’informations.

60L’enjeu aussi, c’est d’établir de nouvelles frontières d’appartenance. Si au niveau des techniciens, l’appartenance au statut était évidente, le but est de construire explicitement des désaccords sur leur perception de leur rôle et de pouvoir créer des espaces d’échanges qui donnent sens au nouveau rôle du technicien. L’enjeu majeur se situe au niveau des cadres ou il s’agissait de construire et le statut et le rôle d’encadrement des techniciens : rôle d’information (fondamental pour le suivi quotidien de la recherche), rôle de préconisation qui a pour objectif de structurer le travail des techniciens (pour qu’ils soient moins confrontés aux contradictions dans les priorités, source de stress), rôle d’intégration des nouveaux et d’évaluation (inexistants jusqu’alors). Le positionnement des cadres est non hiérarchique : chacun peut aussi travailler avec l’ensemble des techniciens et vice versa.

61Le rôle du psychosociologue dans ce travail de construction de nouvelle appartenance est de mettre un cadre contenant où la parole peut circuler librement, où chacun peut être écouté et reconnu dans ses représentations de l’organisation mais aussi dans ses sentiments.

62Les premières séances de travail en grand groupe entre direction, cadres et techniciens (par équipes) ont permis une libération de la parole (jusque-là consignée dans une peur de « si on en parlait, ça serait pire », peur des chefs et de la fondatrice, peur de la castration) sur l’organisation et son vécu et la recherche de propositions de changement crédibles aux yeux du collectif. Suite à ces séances, des petits groupes ont été créés entre cadres et techniciens, avec de nouvelles frontières de statut, d’expertise, d’affinité, avec un responsable et des tâches précises ainsi que des délais de réalisation (sur des périodes allant de un à deux mois). Leur tâche consistait à construire ensemble des propositions concrètes sur les sujets d’organisation : nouveau rôle, planification, circulation d’informations et système de réunion. Les responsables de ces groupes pouvaient participer à des séances de supervision sur leur rôle. Les propositions des petits groupes ont été validées en équipe.

63Les objets de tensions furent la négociation entre cadres et entre cadres et techniciens de leur « nouveau » rôle d’encadrement. La tension portait sur les niveaux de responsabilité des cadres dans une organisation matricielle, avec des représentations culturelles différentes (américaine, canadienne et française) et une identité qui sortait à peine de la « dilution ». Il fallait que les cadres apprennent à poser une limite pour la direction et les techniciens. Leurs séances d’accompagnement sur la construction et la mise en œuvre de leur rôle ont facilité l’émergence de nouvelles normes de groupe, qui des années après, ont pris forme.

64L’enjeu pour les équipes était de décider collectivement des nouvelles normes d’organisation, ce qui fut possible (grâce à la culture de groupe instituée à l’origine par la fondatrice), et de mettre en place ces décisions. Le paradoxe pour cette équipe était du fait de la quantité de travail au quotidien ; il leur était presque impossible de prendre le temps de la mise en place (qui supposait de la consultation et des échanges). L’autre paradoxe était que la directrice (et les équipes) accepte les propositions.

65Elle fit confiance aux équipes pour modifier l’organisation sans qu’elle en soit l’auteur : premier changement significatif dans sa posture. C’est une organisation « coopérative » participative. Mais le contexte de l’hyperactivité et le souci de chacun de bien faire, d’être excellent, freinèrent sérieusement la mise en place de nouveau planning de travail et de nouvelle procédure. Par contre, les équipes ont avancé dans la clarification des rôles et des échanges qui devraient les aider à optimiser les relais d’information.

66La plainte du stress a diminué légèrement mais persiste. Une demande émerge de faire travailler ensemble les deux équipes sur la surcharge d’activité et interroger les niveaux supérieurs sur les circuits de commandes internes qui produisent cette hyperactivité. Ce travail, par faute de synchronisation de planning n’a pas pu être fait au niveau du collectif : techniciens, cadres et direction. Il s’est fait auprès des cadres. Apparaissent la complexité de l’organisation, les jeux de pouvoir et la nécessité d’impliquer d’autres décideurs.

67C’est une intervention inachevée, même si un travail de bilan a démontré l’évolution de nouvelles pratiques de rôle, de réunion, de planification, de délégation et de liberté d’expression. Elle est inachevée car elle interroge le système et ses valeurs instituantes  [6] et sa culture de culte de la performance. Elle démontre que dans cette situation, cette dernière est contre-productive. On peut s’interroger : jusqu’où peut aller une intervention psychosociologique ? En un an, les cadres ont modifié leur posture (plus présents et contenant, arbitrant…), une organisation conçue collectivement, et validé de nouveaux rôles, construits et mis en œuvre, mais s’il n’y a pas une véritable négociation des objectifs avec les dirigeants, ce qui permettrait d’être plus efficace et moins stressé, cela limite le changement désiré.

68L’évaluation  [7] en équipe de l’accompagnement et les effets constatés ont amené la direction à une prise de conscience que son entité est perçue de l’extérieur comme « un bunker et qu’il fallait changer cette image ». C’est au cours d’un entretien individuel d’accompagnement de la directrice qu’émerge un sentiment de culpabilité (jusque-là nié) vis-à-vis de l’entreprise, qui lui « a donné tout ce qu’il faut » pour bâtir cette entité de recherche, « son bébé », une dette envers elle qui lui vaut de payer son temps sans compter, d’autant plus qu’il y a des éléments objectifs à cela : son entité, par ses résultats, est une vitrine pour le site de recherche.

69Dans ces organisations hypermodernes, l’individu est écrasé par la complexité. Il y a un changement permanent : des personnes qui entrent et sortent du système, changement de nature et de rythme de reporting, nouveaux projets qui sollicitent les personnes dans leur identité et leur reconnaissance, changement de stratégie lié aux effets de bourse à Wall Street… qui affectent profondément les personnes. Au niveau psycho-logique, les travaux des élèves de Melanie Klein (Jacques, Bion…) « ont développé un courant intéressant au sujet des investissements archaïques sur les institutions. L’hypothèse est ici que les institutions, tant micro que macrosociales, incarnent une figure maternelle des tout premiers stades de la vie, au pouvoir terrifiant, à la fois protectrice et potentiellement destructrice. L’individu plongé dans la vie sociale revit inconsciemment les affres de l’abandon du nouveau-né qui n’a pas encore la permanence de l’objet maternel » (Max Pagès).

70Ces hypothèses nous éclairent sur l’angoisse que peuvent vivre les personnes dans ces organisations et notamment dans des moments vulnérables de changement. Les individualités s’affaiblissent et orientent leur inquiétude dans la production sans fin, jour et nuit. Une identité morcelée par ces différents niveaux d’appartenance, et sans cadre, diluée, liquide, en recherche sans fin de reconnaissance. Le mode de management par les valeurs et l’organisation matricielle amplifie cette dilution d’identité.

71Nos interventions nous apprennent que ces organisations ont un besoin vital du collectif, porté par des managers contenants, collectif où peuvent se construire de nouvelles images de soi, des identités professionnelles solides capables d’affronter et de construire du conflit entre pairs et acteurs transversaux, capables de comprendre et d’agir dans la complexité de ces organisations.

Le travail continu sur la position et la posture de l’intervenant

72Si l’intervenant en plus d’une formation solide a besoin d’expérience et de recherche (théorique, liée aux problématiques des clients…), le travail sur son rapport à l’organisation et aux situations d’intervention est indispensable, afin de savoir ce qui se joue pour le consultant à un niveau imaginaire et émotionnel, afin de régler continuellement la distance et la posture par rapport aux différents acteurs et aux moments d’intervention, et d’être attentif aux risques éthiques. C’est en étant en recherche sur soi-même concernant ces questions fondamentales qu’il est possible d’envisager d’intervenir dans les collectifs et les équipes. La particularité de la posture d’intervention dans ces organisations hypermodernes est d’être un contenant à l’angoisse générée, et d’offrir des dispositifs complexes évolutifs à l’image de la complexité des situations des équipes, et enfin d’être à l’écoute de ses sentiments, pour pouvoir rester à sa place d’intervenant.

73Les référents théoriques de la psychosociologie, et notamment la dynamique de groupe, un puissant accélérateur de changement, et de la systémique, et la compréhension de la complexité des paradoxes, et les boucles d’interactions (pour comprendre les mécanismes du non-changement) aident à poser les hypothèses d’intervention, et à rester vigilant pour accompagner l’évolution des demandes des clients.

74Les points de vigilance peuvent être :

  • faire face à l’angoisse liée aux interventions dans ces organisations. L’intervenant est confronté aussi (le transfert) au sentiment de dilution, et au manque de distance pour maintenir dans le temps un cadre contenant. L’examen de ces sentiments et position est un guide qui lui permet de distinguer les différentes scènes : intérieure au niveau imaginaire, et extérieure au niveau de l’intervention et de ses différents enjeux. L’exploration de cette situation permet de retrouver la position de tiers ;
  • le réglage de la posture : dans ces interventions les clients consultent souvent les gros cabinets en organisation qui, après un audit, proposent un modèle qui ne convient pas ou/et qui était impossible à mettre en œuvre. Les commandes de départ mettent souvent le consultant en posture d’expert : « Il doit bien exister une solution organisationnelle  [8]. » Face à ces commandes, un travail d’analyse de la demande d’un système délimité par l’intervenant permet aux interlocuteurs d’expérimenter la posture d’intervenant. Dans ces moments clés de l’intervention, les clients découvrent une nouvelle posture de consultant ; c’est un changement à accompagner où le client va avancer concrètement mais autrement ;
  • la garantie de l’éthique d’intervention. L’intervenant est confronté régulièrement aux risques éthiques : est-il nuisible ? Est-ce qu’il participe à amplifier les problèmes ? Les effets de l’intervention sont-ils de courte durée ? Et en quoi l’intervention permet-elle de construire des relations durables et une organisation contenante ? En quoi libère-t-elle la parole ? En quoi construit-elle du collectif capable de médiatiser le lien avec l’organisation ?

En conclusion

75Ces deux récits nous mettent en recherche sur les aspects de la pratique d’intervention dans les organisations hypermodernes et sur la place du collectif dans cette pratique. Plusieurs aspects émergent de la pratique et leurs effets ; j’en retiendrai trois :

  • le questionnement des demandes pour désamalgamer les problèmes ;
  • la construction d’une intervention dans le temps entre le psycho-sociologue et les décideurs (et prescripteurs) qui permet à ceux-ci d’avoir une vision du rôle du psychosociologue et de la complexité des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre seuls ;
  • la création de formation pour les cadres sur le thème « Lecture psycho-sociologique de l’organisation et de leur rôle », ouvrir un espace pour appréhender les mécanismes (émotionnels et organisationnels) à l’œuvre et de complexité écrasante et penser son rôle et ses interactions.

76Premier aspect : face à la psychologisation des problèmes, le questionnement psychosociologique « continu » influe sur cette norme d’individualisation que l’on retrouve dans les organisations hypermodernes. Individualisation des modes de management « day to day » et des modes de changement. Dans ces organisations, l’individu est pris aux affres de l’angoisse, il se trouve « seul » face à l’organisation, dans une dualité où ses forces psychiques ne font pas le poids. Dans certaines situations de souffrance, prescrire le coaching individuel est une solution qui peut amplifier le problème individuel et organisationnel et qui nie implicitement la dimension collective du problème. Le comportement des personnes devient alors manichéen, linéaire, d’où les phénomènes de bouc émissaire.

77Le questionnement continu, dans le cadre protecteur de l’intervention, permet de qualifier les acteurs individuellement et dans leur groupe d’appartenance, de penser collectivement (en petit groupe dans le cas de la commande de coaching) le niveau de complexité des problèmes et surtout de mettre du tiers avec l’organisation, qui est garant d’un contrat, qui aide à clarifier les places et les rôles, et les enjeux ainsi que le processus d’évaluation des objectifs.

78C’est l’accompagnement dans le temps des phénomènes brutaux de « régression » dans les organisations. Il s’agit de « désamalgamer » les difficultés, distinguer les problèmes émotionnels, relationnels, de rôles, organisationnels, opérationnels et les travailler, en les reliant, avec des modalités appropriées. C’est un questionnement complexe, continu, contenant qui facilite la responsabilisation de l’individu dans la résolution de ses problèmes d’autonomie, et celle du collectif dans la résolution de problèmes de processus organisationnels.

79Deuxième aspect : la construction d’intervention durable entre le psychosociologue et les décideurs (et les prescripteurs) permet à ces derniers de construire une vision du rôle du psychosociologue et de la complexité des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre seuls. L’expérience et le vécu de ce croisement de la vision et du rôle de l’intervenant et des problèmes ouvrent des perspectives importantes dans l’évolution de la demande de travail sur le collectif et l’organisation. Ce travail dans le temps est aussi un « contrat » pour une transformation de l’organisation par les acteurs qui la constituent.

80Le dispositif d’intervention dans ces organisations doit être aussi complexe que la réalité de ces organisations hypermodernes. Il doit articuler plusieurs niveaux :
– l’accompagnement : individuel, grand groupe, petit groupe, équipe de direction, équipe projet ou transversal, mise en place des pratiques d’accompagnement distinctes et reliées ;

81

  • la réalité : celle de premier ordre qui touche les problèmes et difficultés que rencontrent concrètement les personnes et les groupes dans la vie « opérationnelle », problèmes liés à leur rôle et responsabilité, de décision ou de contrôle, d’information, d’autorité et de pouvoir, etc., et celle de second ordre qui touche la dynamique des relations, la vie des groupes et des équipes et l’imaginaire ;
  • la temporalité et l’espace : articuler les problèmes du court terme dans des visées à moyen et long terme, travailler sur les conséquences des solutions à court terme, les problèmes produits ou reproduits (des démarches de résolution de problèmes complexes qui articulent les niveaux individuel, de groupe et d’organisation). Examiner les spécificités du management et de l’organisation à distance, en termes de représentation de soi, de l’autre et de l’organisation à l’œuvre (très souvent désincarnés, virtuels) et voir comment « donner vie » à distance dans une organisation internationale et multiculturelle.

82Si on se base sur le « Triptyque » de J.C. Rouchy  [9], le dispositif doit être :

  • contenant : qui donne à l’ensemble des acteurs concernés par l’intervention le cadre de travail qui comprend les horaires, les lieux, les participants, les temps collectifs et individuels, les règles de fonctionnement pendant l’intervention ;
  • une offre des espaces de jeux combinant plusieurs modalités : travail en grand groupe, les objets communs de travail, les groupes projets centrés sur la mise en projet des questions et demandes liées à l’organisation, des groupes d’analyse et de partage de pratiques, des temps de régulation, des ateliers management pour construire ensemble des
  • comment faire… », etc.
  • contre-transférentiel dans le sens où par rapport à la problématique travaillée, l’intervenant peut élucider son rapport aux groupes et aux problématiques, avec la possibilité de binômes (ou d’équipes) d’intervention qui permettent au système d’intervenant de construire des échanges sur ce qui est vécu et imaginé dans l’intervention, et de pouvoir s’appuyer sur ces échanges comme des matériaux facilitant la construction du sens pour les groupes clients.

83Troisième aspect : le repositionnement de la formation comme espace d’intervention.

84Si les formations à l’encadrement et au management suivent la même norme de l’organisation hypermoderne, « être formé, c’est suivre ce qui est prescrit par le formateur » (des check-lists, des outils) sur des thèmes qui amplifient des paradoxes dans l’entreprise : gérer son émotion, sa spontanéité, son stress, son intelligence émotionnelle, avec des méthodes pédagogiques qui mettent des personnes face à elles-mêmes, mais qui ne tiennent pas compte de leur contexte d’organisation. Formation pour « faire la même chose ».

85Le rôle du psychosociologue est de proposer des formations qui permettent au participant de comprendre et de décoder les normes de l’organisation (des organisations hiérarchiques, matricielles, en projet, etc.) et de comprendre son rôle, sa place, d’examiner les nœuds émotionnels à l’œuvre dans les problèmes, d’engager des modes d’actions apprenants, de proposer des apports théoriques et méthodologiques qui facilitent la pensée complexe.

86Le rôle du psychosociologue (à contre-courant des « formateurs management » qui se mettent en face du groupe avec des slides, des calculs de score… et recréent de la dualité individu/organisation) est de mettre du tiers dans la vie de groupe en formation, un cadre structurant, une pédagogie qui incite à l’implication et la recherche de sens, de construire un travail de groupe où la dynamique peut faciliter les transformations de représentations (de rôle, de problèmes rencontrés) et permet une expression libre et une solidarité entre les participants.

87Le groupe en formation prend la forme de cet « espace intermédiaire » entre l’individu et l’organisation, espace où se jouent les pratiques et se mettent en scène les normes. C’est dans cet espace qu’il est possible d’inventer d’autres rôles, d’autres modes de décision, de faire et de retrouver la joie de penser, de sentir et de créer.

Bibliographie

Bibliographie

  • ANZIEU, D. 1981. Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
  • AUBERT, N. 2003. Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion.
  • BATESON, G. 1977. Vers une écologie de l’esprit, vol. 1, Paris, Le Seuil.
  • BATESON, G. 1980. Vers une écologie de l’esprit, vol. 2, Paris, Le Seuil.
  • BION, W.R. 1965. Recherche dans les petits groupes, Paris, PUF.
  • CYRULNIK, B. 2004. Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob.
  • DE GAULEJAC, V. ; AUBERT, N. 1991. Le coût de l’excellence, Paris, Le Seuil.
  • ENRIQUEZ, E. 1997. Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer.
  • MORIN, E. 1986. La méthode. La connaissance de la connaissance, vol. 3., Paris, Le Seuil, nouvelle édition, coll. « Points ».
  • MORIN, E. 1990. Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil.
  • ROUCHY, J. C. 1998. Le groupe, espace analytique. Clinique et théorie, Toulouse, érès, coll. « Transition ».
  • ROUCHY, J. C. ; SOULA DESROCHE, M. 2004. Institution et changement. Processus psychique et organisation, Toulouse, érès, coll. « Transition ».
  • WINNICOTT, D. W. 1975. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Notes

  • [1]
    Texte à partir de la conférence de Jamal Lamrani organisée par le CIRFIP à L’ESCP EAP, en novembre 2007.
  • [2]
    E. Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, 1997.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
  • [4]
    E. Morin, La méthode. La connaissance de la connaissance, vol. 3, Paris, Le Seuil, 1986.
  • [5]
    B. Cyrulnik : « La métamorphose de l’événement en récit se fait par une double opération : placer les événements hors de soi et les situer dans le temps. »
  • [6]
    J.C. Rouchy dans Institution et changement. Processus psychique et organisation, « La différence entre adaptation et changement » se fait par l’interrogation des valeurs instituantes.
  • [7]
    L’évaluation en entretien individuel et en groupe a démontré une appropriation de l’organisation : – plus contenante : rôle de cadre qui supervise, suit, forme, évalue « un temps pour les individus »; – plus anticipatrice : processus de planification ; – plus coopérative : les nouveaux arrivés participent plus aux décisions.
  • [8]
    Une dirigeante d’entreprise lors du premier contact.
  • [9]
    J.C. Rouchy, Le groupe, espace analytique. Clinique et théorie, Toulouse, érès, 1998.
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